Comment juger du succès d’une politique économique ? Longtemps, la réponse a été simple : la forte croissance du PNB, à savoir l’augmentation du volume total de la production économique nationale. Si l’on s’en tient à ce seul critère, il nous faut nous rendre à l’évidence : la politique économique de l’Afrique du Sud, sur les dix dernières années, a été couronnée d’un relatif succès. En effet, depuis 1999, le taux de croissance moyen du PNB a été de 3%, avec un pic ces derniers temps (moyenne de 5% depuis 2006). Il faut aussi rappeler que l’Afrique du Sud était en récession économique (de 1988 à 1993) quand l’ANC a pris le pouvoir, ce qui porte la comparaison à son avantage. Succès relatif toutefois, parce que l’Afrique du Sud pouvait, structurellement, mieux faire. Comme toute économie émergente en phase de rattrapage économique, ce pays sort d’un état de sous-exploitation de ses ressources économiques (main d’œuvre, ressources naturelles, marché intérieur, opportunités d’investissements, etc.), ce qui lui permet normalement de connaître de forts taux de croissance, comparés aux économies développées matures. Or, des taux de croissance à 3% ou 5% sont dans la fourchette basse des résultats des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), groupe auquel l’Afrique du Sud aspire à faire partie.
Il n’en demeure pas moins que la plupart des analystes salue le « miracle économique sud-africain », sorte de locomotive d’une Afrique à la traîne. Deux hommes sont crédités du mérite de ce succès : l’ancien président Thabo Mbeki et son ministre des finances Trévor Manuel.Ce sont eux qui ont incarné le tournant libéral de l’ANC et mené à bien les différentes réformes économiques du pays. Petit récapitulatif : en 1990, l’ANC abandonne son obédience marxiste-léniniste ; en 1992, le round de négociation sur l’économie vide de leur substance les objectifs économiques de la Chartre de la liberté (voir article précédent) ; en 1994, mise en place du Programme de reconstruction et de développement (RDP) qui prévoit de vastes investissements en infrastructures ; en 1996, abandon du RPD et, pour faire face à une situation de récession, promulgation par le vice-président Thabo Mbéki d’une législation libéralisant le secteur économique (privatisations, compressions des dépenses gouvernementales, « assouplissement » des conditions de travail, libéralisation des échanges) ; de 1997 à 2004, les gouvernements de l’ANC ont vendu dix-huit sociétés d’Etat, dont la moitié des recettes a servi au remboursement de la dette publique.
Les dernières années de présidence de Thabo Mbeki ont sonné comme le couronnement du succès de sa politique, avec un taux de croissance atteignant la barre des 5% en 2006 (pour la première fois depuis les années 70). Reste que ce boom s’explique surtout par l’envolée du cours des matières premières que l’Afrique du Sud exporte, comme le manganèse, l’or et le titane. Mais surtout, et c’est là le parti-pris de cet article, la seule croissance du PIB ne saurait justifier du succès d’une politique économique. Il importe de prendre en considération d’autres critères qui, malheureusement pour M. Mbeki, assombrissent considérablement son bilan.
Tout d’abord une question méthodologique : l’économie est-elle « désencastrée » du social, c’est-à-dire est-elle un objet et une fin en soi, différent de l’aspect social, humain ? Ne prendre en compte que le taux de croissance du PIB comme critère de succès d’une économie revient à répondre oui à la précédente question, et c’est là la position du discours néolibéral. Une autre réponse possible est de considérer qu’économie et social sont indissociables, et que le critère ultime d’une performance économique est le renforcement du tissu social et l’amélioration de la qualité de vie des individus dans un pays. A l’aune de ces critères, qu’en est-il de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui ?
Les statistiques sont accablantes : 43% de la population sud-africaine vit avec moins de deux dollars par jour, 10% de la population assure 44% des dépenses de consommation du pays, 40% de la population active est au chômage (le chiffre officiel est de 23%, mais les organismes internationaux s’accordent à l’estimer aux environs de 40%). Cette situation n’a bien entendu pas été créée mais héritée par l’ANC, qui ne l’a pas amélioré. Un autre chiffre est beaucoup plus parlant : depuis 1995, l’espérance de vie d’un sud-africain a diminué de 13 ans, passant de 64 ans à 51 ans aujourd’hui. Cette diminution de l’espérance de vie s’explique en grande partie par la propagation du sida (5,7 millions de personnes contaminées en 2008, soit plus de séropositifs qu’un pays comme l’Inde, pourtant vingt fois plus peuplés). Peut-on légitimement reprocher cet état de fait à l’ex président Thabo Mbeki et à sa politique économique ? Il ne peut y avoir de réponse catégorique à cette question, car évidemment, un gouvernement ne porte pas l’entière responsabilité des maux qui traversent sa société. Mais une évidence demeure, qui est le désengagement de l’Etat providence/protecteur, sous la férule de M. Mbeki dans la poursuite de ses objectifs économiques, et les conséquences d’un tel désengagement. Car la lutte contre la pandémie du sida est avant tout une question de santé publique, et les gouvernements Mbeki sont loin d’avoir saisi l’enjeu qui se posait à eux ni été capables de mettre en œuvre les moyens de lutter efficacement contre.
Autre indice accablant, le délitement du tissu social, compréhensible vu le niveau des inégalités économiques, et qui se traduit par une explosion de violence. Le nombre d’homicides annuel en 2007 s’élevait à 18500 victimes, soit un nombre huit fois supérieur à celui des Etats-Unis, faisant de l’Afrique du Sud l’une des sociétés les plus violentes au monde, avec un nombre extrêmement élevé d’agressions, de viols, de cambriolages. Les inégalités sociales sont à la racine de ce phénomène, une extrême richesse côtoyant une extrême pauvreté dans les villes, suscitant une frustration qui s’exprime principalement par le biais de la violence (pour exposer la principale causalité du phénomène, bien sûr plus complexe).
On doit cependant à la vérité historique de présenter les réalisations sociales de l’ANC sous le président Mbeki. L’Afrique du Sud consacre aujourd’hui 12% de son budget à l’aide aux enfants et aux personnes âgées sans ressources, ce qui est une performance notable et louable. Mais surtout, l’Histoire retiendra du leadership Mbeki le vote de la loi sur l’équité (1999) et l’adoption du Broad-Based Black Economic Empowerment Act (2003), deux mesures ayant rendu obligatoire la participation des populations noires en temps qu’employés et actionnaires dans les entreprises sud-africaines, ce qui a permis l’émergence d’une classe moyenne noire aisée, les buppies (black urban professionals), regroupant selon les estimations 3,5 millions de personnes, soit presque 10% de la population noire sud-africaine.
Et c’est justement là que le bas blesse, puisque ces mesures ont laissé tout de même énormément de personnes sur le carreau, à savoir toutes celles qui ne répondaient pas aux critères minimums d’éducation ou d’intégration au monde du travail permettant de rentrer dans les critères du BBBEEA ou de l’aide au chômage. Ajouter à cela les faibles investissements publics en matière d’éducation, d’infrastructures (notamment en électricité), cela laisse cette majorité de déclassés dans une situation de pauvreté chronique sans issue de secours. De sorte que de plus en plus, l’ANC, représentant au début les espoirs et les intérêts de la quasi-totalité des populations noires, a commencé à connaître des lignes de démarcation internes plus socio-économiques que raciales, division entre une droite libérale et une gauche représentée par les alliés traditionnels de l’ANC, à savoir les communistes et le syndicat Cosatu (cette ligne de division date à peu près de 1996, avec le début de la politique libérale de Thabo Mbeki).
C’est en ces termes qu’il faut comprendre l’avenue du nouveau président, Jacob Zuma, comme la victoire de l’aile gauche de l’ANC sur l’aile droite. Une victoire portée par le mécontentement d’une grande majorité de la population noire vis-à-vis de la politique économico-sociale et, disons-le, de la personne hautaine de Thabo Mbeki. L’auteur de ces lignes se réjouie d’un tel renversement de tendance, et espère qu’elle se traduira en actes concluants pour le peuple sud-africain.
Emmanuel Leroueil
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