C’était la guerre du Cameroun

camerounC’est quasiment un travail archéologique que mènent depuis une dizaine d’années l’historien Jacob Tatsitsa et les journalistes Thomas Deltombe et Manuel Domergue. Déterrer de l’oubli la guerre du Cameroun, un conflit colonial et une guerre civile d’une rare violence, que l’Etat français et le régime camerounais ont sciemment passés sous silence.

C’est pourtant “une petite guerre d’Algérie”, selon l’expression d’un responsable français de l’époque, cité dans leur livre La Guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique paru tout récemment aux éditions de La Découverte.

Depuis ses débuts à bas bruit au milieu des années 50 aux derniers soubresauts au début des années 70, cette guerre a fait a minima des dizaines de milliers de morts. “Le chiffre de plus de 100.000 morts est crédible”, estime même Thomas Deltombe, l’un des auteurs interrogés par l’Afrique des idées

“Leur travail bat en brèche un cliché qui a curieusement encore cours : celui d’une décolonisation relativement tranquille en Afrique subsaharienne, contrairement à ailleurs. Le Cameroun prouve que c’est totalement faux”, témoigne l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la décolonisation.

“La France a bien connu trois guerres coloniales, l’Indochine, l’Algérie et celle du Cameroun, qui reste complètement taboue. Avec la volonté des militaires français de redorer le blason de l’armée après l’échec indochinois”, souligne-t-il encore.

Le conflit qui démarre est d’abord la répression d’un mouvement indépendantiste à l’influence grandissante, l’Union des populations du Cameroun (UPC), créée en 1948. Ancienne colonie allemande, le Cameroun est à l’époque sous la tutelle des Nations Unies. L’administration en est confiée à la France pour 85% du territoire et à la Grande-Bretagne pour les 15% restants.

Paniquées par les mots d’ordre de l’UPC et son inspiration marxiste – dans le contexte de la guerre froide – les autorités françaises font tout pour contrer le succès croissant du mouvement jusqu’à l’interdire en juillet 1955, après une série d’émeutes et de violents affrontements.

“Pacification”

Fin 56, l’UPC entre dans la lutte armée. La France lance elle une opération “de pacification” en Sanaga Maritime, une région de l’Ouest camerounais où se concentrent les principaux foyers insurrectionnels. 

La lutte est aussi psychologique, avec des dirigeants français acquis aux méthodes contre-subversives en vogue, la doctrine de guerre révolutionnaire (DGR) qui vise à discréditer l’adversaire chez les civils, à les “immuniser” contre le “communisme” et la “subversion upéciste”. Dans une circulaire de février 55, le haut-commissaire Roland Pré prône une “propagande de combat”, afin que la “masse à qui elle s’adresse puisse avoir l’illusion de penser par elle-même”.

Le conflit s’installe, le leader de l’UPC Ruben Um Nyobè est éliminé le 13 septembre 1958 lors d’une expédition de soldats tchadiens et camerounais, encadrés par des militaires français.

Le 1er janvier 1960, l’indépendance négociée par la France n’est que de façade selon les auteurs, avec un régime acquis à Paris. Le 13 octobre, un autre leader de l’UPC, Félix Moumié, est empoisonné à Genève par un agent des services secrets français qui se fait passer pour un journaliste. Moumié meurt trois semaines plus tard.

La guerre se poursuit et monte encore en intensité dans la région Bamiléké, dans l’Ouest du pays, entre les maquisards et le régime du nouveau président Ahmadou Ahidjo, soutenu militairement par les Français. Raids aériens, usages systématiques de la torture, des militaires français assistent et participent à des opérations qui font froid dans le dos. 

Le sergent-chef Max Bardet survole en hélicoptère ce qu’il appelle des “massacres contrôlés”, évoque des jets de “grenades à phosphore” sur les maquisards en fuite ou la pratique du “bennage” pour jeter à la rivière les gens fraîchement tués.

Ces violences ont pourtant lieu dans l’indifférence médiatique. Le conflit est oblitéré par la guerre d’Algérie qui a lieu au même moment et monopolise l’attention. Il n’y a pas d’appelés comme en Algérie, les officiers français sont relativement peu nombreux et les combats, éparpillés dans le temps et dans l’espace, sont en quelque sorte sous traités. Avant l’indépendance, les Français sollicitent des contingents africains notamment tchadiens. Après, c’est le régime camerounais et son armée qui sont à la manœuvre.

Se mêlent d’ailleurs au combat contre les insurgés de multiples enjeux locaux, des luttes de pouvoir, des conflits pour l’appropriation des terres, des rivalités entre chefs traditionnels et militants de nouvelles générations ou des tensions d’ordre ethnique.

“Une approche un peu franco centrée”

C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire aux auteurs depuis leur premier livre Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) paru dès 2011 : présenter le conflit comme une “guerre totale” intégralement pilotée par Paris et sous-estimer les dynamiques proprement camerounaises qui échappent en partie aux dirigeants français.

“C’est tout à fait compréhensible, mais c’est une approche un peu franco centrée”, constate ainsi l’historien camerounais Yves Mintoogue, tout en soulignant la somme d’archives et de témoignages collectés par les trois auteurs.

“Beaucoup d’acteurs camerounais ont utilisé le conflit colonial pour se repositionner au niveau local et jouer leurs propres cartes. C’est une association de malfaiteurs où les élites camerounaises avaient leurs intérêts”,explique-t-il . Pour Thomas Deltombe, si la question est légitime, il y a pourtant “un piège à vouloir décrire les acteurs camerounais officiels, Ahidjo et son régime en particulier comme des acteurs libres de leurs mouvements et de leurs fonctionnements”.

“Nous, on considère qu’il ne faut pas oublier les enjeux de domination coloniale et néocoloniale. Il faut faire attention de ne pas considérer qu’Ahidjo et De Gaulle discutent sur un pied d’égalité, c’est archi-faux”.

“Pure invention”

Reste que les autorités françaises ne facilitent pas le travail des historiens. En 2011, le premier ministre François Fillon a tout simplement qualifié de “pure invention” l’assassinat de responsables nationalistes camerounais par la France.

En juillet 2015, François Hollande a finalement reconnu des “épisodes extrêmement tourmentés et tragiques puisqu’après l’indépendance il y a eu une répression en Sanaga Maritime et au pays Bamiléké” et il s’est dit favorable à ce que ”les livres d’histoire puissent être ouverts et les archives aussi”.

Thomas Deltombe réclame lui “une reconnaissance claire, précise, si possible solennelle et un peu digne des autorités françaises”, et des mesures concrètes comme le déblocage de fonds pour rendre les archives accessibles aux historiens camerounais et étrangers.

Il pose aussi la question polémique de réparations financières pour les victimes du conflit puisque “tout crime doit être sanctionné, et ces sanctions souvent c’est de l’argent”.

“C’est le sujet le plus casse gueule en histoire”, considère pour sa part l’historien Pascal Blanchard. “Les historiens sont très mauvais sur le sujet. Puisqu’il est question d’argent, qui va faire le tri pour savoir qui va toucher quoi, comment le faire… Selon moi, la seule réparation qui vaille c’est de remettre l’histoire à l’endroit, une histoire au plus juste pour les enfants camerounais et français”.

Adrien de Calan

 

Pour aller plus loin, La guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, octobre 2016 La Découverte

 

Felwine Sarr: « décoloniser les mentalités » est la priorité en Afrique

JPG_FelwineSarr 220316Et si l’avenir de l’Afrique ne se jouait pas dans ses taux de croissance à deux chiffres mais dans sa capacité d’abord à se réapproprier son destin ? C’est la question fondamentale que pose Felwine Sarr dans son dernier livre Afrotopia (Ed. Philippe Rey). Universitaire, libraire et musicien, Sarr est un économiste qui se méfie de l’économie. L’Afrique est à un tournant, écrit-il, mais ce dont elle a besoin c’est d’abord d’une révolution spirituelle pour décoloniser les esprits, de tracer enfin son propre sillon en refusant les voies dessinées par d’autres. Felwine Sarr présente ce qu’il appelle son utopie active à L’Afrique des Idées…

Pourquoi l’Afrique aurait-elle besoin d’utopies et lesquelles ?

L’Afrique a besoin de se remobiliser. Le principe d’une utopie c’est de projeter une vision et de mettre en marche un certain nombre d’énergies vers une terre, vers un projet que l’on construit collectivement. Il me semble que c’est absolument ce dont elle a besoin actuellement au moment où tout le monde la convoite, où on lui prescrit des chemins à suivre, des maladies à guérir. Elle se doit de fonder elle-même sa propre utopie. Loin d’une douce rêverie, il s’agit d’une utopie active, une vision du futur que l’on cherche à se donner. Elle implique d’opérer des choix sur qui on veut être, quels types de sociétés établir, quels sont les équilibres qui nous semblent être les bons, et au-delà de ses choix, de se mettre au travail pour les faire advenir. Quels sont les prérequis, les préalables pour que cet ailleurs puisse un jour être effectif ? C’est loin d’être une rêverie ou une fuite devant le réel. 

Quels sont ces préalables dont vous parlez, par quoi commencer ?

On raconte partout que l’urgence est économique, je ne crois pas que ce soit le cas. Ce qui me semble le plus urgent pour l’Afrique, c’est une urgence psychologique, celle de décoloniser ses mentalités et son rapport à autrui et de les inscrire dans une forme de liberté et d’horizontalité. Celle de se réapproprier ses choix, ses téléologies, être en mesure d’élaborer une réflexion qui lui soit propre, autonome. Autonomie ne veut pas dire autarcie. Bien évidemment elle peut emprunter à ce qu’elle estime bon et fécond, mais que l’emprunt soit un emprunt librement effectué. 

Il y a des mots que vous critiquez à plusieurs reprises dans votre livre, ceux de retard ou de développement. En quoi ces expressions sont-elles piégées ?

Elles sont absolument piégées. Au lendemain des indépendances, les pays africains ont retrouvé ce que j’appelle le pouvoir de l’autodétermination mais ont perdu l’autodénomination. Les Africains ne s’appelaient plus Africains, Sénégalais ou Maliens, les Asiatiques plus Asiatiques mais ils étaient tous devenus des pays sous-développés, la référence étant les États-Unis et les pays d’Europe du Nord. À partir de là, toute la réflexion est piégée, parce que tout ce qui émerge comme dynamique dans ces espaces n’est pas lue pour elle-même mais est lue toujours en rapport, au regard de… Ça a été une négation de la différence. Tout ce qui était différent de leur Amérique était placé dans une échelle normée, sous-développée, de manière péjorative. Le piège est d’autant plus important que le sous-développement permet l’ingérence. Il ne faut quand même pas laisser des millions de gens dans la misère et la pauvreté… Ce concept a enfermé toutes les dynamiques sociétales dans une forme de cul-de-sac. Il a réduit la créativité et la capacité d’inventer des formes nouvelles, d’articulations du politique, de l’économique et du culturel qui auraient pu être opérantes et permettre aux individus d’accomplir leur but mais non ! Le seul objectif c’était d’être développé. D’ailleurs si l’on regarde l’étymologie de ce terme, développer veut dire déployer, dérouler, et on ne déploie, on ne déroule, que ce qui est fondamentalement là, en potentiel, on ne développe pas ce qui est déjà achevé chez autrui. 

Vous êtes économiste, et en même temps il y a très peu de chiffres dans votre ouvrage. Vous appelez surtout à ancrer l’économie dans un contexte culturel…

On ne lit l’Afrique qu’à travers l’économie. Lorsqu’on lui tresse des lauriers, c’est qu’elle a des taux de croissance élevés, lorsqu’on la critique ou qu’on la regarde avec une sorte de mépris culturel, c’est parce que ce sont des pauvres mais des pauvres économiquement. On oublie la pauvreté humaine, la pauvreté intellectuelle, culturelle ou spirituelle. L’économie est importante, mais elle n’est pas fondamentale et surtout pas seule. C’est une erreur méthodologique de penser le continent principalement à travers ce prisme. Il faut prendre en charge les autres ordres, articuler une réflexion sur le politique, le culturel et le symbolique. La vie d’une société est faite d’un tout. La plus petite des transactions est chargée de significations qui vont au-delà de l’acte économique. Il serait temps que l’on ré-ancre nos économies dans les socio-cultures de nos pays. Les biens ont circulé dans le continent à travers des liens de parenté et d’affiliation. Les échanges ont eu bien sûr des fonctions d’allocation des ressources mais aussi des fonctions de raffermissement des liens, au-delà de l’objet échangé. Cet économique-là fait sens parce qu’il n’est pas sa propre finalité. C’est un rouage à l’intérieur d’un système. C’est ça que j’appelle de mes vœux, qu’on le fasse rejouer le rôle qui est le sien : c’est au groupe de définir ses finalités et ses buts et c’est à l’économie en tant qu’ordre technique de mettre les moyens et d’allouer des ressources aux finalités que le groupe juge bonnes.

Vous donnez plusieurs exemples dans votre livre comme celui des Mourides…

Il y a là la notion d’économie relationnelle, qui fonde une économie matérielle sur la production d’une relation d’abord immatérielle entre deux individus. Les Mourides sont une confrérie qui partage certaines valeurs, comme le travail et la prière considérées comme étant aussi importante l’une que l’autre. Dans cette communauté, il y a un gros investissement dans le commerce, le BTP, l’économie dite informelle et il y a des échanges économiques qui se font d’abord sur l’appartenance confrérique. On vous prête de l’argent lorsque vous voulez démarrer une activité, c’est ce qu’on appelle en économie, une mise à disposition d’un capital sans coût. Vous n’avez pas de coût de transaction, pas de coût de contrat… Lorsqu’ils vont à l’étranger, ils rencontrent la communauté sur place, qui leur octroie des marchandises avec des systèmes de compensation. Puisque la relation humaine est établie, elle facilite l’économie matérielle, elle la rend efficiente.

Il y a un autre exemple que vous prenez c’est la réussite du Rwanda. En même temps, on pourrait vous dire qu’il s’agît d’un régime assez autoritaire.

Justement, ça ce sont les lunettes occidentales. On veut que le Rwanda soit une démocratie à l’anglaise ou à la française, ça n’a aucun sens. Voici un pays qui sort il y a vingt ans, d’un génocide d’un million d’individus et qui a dû faire face à la reconstruction du lien social, de l’humanité des uns et des autres avec la sécurité comme premier objectif. Le Monsieur (Ndlr: Paul Kagame) est autoritaire, oui, car fondamentalement il est aux prises avec des rationalités et des questions qui sont d’un autre ordre. On oublie que les démocraties n’ont pas été linéaires. La France a connu Robespierre, Danton, la Révolution française avec ses soubresauts. Tranquillement avec tous les linéaments de l’histoire, on est arrivé à une forme qui reflète le cycle historique dans lequel les gens sont. La meilleure forme d’organisation politique pour un pays dépend du cycle historique dans lequel ce pays est. On ne peut pas venir lui plaquer des formes achevées ailleurs comme étant les formes les plus signifiantes. Pour moi leur priorité c’est le vivre ensemble, la sécurité, l’économie, l’éducation, des choses fondamentales à reconstruire et ensuite probablement, oui, de plus grandes libertés individuelles, quand il n’y aura plus des gens qui sont aux frontières et qui disent qu’ils vont « finir le travail ». Certains groupes comme les FDLR n’ont pas renoncé à la question génocidaire, ils sont sur Internet… Le tissu social est encore extrêmement fragile. Vingt ans, c’est très peu. Là aussi, il y a une forme de mépris culturel, on projette son visage dans le monde et on demande à tous les peuples de porter le masque de son propre visage, sans aucun respect pour les singularités et les dynamiques historiques des autres. Alors le Monsieur qui ne correspond pas à leurs formes, effectivement, c’est un autoritaire… Tout le travail extraordinaire qu’il fait par ailleurs, on n’en parle pas, ce n’est pas important. Il faut introduire de la complexité dans le discours, faire l’effort de se décentrer. De ne pas regarder le monde seulement au travers de l’histoire occidentale… Au moins avoir cette lucidité-là.

Vous parlez peu de démographie. Certains intellectuels annoncent une impasse démographique en Afrique avec une explosion des naissances et pas d’emploi ?

La vision malthusienne de la démographie a de beaux jours devant elle en dépit du fait que l’histoire l’ait toujours démentie. C’est les mêmes pronostics que l’on faisait pour la Chine et les pays asiatiques. Ils ont réussi à transformer ce dividende démographique en force et je cherche désespérément dans l’histoire des exemples d’un dividende démographique qui n’ait pas été transformé, je n’en trouve pas. Mais je continue à chercher… Donc je pense que c’est un atout. On sera 2,5 milliards dans 35 ans, un quart de l’humanité. Et du fait qu’il y ait des efforts entrepris dans le sens de l’éducation pour tous, je pense que c'est un dividende qu'on transformera. 

Vous voulez que les Africains placent à nouveau l’estime de soi au cœur de leur psychologie et demandez une révolution spirituelle. Que voulez-vous dire ?

Durant cinq siècles, les infrastructures psychiques des Africains ont été absolument détruites. L’entreprise coloniale pour s’établir et durer a eu besoin de convaincre les populations que leurs cadres épistémiques – leurs systèmes de sens et de signification – n’étaient pas bons et qu’il fallait les remplacer par ceux de l’occupant. D’où l’installation d’une conscience aliénée. Pour certaines de ces élites, pour retrouver l’estime de soi, il fallait être assimilé, il fallait devenir l’exacte réplique du maitre. Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs a extrêmement bien décrit cette conscience clivée et aliénée. Des infrastructures psychiques qui ont été systématiquement détruites pendant des siècles, il faut les reconstruire. Il y a des conflits intérieurs que les Africains doivent résoudre, leur rapport à eux-mêmes, à leur histoire, à leur culture, à leur identité, la manière dont ils gèrent les apports des autres, les rapports qu’ils articulent avec l’ancienne métropole. Si ce pilier fondamental n’est pas reconstruit, rien de fondamentalement révolutionnaire ou de significatif n’adviendra. On a des chefs d’État qui sont incapables de prendre des décisions par eux-mêmes, qui sont toujours sous tutelle et ce n’est pas la faiblesse économique qui l’explique.

Votre livre s’inscrit dans une démarche intellectuelle en cours sur l’unité de l’Afrique, qu’on retrouve chez les artistes, mais assez peu chez les responsables politiques. Comment articuler ces trois champs ?

C’est ça le grand défi. L’une des difficultés du continent, c’est d’avoir des élites politiques qui sont totalement en retard par rapport aux aspirations des peuples et des dynamiques en cours. Lorsque je regarde certains leaders, je me dis mon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils représentent et comment font-ils pour ne pas se rendre compte que dans la rue, on est dans un temps autre. La grande difficulté c’est comment faire en sorte que les idées qui sortent du corps social informent la pratique politique. C’est une question difficile. Il y a des sociétés qui ont construit des ponts. Je pense qu’au Sénégal, où actuellement la société civile se mobilise parce qu’elle n’est pas d’accord avec une lecture constitutionnelle du président, il y a un champ à l’intérieur duquel des interactions sont possibles. Il y a d’autres espaces où les sociétés civiles sont embryonnaires, où probablement il faudra du temps. Ça passera par l’éducation, et c’est ça la grande difficulté…Comment faire en sorte qu’il y ait un plus grand contrôle de l’action politique par des sociétés civiles de mieux en mieux informées sur les enjeux importants et les questions qui les concernent. 

Parmi les chefs d’État qui n’ont pas compris, à qui pensez-vous ?

Certains ont été éjectés ! Il y a un ouragan qui a emporté Blaise Compaoré alors qu’il se croyait inamovible. Il a été incapable de lire qu’il était temps qu’il parte et a voulu un troisième mandat. Dans les deux Congo, il y a des Messieurs qui s’accrochent contre vents et marées. On n’a pas besoin d’être un devin pour savoir que s’ils ne prennent pas la mesure des changements profonds, ils seront eux aussi balayés. C’est une question de temps. Il me semble qu’il y a un mouvement en profondeur qui s’est enclenché. Soit les chefs d’État le comprennent et ils font ce qu’il faut, soit ils ne le comprennent pas et la rue leur fera comprendre…

Votre livre aborde de nombreux sujets avec une dimension un brin prophétique… Un nouveau cycle est-il en train de démarrer ?

Quelque chose est en train de se jouer. Quelle que soit la manière dont on observe les choses, le continent est vraiment en travail, en train de produire quelque chose. La grande difficulté c’est de lire cette production-là. Une dynamique de fond se met en place. Rien n’est jamais gagné d’avance et les trajectoires sont toujours des trajectoires de la multiplicité. On sera toujours dans un clair-obscur. Mais on sent bien qu’on est à un tournant. Maintenant vers quelle terre irons-nous, je reste aussi dans l’incertitude. J’appelle de mes vœux une certaine trajectoire, un certain chemin.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Entretien avec Hemley Boum : Plongée dans le maquis camerounais

Hemley Boum, écrivaine camerounaise, est l'auteure d'un roman remarquable alliant faits historiques et fiction autour du leader nationaliste Ruben Um Nyobé et du volet bassa du maquis camerounais. Les maquisards, ce roman,  est publié aux éditions La Cheminante et disponible en librairie ou en ligne. La romancière camerounaise a accepté de se prêter au jeu des questions-réponses sur ce thème sensible, douloureux et peu connu de la décolonisation en Afrique.


HemleyBoum

Hemley Boum, Bonjour. Vous avez choisi d’écrire sur le maquis camerounais. Un roman plutôt qu’un essai…

C’est un roman intense, complexe avec plusieurs entrées, plusieurs histoires qui s’imbriquent, s’enlacent afin de donner de la cohérence à l’ensemble. Il est assez métaphorique aussi. Je comprends que l’on choisisse certaines portes d’entrée plutôt que d’autres, c’est la liberté du lecteur. Même si « Les Maquisards » est un roman très documenté mais il ne s’agit en aucun cas d’un essai. J’ai délibérément choisi les éléments historiques qui venaient nourrir ma fiction et mis la grande Histoire au service des existences individuelles des hommes et des femmes dont il est question ici. Bien que certaines actions en background se déroulent ailleurs, j’ai choisi une unité de lieu, la forêt bassa, et partant de là, d’étendre ma narration sur plusieurs générations de personnes. L’idée étant d’être au plus près des êtres, au plus près de leur parcours de vies, leurs espoirs, leurs ambitions afin d’expliquer pourquoi toutes ces personnes, ces paysans se sont engagés dans un combat de cette ampleur. Je n’aurais probablement pas pu me permettre une telle licence dans le cadre d’un essai. 

C’est votre marque de fabrique déjà observée dans le précédent roman Si d’aimer…

Oui, nous sommes au plus près des désordres humains, de nos humanités. C’est une littérature qui est dans l’intime, elle se veut être au plus près des hommes.

Comment passe-t-on de Si d’aimer… à ce nouveau roman Les maquisards?

C’est difficile à expliquer, des évènements personnels, des commentaires, des rencontres m’ont fait comprendre qu’il y avait là un sujet d’une extrême gravité et que comme beaucoup de camerounais de ma génération, je passais à côté d’un pan important de l’histoire de mon pays. Ce qui était une vague curiosité s’est changé en interpellation puis en nécessité impérieuse. Je me suis aperçue que plusieurs personnes dans mon entourage immédiat avaient été impactées par cette histoire, avaient personnellement souffert dans cette lutte, elles avaient perdu des membres de leurs familles, des patronymes avaient dû être changés pour échapper à la répression, des villages que je croyais immuables dataient des déplacements forcés de population organisés par l’administration coloniale dans sa stratégie pour isoler les rebelles réfugiés dans la forêt.

En pays bassa, les paysannes pratiquent l’agriculture par jachère. Elles laissent respirer la terre pendant de longues périodes. Des personnes m’ont expliqués qu’encore dans les années 80-90, il arrivait qu’en abordant une nouvelle terre, qu’elles tombent sur des charniers. J’avais l’impression d’ouvrir une boite de Pandore.

J’ai effectué quasiment toutes mes études au Cameroun, et dans mon parcours scolaire je n’ai pas été frontalement confrontée à cette histoire. Si je l’ai rencontrée, c’était tellement édulcoré, peu mis en avant que j’ai zappé. Jusqu’à quel point mon esprit subodorant la supercherie s’est fermé aux faux-semblants officiels. Combien sommes-nous de ma génération à avoir réagi ou à réagir encore ainsi ?

Ecrire sur Um Nyobé, est-ce que le projet a été difficile? D’ailleurs Um Nyobé, est-il personnage prétexte dans votre roman? Comment avez-vous reconstitué cet univers?

Dans les maquisards, Mpodol* n’est pas un personnage prétexte. C’est un vrai personnage qui impulse des choses. Il existe. Il y a quelque chose qui va se mettre en place entre lui et ses proches. Pour connaitre Mpodol, il faut écouter ses discours.  Il est très différent d’un Césaire ou plutôt d’un Senghor, d’ailleurs ils n’avaient aucune sympathie l’un pour l’autre. L’homme d’Etat Sénégalais a été particulièrement injuste avec les nationalistes camerounais, mais ce n’est pas le sujet. Mpodol a du respect pour le français, la langue française, mais il n’a pas cette admiration béate devant la culture française que vont avoir certains leaders africains. Son père est un patriarche traditionnel et il est lui-même très ancré dans la culture bassa. Il a peu d’amis hormis un noyau dur de personnes qui restera jusqu’au bout et dont plusieurs partageront son sort tragique. Il n’est pas mondain. Ce qui va faire le roman, c’est cela, toute cette force, ces passions, cet engagement sans concession, tout cela concentré dans cette forêt, cette cabane, leur environnement naturel. Mpodol n’est pas un poète, un grammairien ou quelqu’un qui a le goût des belles phrases, des envolées lyriques. Il cherche le mot juste, la bonne intonation. Ses discours aux Nations Unies sont révélateurs, il est précis, convaincant, factuel. Il a une mentalité de juriste. Quand il rentre dans les textes français, il les aborde avec profondeur, il les dissèque car il pense que c’est là que ça se joue et qu’il s’agit d’un combat loyal. C’était leur force et leur terrible faiblesse, ces hommes étaient capables de comprendre la complexité d’un texte, sans toutefois saisir l’esprit des rédacteurs. Il pensait sincèrement que cela se jouait à la loyale.

 Au début le livre devait se concentrer sur Um Nyobe, j’ai travaillé sur cinquante pages puis j’ai bloqué. La construction avait du mal à avancer. C’est à ce moment que j’ai créé le personnage d’Amos qui est son double. Ainsi Amos existe et Um Nyobé prend sa place de leader. Il devient un personnage. Je peux donc exploiter les aspects historiques et la dimension personnelle, je peux l’insuffler dans leur relation.

Ces personnages de fiction prennent une place très importante. Le roman prend la forme d’une saga familiale. Il y a des femmes fortes. Il est question de deux femmes particulièrement Thérèse Nyemb et Esta Mbondo Njee.

Elles sont toutes fortes. Likak aussi est une femme forte. Si être une femme forte c’est ne pas se laisser briser, dévaster par l’adversité, même Jeannette et Christine Manguele sont fortes à leur manière.

C’est un roman très féminin. Il y a une démarche de montrer ces femmes qui bougent, bousculent la société bassa traditionnelle.

Votre propos est étonnant. Il y a des hommes forts dans ce roman. Amos Manguele est une grosse personnalité. Alexandre Muulé Nyemb, Ruben Um Nyobe aussi… Mais, comme ils coexistent avec des femmes de caractère dans une relation de complémentarité, vous en déduisez que le roman est féminin. L’important c’est que ces personnes, hommes et femmes, sont puissantes en tant qu’individus mais aussi en tant que communauté, les deux sont liés, imbriqués même. Cela explique leur engagement.

En outre, l’immense implication des femmes dans le mouvement national Camerounais et la guerre de libération est une vérité historique. Mes personnages sont fictifs, cependant dans la réalité, des femmes seront assassinées en même temps que Ruben Um Nyobe ce jour là à Boumnyebel.

Ici, le propos n’est-il pas de dire que ce sont les femmes qui introduisent une certaine rupture? De plus, on pense à un roman comme Cent ans de solitude de Gabriel Garcia-Marquez : La malédiction et le silence. Y-a-t-il de votre  part une réflexion sur la malédiction et les chaines de silence qui se reproduisent de génération en génération? Qu'est-ce que ce silence ?

Le poids des non-dits, le poids du silence sur des faits aussi graves, sur des atteintes aussi importantes aux populations d’un pays provoque un sentiment de honte diffus mais bien réel. Un manteau de violence et de peur a été posé sur cette période.

On peut se demander pourquoi Um Nyobé n’a pas eu la même reconnaissance que Lumumba. D’abord, ce n’est pas le même profil de personne. D’une part. Et d’autre part, le maquis Camerounais s’est fait en deux temps. Il y a le maquis en pays bassa qui fait l’objet du traitement de mon roman. Puis après l’indépendance, il y a eu le volet en pays bamiléké. Le gouvernement camerounais d’Ahidjo avec l’appui logistique, financier et militaire de l’ancienne métropole s’attèlera  à la traque des partisans qui continuent le combat en pays bamiléké. Vous savez, dans la spiritualité bamiléké, il y a des pratiques très fortes autour du crâne des ancêtres. Alors les forces conjointes en lutte contre les nationalistes vont systématiquement trancher les têtes de leurs adversaires et les accrocher sur des pics. Peut-on imaginer une telle violence, une si grande volonté de destruction va au-delà de la nécessité de mater la rébellion, il s’agit de soumettre, de dévaster et d’instaurer durablement la terreur.  Sauf qu’au moment où cela a lieu, le gouvernement au pouvoir est Camerounais. Certaines personnes impliquées dans ces exactions sont encore au pouvoir aujourd’hui. Cela ne facilite pas le devoir de mémoire. Mais les temps changent, j’ai bon espoir. Nous devrons tôt ou tard affronter nos propres démons.

Sur la place des colons : Pierre Le Gall, le colon, est le personnage pour lequel vous introduisez le moins de nuances. Qu’incarne-t-il pour vous? Sur la rencontre entre la femme africaine et l’homme occidental?

Non, je n’ai pas introduit de nuance sur ce personnage pour une raison simple, ce que j’ai écrit sur ce personnage est bien en deçà de ce que les témoignages laissent entendre du comportement de certains colons. La colonisation en elle-même était un système d’une extrême violence uniquement justifiée par des intérêts économiques. La nuance s’inscrira plus globalement dans le livre, le roman dans son ensemble fait coexister des personnes que tout oppose et qui malgré tout se rejoignent dans une commune humanité.

Vous savez certains sujets sont plus porteurs que d’autres. Par exemple dans mon précédent roman Si d’aimer… je raconte cette relation entre le personnage de Céline et son proxénète. Et plus loin dans le roman, je parle aussi de la relation d’amour entre Céline et Paul. Une relation plus apaisée beaucoup plus belle. Mais on me parle toujours de la première et rarement de la seconde. Avec Les Maquisards, c’est un peu la même chose. Il y a Pierre Le Gall, mais aussi son pendant, son fils Gérard, ou la sœur Marie-Bernard qui offre une vision différente des relations entre les personnages y compris dans ces configurations tendues.  Et puis, au cœur même de la rébellion, lorsque les choses se corsent, des partisans se retournent contre les populations, ceux dont l’implication dans le mouvement est mise en doute sont molestés, terrorisés, le personnage de  Joseph Manguele traduit bien cette réalité aussi. 

Ce n’est pas un problème de couleur de peau, cela ne l’a jamais été, en tout cas pas dans mon écriture. Il s’agit plus fondamentalement du respect de l’autre dans son humanité et sa singularité, du respect de l’autre comme unique garantie d’une relation que l’on veut sincère.

Pouvez-vous nous parler la construction de vos personnages? 

Je suis profondément dans l’intime. Les écrivains américains sont doués pour cela, quelqu’un qui fait cela et qui me bouleverse, c’est l’auteur américaine Toni Morrison mais aussi Philip Roth dans un livre que j’adore qui s’appelle « La tache », ou Faulkner dans « Absalon, Absalon ». Même l’incroyable James Ellroy est sacrément doué dans cet exercice. Et Balzac dans la littérature française.

Lorsque vous avez fini de les lire, les pires personnages ont une humanité. Il y a des choses à voir au-delà des actes qu’ils posent. Ils ont une intériorité. C’est de la bonne fiction. Celle qui donne l’impression que nous sommes dans une tragédie antique, chaque personnage est potentiellement Orphée, Perséphone Médée…C’est la fiction que j’aime, celle qui repousse les limites et qui dit l’Histoire, la vie et ses bifurcations dans toute leur complexité en partant de l’humain lambda, vous, moi, n’importe quel personnage de roman. C’est celle que j’essaie d’écrire.

Sur la place de spiritualité dans le livre, il y a une approche un peu manichéenne. Mais sans aller dans le détail, vous présentez cette thématique sous un angle particulier, avec l’idée d’un éventuel retour en arrière, vers ces croyances ancestrales. Est-ce le cas?

Peut-on revenir en arrière? Tant de choses ont été détruites. Pour illustrer mon propos, je raconterai une situation que Soyinka a vécue en Jamaïque à l’époque où il est chassé du Nigéria par Sani Abacha. Soyinka raconte dans ses mémoires que son errance à travers le monde le mène à un village en Jamaïque qui porte le même nom que son propre village de naissance et où l’on pratique un rite à un dieu Yoruba qui est profondément pur. En fait, les jamaïcains avaient gardé des aspects de ces pratiques qui avaient été violemment combattus par le système colonial.  

Les croyances et la spiritualité des groupes humains en Afrique datent de l’Egypte ancienne, Cheikh Anta Diop ainsi que des anthropologues de l’Afrique anglophone, Nigéria, Ghana, ont longuement analysé cet héritage. Il faut comprendre que les croyances africaines, ces spiritualités si anciennes ne sont pas, dans leurs essences, prosélytes. C’est une manière d’être, d’exister dans un accord parfait avec son environnement, son groupe incluant les vivants et les morts. Ce sont des communautés qui comprennent bien que la spiritualité est intime, confidentielle. Elle dépend de votre relation, votre histoire propre en tant qu’individu et en tant que groupe avec les divinités que vous vénérez et à ce titre ne peut en aucune manière être imposée à d’autres.  

Aujourd’hui et c’est bien là le paradoxe, le retour des jeunes vers ces spiritualités africaines se fait contre, en réaction de… Il ne s’agit plus d’un être au monde fluide et naturel, mais d’une spiritualité de combat et de revendication.  Je comprends la démarche mais je ne suis pas certaine que ce soit judicieux.

Est-ce que la fiction peut permettre un changement, introduire le débat?

C’est le rôle de la fiction. Elle permet la prise de recul sur la situation. L’Histoire sur laquelle l’on choisit d’édifier la mémoire d’un peuple est avant toute chose un choix idéologique, cela a l’air d’une science, mais au fond c’est un tri de ce qui va renforcer la conscience de faire corps, le lien, la communauté. Appelez-le prise de la Bastille, République, Guerre de Sécession, Shoah, ainsi s’écrit la légende des peuples, les valeurs qu’ils partagent. La fiction participe à bâtir des édifices imaginaires forts.  Au Cameroun, nous n’avons pas tant que cela des motifs de fierté collective et symbolique, les forces disproportionnées lâchées sur ces personnes de rien, ces paysans désarmés, ces instruits de premières générations, sont une honte et le resteront de toute éternité. Le courage de ces hommes et ces femmes, de même que le sacrifice consenti, est notre plus grande fierté ; quelque chose d’assez solide pour bâtir une Nation. 

Vous avez une profonde connaissance de la culture bassa. Pouvez-vous nous en parler?

Je me suis intéressé à ces données. Comme je l’ai dit plus haut, je voulais ancrer mes personnages dans une réalité sociale et spirituelle forte. Etre au plus près de leur réalité, de leur vécu. Pour cela je devais m’imprégner de la culture bassa, la comprendre dans ses nuances et ses non-dits. Me l’approprier. Je ne regrette pas, j’ai beaucoup appris, mieux compris. Cela reste une belle expérience personnelle.

Il y a  une déstructuration très forte portée au niveau des filiations. Quel est votre propos à ce sujet?

La sexualité telle que la conçoit, l’église catholique, avec cette notion de culpabilité est très peu présente dans les sociétés traditionnelles, elle n’a même pas de sens dans ce contexte. Dans l’organisation sociale traditionelle, la parenté est sociale avant d’être biologique Chez moi, quand une femme avait un enfant avant le mariage, c’était un très bon point, elle avait fait la preuve de sa fécondité alors sa dot était plus importante. Les peuples sont pragmatiques, la cohésion du groupe prime sur l’idéologie, la spiritualité et les croyances travaillent dans ce sens. À ce titre la complémentarité des hommes et de femmes est à la fois économique, sociale, politique et spirituelle.

Un dernier point sur la place de la langue bassa. Manguele communique en bassa avec les autres membres de la guérilla. Quel regard portez-vous sur les langues africaines. Y-a-t-il un enjeu à revenir vers elles, comme elles ont été un moyen de communication sécurisé dans le maquis bassa?

Les bassa, comme quelques autres groupes tribaux au Cameroun ont très vite appris à écrire leur langue. Les églises protestantes américaines installées dans cette zone dès la fin du XIXème choisissent de commencer les apprentissages avec l’écriture et la lecture du bassa. Elles n’ont pas la même appréhension de la question que les catholiques français qui en interdisent formellement l’utilisation à l’école. Ce qui donne une génération de personnes qui non seulement évolue dans leur environnement naturel en parlant leur langue maternelle, mais en plus ont appris à l’intellectualiser à la façon occidentale. C’est un vrai atout. 

En outre, les pères fondateurs de l’UPC étaient issus de tous les grands groupes ethniques camerounais. Cela a permis une transmission du message en langue locale qui a surtout infusé auprès de ceux à qui personne ne prenait la peine d’expliquer les enjeux économiques dont ils étaient l’objet. Tout d’un coup, nous sommes dans de l’entre soi, un immense entre soi qui réunit les camerounais en excluant l’occupant. Et bien sûr les communications qui ont lieu dans les centres urbains plus hétéroclites en terme de population que les villages le sont en français. Le mouvement développe ainsi une souplesse, une adaptabilité supplémentaire.

La langue est un enjeu de communication majeur. Chacune d’elle véhicule ses propres subtilités, un imaginaire, une histoire que l’on peut traduire dans une autre langue bien sûr mais sans jamais être assuré d’avoir respecté au-delà de la lettre, l’esprit. Malgré tout, comme le reste, elles vivent et meurent, remplacées par d’autres plus accessibles ou que sais-je. Mais à chaque fois qu’ainsi disparaît une langue, la perte est à la fois silencieuse, dévastatrice et sans rémission. 

Hemley Boum, merci !

Merci!

Propos recueillis par Laréus Gangoueus