Il en est des villes comme des caractères ; il y a toujours un trait saillant qui définit la personnalité. Pour le Caire, c’est le poids de la Masse. Cette Masse qui donne à toute action, à tout regard, à toute parole une dimension tout à fait différente : lourde, conséquente, Qâhira[1]. Une masse qu’il vaut mieux avoir en notre faveur plutôt que de se la mettre à dos.
Avec 20 millions d’habitants, c’est la plus grande mégapole du continent africain, capitale administrative et économique de l’Egypte. A lui seul, le Grand Caire regroupe 22% de la population nationale et 43% de la population urbaine du pays.
Parler du Caire comme une unité cohérente est une tâche ardue : ce sont plusieurs réalités à la fois, qui s’entremêlent, se croisent sans jamais se superposer totalement. Dans la littérature urbaine, il est question de « layered city » (Marcuse et Van Kempen) ou encore « multi-layered city » (Susan Thompson) : Multiples facettes, multicouches. On peut penser au Koshary[2], un mélange surprenant, des textures et des couleurs distinctes qui s’entremêlent.
Le Caire est une ville où les opposés n’ont pas peur de se mélanger. Les pyramides sont entourées d’immeubles et autres constructions, qui font de ces monuments presque une décoration dans ce paysage urbain imposant. Dans les cimetières, les vivants cohabitent avec les morts. Les vastes bidonvilles côtoient les villas les plus chics. Ce n’est pas qu’ils aiment se mélanger, ils ne peuvent pas faire autrement, « il n’y a pas d’espace ! ». Pourtant, s’il y a une chose dont l’Egypte ne manque pas, c’est bien l’espace.
A partir des années 1970, le gouvernement a entrepris des efforts en matière d’élargissement de l’aire urbaine. Le plan du Grand Caire avec ses Gouvernorats et villes satellites en est la preuve. Toutefois, cette migration inverse a pris une allure différente de celle prévue originellement. Les projets et slogans de redistribution spatiale, mixité sociale scandés par le gouvernement ont rapidement laissé place à une spéculation immobilière sur ces vastes parcelles désertiques. On ne cherche désormais plus à mélanger toutes les classes dans le meilleur des mondes et des villes. On vend certes toujours du rêve, mais un rêve pour une certaine catégorie bien ciblée. Promesses de paradis vert où les enfants pourront jouer en toute sécurité, sans bruit, sans pollution, des voisins qui nous ressemblent, et puis surtout des infrastructures et maisons de luxe : Bienvenue au monde des Gated communities. Véritables forteresses imprenables, ces nouveaux espaces qui prolifèrent à grande vitesse dans le Grand Caire attirent de plus en plus de Cairotes, qui n’en peuvent plus du « chaos » de la ville, et qui peuvent se le permettre. On se crée ainsi des espaces publics dans l’espace privé avec tous les « désavantages » du véritable espace public en moins. Sécurité assurée, mixité sociale nulle et balades en famille des plus agréables.
Il est vrai que le Caire n’est pas la ville idéale pour marcher. Rien n’est prévu pour les piétons : trottoirs, passages piétons, éclairage publique, tout manque. En déambulant dans les rues du Caire, une certitude nous hante : « impossible que ceux qui ont planifié cette ville y aient marché !». « A quoi bon marcher ? » nous répondraient-ils sûrement. Au Caire, l’élite urbaine, à l’image de ceux qui gouvernent le pays, estime qu’elle n’a pas de compte à rendre au reste de la population. Les politiques locales sont élaborées suivant les priorités du pouvoir central, qui nomme Gouverneurs et autres fonctionnaires. A noter que 70% du budget de l’appareil administratif local est alloué par l’Etat.
Absence de responsabilité et consentement des gouvernés ? Absence de réceptivité et capacité de répondre aux besoins de la population ? Absence d’interaction entre le Gouvernement local et les citoyens ? Gestion décentralisée illusoire ? Si elle devait être jugée à travers la grille d’évaluation de la bonne gouvernance, la ville du Caire accumulerait les chefs d’inculpation.
Le résultat est une société fragmentée où chacun cherche à survivre, parfois aux dépends de l’Autre ; une ville impressionnante, imposante mais affaiblie. Au vu des mouvements qui agitent le pays actuellement, le futur du projet du Grand Caire 2050, initiative de Hosni Moubarak, semble compromis. La planification de la ville reste en suspens pour le moment, cédant la priorité au maintien de la sécurité et de l’ordre national. Le Caire s’offre à nous, aujourd’hui plus que jamais comme un champ d’expression où la lutte pour faire entendre sa voix bat son plein. Les images de la place Tahrir investie par des milliers de manifestants font frémir, laissant présager que cela n’est que le début d’une nouvelle page de l’histoire égyptienne.
Marwa Belghazi
[1] Al Qâhira, C’est à la fois le nom du Caire en arabe et l’adjectif pour « impérieuse », « écrasante ».
[2] Le Koshary est un plat égyptien fait de lentilles, pâtes, oignons, etc. et considéré comme le « plat du pauvre ».
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Merci Marwa pour cet excellent article ! Tu mets bien en perspective les éléments structurels qui ont conduit à l’insurrection et aux évènements actuels au Caire. Je pense comme toi que les villes sont des personnages en soi, des entités qui développent leur propre esprit et qui poursuivent leurs propres motivations et intérêts, qui dépassent la somme de leurs composantes. C’est le Caire, al-Qâhira, qui fait entendre sa voix individuelle contre le régime passéiste de Moubarak.
Dans l’attente de découvrir de nouveaux personnages dans Afrique urbaine…
Texte très bien agencé et les différentes problématiques bien mises en exergue.
Tu as toujours ce bon petit coup de plume et ce « phrasé » toujours aussi percutant et riche.