Les causes de cette Renaissance
Les facteurs explicatifs de cette réussite sont nombreux et il serait vain de vouloir établir une liste exhaustive de ceux-ci. Toutefois, un certain nombre d'entre eux peuvent être dégagés. Autant par commodité que par souci de clarté du propos, ils pourraient être résumés en 4 axes, sans intention de les hiérarchiser :
Une aide massive de la communauté internationale qui a d'une certaine façon voulu racheter son impuissance, si ce n'est sa lâcheté au moment du Génocide. Ce soutien extérieur étant soit de nature inter-étatique, soit non gouvernemental (via le biais des nombreuses ONG). Aujourd'hui, environ 50 % du budget de l'Etat (410 milliards de francs rwandais sur un montant total de 838 milliards en 2009, soit environ 700 millions $) provient de l'aide internationale, une part qui se réduit progressivement au fil des ans. Non pas tant en raison d'un apport financier externe qui diminuerait dans l'absolu, que parce que les ressources domestiques générées sont de plus en plus importantes. A noter que les principaux donateurs sont aujourd'hui anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats-Unis), devant les anciennes puissances tutélaires (France, Belgique) qui perdent irrémédiablement de leur influence, bien que toujours partenaires importants. Dans le jeu subtil des rapports géopolitiques, nul doute que le Rwanda a su jouer habilement sa carte, en diversifiant ses interlocuteurs et en s'affirmant comme une puissance régionale sur laquelle il faudra compter pour l'avancement de certains grands dossiers (conflit au Congo, instauration de la Communauté Est-africaine…). Élément important de la réalité rwandaise post-Génocide, l'aide étrangère ne saurait toutefois à elle seule expliquer les résultats spectaculaires obtenus. Elle apporte tout au plus un premier élément de réponse.
Un plan de développement cohérent et quantifiable qui s'inscrit dans la durée. Contrairement à d'autres nations, pourvues d'abondantes ressources naturelles et/ou d'un marché intérieur suffisamment large et solvable pour pouvoir surfer sur une rente, le Rwanda de post-1994 a dû raisonner en repartant du quasi-néant. Lorsque les troupes du FPR prennent le contrôle définitif du pays en juillet de cette même année, un huitième de la population a disparu, et un quart au moins a fui à l'étranger, entassé principalement dans des camps de fortune au Congo, où le choléra et la violence sévissent. Il faut parer au plus pressé et commencer par le commencement : Retrouver les principaux génocidaires et les condamner, ramener par tous les moyens la sécurité, trouver tant bien que mal le personnel qui permettra le redémarrage d'un semblant d'activité administrative à l'échelle du pays. Puis, une fois l'urgence immédiate passée, songer à un possible devenir et se donner les moyens d'y parvenir en concentrant et dirigeant les efforts de toute la nation. La formule à appliquer a été toute trouvée : Dans une sous-région encore caractérisée par l'instabilité et les conflits, procurer un cadre politique ferme où la sécurité des biens et des personnes est garantie. Dans une zone où la richesse des ressources naturelles n'est souvent au mieux qu'une voie facile et dangereuse menant au syndrome hollandais, orienter l'activité économique vers des secteurs à haute valeur ajoutée (informatique, télécommunications, finance, écotourisme..) reposant tous sur le savoir-faire et la compétence du capital humain. Enfin, à une époque où les décisions ne sont parfois que le simple reflet d'une réaction plus ou moins subie face à l'actualité du moment, veiller à toujours rester maître de son propre calendrier. Il est d'ailleurs significatif de constater que le modèle de développement auquel le Rwanda s'identifie ne soit ni l'Amérique libérale de l'Oncle Sam, ni l'Europe pacifiste et sociale des 27, mais la dirigiste et technocratique cité-état asiatique de Singapour. Lee Kuan-Yew plutôt qu'Obama.
Un soutien total de la population, qui a conscience des enjeux et qui sait qu'elle a tout à gagner si le pari est relevé avec succès. Certes, cet appui populaire se veut lucide, car sachant d'où il vient, la faible marge de manœuvre dont il dispose et le long chemin qu'il lui reste encore à accomplir. Mais c'est un soutien sincère, que la pudeur sur les sujets qui fâchent ne saurait prendre en défaut. Il est vrai aussi que tout est fait pour expliciter auprès des citoyens la démarche souhaitée de développement. A la radio, à la télévision, sur les affiches et dans les cellules de quartier, communication et pédagogie sont systématiquement mises en oeuvre. Et la participation de tous est demandée. Il en résulte parfois cette étrange impression d'un pays devenu ruche, dont les besognes individuelles mutualisées contribuent à une vigoureuse activité d'ensemble, et où l'apport de tout un chacun, aussi infime soit-il, participe à un grand dessein collectif qui le dépasse mais dont il est l'ingrédient indispensable.
Un pouvoir fort, ferme pour fixer le cap, et pragmatique dans l’exécution de son entreprise. Ce dernier point, à défaut d'être le facteur explicatif le plus important de la Renaissance rwandaise, sera peut-être le plus polémique. Mais c'est un fait que je maintiens : Un pouvoir dirigiste et fort, dans le cadre de certaines circonstances historiques exceptionnelles, et à condition qu'il soit limité dans le temps et se propose pour fin un dessein louable pour l'ensemble de la collectivité dont il a la charge, non seulement n'est pas un mal en soit (tout au plus, un pis-aller), mais peut même s'avérer extraordinairement efficace. La raison en est simple : En l'absence de contre-pouvoirs qui pourraient s'opposer au choix d'orientation et ralentir le rythme de progression souhaité, le champ est libre pour qui détient le pouvoir. Il ne s'agit plus d'être aimé et réélu, mais d'être efficace et décisif, quitte à être reconnu plus tard à sa juste valeur par la Postérité. S'agissant du Rwanda, cela se traduit par un régime monolithique, souvent hermétique à la contestation politique, mais toujours ouvert aux suggestions des partenaires et investisseurs qui lui permettront de réussir à terme la transition vers le statut envié de pays émergent. Au regard de l’élévation des nations et de l'amélioration des conditions de vie de leurs concitoyens, qui pourrait ainsi encore prétendre de bonne foi que l'Allemagne de Bismarck, la Corée du Sud de Park Chung-hee, l'île de Taiwan sous Tchang Kaï-chek, où la Tunisie de Bourguiba et Ben Ali ont été ou sont de patents échecs ? Du reste, sur les 4 exemples cités, seule la Tunisie d'aujourd'hui n'a pas encore rejoint le rang des nations démocratiques. Et si la lecture du passé peut quelquefois permettre d'extrapoler sur ce que pourrait être demain, alors nul doute que l'optimisme des habitants de Tunis et Kigali soit justifié.
Dans le cas en l'espèce du Rwanda, une dernière inconnue est à prendre en compte : Paul Kagamé. Autrefois exilé de sa terre natale, hier chef de guerre au talent de stratège certain, et aujourd'hui architecte en chef du miracle économique du pays des mille collines. Le destin hors-norme de cet homme a de quoi donner le vertige. Personnage réputé secret et ombrageux, il doit certainement mesurer mieux que quiconque la place qui est la sienne dans l'Histoire du Rwanda, celle de Chef de l'Etat d'une nation qui est passée en moins de 20 ans des ténèbres de la dévastation au crépitement des flashs de la planète entière, venue admirer les progrès de la reconstruction . En tant que principal artisan de ce tour de force, il peut a bon endroit tirer fierté du chemin parcouru. Mais une évaluation sage et perspicace des enjeux lui fera aussi voir que sa réussite ne sera définitive que le jour où il transmettra les clés de la maison Rwanda en bon ordre à ses successeurs. A un stade où les avancées auront été telles que les progrès se seront transformés en acquis, rendant improbable un éventuel retour en arrière. Après avoir été réélu triomphalement au mois d’Août, il a annoncé qu'il s'agirait de son dernier mandat, le temps pour lui d'achever ce qui avait été initié et quitter ensuite la scène. Bluff d'un manipulateur ou sincérité d'un homme de conviction ? Nul ne le sait, mais si la promesse est tenue, l'homme extraordinaire des circonstances d'exception se sera alors définitivement effacé au profit de continuateurs plus conformes à une trajectoire nationale redevenue ordinaire.
Pour conclure
Au terme de ce parcours, que nous aura appris le cas d'école rwandais ? Que l'existence de certaines nations africaines à la stratégie gagnante, suffit à démontrer que l'idée de Renaissance du continent n'est pas vaine, et que bien au contraire, elle doit être (re)pensée à la lumière de ces antécédents. Qui en douterait encore n'a qu'à songer au Botswana, pays démocratique souvent cité en modèle pour sa réussite économique, ou à l'île Maurice, nation émergente faite d'une pluralité de cultures, qui a su relever avec succès le défi de la mondialisation en moins de deux générations. Cette énumération est évidemment non exhaustive (Quid de la Tunisie, du Maroc, de l'Afrique du Sud ?) mais ces deux cas précités sont ce qu'il serait convenu d'appeler des "valeurs sûres", au sens où leur présente situation est le résultat d'un processus de progression s'étalant sur plusieurs décennies, ce qui leur confère tout naturellement le statut d'élèves les plus avancés du continent. Mais d'ores et déjà, de nouveaux prétendants émergent, où les reculs temporaires sont toujours possibles, mais où le pire n'est jamais certain et le meilleur toujours envisageable. En entamant résolument leur marche ascensionnelle vers leur propre renouveau, ils sont le préalable nécessaire à la constitution ultérieure d'une dynamique plus large et puissante, et peuvent dès à présent être objets de réflexion sur ce que pourrait être une future Renaissance de l'Afrique.
Car l'idée de Renaissance, c'est en définitive cela : La ferme prise de conscience d'une absence de fatalité. Partir du postulat que loin d'être figée, l'Histoire est mouvement, qu'elle est dynamique et donc susceptible d'être "orientée" dans un sens constructif et décisif. La puissante conviction que la volonté prime toujours sur les déterminismes, même si celle-ci doit composer avec des mécanismes d'inertie et de contrainte, qui ne sauraient cependant que des forces de friction ne remettant pas en cause la direction choisie, l'objectif ultime souhaité. Là est la principale contribution que nous offre l'exemple du Rwanda.
Jacques Leroueil
Bibliographie sur le sujet "A Thousand Hills: Rwanda's Rebirth and the Man Who Dreamed It" (anglais), de Stephen Kinzer "Paul Kagame And Rwanda: Power, Genocide and the Rwandan Patriotic Front" (anglais), de Colin Waugh "Rwanda : histoire d'un génocide" (français), de Colette Braeckman Liens utiles: 1: Le plan "Vision 2020" du ministère des Finances du Rwanda : http://www.minecofin.gov.rw/docs/LatestNews/Vision-2020.pdf. 2: L’article CNN de Zakaria mentionnant la success story africaine du Rwanda (en anglais ) : http://edition.cnn.com/2009/WORLD/africa/07/17/zakaria.rwanda/ 3: Le rapport « Doing Business » de la Banque Mondiale (en anglais) classant le Rwanda premier pays réformateur de la planète en 2010 en matière économique : http://www.doingbusiness.org/reforms/top-reformers-2010/
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Merci pour cette contribution qui, brièvement, ébauche la trajectoire du Rwanda depuis le génocide et les ressorts de ce qui a été salué comme un progrès. Dans l’ensemble, j’ai surtout noté la proposition suivante, qui a valeur générale : »Un pouvoir dirigiste et fort, dans le cadre de certaines circonstances historiques exceptionnelles, et à condition qu’il soit limité dans le temps et se propose pour fin un dessein louable pour l’ensemble de la collectivité dont il a la charge, non seulement n’est pas un mal en soit (tout au plus, un pis-aller), mais peut même s’avérer extraordinairement efficace ». Proposition quelque peu provocante, à l’heure où l’opinion commune voudrait que seule la démocratie pluraliste soit tolérable, mais qui se défend tout à fait.
Ici, l’important donc est l’efficacité ; la finalité elle étant le progrès économique pour le plus grand nombre. Le tout, à mon sens, et c’est une invitation au débat, étant de savoir si le régime en question voit dans cette efficacité une fin en soi, où une nécessité, dans un contexte donné, pour tendre vers un objectif supérieur politique, lequel lui, devrait faire l’objet de délibérations et d’une adhésion populaire. Autrement, j’ai bien peur que l’on ne sombre dans le progressisme autoritaire qui finit par légitimer l’inégalité politique et par exacerber, en réaction, des volontés individuelles de souveraineté qui s’en vont au dehors vilipender leurs dirigeants.
Il est mentionné un plan de développement à l’horizon 2020, ce document est-il rendu public ? C’est qu’une autre question que je me pose, n’étant pas économiste, est celle de la figure de ce modèle d’organisation économique qui fait l’affaire de tous. L’Allemagne de Bismarck ici convoquée a certes rattrapé son retard de développement sur les puissances industrielles de son temps, mais n’est-ce pas dans son modèle économique que s’originent, en partie au moins, les luttes ouvrières, violemment réprimées de 1918 ?
Il me semble que sous le régime de Thomas Sankara, étaient conjuguées et dirigisme et volonté de progrès économique, non pas comme une fin, mais comme un moyen du progrès social, ce qui ne l’empêcha pas de sombrer. Ceci dit, le fait que des politiques vigoureusement pensées et conduites sur le long terme soient essentielles au développement de l’Afrique est difficilement contestable. L’autoritarisme peut sembler un moyen d’y parvenir, mais cet autoritarisme-là devrait être, au regard du relatif échec du sankarisme, particulièrement fin. À noter que d’aucuns contestent résolument, en s’appuyant sur des arguments culturalistes, que l’État soit indiqué, en Afrique, pour prendre en charge le progrès économique. J’exposerai ici, s’il m’en donne l’autorisation, l’étude d’un politologue, anthropologue et historien qui défend cette thèse avec quelques arguments. Enfin, ne faudrait-il pas attendre un peu pour se prononcer sur le succès ou l’échec du modèle rwandais ? Les quelques questions soulevées par Tidiane Ly, notamment le taux de chômage conséquent et le faite que d’aucuns goutent « aux joies de la grande consommation « , m’interrogent sur la durabilité de ce modèle. Le chômage sera-t-il vite résorbé, une épargne intérieure se constituera elle afin de réduire la dépendance à l’aide et aux capitaux étrangers ? Les efforts, en matière de politique sociale, évoqués dans ton article me semblent plaider en faveur du régime et m’ont donnés envi d’en savoir un peu plus sur la politique de Kagamé. En somme, je dirais que c’est une expérience à suivre, à encourager dans la mesure où les rwandais y adhèrent et à questionner, tu nous y invite d’ailleurs. Cordialement.
Merci Jacques pour cette série d’articles pleins d’enseignements sur le Rwanda. Je partage la définition que tu donnes de Renaissance au dernier paragraphe de l’article: « ferme prise de conscience d’une absence de fatalité » et juste après tu parles d’histoire en mouvement et de dynamique susceptible d’être orientée. Et je pense que c’est là où réside l’un des grands mérites de Kagamé, c’est un Président qui a vision claire pour le Rwanda et le leadership nécessaire pour conduire une telle vision. Cela pourrait paraître a priori banal, mais ce sont là deux qualités dont très peu de dirigeants peuvent se prévaloir en Afrique, dans ce continent même où les enjeux sont les plus grands. Je pense que Kagamé a jusque là eu un très bon sens des priorités et s’est entouré d’équipes compétentes, à même de porter cette Renaissance qui honore aujourd’hui les rwandais et peut servir d’exemples au reste du continent.
Vu qu’en Afrique, les structures institutionnelles et les mécanismes mis en place ne sont pas toujours suffisamment solides pour survivre à leur « architecte » pour reprendre un terme employé pour parler de Kagamé, l’enjeu pour Kagamé consiste à pérenniser les acquis de sorte que le Rwanda, après son départ, continue sur cette belle lancée.
S’il est possible d’avoir accès à la Vision 2020 du Rwanda, comme Mamadou, je suis aussi preneur!
Merci pour vos commentaires respectifs, Mamadou et Simel.
Mea culpa, j’ai effectivement mentionné le plan de développement « Vision 2020 » mais sans fournir le lien correspondant.
Voici l’adresse url menant au fichier PDF du plan « Vision 2020 » du ministère des Finances du Rwanda : http://www.minecofin.gov.rw/docs/LatestNews/Vision-2020.pdf.
Deux autres liens aussi à vous fournir.
– Celui de l’article CNN de Zakaria mentionnant la success story africaine du Rwanda (en anglais ) : http://edition.cnn.com/2009/WORLD/africa/07/17/zakaria.rwanda/
– Le rapport « Doing Business » de la Banque Mondiale (en anglais) classant le Rwanda premier pays réformateur de la planète en 2010 en matière économique : http://www.doingbusiness.org/reforms/top-reformers-2010/
Pour faire suite à la remarque du premier commentaire de Mamadou, je reconnais en effet le risque majeur que sous le couvert de recherche d’efficacité, un pouvoir fort en vienne à s’auto-perpétuer, presque par réflexe pavlovien de conservation du pouvoir. Et ce n’est malheureusement pas les exemples qui manquent pour soutenir cette assertion. Mais c’est le risque à prendre pour faire parfois la différence dans le cadre de certaines circonstances historiques (se reporter à mon article). Comme le commentaire l’a bien résumé à la fin : « …une expérience à suivre… ». Seul le temps nous dira si l’essai a définitivement été transformé en réussite pérenne.
A noter que je serais très intéressé pour en savoir plus sur la thèse qui soutient que l’Etat, pour des raisons de culturalisme propre à l’Afrique, ne serait pas forcément le plus indiqué pour mettre en oeuvre une politique de développement. Au plaisir d’échanger ensemble sur ces nombreux sujets qui nous tiennent tous à coeur. Bien à vous.
Merci beaucoup Jacques pour ces liens complémentaires! J’ai notamment lu avec beaucoup d’intérêt la Vision 2020.