Comment relever le défi des infrastructures en Afrique ?

Comme développé dans un précédent article paru sur Terangaweb et intitulé Le défi des infrastructures en Afrique, le continent fait face à un déficit considérable d’infrastructures dans des secteurs tels que l’énergie, les transports, l’eau et l’assainissement. Ce défi est d’autant plus crucial que le déficit en matière d’infrastructures est accentué par les perspectives de croissance de l’Afrique, d’où la nécessité de répondre aux besoins immédiats tout en s’inscrivant dans une perspective à long terme. Parce que les enjeux se posent à l’échelle régionale et que les besoins en financement sont immenses, l’approche régionale et la mobilisation de financements innovants constituent les deux principaux leviers pour relever le défi des infrastructures en Afrique.

La nécessité d’une approche régionale

La balkanisation politique de l’Afrique a eu comme conséquence économique directe la juxtaposition de petits marchés isolés et inefficaces. C’est ainsi que dans le secteur de l’énergie par exemple, au sein d’une vingtaine de pays africains, la taille du réseau électrique national reste inférieure à l’échelle d’efficacité minimale d’une seule centrale électrique. A cet égard, l’approche sous régionale permettrait de se doter d’infrastructures communes à plusieurs pays et suffisamment grandes pour prendre en charge de manière efficace les besoins des populations tout en réduisant le coût de l’électricité qui est l’un des plus chers au monde.

Des initiatives de ce type existent en Afrique de l’ouest avec le projet de mise en place du système d’échanges d’énergie électrique ouest africain (West African Power Pool – WAPP) qui a déjà fait l’objet d’un article sur Terangaweb. Il s’agit d’ « un système d’intégration des réseaux électrique de 15 pays » (tous les pays de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest à l’exception du Cap Vert) et de « gestion du marché unifié régional ainsi créé ». Outre l’accroissement des capacités des installations de production, une telle approche régionale à travers la constitution d’un marché de l’électricité d’environ 300 millions de consommateurs, est à même de favoriser davantage d’investissements dans des infrastructures aussi bien de production que de transport d’énergie électrique.

La mobilisation de financements innovants

Pour les pays africains, la couverture des besoins en infrastructures nécessite la mobilisation de financements considérables. Le diagnostic des infrastructures nationales en Afrique(1) a estimé que pour combler le déficit d’infrastructures en Afrique, il est nécessaire d’investir 93 milliards de dollars par an. Par ailleurs et de façon sans doute plus réalisable, le programme d’actions prioritaires (PAP), adopté dans le cadre du Programme de Développement des Infrastructures en Afrique (PIDA) (2), estime les besoins de financements des infrastructures prioritaires sur la période 2012-2020 à 68 milliards de dollars. Au regard de l’envergure des investissements requis et dans un contexte de tension des finances publiques des Etats, il est nécessaire de s’appuyer des modes de financements innovants.

Certains pays tels que l’Afrique du Sud et le Kenya utilisent « les obligations d’infrastructures » pour financer la construction de routes à péage, d’infrastructures de production d’énergie, de gestion des eaux ou encore d’irrigation. Quant à certaines institutions sous régionales telles que la Communauté du Développement de l’Afrique Australe, le Marché commun de l’Afrique orientale ou encore la Communauté de l’Afrique de l’est envisagent aussi d’émettre des obligations d’infrastructures.

D’autre part, les partenariats public-privé constituent un mode de financement intéressant pour relever le défi des infrastructures en Afrique. Largement utilisé en Afrique du Sud, de loin la première économie du continent, des PPP ont aussi été dernièrement mis en œuvre au Sénégal (autoroute à péage Dakar – Diamniadio) et en Côte d’Ivoire (Pont Henri Conan Bédié d’Abidjan). Les PPP restent cependant peu développés en Afrique, notamment dans les pays francophones. Il semble aussi qu’une mauvaise compréhension de l’allocation des risques dans les PPP constitue un frein à leur recours.

L’une des clés du développement des PPP en Afrique réside dans la constitution, aussi bien au sein des Etats que des institutions sous régionales, de cellules PPP chargées d’identifier et de mettre en œuvre les projets d’infrastructures susceptibles d’être financés sous ce mode. Ce travail nécessitera un renforcement des compétences locales au sein des administrations publiques de sorte à avoir davantage de fonctionnaires qui maîtrisent la problématique des investissements en matière d’infrastructures et les stratégies des investisseurs aussi bien publics que privés. Il devra aussi s’appuyer sur le recours à l’expertise internationale des cabinets de conseil et d’avocats. Dans une interview accordée à Terangaweb, Barthelémy Faye, Avocat Associé au sein du Cabinet international Clearry Gottlieb, a à cet égard insisté sur « la nécessité pour l’autorité publique de moderniser son cadre juridique et réglementaire pour faire face aux contraintes spécifiques du secteur privé lorsqu’il intervient dans un projet aux côtés du secteur public (…) en permettant à l’Etat de préserver certaines prérogatives légitimes liées à son statut de service public et aux investisseurs de satisfaire leur besoin de rentabilité ».

L’autre clé réside dans la participation des partenaires au développement tels que la Banque Africaine de Développement (BAD) et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) au tour de table des projets financés sous le mode PPP aux côtés des pouvoirs publics nationaux et des investisseurs privés.

L’impératif du défi des infrastructures : au-delà de la croissance, l’amélioration des conditions de vie des africains

De façon générale, il est nécessaire pour l’Afrique de relever le défi des infrastructures, ne serait-ce que pour leur contribution à l’essor du PIB qui a été absolument phénoménal au cours des dernières décennies comme l’indique une étude de la Banque Mondiale (3).

L’importance des infrastructures s’apprécie de façon encore plus prégnante à la lumière de leur rôle d’impulsion en faveur du développement humain et l'amélioration des conditions de vie des populations africaines. Des infrastructures énergétiques efficaces favoriseront les services de santé et d’éducation pour les enfants du Bénin ; davantage infrastructures pour l’eau et l’assainissement faciliteront l’accès à l’eau et favoriseront l’hygiène publique à Kinshasha, Lagos et Casablanca ; des infrastructures de transport suffisants permettront aux agriculteurs maliens de mieux atteindre les marchés économiques et propulseront l’intégration africaine version Nkosazane Dlamini-Zuma.

Nicolas Simel

——————————————————

1- Diagnostic des infrastructures nationales en Afrique, 2010

2- Le PIDA a été élaboré à l’initiative de l’Union Africaine et constitue le cadre prioritaire pour les investissements continentaux et régionaux dans quatre secteurs jugés fondamentaux : l’énergie, le transport, l’eau et les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication)

3- « Infrastructures africaines, une transformation impérative », Banque Mondiale, 2010. Cette étude cite notamment les travaux de Caldéron (2008) qui explique qu’entre 1990 et 2005, les infrastructures ont apporté 99 points de base à la croissance économique par habitant en Afrique, contre 68 points de base pour les autres politiques structurelles. Cette contribution est notamment le fait de la forte augmentation des infrastructures de télécommunications sur cette période.

Le droit des affaires: un levier de développement pour l’Afrique

Terangaweb : Comme avocat d'affaires, vous ne conseillez pas seulement de grands groupes internationaux. Vous accompagnez aussi des Etats. Est-ce qu’en Afrique votre valeur ajoutée est perçue à sa juste valeur ?

Barthelemy Faye : En Afrique, il y a souvent un problème dans la mesure où beaucoup de dirigeants de nos Etats ne comprennent pas la valeur ajoutée qu’apporte le conseiller professionnel externe. Ainsi, il nous arrive souvent, lors des négociations aux côtés des investisseurs privés, d’avoir en face de nous des équipes de négociation de pays africains composées essentiellement de fonctionnaires qui ne maîtrisent pas la problématique de l’investissement international ni les stratégies des investisseurs à qui ils ont affaire.

Un des avantages d’avoir un conseil professionnel de dimension internationale est que celui-ci sait ce qui se passe ailleurs et connaît les règles du jeu applicables. Il saura par exemple dire à un Etat qu’en manière minière voici ce que tel autre Etat a obtenu face à un opérateur minier, qu’il ne faut pas prendre telle position excessive car cela vous ferait perdre du crédit aux yeux du partenaire, que vous vous pouvez invoquer tel précédent pour justifier telle prise de position, etc… Il y a une culture du conseil qui est en déficit dans nos Etats et cela porte préjudice aux intérêts de nos pays dans les négociations avec les partenaires internationaux. Nos Etats doivent comprendre cela, c’est d’autant plus urgent dans un monde globalisé.

Terangaweb : Est-ce que le droit des affaires est un enjeu de développement en Afrique ? Si l’on prend un espace juridique intégré comme l’OHADA, est-ce un levier pour favoriser le développement économique de l’Afrique ?

Barthelemy Faye : Pour se développer, le monde des affaires a besoin d’un cadre juridique lisible servi par des praticiens ayant l’expertise professionnelle requise pour comprendre ou anticiper les préoccupations et les objectifs des acteurs économiques et les mettre en œuvre de façon juridiquement sécurisée. L’environnement juridique doit être adapté aux besoins des investisseurs locaux et internationaux. Ce cadre est administré et nourri par des praticiens du droit des affaires qui, grâce à leur prise directe sur la vie des affaires, insufflent l’esprit d’innovation et la sophistication nécessaire pour apporter des réponses aux questions qui se posent dans le milieu des affaires. Aux Etats-Unis comme en France, les avocats d’affaires sont souvent mis à contribution pour améliorer le cadre des affaires et nos pays africains ont besoin de cet apport.

L’enjeu est d’analyser l’état du droit par rapport aux besoins économiques que le droit est censé servir. Encadrer la pratique des affaires et promouvoir ainsi l’activité économique, tel est aussi le rôle de facilitateur de l’avocat d’affaires lorsqu’il aide l’autorité publique à améliorer le cadre des affaires.

Il existe aujourd’hui en Afrique une tendance des Etats à revoir les réglementations sectorielles afin de proposer un environnement plus attractif aux investisseurs. Même dans ce cas, les Etats ont besoin de s’entourer de conseils. J’ai été engagé par certains gouvernements pour accompagner leurs réformes minières. Mon intervention peut permettre dans ces cas à l’Etat de profiter du benchmarking provenant de l’expérience internationale de notre cabinet et de faire ainsi évoluer la législation d’une manière cohérente et équilibrée. On est dans un contexte de concurrence mondiale où les Etats ont besoin de l’éclairage des spécialistes pour ne pas adopter des mesures déraisonnables, contre-productives ou dont l’impact n’a pas été suffisamment apprécié.

Terangaweb : Vous avez l’air d’insister sur le fait de rester dans le domaine du raisonnable. En quoi est-ce donc si important ?

Barthelemy Faye : Dans nos pays, l’impact économique de la loi ou du règlement n’est pas toujours perçu avec clarté et précision par l’autorité publique qui légifère. Quand on modifie le code minier ou le règlement de l’électricité, cela a un impact direct sur la possibilité des acteurs d’intervenir dans le secteur concerné. En droit des affaires, toute intervention du législateur ou du régulateur doit être mesurée et prise sur la base d’une analyse précise de ce que cela entraînera du point de vue économique.

Terangaweb : Avez-vous en tête des cas de réformes qui sortiraient du domaine du raisonnable ?

Barthelemy Faye : Un cas souvent débattu est la législation adoptée par l’Algérie il y a deux ans pour interdire le contrôle par des étrangers d’une entreprise algérienne (toute entreprise algérienne devant désormais être contrôlée à au moins 51% par des Algériens). Dès lors qu’on parle de mondialisation, ce type de mesure ne doit être prise que si l’on est assuré qu’elle ne pénalise pas sur l’économie locale. La Chine, par exemple, peut se le permette car elle est en position de force. Mais les pays africains ont plutôt besoin d’attirer les investisseurs. On peut arguer que l’Algérie, étant un pays pétrolier, n’a pas besoin de capitaux étrangers. Sauf que l’argent du pétrole ne va pas toujours dans des secteurs qui en ont besoin. Il y a en effet des risques que le secteur privé peut prendre et que la personne publique ne prend pas, même si les fonds sont disponibles. Le tout est que chaque décision soit prise après un travail méthodique d’évaluation des risques, des avantages et des inconvénients. Cette démarche doit être encouragée dans nos pays.

Terangaweb : Par rapport à l’Afrique, vous intervenez souvent comme expert juridique en financement de projet. Quelle appréciation faites-vous sur les investissements en Afrique ? Répondent-ils suffisamment aux besoins de développement du continent ?

Barthelemy Faye : L’époque où les investisseurs se limitaient aux secteurs des ressources naturelles africaines est un peu révolue. On ne peut plus dire que les investisseurs ne sont pas en phase avec les besoins de l’Afrique. Les fonds de Private Equity se sont beaucoup développés et ils cherchent à investir dans tout projet porteur : dans l’agrobusiness, la grande distribution, les services financiers, etc. Et cela va aller croissant. Il y a de plus en plus de fonds d’investissement qui constituent une alternative au financement bancaire et c’est souvent plus adapté aux besoins de nos pays. Mieux, ce sont des fonds qui, en plus de mettre de l’argent sur la table, s’investissent au quotidien auprès des managers pour les aider à exécuter des business plans à 3, 5, voire 10 ans. Sur ce point, il y a donc un effort de pédagogie qui est très bénéfique par rapport aux banques classiques.

Par ailleurs, les banques elles-mêmes font un effort par rapport à il y a dix ans : il existe aujourd’hui de nouvelles banques et une nouvelle génération de professionnels de la banque qui cherchent à proposer des solutions adaptées aux entreprises.

Quant à la technicité des types de financement, il convient de multiplier les outils des entreprises en quête de financement. En zone OHADA, il faut par exemple clarifier le régime des valeurs mobilières composées pour permettre aux entreprises de disposer de cet outil de financement. Le dispositif des partenariats public-privés (PPP) peut aussi mieux ouvrir les environnements réglementaires pour favoriser la prise en charge par le privé des investissements. Ce travail de modernisation des outils et cadres juridiques est en cours.

Terangaweb : Vous venez de l’évoquer, le partenariat public-privé (PPP) constitue un mode de financement dont on parle beaucoup aujourd’hui. Quel diagnostic faites-vous de l’état actuel du PPP en Afrique ?

Barthelemy Faye : Le PPP constitue l’exemple même de la mode intellectuelle dans le domaine juridique. Si ce terme est relativement nouveau, la réalité qu’il recouvre date de très longtemps. On a toujours eu des collectivités publiques qui faisaient intervenir le secteur privé dans la réalisation d’ouvrages et d’infrastructures publiques. Aujourd’hui le discours sur le développement a tendance à se doter de formules magiques comme le PPP.

Cela dit, il reste nécessaire pour l’autorité publique de moderniser son cadre juridique et réglementaire pour faire face aux contraintes spécifiques du secteur privé lorsqu’il intervient dans un projet aux côtés du secteur public. En fonction du projet spécifique, il s’agit d’imaginer l’arrangement qui marche bien en permettant à l’Etat de préserver certaines prérogatives légitimes liées à son statut de service public et aux investisseurs de satisfaire leur besoin de rentabilité.

On peut considérer que l’engouement quasi-médiatique qui entoure le thème des PPP a pour effet d’attirer l’attention sur le travail à faire en termes d’amélioration du cadre pour une meilleure prise en compte des attentes et contraintes respectives du secteur public et du secteur privé.

Terangaweb : Constatez-vous un décrochage de l’Afrique francophone par rapport à l’Afrique anglophone en termes de climat des affaires et de capacités des pays à attirer des investissements durables ?

Barthelemy Faye : C’est très difficile de comparer ces deux groupes de pays sans être sans être amené à forcer le trait. Je ne sais pas s’il y a un décrochage de l’Afrique francophone. Mais, clairement, l’héritage du droit public français et du modèle français en matière juridique est considéré, du point de vue des acteurs économiques, comme rigide dans la mesure où il fait une large part aux prérogatives de la personne publique et n’est pas assez pragmatique par rapport au modèle anglo-saxon. Cette comparaison des deux modèles se réplique par rapport à la pratique de l’Etat dans ces deux environnements. Il y aurait un pragmatisme plus prononcé dans les pays anglophones.

Par exemple, en droit public francophone, la réalité économique de l’intervention de la personne publique dans le champ économique est appréhendée à travers des catégories juridiques rigides (concession, affermage, gestion déléguée, etc). Dans l’approche anglo-saxonne, on n’a pas ces catégories ; on cherche plutôt à appréhender les projets dans ce qu’ils ont de particulier au lieu de recourir à des catégories pré-établies à l’intérieur desquelles on cherche à faire rentrer des réalités économiques.

J’ai tendance à plutôt rattacher cette question de la manière dont les dirigeants africains, qu’ils soient francophones ou anglophones, appréhendent la question du développement de leur propre pays. C’est vrai que si on prend le cas des pays francophones, la Françafrique les a maintenus dans un type de rapport avec la France qui fait que nos économies locales restaient structurées en bonne partie en fonction des rapports politiques et économiques que nos Etats entretenaient avec la France. Nos banques étaient des filiales des banques françaises. Nos pays constituaient plus une sorte de marché réservé pour les entreprises françaises. Cela paraît aujourd’hui difficile à croire, mais pendant longtemps, par exemple, les voitures japonaises n’avaient pas droit de cité dans nos pays dans les mêmes conditions que les voitures de fabrication française. Tout cela a favorisé un manque d’initiative de nos opérateurs économiques et un manque d’ouverture qui expliquent peut-être que des pays comme le Nigéria et le Ghana aient gagné plus vite en autonomie. Je pense que ce type d’approche n’a pas aidé l’Afrique francophone.

Par ailleurs, lorsque j’interviens comme avocat d’affaires, je fais l’expérience de plus de contraintes et de plus de rigidités dans les pays francophones. Mais tout cela est entrain d’évoluer rapidement grâce notamment aux efforts entrepris dans le cadre de l’OHADA pour rendre plus attractives les régions CEMAC et UEMOA pour les investisseurs privés.

Terangaweb : Vous suivez de très près ce qui se passe en Afrique. Quel peut être l’apport de la diaspora dans l’essor du continent ?

Barthelemy Faye : Je ne suis pas de la diaspora ! On est membre de la diaspora lorsqu’on se projette principalement dans son pays d’accueil. Je suis Sénégalais, et même si je ne suis pas au Sénégal, je vis les défis auxquels la société sénégalaise est confrontée de façon très réelle. Sur ces questions, je raisonne comme un Sénégalais du Sénégal, qui a la chance d’avoir vu comment cela se passe ailleurs. Nos pays ont localement des gens tout à fait capables de faire le travail pour impulser et mettre en œuvre le développement. Ce dont souffrent nos pays en premier lieu, ce n’est pas l’absence de capital humain capable ; c’est plutôt le manque de leadership, de volonté politique de mettre à la place qu’il faut les hommes qu’il faut. C’est toute la problématique de la mal-gouvernance que le seul fait d’inviter les africains à revenir sur le continent ne va pas résoudre. Il y a dans nos pays des gens tout à fait capables de relever les défis. On n’a pas besoin d’aller chercher la diaspora sauf dans des domaines spécifiques où une expertise particulière est nécessaire.

Cela dit, mon sentiment est qu’il y a quelque chose qui distingue le jeune africain professionnel établi en Europe ou en Amérique du jeune occidental. Nous sommes tous redevables d’avoir étudié grâce à l’argent du contribuable de nos pays d’origine. Et de ce point de vue nous devons tous quelque chose à ces pays. Je pense qu’il y a une sorte de responsabilité liée à cela. De ce fait, là où nous sommes, nous devons avoir un devoir d’exigence vis-à-vis de nous-mêmes. Ce que nous faisons là où nous sommes doit servir la cause de nos sociétés africaines. On est dans un monde où la bataille symbolique est très importante. Il y a une réappropriation de notre image et du discours sur l’Afrique à laquelle nous devons contribuer là où nous sommes. On peut, tout en restant à l’étranger, participer à cette défense de la cause de l’Afrique à différents niveaux et de différentes manières. C’est cette responsabilité dont chacun d’entre nous doit inventer les modalités d’exercice plutôt que de parler de problématique du retour ou de fuite des cerveaux.

Interview réalisée par Khady Thiam, Nicolas Simel et Emmanuel Leroueil 

Présentation et parcours de Barthélemy Faye, avocat d’affaires international

Terangaweb : Pourriez-vous nous décrire votre parcours, votre formation et le métier que vous exercez ?

Barthelemy Faye : Je suis originaire de Baback, un village de la région de Thiès au Sénégal. J’ai fait mes études dans mon pays jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Je suis ensuite venu en France pour faire mes classes préparatoires au Lycée Louis le Grand. Puis, je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, où je me suis spécialisé en philosophie dont je suis agrégé. J’ai ensuite enseigné cette matière pendant trois ans, notamment à l’université d’Aix en Provence.

En parallèle, j’avais souhaité approfondir mes connaissances dans une science sociale et à l’époque, j’avais notamment hésité entre l’économie, la sociologie et le droit. Mon choix s’est finalement porté sur le droit à la faveur de cours suivis à Harvard en auditeur libre. Après une maîtrise de droit à l’université Paris 2 Assas, j’ai quitté la France pour aller faire un Master en Droit aux Etats-Unis, à Yale Law School en 1997-1998. C’était la période des premières introductions en bourses des sociétés de la nouvelle économie et à ma sortie, j’ai reçu des offres pour travailler dans deux grands cabinets d’avocats de New York. C’est ainsi que j’ai rejoint Cleary Gottlieb et après près de quatre ans à New York, je suis venu au bureau de Paris dont je suis l’un des Associés aujourd’hui. Ce retour à Paris m’a permis d’avoir une pratique professionnelle davantage liée à l’Afrique. Devenu ainsi avocat d’affaires, je n’ai pas pu terminer ma thèse de philosophie commencée après l’Ecole Normale Supérieure ; mais le métier et le cabinet dans lequel je suis me permettent de continuer à nourrir une curiosité sur les différents aspects de la vie sociale, de l’économie et de divers autres domaines.

Terangaweb : En quoi consiste le métier d’avocat d’affaires ? Quels sont vos types de clients et quelle est la valeur ajoutée que vous leur apportez ?

Barthelemy Faye : Il existe deux grands métiers en droit : le métier d’avocat spécialisé en conseil et celui de l’avocat spécialisé en contentieux. Pour ma part, je suis spécialisé en conseil et je ne vais quasiment jamais au tribunal. Mon travail consiste à aider le client qui a des opérations à négocier à les monter sur le plan juridique et à les mettre en œuvre. Au quotidien, je travaille avec de grandes entreprises internationales, y compris du CAC 40 ou des multinationales américaines, les grandes institutions financières et les gouvernements. Mes secteurs de prédilection sont les investissements internationaux, le financement de projets et le conseil en matière de dettes souveraines.

Vous demandez quelle valeur ajoutée apporte l’avocat d’affaires.  Cela dépend du dossier concerné. Prenons le cas des financements. Je rappelle qu’il y a plusieurs manières de se financer. Une première façon consiste à emprunter des capitaux auprès d’une banque. En l’occurrence, il s’agit de se rapprocher d’une banque et de négocier avec elle les termes de l’emprunt souhaité : durée, garanties, sûretés, modalités de remboursement, etc.  Eh bien, dans cet exercice, le rôle du juriste ou avocat d’affaires est très important car, tout d’abord, il lui appartient de négocier la convention de crédit, qui peut être un document très complexe lorsque les montants en jeu sont élevés. Ensuite, avec sa connaissance des usages commerciaux en matière de financement, il conseille la société emprunteuse sur les termes qu’il est raisonnable d’accepter ou de rejeter, et sur la marge de manœuvre dont elle dispose par rapport aux clauses que cherche à lui imposer la banque.  Cela peut lui faire économiser beaucoup d’argent et lui éviter bien des contraintes  et des restrictions: c’est cela négocier un contrat. Remarquez qu’il y aura aussi un avocat ou juriste d’affaires du côté de la banque prêteuse, dont le rôle consistera à contester les arguments avancés par la société emprunteuse et son avocat.  Ce double jeu d’argumentation et de contre-argumentation, c’est cela négocier un contrat et c’est censé permettre aux deux protagonistes de parvenir à un contrat équilibré, donc conforme à l’intérêt des deux parties.

La deuxième façon consiste à lever des capitaux et à inscrire la société qui le fait dans une relation avec le public anonyme des investisseurs qu’il faut convaincre d’acheter les actions ou obligations émises. L’avocat d’affaires intervient, auprès des conseils financiers, pour établir et négocier les termes de l’opération boursière envisagée. De même, lorsqu’une société comme Total veut obtenir une concession de pétrole au Nigéria, par exemple, la démarche est à peu près similaire. Il faut comprendre le contexte de l’investissement, identifier les éventuels risques à travers un audit juridique et réglementaire, rédiger un contrat de concession et le négocier avec les autorités locales.

Le métier d’avocat d’affaires est un métier qui vous met au cœur des préoccupations de votre client, dès lors qu’il s’agit d’identifier et d’analyser tous les risques significatifs qui vont impacter la réussite du projet et proposer au client des moyens juridiques pour prendre en compte ou mitiger ces risques ou des modalités d’allocation de ces risques entre les parties concernées. Il existe à cet effet des outils inventés par la pratique internationale des affaires, dont les avocats sont les principaux dépositaires. C’est avec cette expertise et cette expérience que j’interviens pour aider nos clients à tirer le meilleur parti des négociations de contrats. C’est en cela qu’on apporte une vraie valeur ajoutée. Quand j’aborde un projet, je le fais avec la grande expérience développée par les avocats de Cleary Gottlieb dans le secteur concerné, et c’est cela qui me permet de dire au client que dans tel cas particulier il convient d’adopter telle position. C’est un travail qui ne peut pas toujours être effectué par une société en interne, car plus le projet est important et complexe plus on a besoin de l’expertise de professionnels juristes spécialisés dans le domaine concerné.

Terangaweb : Et pour assister vos clients, vous êtes alors amené à travailler avec des financiers ?

Barthelemy Faye : On travaille toujours de façon étroite avec les conseillers financiers, notamment en matière boursière.  Qui dit finance, dit gestion de risques car le retour sur investissement est corrélé à la gestion de risques ; c’est la raison pour laquelle pour les projets à gros enjeux financiers le recours aux avocats d’affaires est essentiel. Monter un projet suppose d’en connaître l’environnement, d’en identifier au préalable les risques et de les traiter dans la documentation contractuelle ou réglementaire du projet. Il faut pour cela une bonne connaissance des règles juridiques applicables, ce qui permet une certaine créativité dans l’intérêt du client. A titre d’exemple, quand en 1999 la BNP lance une offre publique d’achat (OPA) à la fois sur la Société Générale et sur Paribas peu après l’OPA lancée par la Société Générale sur Paribas, c’est la connaissance des règles boursières et la créativité qui permettent à BNP de renverser la situation en sa faveur dans cette bataille boursière.

Terangaweb : Pour travailler sur des sujets aussi diversifiés au-delà même d’un cadre strictement juridique et en lien avec des partenaires financiers entre autres, est-ce que la seule formation juridique suffit à faire un bon avocat d’affaires ?

Barthelemy Faye : L’image de l’avocat dans nos sociétés africaines est aujourd’hui un peu désuète. En Afrique, c’est socialement valorisant d’être avocat et les gens sont quelquefois intimidés devant les avocats. Dans la manière dont moi j’exerce mon métier on est complétement débarrassé de cette posture car on n’est plus dans cette image traditionnelle de l’avocat auréolé de son accès direct au juge qui dit le Droit et à la Justice. L’avocat d’affaires, telle que la pratique nous en vient des Etats-Unis, comme créateur de valeur, au même titre que le banquier d’affaires et le consultant, suppose un état d’esprit différent de cette posture traditionnelle et des compétences plus élargies.

En termes de formation, précisément parce qu’on a besoin de quelqu’un qui puisse appréhender la logique économique ainsi que les préoccupations commerciales du client, il faut une formation qui soit plus ouverte à la dimension financière et commerciale. C’est pour cela qu’en France un cabinet comme Cleary Gottlieb recrute en majorité des étudiants qui ont fait des écoles comme HEC ou l’ESSEC, et qui sortent du parcours juridique classique. On recrute certes toujours des étudiants de droit lorsqu’ils sont très brillants. Mais en priorité on est à la recherche de l’esprit bien fait qui a le sens du raisonnement juridique et qui saura mettre ce raisonnement au service d’autres logiques, elles pas toujours juridiques. C’est cela qui fait que nos cabinets accordent beaucoup de prix à la double formation et la pluridisciplinarité.

Interview réalisée par Khady Thiam, Nicolas Simel et Emmanuel Leroueil