2018 en RDC, les violences et les craintes

L’ Année 2018 démarre sous les pires auspices en République démocratique du Congo, ce pays qui porte si mal son nom, où des forces de l’ordre usent de gaz lacrymogène et tirent à balles réelles à la sortie des églises.

Le 31 décembre, à quelques heures du réveillon, des marches de catholiques contre le pouvoir en place ont été brutalement réprimées et il faut entendre la légitime et puissante indignation de l’archevêque de Kinshasa, le cardinal Laurent Monsengwo. “Nous ne pouvons que dénoncer, condamner et stigmatiser les agissements de nos prétendus vaillants hommes en uniforme qui traduisent malheureusement, et ni plus ni moins, la barbarie (…) Comment ferons-nous confiance à des dirigeants incapables de protéger la population, de garantir la paix, la justice, l’amour du peuple ? Il est temps que la vérité l’emporte sur le mensonge systémique, que les médiocres dégagent et que règnent la paix, la justice en RD Congo »A juste raison, l’International Crisis Group, ce think tank qui analyse les régions à risque dans le monde, décrit la situation en RDC et son année électorale à venir comme l’une des dix crises internationales à suivre avec attention dans les mois qui viennent.

Et pour cause, officiellement, le mandat du président Joseph Kabila s’est achevé le 20 décembre 2016. Depuis, il exerce son pouvoir en dehors de tout cadre constitutionnel, et les élections sont sans cesse repoussées. A la Saint-Sylvestre 2016-2017, sous l’égide de l’Eglise catholique, un accord encourageant avait pourtant été signé avec l’opposition pour annoncer un scrutin un an plus tard et mettre en place une transition. Mais il a été foulé au pied, et voilà les élections générales, présidentielle, législatives et provinciales renvoyées officiellement au 23 décembre 2018, plongeant à nouveau le pays dans l’incertitude. Tout cela alors que l’année a été difficile pour ce pays très fragile, de violents troubles touchant même des régions relativement épargnées jusqu’ici comme le Kasaï.

Ce mystérieux M. Kabila

Finalement, les craintes de l’opposition se sont confirmées. Le président Joseph Kabila, 49 ans, est bien parvenu à faire durer son mandat, et prouve une nouvelle fois, malgré sa personnalité mystérieuse et discrète, qu’il est un fin manoeuvrier, comme le confie Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur de France en RDC, interrogé par l’Afrique des idées: “il est beaucoup plus intelligent et subtil qu’on ne le laisse entendre dans certaines chancelleries. Il écoute les uns et les autres mais n’est en aucune manière influencé. Aujourd’hui, il est dans une position extrêmement favorable. Il a réussi à rester au pouvoir pour permettre à son entourage de continuer à amasser de l’argent. Il y a une absence d’unité internationale. On est dans une situation un peu bloquée”.

Le diplomate décrit aussi la profonde déception de l’Eglise catholique congolaise, qui pensait avoir fait le plus dur il y a un an en accompagnant le fameux accord de la Saint-Sylvestre, finalement bafoué. “Dans le passé, il y a eu plusieurs médiations organisées sous l’égide de l’Eglise qui ont donné des résultats. Cette fois, cela n’a pas marché. Tout le monde vit cela comme un échec, ils ont l’impression de se faire avoir, d’être tournés en bourrique par un président, et une commission électorale absolument hallucinante”, estime-t-il.

Les arguments avancés par la commission électorale pour justifier le report des élections sont connus. Il faut du temps pour l’enrôlement des électeurs (leur enregistrement sur les listes électorales) et les défis logistiques et budgétaires sont immenses dans ce pays continent de 80 millions d’habitants.

“C’est très compliqué d’organiser des élections au Congo, ça c’est indéniable. Sur le plan logistique, il faut des moyens considérables, des hélicoptères pour transporter les urnes, installer les bureaux de vote. C’est un pays où l’état civil est défaillant, toutes les opérations, depuis l’enrôlement jusqu’au dépouillement sont compliquées. Mais il n’empêche que cela a déjà été fait dans le passé: il y a eu des élections en 2006 et en 2011. Il n’y a pas de raison d’invoquer des problèmes maintenant, ils ont eu le temps, c’est un argument fallacieux qui ne tient plus à mon avis”, tranche encore Pierre Jacquemot.

Les difficultés de l’opposition

L’autre atout de Joseph Kabila est sa maîtrise de la scène politique congolaise. “Sa majorité politique est restée cohérente toute l’année, alors que l’opposition est divisée, surtout depuis février dernier et la disparition de son chef de file historique Etienne Tshisekedi”, relève Richard Moncrieff, le directeur Afrique Centrale de l’International Crisis Group qui a récemment rendu public un rapport sur la RDC, réclamant une “action concertée” des acteurs occidentaux et africains pour résoudre la crise.

La situation du RDPS symbolise les difficultés de l’opposition: le parti fondé par Etienne Tshisekedi est scindé en deux. D’un côté le premier ministre Bruno Tshibala, qui a fait le choix de gouverner pendant la transition avec le soutien de quelques dissidents du parti, de l’autre Félix Tshisekedi – fils d’Etienne – et les siens qui estiment représenter le RDPS canal historique et jugent que Tshibala s’est auto-exclu du parti…

Dans ses recommandations, publiées avant les événements du 31 décembre, l’International Crisis Group en appelle à une “opposition engagée”, en l’encourageant à prendre part aux négociations avec le pouvoir et entrer plus concrètement dans le jeu politique. Mais comment ne pas se retrouver à nouveau dans le rôle du dindon de la farce ?

“Il y a un risque, mais c’est la vie politique. Il faut accepter ce risque. Il faut s’impliquer, critiquer le gouvernement à partir d’éléments solides. Il faut rester dans l’esprit d’une opposition constructive même si les frustrations sont très fortes”, considère Richard Moncrieff.

“Dans une certaine mesure, le risque de se faire rouler par un président qui veut rester au pouvoir s’est déjà produit. Le président est là. Rester en exil, ça n’apporte pas grand chose non plus. Il faut une implication plus importante et quotidienne à la fois des membres de l’opposition et des acteurs internationaux afin de contrecarrer les manoeuvres du régime sur le terrain”, poursuit-il.

De son côté Pierre Jacquemot se souvient d’un président Kabila plus que sceptique sur la qualité des dirigeants de l’opposition. “Il n’accordait aucun crédit à l’opposition et aux personnalités qui la composaient. Il les jugeait tous comme étant des gens qui avaient profité du système à un moment ou un autre, et qui pour beaucoup s’étaient remplis les poches”.

Eviter le découragement international

Outre l’engagement de l’opposition, la relance du processus politique passera par une mobilisation internationale qui fait défaut. Ces derniers mois, ce sont les Etats-Unis qui ont semblé vouloir reprendre le leadership sur le dossier avec la venue fin octobre de Nikki Haley, l’ambassadrice américaine aux Nations Unies. Mais il faudra un engagement dans la durée, alors que les Américains n’ont pas d’ambassadeur à Kinshasa, mais une chargée d’affaires ad interim, et que l’administration Trump a décidé de supprimer les postes d’envoyés spéciaux régionaux, dont celui d’envoyé spécial en charge des Grands Lacs.

Il faut aussi trouver une voix commune entre les acteurs occidentaux et africains, souvent moins ouvertement critiques au sujet du régime de Kabila. Certains voisins ont parfois semblé se satisfaire de repousser à plus tard les incertitudes d’une présidentielle à risque. L’International Crisis Group cite le Congo-Brazzaville, dont la proximité géographique avec Kinshasa incite à la prudence, ou l’Angola et son immense frontière de 2.500 kilomètres avec la RDC.

“Le problème de ce raisonnement à court terme, c’est de laisser perdurer une crise qui va détériorer chaque jour un peu plus l’état de droit, le respect de la constitution et des institutions. C’est une bombe à retardement. Plus on attend, plus il sera difficile d’éviter l’explosion du pays”, met en garde Richard Moncrieff.

Cet expert considère également que le système des sanctions ciblées des Etats-Unis ou de l’Union Européenne contre des responsables congolais est en train d’atteindre ses limites, en l’absence de position concertée avec l’Union Africaine et les pays de la région.

“On est pas contre les sanctions, mais les sanctions devraient faire partie d’une stratégie politique cohérente. On constate que le résultat des sanctions diminue avec le temps, surtout parce que le pouvoir à Kinshasa s’en sert volontiers pour diviser les positions des acteurs africains et occidentaux au sujet de la RDC. Donc, en ce moment, les sanctions ne servent pas à grand chose, la priorité devrait être une meilleure coordination avec les pouvoirs africains”, insiste Richard Moncrieff.

La difficulté est de se mobiliser sur une crise qui dure depuis de longues années, dans un pays où l’instabilité chronique fait le jeu de ceux qui veulent en exploiter les ressources, notamment dans l’Est de la RDC. Ces derniers mois, la communauté internationale s’est aussi concentrée sur d’autres dossiers sensibles du continent: les pays du Sahel, déstabilisés par le terrorisme, ou la Libye.

La tentation de céder au découragement est donc bien réelle dans une Afrique centrale restée complètement à l’écart de la dynamique démocratique en cours en Afrique de l’Ouest. Pour ne pas s’y abandonner, Pierre Jacquemot insiste sur l’existence d’une identité congolaise forte, “même si le pays est grand et qu’on y parle quatre langues”. Malgré les épreuves, “ce pays indépendant depuis presque 60 ans est encore dans ses frontières. C’est déjà assez miraculeux”.

Il souligne aussi le bouillonnement, “la vitalité et la créativité assez exceptionnelles” d’une ville comme Kinshasa, que ce soit sur le plan artistique ou entrepreneurial. Et la qualité de l’élite intellectuelle dans les milieux littéraires ou à l’Université. “Il se passe beaucoup de choses, dès lors qu’il y a un peu de stabilité”, conclut-il.

Adrien de Calan

Suivre l’argent du pétrole, la délicate mission des ONG au Congo

 

Ici un contrat obscur et ses acronymes barbares, là des comptes offshores et leurs circuits financiers opaques… Il faut une sacrée dose de patience et de ténacité pour percer les mystères de l’argent du pétrole au Congo-Brazzaville, ce que tentent de faire depuis des années Brice Mackosso et Christian Mounzeo. Les deux hommes coordonnent la plateforme “Publiez ce que vous payez” dans ce petit pays d’Afrique centrale. Leur mot d’ordre est aussi simple que la tâche compliquée: exiger la transparence sur les revenus tirés du pétrole, la principale ressource du Congo qui représente 90% de ses exportations et plus de 75% de ses recettes publiques.

Dans leur viseur ces derniers mois ? La taxe maritime, un étrange impôt perçu par la SOCOTRAM, la société congolaise des transports maritimes, dirigée par Wilfrid Nguesso, un neveu du chef de l’Etat, Denis Sassou Nguesso.

Cette taxe maritime, “c’est juste un artifice juridique pour ponctionner sur les fonds publics et utiliser cet argent au bénéfice de la famille”, tranche Brice Mackosso, interrogé par l’Afrique des idées.

Lorsque cette taxe est créée en 1997, les compagnies pétrolières estiment ne pas avoir à la payer, en vertu d’un principe de stabilité fiscale qu’elles ont négocié avec le gouvernement. Un montage est donc mis en place. Ce sont les armateurs de navires qui vont verser cet impôt à la SOCOTRAM. Puis ces armateurs se feront rembourser par les compagnies pétrolières, qui pourront à leur tour obtenir un remboursement (indirect) de l’Etat congolais en déduisant cette taxe de leurs coûts pétroliers.

Bref, c’est une taxe que l’Etat congolais paye finalement lui-même, une bizarrerie. Avec surtout un grand point d’interrogation dès le départ. Où va l’argent perçu par la SOCOTRAM?

“La taxe maritime n’a jamais été reversée au Trésor Public. Pendant vingt ans, cet argent n’a été utilisé que par la SOCOTRAM et il n’y a que la SOCOTRAM qui sait comment il a été utilisé”, affirme le militant de la société civile, qui a tiré la sonnette d’alarme.

Le 9 mars, Wilfrid Nguesso a finalement été mis en examen par la justice française pour « blanchiment de détournements de fonds publics », dans le cadre de l’enquête dite des “biens mal acquis”, un long feuilleton où le Congo joue les premiers rôles. Dans cette affaire, les dirigeants du Congo-Brazzaville, mais aussi de plusieurs autres pays pétroliers comme la Guinée équatoriale ou le Gabon, sont soupçonnés d’avoir détourné de l’argent public pour acquérir de luxueux biens privés: hôtels particuliers, belles voitures…

Coïncidence ou non, quelques jours après cette mise en examen, le premier ministre congolais Clément Mouamba a annoncé la suspension de la collecte de la taxe maritime. Une victoire pour Publiez ce que vous payez Congo qui regrette néanmoins que dans toute cette affaire les compagnies pétrolières françaises (Total) ou italienne (Eni Congo) n’aient pas réagi d’elles-mêmes. Selon Brice Mackosso, elles “savaient que cet argent n’allait pas au Trésor Public”.

Outre cette taxe maritime, les dossiers sont nombreux sur le bureau de Publiez ce que vous payez. Il y a notamment ces interrogations autour des contrats gaziers noués entre les Italiens d’Eni Congo et le gouvernement congolais à Pointe-Noire, la capitale pétrolière et économique du pays. Brice Mackosso est intrigué par les termes de cet accord “vraiment très avantageux pour Eni”. L’ONG voudrait aussi en savoir plus sur les contrats commerciaux passés entre le Congo et la Chine. Selon elle, avec l’argent du pétrole, le gouvernement congolais provisionne un compte à la « Export-Import Bank of China » dans le cadre d'un remboursement de projets d'infrastructures. Cependant, “l’opinion publique demeure ignorante des projets d’infrastructures dont il s’agit. De même, on ne sait pas combien la Chine a investi”, déplore Publiez ce que vous payez.

En creux, l’organisation semble redouter que les dirigeants congolais, échaudés par l’affaire des biens mal acquis, tentent de mettre en place de nouveaux circuits financiers sur le sol chinois, où l’argent sera plus difficile à rapatrier. Face à toutes ces questions, l’ONG agit avec des moyens limités et le soutien de bonnes volontés comme ce “retraité du ministère des hydrocarbures” qui planche sur les contrats litigieux. Travailler sur ce genre de questions ne va pas sans risque. “Je connais les limites”, témoigne ainsi Brice Mackosso. “Si je veux rester au Congo, ça ne sert pas que j’aille au suicide, c’est clair. Cela crée parfois de l’incompréhension avec la diaspora ou la presse étrangère. Mais je préfère rester au Congo et continuer à faire la politique des petits pas”.

La coordination internationale est donc cruciale. Publiez ce que vous payez est d’ailleurs un consortium de nombreuses ONG à travers le monde. Récemment, c’est la compagnie Shell qui a été pointée du doigt au Nigeria. Deux ONG, Global Witness et Finance Uncovered, ont accusé l’entreprise pétrolière anglo-néerlandaise d’avoir sciemment financé la corruption lors du versement de plus d’un milliard de dollars sur un compte au Royaume-Uni afin de décrocher un contrat pétrolier. Pour appuyer leur démonstration, les deux organisations citent des mails de dirigeants de Shell qui montrent qu’ils étaient au courant qu’une partie de l’argent allait être reversée à des intermédiaires afin de les remercier de l’obtention de ce contrat au Nigeria. https://www.globalwitness.org/fr/campaigns/oil-gas-and-mining/shell-knew/

 

                                                                                                                                                                     Adrien DE CALAN

 

« L’avenir de l’Europe est lié à celui de l’Afrique »

“Tournons la page”, c’est le mot d’ordre d’une campagne de la société civile qui intervient dans sept pays africains – Congo-Brazzaville, RDC, Gabon, Tchad, Niger, Burundi et Cameroun – afin de promouvoir l’alternance et dénoncer les potentats africains. Ce groupement d’associations a notamment appelé au boycott de la Coupe d’Afrique des Nations après la réélection controversée d’Ali Bongo au Gabon. Laurent Duarte, l’un des coordinateurs de ce mouvement, explique cette démarche à L’Afrique des Idées.

Pourquoi faut-il “tourner la page” en Afrique ?

Dans de nombreux pays africains, notamment francophones, des familles pour certaines au pouvoir depuis cinquante ans confisquent l’avenir politique de la jeunesse. Plus de 85% des Gabonais ou des Togolais n’ont connu qu’une famille au pouvoir. Nous, on considère que le développement c’est un développement inclusif, total, que parmi cela il n’y a pas simplement la croissance économique mais également l’apaisement politique. Il faut tourner la page des dictatures bien entendu, mais aussi écrire une nouvelle page de paix et de stabilité dans ces pays.

N’est-il pas réducteur de demander un changement à la tête du pays si c’est tout le système qui est vicié ? Qui nous dit que la situation ne va pas rester la même avec un nouveau dirigeant ?

L’alternance démocratique, ce n’est qu’une porte d’entrée. Après, elle est décisive car elle ouvre les champs des possibles. Sans le départ de ces gouvernants, il ne peut y avoir de changements durables. Bien entendu, notre travail au quotidien ne se limite pas à dire qu’Ali Bongo doit être renversé par Jean Ping, Faure Gnassingbé par Jean-Pierre Fabre ou que sais-je encore… L’idée, ce n’est pas simplement un changement de tête. C’est pour ça que notre dernier rapport concerne la fiscalité. Car il ne peut pas y avoir de démocratie sans justice fiscale. En même temps, quand on est un militant de la société civile, il est intéressant d’accompagner les coups de projecteurs médiatiques qu’il peut y avoir sur l’Afrique, notamment pendant les élections qui sont un moment décisif. Bien sûr, le combat ne se réduit pas à ça. Quand bien même on arrive à faire tomber les dictatures, on n’aura pas réglé les problèmes de corruption ou de développement.

La vague d’alternances qui a pu avoir lieu en Afrique de l’Ouest vous fait-elle dire qu’on est à un moment charnière ?

Complètement. Entre 2015 et 2017, environ trente pays africains ont connu ou vont connaître des élections présidentielles. A première vue, on peut dire que ça n’a pas marché partout. En Afrique de l’Ouest, ça avance même s’il reste le Togo qui est l’exception qui confirme la règle. On concentre nos efforts sur l’Afrique Centrale, qui est le nœud dictatorial en Afrique et le nœud des Etats rentiers. Le lien entre dictature et rentes n’est d’ailleurs pas anodin. On sent qu’il y a une lame de fond dans la société civile. Si ce n’est pas pour demain, ce sera pour après-demain. En RDC, depuis 2006 il y a une montée en puissance des mouvements citoyens qui est indéniable. Au Gabon, qui aurait cru que l’archétype du gouvernement “françafricain” aurait pu vaciller comme ça aussi fortement ? Qui aurait pu croire qu’au Tchad, Idriss Déby allait devoir enfermer ses opposants de la société civile les plus importants pour réussir son coup de force électoral ? Pour nous il y a des avancées, même si bien sûr ce n’est pas linéaire.

Quelles sont les situations qui vous inquiètent le plus aujourd’hui ?

Il y a inquiétude et importance, ce sont deux choses différentes. Clairement, le Burundi est dans une situation qui nous effraie. La FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme), qui est membre de notre réseau, a tiré la sonnette d’alarme avec un rapport sur les dynamiques génocidaires à la tête de l’Etat. Les membres de notre campagne travaillent en exil depuis Kigali, ils ne peuvent plus travailler sur place. Cela montre la dureté du régime. En termes d’inquiétude il y a bien sûr le Tchad où Idriss Déby fait face à une grogne sociale. On connaît sa capacité à décapiter la société civile en emprisonnant ses opposants, voire en passant parfois à l’acte. Et puis le Cameroun qui depuis quelques semaines montre qu’on n’est pas seulement dans une dictature “soft” comme on a tendance à présenter le régime de Paul Biya, et où quand il s’agit de réprimer, Biya est aussi doué malheureusement que ses collègues de Brazzaville ou de N'Djamena. Après, en termes d’importance politique, il y a deux pays qui vont être au cœur de notre travail dans les deux prochaines années. C’est la RDC bien sûr parce que c’est un pays continent et décisif. Nous croyons à l’effet domino en Afrique Centrale. Lorsqu'il y en a un qui aura basculé, ça fera un précédent. On espère que Kabila partira dans un climat apaisé et avec un vote respecté. L’autre c’est le Cameroun en 2018, il va y avoir toutes les élections locales et présidentielles, on sent bien qu’il y a une tension sociale qui est énorme et qu’on est face à un régime à bout de souffle.

Le risque de votre discours n’est-il pas d’entretenir une confusion entre mouvement de la société civile et opposition ?

On a toujours été très clair. Il n’y a aucun mouvement politique dans notre organisation. On est opposé à des dictatures, c’est certain, mais nous ne sommes pas des opposants politiques. C’est complètement différent. On ne peut pas nous accuser d'être complaisant à l’égard de quelconque opposant que ce soit. Si je prends le cas de Jean Ping au Gabon, notre position, qui est incarnée par Marc Ona Essangui sur place, est très claire. Aujourd’hui, Jean Ping est le président élu dans les urnes aux dernières élections comme le montrent les rapports de l’Union Européenne. Néanmoins, si demain il arrive au pouvoir et qu’il fait les mêmes choses qu’Ali Bongo – et on a des craintes potentielles vu d’où il vient – il nous trouvera sur son chemin.

Pendant la Coupe d’Afrique des Nations, vous avez appelé au boycott de la compétition au Gabon. Dans un de vos communiqués, il y a même eu pendant un moment un appel au sabotage. Ce type d’actions font-elles partie de votre registre ?

Il y a eu véritablement un couac, ça arrive dans un mouvement de la société civile qui réunit 200 associations. Nous, on était contre le sabotage. Cela a été ajouté par une association qui a cosigné l’article. On n’a pas été assez ferme dans la relecture. Nous étions vraiment sur du boycott. Sabotage ça fait penser à des attaques armées, il n’a jamais été question de cela. On est pacifique, on est non-violent. Toutes les formes de non-violence, et il y en a des centaines, sont dans notre répertoire d’actions. On n’appellera jamais à la violence, au contraire. S’engager sur le chemin de la violence par rapport à des régimes dictatoriaux, c’est forcément perdre, c’est là où ils sont les plus forts.

Un certain nombre de ces pays ont des liens avec la France. Quel bilan tirez-vous du quinquennat finissant de François Hollande ?

C’est un bilan assez décevant, il faut le dire. Il y avait ce moment important en 2015-2016 avec une ligne rouge infranchissable qui était la question du tripatouillage constitutionnel à des fins personnelles. C’était quelque chose d’indéfendable pour nous. On attendait que François Hollande soit ferme sur ces questions. Il ne l’a pas été, notamment sur le Congo-Brazzaville. On ne l’a pas entendu sur le Tchad malgré une élection non transparente. C’est une déception. Si on compare à ce qui s’est passé avant, on est sorti du schéma classique de la Françafrique de Papa qui était quand même encore assez présent avec Nicolas Sarkozy.

Néanmoins, on aurait attendu – un peu comme les Etats-Unis ont pu le faire parfois de manière cynique – un discours très clair sur les droits humains. Ça n’a pas été le cas. Il y a un problème d’alignement de la politique africaine sur la politique de défense de la France. Jean-Yves Le Drian (ministre de la Défense) a eu beaucoup plus d’influence que les ministres des Affaires étrangères Laurent Fabius ou Jean-Marc Ayrault. Quand on voit le Tchad d’Idriss Déby c’est vraiment l’exemple type de l’échec de la politique africaine de la France. Un dictateur qui était dans une situation délicate aussi bien socialement que politiquement ressort du mandat de François Hollande renforcé, considéré comme le grand défenseur de la stabilité de l’Afrique. Et le premier ministre Bernard Cazeneuve pour son premier voyage à l'étranger lui rend visite…

Sur le Gabon, la position française ne vous a pas semblé plus équilibrée ?

On a cru à un moment donné qu’il allait y avoir une vraie inflexion sur le Gabon. Et puis il y a eu un rétropédalage assez clair, matérialisé par la visite de Manuel Valls au Togo, où endossant la casquette de présidentiable, il dit qu’Ali Bongo est le président en place et un interlocuteur légitime. Cette inflexion aurait dû être contestée par le président de la République. Ça n’a pas été le cas, cela montre que bon an mal an on s'accommode de cette position.

La coordination de votre campagne a lieu depuis Paris. Ne risquez-vous pas un procès en néocolonialisme ?

C’est souvent l’argument préféré des dictateurs aux abois, ces mêmes dictateurs qui au quotidien bradent leur indépendance et leur souveraineté à des entreprises. Donc ça nous fait un peu rire jaune. Pourquoi Tournons la page a une coordination en France ? Premièrement parce qu’ici on a la liberté d’expression et la possibilité de parler en toute tranquillité. Et les moyens financiers aussi pour faire avancer ces mouvements citoyens qui ont des conditions économiques fragiles en situation dictatoriale. On est la caisse de résonance de ce qui se passe en Afrique.

Avec ces dirigeants qui s'accrochent au pouvoir depuis tant d'années, ne craignez-vous pas une lassitude du grand public sur ce type de sujets ?

Il n’y a pas de lassitude du public africain quand il entend les mouvements citoyens se battre. Un sondage vaut ce qu’il vaut mais en RDC, une enquête lancée par Freedom House montre que 80 % des Congolais veulent voir Kabila partir et une transition se mettre en place. La lassitude au niveau africain n’est pas là. C’est un mauvais procès. Sur la France et l’Europe, c’est vrai. Mais il faut avoir en tête que l’avenir démocratique et politique de l’Afrique ne concerne pas simplement l’Afrique. Si on veut comprendre les vagues migratoires massives depuis l'Erythrée ou le Soudan, il faut regarder les régimes politiques qui y sévissent. Pour comprendre la résurgence du terrorisme dans la bande sahélienne et autour du Lac Tchad, il faut aussi regarder la situation de ces jeunes qui voient depuis des décennies le même pouvoir leur voler leur avenir politique. L’avenir de l’Europe est lié à celui de l’Afrique.


Propos recueillis par Adrien de Calan

 

Achille Mbembe, a cure to  the ‘fetishism of  identity’

Achille MbembeAt about 60 years old, the Cameroonian scholar Achille Mbembe devoted himself to an ambitious as well as risky exercise. He looks at the world as it is, where self-hatred has been transformed into a rejection of others, “Scapegoats have become objects  such as  foreigners, Muslims,  the ‘veiled woman’, the refugees, the Jews or black people”. According to him, a real desire of Apartheid is growing in contemporary societies, which is deeply-rooted in the establishment of liberal democracies and their link to colonialism.

Mbembe painstakingly dismantles the racist  and deep-seated fears and tries to bring a  ‘treatment  to them. Inspired by the work of the Martinican psychiatrist Frantz Fanon , in  his treatment measures in Algeria in the 1950s and his heated writings against colonialism. In this article he speaks to ADI, about his last essay Politics of enmity, published in March 2016. He presented the latter at a grand colloquium in Dakar and Saint-Louis in Senegal ( from the 27th to the 31st of October, 2016). This was a gathering of about twenty African intellectuals who are at the heart of this revival of the African thinking.

You wrote that the days that we live in are characterized by the rejection of others and for the spread of the ‘state of exception’. Furthermore, what does the “politics of enmity” that you speak about stand for? This is of course, what inspired the title of your book

In this project, I meant to take a snapshot of the world. This snapshot is characterized by the propensity to violence and the uprising of war-like instincts. Since the terrorist attacks of September 2001, in the United States, the ‘state of exception’ has become more or less the rule and is connected to the quest and the obsession with the enemy. For us, citizens of the Global South, I wanted to retrace the historical origins of this hostility; to take a look at those moments when politics becomes a vector of  hostility than one that links individuals.  

In your essay, you explain that this violence has long existed in liberal democracies. It also existed in colonial plantations or  penal colonies, far from  the eyes of the world…

The point was to rethink democracy as the ultimate form of human government. More so, a historical rediscovery of modern democracy, the liberal form particularly, enables us highlight that the system was established as a democracy for like-minded people. There is no democracy except the one which gathers like-minded people. This was the case during the long period of slave trade in the United States and in Europe during the colonial period.  Historically, democracies always needed a neutral place beyond their borders where they could accept violence without any boundaries against those who were not considered as part of their clan. The colonial period embodied this moment that I speak about. 

Why did you focus your analysis on liberal democracies? Isn’t this ‘enmity’ a distinctive feature of all states, of every national community which is founded on relationships?

Indeed, this is the peculiarity of the state, and mostly the nation- state, which as we can see with its name, is a state for nationals-for those whom we think are like us. And yet, I am particularly interested in liberal democracies, because, all things considered, I can’t see any hope beyond democracy. But, in the last quarter of the 20th century, the democracy, that we thought was going to triumph over all other political approaches fell apart and underwent a process of reversal. There has been an unprecedented opposition between capitalism and democracy. I do not think that it is possible for  a certain form of capitalism, especially financial capitalism, to co-exist with democracy. I join my voice to recent criticisms of democracy- that it has reached the end of its lifespan. We need to reinvent something else, or at least think about a possible way to revive democracy so as to bring solutions to our problems and save us from this savage world, with extreme and irrational expressions of violence, like terrorism . Although, the fight against terrorism is also an embodiment of violence.

You made reference to Franz Fanon’s ‘pharmaceutical treatment’. To what extent is his method in Algeria the model of an ideal cure?

Fanon is quite a dangerous author… I refer to him because he understood well, maybe even better than any theorist of the anticolonial struggle, how violence was both a remedy and a poison. This reference to Fanon does not aim to present him as a master with the suitable solutions for our current stalemates. I talk about him because he really emphasizes the tensions – unsolvable for most of them –  that we face.

We can say that Fanon dealt with violence and radicalism without inhibition. What would be the practical applications today?

Violence in Fanon’s work  plays a cathartic role, meaning that it enables the colonized subject to get out of his present situation. Paraphrasing Fanon, the oppressed needs to come to the realization that ‘the blood  that runs in the settler’s veins is the same colour as his’- that there is an essential and fundamental similarity among everybody. Violence wakes the oppressed from his slumber. Furthermore, violence brings us back to earth. Its is like an earthquake, which destroys the colonial and racist system and based on those ruins, we might imagine a new order.

But the mythological dimension of violence is not really what I am interested in, but the fact that Fanon who advocates violence, is very attached to what I would call the politics of treatment. It is this same Fanon, who studies the psychological disorder that the policeman who tortures Algerian nationalists has to go through. From an intellectual point of view, I am interested in the double-dialectic of violence and care.   

In order to fight this enmity, you propose the ethics of a traveler. What is this about?

Behind the idea of a traveller is the huge cosmological reflection on “who are we?” and how can we define the essence of human life in relation to the long history of the universe where the human species represents a small fraction- a species amongst others. It seems to me that one of the main characteristics of humans is our temporal being on earth as travellers. We don’t choose our place of birth, that is a choice made by others. What we choose is the type of experiences we have on our journey and what we do with those experiences.

If we really take that image of the traveller seriously, it would open us to new horizons on the question of identity and fetishism of identity. That image would also enable us think differently on the form of the nation-state, which has become a prison. In an era where mobility speeds up everything, it would most importantly, enable us reflect differently on the issue of migrants, of the person who is passing-by, and the types of laws created to face those processes which are sources of fear.

Isn’t the image of the traveller only for those who have the opportunity to travel and to meet others?

Not at all. If we consider people in motion, refugees, people who are forced to leave their place of birth and take risky paths without any guarantee of destination- their numbers are constantly on the rise. Mobility has become the most important condition of survival for a large number of human beings. The tragedy today is being stuck and not being able to move on. Millions of people are facing that tragedy. Governing this type of mobility is probably one of the biggest challenges of the 21st century. If we do not confront and find human solutions to this challenge, we will end up to multiplying the tragedies that we could have avoided. We need to take seriously this image of the traveller and temporal passage as the foundation of our human essence.  

The tone of your book is a worried one. Isn’t the intellectual situation in Africa reassuring?

Yes, absolutely. There is an intellectual and artistic effervescence in several disciplines, from Literature to Dance including the Visual Arts and Philosophical Critique. Indeed, there is a huge movement, which I think will be on the rise over the next decades from people in Africa to those in the African Diaspora. The place of birth of this effervescence is movement and mobility.  This reflection on mobility is what I call Afropolitan.

Further reading – Achille Mbembe, Politics of enmity, Ed. La Découverte, March 2016.


Translated by Laurence Mondésir

Original article by Adrien de Calan

Burundi, Congo… Du silence à l’indifférence

JPG_BurundiUne grande partie de l’Afrique centrale semble aujourd’hui complètement en dehors des radars médiatiques et diplomatiques. Qui pense au Burundi, qui chaque heure, sombre un peu plus dans la violence ? Au Congo-Brazzaville, où les voix dissidentes ne nous reviennent plus qu’en de lointains échos. Faut-il inexorablement attendre le terrorisme et la guerre pour faire mine de s’intéresser à l’Afrique ? Comment ignorer qu’ils ne sont que les produits de nos indifférences d’hier ?

Tant bien que mal, le petit Burundi avait pourtant réussi à trouver un équilibre politique. C’était les accords d’Arusha, en 2000. Ils mettaient fin, progressivement, à une guerre civile qui avait coûté la vie à plus de 300 000 personnes. Ils établissaient aussi un partage du pouvoir entre la majorité hutu et la minorité tutsi et des principes simples comme la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels. Ces accords sont aujourd’hui en lambeaux. Après deux mandats, le président Pierre Nkurunziza s’est accroché à son fauteuil coûte que coûte, au prix d’une spirale de violence inouïe, d’assassinats ciblés, de journalistes malmenés, voire torturés. Passé à tabac par les services de renseignement, le correspondant de l’AFP et RFI a été contraint de se réfugier à l’étranger. Le pouvoir a également menacé à mots couverts une envoyée spéciale de la radio française accusée d’”action perturbatrice”, de “reportages de malédictions” et de “fausse informations incendiaires”. Depuis fin avril, des centaines de personnes ont été tuées, même si le bilan précis est difficile à établir. 5.000 soldats de l’Union africaine sont annoncés pour mettre fin aux violences. Mais quand et pour faire quoi ? Comment les déployer sans l’accord du pouvoir ?

Du côté de la communauté internationale, les appels à la modération et au calme se succèdent depuis des mois, sans effet. Le dialogue inter-burundais, piloté par l’Ouganda, est au point mort. Quand bien même les critères ethniques ne recouvrent pas les multiples lignes de fractures dans le pays, les chancelleries sont tétanisées par le fantôme de 1994. Les 800 000 victimes, tutsis et hutus modérés, du génocide rwandais qu’elles n’avaient pu empêcher. Si le pire advenait, l’ONU, dans une note dévoilée il y a quelques jours, reconnaît qu’elle ne pourrait y faire face sans moyens supplémentaires. L’ampleur des violences dépasserait “les capacités de protection des Nations Unies”, déplore ce texte.

Des appels de la communauté internationale, il y en a, aussi, au Congo-Brazzaville, mais si peu. Le paysage politique y est comme congelé. Le pays visiblement indissociable de son président Denis Sassou Nguesso, revenu au pouvoir par les armes en 1997, après une guerre civile, encore une. Pour 2016, une constitution l’empêchait de s’accrocher au pouvoir. Qu’importe, une autre a été écrite à la hâte et adoptée par référendum en octobre. Quelques jours avant le vote, François Hollande avait estimé que Denis Sassou Nguesso avait, après tout, tout à fait  le droit de consulter son peuple. La France est il est vrai un partenaire historique du Congo, où Total est le principal acteur de secteur pétrolier. Aussitôt critiqué par les ONG et l’opposition congolaise, le président français avait rectifié le tir quelques heures plus (trop) tard par un communiqué condamnant toute violence et rappelant l’importance de la liberté d’expression.

Puisque les critiques se font rares, la présidentielle au Congo a été avancée au mois de mars au lieu du mois de juillet. Avec cet inattendu changement de calendrier, l’opposition redoute de n’avoir ni le temps, ni les moyens de préparer la campagne, mais qui s’en soucie ? Les opposants ont certes depuis longtemps perdu une partie de leur crédibilité. Sans accès aux médias, ni véritable aura au sein d’une population désabusée, ils sont souvent divisés, sans ressources, exposés aux appels du pied et aux francs CFA de la présidence, qui bénéficie à plein des ressources pétrolières.

Le 20 octobre, des jeunes sont descendus dans la rue aux cris de “Sassoufit”. La répression des manifestations a fait 17 morts selon l’opposition. Dix jours après, cette même opposition annonçait des grandes marches dans tout le pays, pour contester les résultats du référendum. Sans explications crédibles, les manifestations ont finalement été annulées. Interrogé à Paris, l’écrivain Alain Mabanckou, tout en appelant le président à laisser le pouvoir, a dénoncé l’attitude d’une opposition “qui quand ça a commencé à crépiter s’est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles”. Pessimiste, il a même prédit deux nouveaux mandats pour Denis Sassou Nguesso, “vu le larbinisme de l’opposition”.

A Bujumbura comme à Brazzaville, tout est fait pour que rien ne change. Ailleurs la situation de ces deux pays comme bien d’autres en Afrique, suscite au mieux une vague indifférence, au pire, des réponses dégainées comme des boomerang, pour dire qu’après tout “c’est ça l’Afrique”. Comme si “là bas”, plus qu’ailleurs, un président avait le droit de disposer de son peuple à guise, et de faire de son pays son jardin tâché de sang… Jusqu’à quand ?

Adrien de Calan

C’était la guerre du Cameroun

camerounC’est quasiment un travail archéologique que mènent depuis une dizaine d’années l’historien Jacob Tatsitsa et les journalistes Thomas Deltombe et Manuel Domergue. Déterrer de l’oubli la guerre du Cameroun, un conflit colonial et une guerre civile d’une rare violence, que l’Etat français et le régime camerounais ont sciemment passés sous silence.

C’est pourtant “une petite guerre d’Algérie”, selon l’expression d’un responsable français de l’époque, cité dans leur livre La Guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique paru tout récemment aux éditions de La Découverte.

Depuis ses débuts à bas bruit au milieu des années 50 aux derniers soubresauts au début des années 70, cette guerre a fait a minima des dizaines de milliers de morts. “Le chiffre de plus de 100.000 morts est crédible”, estime même Thomas Deltombe, l’un des auteurs interrogés par l’Afrique des idées

“Leur travail bat en brèche un cliché qui a curieusement encore cours : celui d’une décolonisation relativement tranquille en Afrique subsaharienne, contrairement à ailleurs. Le Cameroun prouve que c’est totalement faux”, témoigne l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la décolonisation.

“La France a bien connu trois guerres coloniales, l’Indochine, l’Algérie et celle du Cameroun, qui reste complètement taboue. Avec la volonté des militaires français de redorer le blason de l’armée après l’échec indochinois”, souligne-t-il encore.

Le conflit qui démarre est d’abord la répression d’un mouvement indépendantiste à l’influence grandissante, l’Union des populations du Cameroun (UPC), créée en 1948. Ancienne colonie allemande, le Cameroun est à l’époque sous la tutelle des Nations Unies. L’administration en est confiée à la France pour 85% du territoire et à la Grande-Bretagne pour les 15% restants.

Paniquées par les mots d’ordre de l’UPC et son inspiration marxiste – dans le contexte de la guerre froide – les autorités françaises font tout pour contrer le succès croissant du mouvement jusqu’à l’interdire en juillet 1955, après une série d’émeutes et de violents affrontements.

“Pacification”

Fin 56, l’UPC entre dans la lutte armée. La France lance elle une opération “de pacification” en Sanaga Maritime, une région de l’Ouest camerounais où se concentrent les principaux foyers insurrectionnels. 

La lutte est aussi psychologique, avec des dirigeants français acquis aux méthodes contre-subversives en vogue, la doctrine de guerre révolutionnaire (DGR) qui vise à discréditer l’adversaire chez les civils, à les “immuniser” contre le “communisme” et la “subversion upéciste”. Dans une circulaire de février 55, le haut-commissaire Roland Pré prône une “propagande de combat”, afin que la “masse à qui elle s’adresse puisse avoir l’illusion de penser par elle-même”.

Le conflit s’installe, le leader de l’UPC Ruben Um Nyobè est éliminé le 13 septembre 1958 lors d’une expédition de soldats tchadiens et camerounais, encadrés par des militaires français.

Le 1er janvier 1960, l’indépendance négociée par la France n’est que de façade selon les auteurs, avec un régime acquis à Paris. Le 13 octobre, un autre leader de l’UPC, Félix Moumié, est empoisonné à Genève par un agent des services secrets français qui se fait passer pour un journaliste. Moumié meurt trois semaines plus tard.

La guerre se poursuit et monte encore en intensité dans la région Bamiléké, dans l’Ouest du pays, entre les maquisards et le régime du nouveau président Ahmadou Ahidjo, soutenu militairement par les Français. Raids aériens, usages systématiques de la torture, des militaires français assistent et participent à des opérations qui font froid dans le dos. 

Le sergent-chef Max Bardet survole en hélicoptère ce qu’il appelle des “massacres contrôlés”, évoque des jets de “grenades à phosphore” sur les maquisards en fuite ou la pratique du “bennage” pour jeter à la rivière les gens fraîchement tués.

Ces violences ont pourtant lieu dans l’indifférence médiatique. Le conflit est oblitéré par la guerre d’Algérie qui a lieu au même moment et monopolise l’attention. Il n’y a pas d’appelés comme en Algérie, les officiers français sont relativement peu nombreux et les combats, éparpillés dans le temps et dans l’espace, sont en quelque sorte sous traités. Avant l’indépendance, les Français sollicitent des contingents africains notamment tchadiens. Après, c’est le régime camerounais et son armée qui sont à la manœuvre.

Se mêlent d’ailleurs au combat contre les insurgés de multiples enjeux locaux, des luttes de pouvoir, des conflits pour l’appropriation des terres, des rivalités entre chefs traditionnels et militants de nouvelles générations ou des tensions d’ordre ethnique.

“Une approche un peu franco centrée”

C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire aux auteurs depuis leur premier livre Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) paru dès 2011 : présenter le conflit comme une “guerre totale” intégralement pilotée par Paris et sous-estimer les dynamiques proprement camerounaises qui échappent en partie aux dirigeants français.

“C’est tout à fait compréhensible, mais c’est une approche un peu franco centrée”, constate ainsi l’historien camerounais Yves Mintoogue, tout en soulignant la somme d’archives et de témoignages collectés par les trois auteurs.

“Beaucoup d’acteurs camerounais ont utilisé le conflit colonial pour se repositionner au niveau local et jouer leurs propres cartes. C’est une association de malfaiteurs où les élites camerounaises avaient leurs intérêts”,explique-t-il . Pour Thomas Deltombe, si la question est légitime, il y a pourtant “un piège à vouloir décrire les acteurs camerounais officiels, Ahidjo et son régime en particulier comme des acteurs libres de leurs mouvements et de leurs fonctionnements”.

“Nous, on considère qu’il ne faut pas oublier les enjeux de domination coloniale et néocoloniale. Il faut faire attention de ne pas considérer qu’Ahidjo et De Gaulle discutent sur un pied d’égalité, c’est archi-faux”.

“Pure invention”

Reste que les autorités françaises ne facilitent pas le travail des historiens. En 2011, le premier ministre François Fillon a tout simplement qualifié de “pure invention” l’assassinat de responsables nationalistes camerounais par la France.

En juillet 2015, François Hollande a finalement reconnu des “épisodes extrêmement tourmentés et tragiques puisqu’après l’indépendance il y a eu une répression en Sanaga Maritime et au pays Bamiléké” et il s’est dit favorable à ce que ”les livres d’histoire puissent être ouverts et les archives aussi”.

Thomas Deltombe réclame lui “une reconnaissance claire, précise, si possible solennelle et un peu digne des autorités françaises”, et des mesures concrètes comme le déblocage de fonds pour rendre les archives accessibles aux historiens camerounais et étrangers.

Il pose aussi la question polémique de réparations financières pour les victimes du conflit puisque “tout crime doit être sanctionné, et ces sanctions souvent c’est de l’argent”.

“C’est le sujet le plus casse gueule en histoire”, considère pour sa part l’historien Pascal Blanchard. “Les historiens sont très mauvais sur le sujet. Puisqu’il est question d’argent, qui va faire le tri pour savoir qui va toucher quoi, comment le faire… Selon moi, la seule réparation qui vaille c’est de remettre l’histoire à l’endroit, une histoire au plus juste pour les enfants camerounais et français”.

Adrien de Calan

 

Pour aller plus loin, La guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, octobre 2016 La Découverte

 

L’Afrique centrale a-t-elle un problème avec la démocratie ?

Internet coupé, écemac-chefs_0lections contestées et violences ; la présidentielle du 27 août au Gabon a de tristes airs de déjà-vu. Comme si se rejouait cinq mois plus tard la mauvaise pièce du Congo voisin, à Brazzaville, où le président Sassou Nguesso a été lui aussi réélu dans des conditions controversées, après un scrutin du 20 mars peu crédible de l’aveu de l’Union Européenne et entaché “d’irrégularités généralisées” selon les Etats-Unis.

Le vent des alternances qui souffle en Afrique de l’Ouest, du Burkina au Bénin, n’a donc pas atteint l’Afrique Centrale, protégée semble-t-il par un drôle de microclimat. Bien sûr la région n’a pas le monopole du pouvoir autoritaire et du trucage électoral et les pays qui la composent ont leurs dynamiques propres. Mais de la Guinée équatoriale d’Obiang Nguema au Congo de Sassou Nguesso, en passant par le Gabon d’Ali Bongo et le Cameroun de Paul Biya, les similitudes sont troublantes jusqu’à faire de l’Afrique centrale “le cœur des ténèbres de la démocratie”, selon Achille Mbembé ?

Filles et fils de

D’abord, le pouvoir reste une affaire de famille et de clan. Les “filles et fils de” sont vice-président (en Guinée équatoriale), députés (au Congo), responsable du secteur pétrolier (encore au Congo), ou encore président comme au Gabon où Ali a succédé à son père Omar Bongo en 2009.

La présidentielle gabonaise version 2016 est un cas d’école avec un duel entre le sortant Ali Bongo et son ex-beau-frère, Jean Ping, ancien mari de Pascaline Bongo et qui fut également plusieurs années ministre d’Etat, sous le règne de Bongo père. Avec pour compliquer le tout, des relations familiales parfois transfrontalières, comme entre le Congo et le Gabon où Omar Bongo, avait pour épouse Edith Sassou Nguesso, la fille du président congolais.

37 ans en Guinée équatoriale comme en Angola, 33 au Cameroun, 32 au Congo-Brazza, les chefs d’Etat se livrent en outre à un véritable concours de longévité au pouvoir. Sur ce point, il faut l’admettre l’Afrique centrale n’est pas seule. Songez à Yoweri Museveni en Ouganda (30 ans), Robert Mugabe au Zimbabwe (28 ans, si l’on ne compte pas ses années à la primature) et Omar el-Béchir au Soudan (27).

La classe politique et la société civile y sont aussi extrêmement fragmentées et fragilisées par la force centrifuge du chef de l’Etat et de ses richesses. Interrogé par l’Afrique des idées, le philosophe Achille Mbembe dénonce ainsi “des systèmes de chefferie, où on règne sur des captifs ou au mieux sur des clients” et “une captation des élites dans une économie du désir et de la parure”.

Rentes et corruption

Autre critère fondamental, la plupart de ces régimes fonctionnent grâce à l’exploitation des ressources naturelles, notamment pétrolières, avec une économie peu diversifiée et un système de rentes, favorable à la corruption et à la confiscation des richesses.

L’exploitation du pétrole est au cœur de l’économie du Gabon, du Congo-Brazzaville et de la Guinée équatoriale, déstabilisés d’ailleurs par la chute des cours ces derniers mois.

Et ce sont ces mêmes trois pays qui sont les premiers visés par la fameuse affaire des biens mal acquis où des ONG accusent des chefs d’Etat et leur entourage d’avoir détourné de l’argent public pour acquérir de luxueux biens privés.

“C’est une région où la corruption et la vilénie ont atteint des proportions transnationales, dans la mesure où ce sont des régimes soutenus par des forces économiques internationales et des acteurs politiques transcontinentaux”, déplore encore Achille Mbembe.

Enclavement et relations incestueuses

Malgré la présence de ces entreprises multinationales, l’intellectuel camerounais insiste sur le relatif isolement des populations d’Afrique Centrale, où “les pays sont les plus enclavés de la sous-région. En Afrique de l’Ouest, vous voyagez avec votre carte d’identité du Sénégal au Bénin. En Afrique Centrale, on ne peut pas circuler librement”. De quoi être à l’écart des dynamiques politiques et intellectuelles en cours sur le continent.

Dans la pratique, le Cameroun a bien été à l’initiative d’un passeport biométrique CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) en 2014 censé permettre de se déplacer d’un pays à l’autre sans visa, mais encore faut-il que les services d’immigration soient à la page.

La région reste en marge des grands carrefours de circulation du continent, avec un taux de bitumage des routes encore très faibles et pour ce qui est des lignes aériennes internationales, dans le cas de Libreville (Gabon) et Brazzaville (Congo), une polarisation vers l’ancienne puissance coloniale, la France. Pour ces deux pays, la question de la relation ambigüe avec la France tient encore une place centrale dans la vie politique, avec des nuances toutefois.

Au Gabon, la passation de pouvoir d’Omar à Ali Bongo en 2009, a amené une forme de rééquilibrage des relations et tourné en partie la page d’une “Françafrique” dont Omar Bongo était un des piliers. En contestant sa défaite, l’opposant Jean Ping en appelle à la France, en regrettant une forme de “non-assistance à peuple en danger”, comme si inévitablement, le rôle d’arbitre revenait à Paris.

Au Congo, Denis Sassou Nguesso, arrivé au pouvoir en 1979, reste lui un héritier de ces relations incestueuses franco-africaines où se mêlent diplomatie classique et réseaux d’influence parallèles. En témoigne l’embarras de l’Elysée au moment du référendum organisé dans le pays pour permettre au président de se représenter à un nouveau mandat.

Vers une recomposition politique ?

Faut-il pour autant résumer ces pays à des pétro-Etats dynastiques condamnés à échapper à la démocratie ? En se focalisant sur le scrutin présidentiel, le risque est de passer à côté des mouvements à l’œuvre au sein des différentes sociétés.

Malgré la crise gabonaise, un historien comme Jean-Pierre Bat soutient qu’une recomposition politique est bien en cours dans le pays depuis 2009. L’arrivée au pouvoir d’Ali Bongo coïncide selon lui avec une série de ruptures sur le plan diplomatique mais aussi intérieur avec une fragmentation du clan Bongo et de l’autre côté une opposition mieux organisée qui est parvenue à s’accorder sur une candidature unique en la personne de Jean Ping.

A Libreville, si certains médias gabonais ont été attaqués ou incendiés pendant la crise, les journalistes étrangers sur place ont plutôt reconnu qu’ils pouvaient quant à eux travailler sans difficulté et “couvrir les violences de façon libre”. 

“Ce qui me surprend le plus au Gabon, c’est la permissivité dont les forces de sécurité font preuve à mon égard. Savoir jusqu’où l’on peut faire son travail de journaliste sans être inquiété est souvent un bon baromètre du degré de démocratie dans un pays”, raconte ainsi le photographe de l’Agence France Presse (AFP) Marco Longari.

A l’inverse, au Congo-Brazzaville, les trois journalistes du quotidien Le Monde et de l’AFP qui s’étaient risqués à interroger le principal candidat de l’opposition, Jean-Marie Michel Mokoko, après la présidentielle, avaient aussitôt été agressés et dépouillés de leur matériel par des hommes se présentant comme des policiers.

Au Cameroun, au-delà de la longévité au pouvoir de Paul Biya, on pourrait souligner la plus grande diversification de l’économie ou les progrès faits en matière agricole.

Il faut aussi mettre en évidence l’ébullition politique et sociale dans les rues, avec la manifestation inédite d’octobre 2015 à Brazzaville, où les événements de 19 et 20 septembre à Kinshasa, dans la RDC voisine, réprimés par le pouvoir en place.

Il n’en reste pas moins que l’Afrique Centrale reste orpheline des changements politiques majeurs qui ont en partie changé la donne sur le continent ces derniers mois. “Cela prendra un moment, il faut qu’une dynamique s’enclenche”, analyse Achille Mbembe. “S’il y avait eu alternance au Gabon, cela aurait eu des répercussions inéluctables sur l’ensemble de la sous-région”, conclut-il.

                                                                                                          Adrien de Calan

Achille Mbembe, remède à la “fétichisation de l’identité”

achille-mbembe_1A près de 60 ans, l’intellectuel camerounais Achille Mbembe se livre à un travail aussi ambitieux que périlleux. Tracer les lignes de force d’un monde inquiétant où l’heure est à la haine de soi transformée en rejet de l’autre, à la “fixation imaginaire sur l’étranger, le musulman, la femme voilée, le réfugié, le juif ou le nègre”. Pour lui, c’est bien un désir d’apartheid qui est à l’œuvre dans les sociétés contemporaines et qui trouve ses origines dans la construction des démocraties libérales et leur adossement au fait colonial.

Mbembe démonte méticuleusement les phobies racistes et tente de leur opposer une “pharmacie”, inspirée du travail du psychiatre martiniquais Frantz Fanon: de sa pratique des soins dans l’Algérie des années 50 et de ses textes brûlants contre la colonisation. Pour l’Afrique des idées, il revient sur son dernier essai Politiques de l’inimitié paru en mars dernier, avant un grand colloque au Sénégal, à Dakar et à Saint-Louis (27-31 octobre), où seront rassemblés une vingtaine d’intellectuels du continent, au cœur de ce renouveau de la pensée africaine.

L’heure, écrivez-vous, est au rejet de l’autre et à la généralisation de l’état d’exception. Que désignent ces “politiques de l’inimitié” qui donnent son titre à votre ouvrage ?

Le projet consistait à prendre la mesure d’un temps du monde qui me paraît dominé par le désir de violence et l’accélération des instincts guerriers. Depuis les attentats de septembre 2001 aux Etats-Unis, l’état d’exception est devenu plus ou moins la règle, et avec lui la demande et l’obsession de l’ennemi. Pour ce qui nous concerne, les gens du Sud, je voulais retracer les origines historiques de cette hostilité, ces moments où le politique en vient carrément à faire de la gestion de l’hostilité et non plus de mise en lien des individus.

Vous expliquez que cette violence était déjà en germe historiquement dans les démocraties libérales. Mais qu’elle avait lieu dans la colonie ou au bagne, loin des regards…

Il s’agit de repenser la démocratie en tant que forme ultime, dit-on, de gouvernement des humains. Or une relecture historique de la démocratie moderne, libérale en particulier, permet de montrer que le système s’est constitué sous la forme d’une démocratie des semblables. Il n’y a pas de démocratie autrement que pour ceux qui sont semblables les uns aux autres. Ce fut le cas pendant très longtemps aux Etats-Unis à l’époque de la traite des esclaves, ce fut le cas en Europe au moment des conquêtes coloniales. Les démocraties, historiquement, ont toujours eu besoin d’un tiers-lieu à l'extérieur d’elles-mêmes, où elles pouvaient exercer une violence sans réserve contre ceux qui avaient été décrétés comme n’étant pas des leurs. Le moment colonial fait partie de tout cela.

Pourquoi centrer l’analyse sur les démocraties libérales ? Cette inimitié n’est-elle pas le propre de tout Etat, d’une communauté nationale qui se construit par rapport aux autres ?

C’est en effet propre à la forme Etat, et surtout à l’Etat-nation, qui comme son nom l’indique est un Etat pour les nationaux, pour ceux dont nous pensons qu’ils sont comme nous. Mais je m’intéresse de façon privilégiée aux démocraties libérales, parce qu’en fin de compte, je ne vois pas d’autres espoirs au-delà de la démocratie. Or dans le dernier quart du 20e siècle, la démocratie dont on pensait qu’elle allait triompher de toutes les autres formes du politique est soumise à un processus sinon de délitement, en tout cas d’inversion. Le conflit entre le capitalisme et la démocratie a atteint des niveaux sans précédent. Il n’est plus du tout évident qu’une certaine forme de capitalisme, notamment financier, soit compatible avec la démocratie. Je me situe donc dans le prolongement des critiques récentes de cette forme de gouvernement dont beaucoup pense qu’elle est arrivée au bout de ses possibilités. Il faudrait réinventer sinon autre chose, du moins réfléchir à la manière dont on pourrait la réanimer puisque nous en avons besoin si nous voulons sortir du procès d’ensauvagement du monde auquel nous assistons, qui se traduit par des violences paroxystiques, irrationnelles, le terrorisme en étant une, mais une certaine forme de lutte contre la terreur en étant le pendant mimétique.

Vous en appelez à la pharmacie de Frantz Fanon ? En quoi la pratique qu’il avait en Algérie est-elle l'esquisse d'un remède ?

Fanon est un auteur assez dangereux… Je l’évoque parce qu’il a bien compris, peut-être mieux que tous les théoriciens de la lutte anticoloniale, comment est-ce que la violence était à la fois un remède et un poison. L’évocation de Fanon ne vise pas à l’ériger en maître auprès duquel on se précipiterait pour trouver des solutions à nos impasses actuelles. Je parle de lui parce qu’il me semble figurer de manière très dramatique les tensions pour la plupart insolubles auxquelles nous sommes confrontés.

Fanon avait un rapport plutôt décomplexé à la violence et à la radicalité. Quelles en seraient les applications concrètes aujourd’hui ?

La violence chez Fanon joue un rôle cathartique dans le sens où elle permet au sujet colonisé de sortir de son état d’objet : si je paraphrase Fanon, ne serait-ce que parce que le sujet en vient à réaliser que le sang qui coule dans les veines du colon a la même couleur que le sien. Donc qu’il y a une similarité essentielle, fondamentale entre l’un et l’autre. La violence permet de réveiller l'assujetti de son sommeil. Mais elle a aussi une fonction tellurique. Elle agit comme un tremblement de terre qui permet de détruire le système colonial et raciste sur les ruines duquel on peut éventuellement imaginer un ordre nouveau.

Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas vraiment cette dimension mythologique de la violence, mais le fait que le même Fanon, qui en appelle à la violence, est celui qui est très attaché à ce que j'appellerais la politique du soin. C’est ce même Fanon qui est prêt à se pencher sur les troubles psychologiques qui déchirent le policier tortionnaire qui passe son temps à torturer les nationalistes algériens. C’est cette double dialectique de la violence et du soin qui m’intéresse d’un point de vue intellectuel.

Pour résister à cette inimitié, votre proposition est celle d’une éthique du passant. De quoi s’agit-il ?

Il y a derrière l’idée du passant toute une réflexion cosmologique sur “qui sommes nous ?” et comment peut-on définir les humains en relation avec une histoire très longue de l’univers où l’espèce humaine n’est qu’une petite ponctuation, une espèce parmi d’autres. Il me semble que l’une des caractéristiques fondamentales de l’humain est d’être là provisoirement, de passage. Nous ne choisissons pas le lieu de notre naissance, c’est un choix qui est fait par d’autres. Ce que nous choisissons, c’est le type de rencontres que nous faisons chemin faisant, et c’est ce que nous faisons de ces rencontres.

Si on la prenait vraiment au sérieux, cette figure du passant nous permettrait d’ouvrir des perspectives nouvelles sur la question des identités et la fétichisation de l’identité à laquelle on assiste. Elle nous permettrait aussi de penser autrement la forme de l’Etat-nation qui est devenu une prison. Elle nous offrirait surtout, à l’ère où la mobilité s’accélère partout, de penser autrement la question des migrants, de celui qui est de passage, et des formes du droit qui pourraient être inventées pour confronter ces processus qui alimentent tant de peurs.

La figure du passant n’est-elle pas réservée à des privilégiés qui ont cette capacité de voyager et de rencontrer l’autre ?

Pas du tout. Si on se limite aux gens en mouvement, aux réfugiés, à tous ceux qui sont obligés de quitter leurs lieux de naissance, d’emprunter les chemins hasardeux sans garantie de destination, leur nombre va grandissant. La mobilité est devenue pour une grande partie de l’humanité la condition première de survie. Le drame aujourd'hui c’est de ne pas pouvoir bouger. Ce drame des millions et des millions de gens y sont confrontés. Le gouvernement de la mobilité est peut-être le défi majeur du 21e siècle. Faute de régler ce défi, de le confronter de manière humaine, nous finirons par multiplier les affres et les tragédies qu’on aurait pu éviter si on avait pris au sérieux cette affaire du passant et du passage comme fondement de notre humanité.

La tonalité de votre livre est plutôt inquiète. La dynamique intellectuelle à l’œuvre en Afrique n’est-elle pas de nature à rassurer ?

Si, absolument. Il y a une ébullition intellectuelle et artistique dans plusieurs disciplines, de la littérature à la danse en passant par les arts plastiques et la critique philosophique. Il y a effectivement un énorme mouvement dont l’ampleur, je crois, ira croissante dans les années qui viennent. Que cela vienne des gens du continent ou de la diaspora. Cette ébullition, son lieu de naissance, c’est le mouvement, la mobilité, la circulation. Il y a une pensée de la circulation qui est en cours et que je qualifie, de mon point de vue, d’afropolitaine.

 

Propos recueillis par Adrien de Calan

Pour aller plus loin – Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Ed. La Découverte, mars 2016.

 

(Re)penser la guerre en RDC

JPG_BrabantBook 250516Dans son livre “Qu'on nous laisse combattre et la guerre finira”, Justine Brabant interroge les combattants d’un conflit qui n’en finit pas à l’est de la République Démocratique du Congo. La journaliste et chercheuse ne veut rien excuser mais comprendre. Son texte est précieux car comme l’ont montré nombre d’historiens et d'anthropologues, il est extrêmement difficile de saisir la guerre à hauteur d’homme, tant les violences sont refoulées, dissimulées, exorcisées. Bien sûr, les chefs rebelles qui s’expriment dans son ouvrage se donnent le beau rôle. Celui de patriotes, qui ont tout fait pour éviter à leur pays les invasions de l’étranger. Mais leurs itinéraires sont passionnants et l’analyse qu’en tire Justine Brabant ouvre de nombreuses pistes sur lesquelles elle a accepté de revenir avec L’Afrique des Idées.

La RDC, ni en guerre, ni en paix

L’Est de la RDC est aujourd’hui dans cette situation paradoxale où il n’est ni tout à fait en guerre ni tout à fait en paix, malgré la transition politique de 2003 qui a mis fin officiellement à la deuxième guerre du Congo. Justine Brabant explique qu’il n’y a plus de guerre de position ou de conquête comme celle qui a permis en 1996 à Laurent-Désiré Kabila d’aller jusqu’à Kinshasa depuis l’est pour s’emparer du pouvoir. Mais il reste aujourd’hui “des îlots de pouvoir contrôlés par une myriade de groupes armés, avec des accrochages très réguliers et parfois meurtriers”. La journaliste parle “d’états de guerre” ou “d’états de violence”, un concept utilisé par le philosophe Frédéric Gros pour désigner ces formes inédites de conflits de longue durée qui échappent au cadre de la guerre classique.

Fin 2015, le Groupe d’études sur le Congo a répertorié et cartographié soixante-dix groupes armés encore actifs dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. “Un groupe armé c’est un chef, un groupe de combattants qui va d’une dizaine à plusieurs centaines de membres, une identification et une revendication en tant que groupe”, explique Christoph Vogel, l’un des auteurs de cette enquête. Chercheur à l’Université de Zurich, il conteste la terminologie “post-conflit” utilisée notamment dans les milieux diplomatiques pour définir la situation en RDC. Lui parle d’une alternance entre conflit de basse intensité et vagues de violences, une situation qui plonge les civils dans une insécurité permanente aussi bien réelle que perçue. Elle les empêche de faire des projets de long terme sur le plan personnel et professionnel, ce qui contribue in fine à la perpétuation de l’instabilité dans la région. Pour Justine Brabant, le Congo n’a “jamais été en paix depuis vingt ans”.

Pas une simple guerre de minerais

Cette guerre est “mal regardée”, dénonce également la journaliste. La dimension politique du conflit est souvent escamotée. Il est présenté comme une simple lutte pour l'appropriation des ressources minières de la région, entre mercenaires assoiffés de sang et d’argent. Ces minerais comme le coltan sont bien sûr “des facteurs de perpétuation du conflit”, mais “ils n’en sont pas le déclencheur sinon tous les pays qui en regorgent seraient en guerre”, insiste-t-elle. Même appréciation de Christoph Vogel qui souligne que l’exploitation artisanale des ressources minières commence avant la guerre, au milieu des années 1980, quand le Maréchal Mobutu la légalise dans un contexte de grave crise économique.

Selon Vogel, il est d’ailleurs quasiment impossible de trouver des mouvements rebelles dont la création procède directement d’une stratégie d'accaparement des ressources, à de rares exceptions près, comme le groupe NDC du chef rebelle Shéka, un ancien négociant en minerais. En général, les richesses du sous-sol congolais sont une source avec d’autres de refinancement des opérations militaires, alors que l’économie locale a été profondément déstabilisée. L’agriculture notamment, qui jouait un rôle fondamental dans la région, devient extrêmement difficile dans un contexte de conflit. Les populations sont contraintes de se tourner vers des activités mobiles et de court terme, délocalisables dès que les combats reprennent, comme l'exploitation artisanale des mines… La relation de causalité minerais-guerre est donc inversée.

Plus pertinente, la grille de lecture politique s’articule autour de deux axes. Le rapport de l’est de la RDC avec le pouvoir central d’une part, et de l’autre, les rivalités entre États au niveau régional, avec comme point de départ la tension entre le Congo et le Rwanda après le génocide rwandais de 1994. Car c’est un des facteurs fondamentaux du déclenchement de la guerre à partir de 1996. Le Rwanda, qui considère que l’est de la RDC accueille sciemment d’anciens génocidaires, pilote des opérations dans la région, aussitôt interprétées par les Congolais comme des invasions. Puis des groupes armés se forment, soutenus un temps par Kinshasa car ils jouent le rôle d’une armée de substitution face aux velléités rwandaises. Avant que les tensions ne reprennent entre ces groupes armés et le pouvoir central congolais…

Armée et rebelles, les mots piégés

Justine Brabant pousse aussi à repenser la dualité factice entre militaires et rebelles, en insistant sur les allers-retours permanents entre armée et groupes dissidents.“Pour rencontrer des chefs insurgés, il m’est arrivé fréquemment de passer par leurs anciens camarades du maquis qui sont dans l’armée congolaise, en allant très officiellement faire une demande à l’état-major provincial”, témoigne-t-elle. Ces frontières poreuses s’expliquent par la relation ambiguë entre les groupes armés et Kinshasa qui, on l’a vu, est passée du soutien tacite à la défiance envers ces mouvements. Mais aussi par le mécanisme mis en place pour tenter de rétablir la paix: un système d'intégration des anciens rebelles à l’armée. Le processus crée son lot de frustration et de jalousie. Certains héritent d’un grade plus ou moins factice, sans le poste stratégique et la rémunération qui vont avec… De quoi reprendre le maquis en attendant mieux.

La journaliste prend l’exemple d’un chef rebelle, qui paraît plutôt favorable à une intégration dans l’armée, mais exige une bien meilleure proposition du gouvernement. Dans l’intervalle, il reste dans le maquis et “envoie quand même de temps en temps une petite roquette sur les positions militaires congolaises…” La stratégie du gouvernement a toutefois évolué depuis deux ans, remarque Christoph Vogel. Les autorités, par crainte d’une fragmentation de l’armée, ont stoppé cette dynamique de récompenses en échange de l’arrêt des combats. Mais comme sa collègue française, le chercheur allemand constate lui aussi sur le terrain qu’il n’y a pas nécessairement d’animosité entre armée et groupes rebelles, avec même parfois une forme de respect pour les engagements “patriotes” ou le courage des uns et des autres.

Des générations dans la guerre

L’autre intérêt du livre est d’aller à la rencontre de plusieurs générations de combattants. Par sa durée, le conflit a sa logique propre et plonge la région dans un cycle de violences où les dimensions politiques et personnelles se mêlent. Parmi les personnages centraux du livre, on trouve ainsi Mzee (vieux en swahili) Zabuloni et son fils Fujo qui à son tour a pris le maquis. “Il faut mesurer ce qu’une guerre qui dure vingt ans génère de rancœurs et de désirs de vengeance. Fujo a vu sept de ses frères mourir à la guerre”, témoigne Justine Brabant. Après vingt ans de conflits, deux voire trois générations ont été socialisées dans cet univers de combat. Il leur devient difficile d’expliciter les causes originelles de la guerre.

 “Les idéologies de départ des groupes rebelles Mayi Mayi sont plus lointaines. Les repères se brouillent et se superposent aux biographies personnelles”, abonde Christoph Vogel. Disparaissent aussi des chefs emblématiques ou des autorités coutumières qui avaient un ascendant sur leurs troupes et jouaient un rôle de référence pour des combattants dont les revendications se fragmentent. Justine Brabant décrit Mzee Zabuloni comme l’emblème d’une génération qui, en 1996, a eu l’impression de faire face à une série d’invasions rwandaises contre lesquelles il fallait se battre. Son fils appartient lui à une génération “probablement plus consciente de ce que la guerre peut apporter en termes de reconnaissances sociales ou de postes politiques et militaires à la suite d’accords de paix. Ca ne veut pas dire que cette génération soit plus cynique ou plus opportuniste, mais simplement que ce sont des gens qui ont grandi avec la guerre, la connaissent bien, et qui savent ce qu’elle peut apporter dans une vie”.

Comment parler du conflit ?

La guerre du Congo est complexe, avec au plus fort des combats près de dix pays africains impliqués et plusieurs dizaines de groupes armés. Son traitement médiatique est épisodique et les connaissances du grand public très parcellaires. Pour autant, cette guerre n’est pas oubliée, affirme Justine Brabant. Au début des années 2000, elle a été plus suivie que les guerres civiles du Libéria, estime-t-elle. Plus de 200 ONG sont encore présentes sur le terrain et la MONUSCO, la plus vaste opération de maintien de la paix de l’ONU, est sur place avec un budget qui dépasse le milliard de dollars. Mais le conflit a été réduit à une sordide trilogie: minerais – enfants-soldats – viols, des thèmes à l’impact médiatique extrêmement fort et utilisés dans les campagnes humanitaires pour mobiliser des fonds.

Bien sûr, cette triade infernale a sa triste et douloureuse part de vérité. Mais elle a enfermé le conflit dans un cliché complètement figé de l’Afrique. En 2010, l’envoyée spéciale de l’ONU pour les violences faites aux femmes, la Suédoise Margot Wallström a même qualifié la RDC de “capitale mondiale du viol”. “Cette rhétorique est euro-centrée”, dénonce Christoph Vogel, “elle est stigmatisante et renvoie les Africains à une forme de sauvagerie, en oubliant par exemple que le viol pouvait aussi être une des armes de la domination coloniale”.

Ce discours a également des effets contre-productifs. Justine Brabant prend l’exemple des cas de fistules, une lésion des organes génitaux des femmes, qui peut être causée par des actes de violences sexuelles, mais aussi par un accouchement dans des conditions difficiles. Sur le terrain, certaines femmes qui souffrent de fistules sans avoir été violées sont amenées à se déclarer victimes de violences sexuelles pour pouvoir avoir accès aux soins et aux hôpitaux que les campagnes contre le viol financent. Dans le livre, des responsables d’ONG reconnaissent aussi gonfler leurs chiffres pour obtenir des fonds. Bien sûr, puisque le but est bien de trouver les moyens d’aider les populations civiles, on peut juger que ces situations ne sont finalement pas si graves, mais elles posent question.

Reste enfin le bilan de cette guerre. Il n’y a à ce jour aucune évaluation fiable du nombre de victimes de ce conflit. Il a probablement fait plusieurs millions de morts, estime Justine Brabant, qui conteste toutefois le chiffre de sept ou huit millions avancé par certains journalistes pour réveiller l’opinion publique. “C’est une extrapolation d’extrapolation. Cette querelle de chiffres c’est le résultat d’un système médiatique et politique où pour pouvoir mobiliser les gens, il faut être capable de chiffrer la souffrance”, regrette-t-elle. Cette guerre du Congo reste probablement la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale et l’un des conflits le plus terribles de notre époque. Cela devrait suffire à tout faire pour y mettre fin.

Adrien de Calan

Pour aller plus loinQu’on nous laisse combattre et la guerre finira”, avec les combattants du Kivu, Justine Brabant, Ed. La Découverte.

Le Congo-Brazzaville sous haute tension

JPG_CongoSassouVote 270416Une élection présidentielle décriée, le retour de la violence et des fantômes du passé, voilà où en est le Congo-Brazzaville, plus que jamais à l’écart d’une Afrique qui bouge et rêve d’un tournant démocratique. Il y a des eu des alternances au Sénégal, au Nigéria, au Bénin et une révolution au Burkina Faso… À Brazzaville, il y a un chef d’État jusqu’au-boutiste qui cumule plus de trente ans au pouvoir.

La volonté coûte que coûte de Denis Sassou Nguesso de briguer un troisième mandat et le déroulement du scrutin présidentiel du 20 mars sont le signe d’une radicalisation du pouvoir. Avant le vote, des diplomates confiaient l’impossibilité de dialoguer avec un régime de plus en plus recroquevillé sur lui-même. À Brazzaville, certaines chancelleries ont tenté de s’accrocher tant bien que mal à l’élection en conseillant aux opposants d’aller défendre leurs chances. Mais le résultat est là. Le calendrier électoral a été bousculé au bon vouloir du président, avec une élection anticipée de plusieurs mois. Et le scrutin n’a pas été crédible, ont convenu l’Union européenne et les États-Unis, qui ont dénoncé des “irrégularités généralisées” et l'arrestation d’opposants.

Le vote s’est déroulé dans un troublant silence: l’ensemble des télécommunications ont été coupées la veille du scrutin et durant plusieurs jours. Étrangement, les résultats ont été proclamés au beau milieu de la nuit du 23 mars, donnant sans surprise une victoire par KO dès le premier tour au président Sassou. Le lendemain trois journalistes ont été agressés, après un entretien avec Jean-Marie Michel Mokoko, l’un des principaux candidats de l’opposition.

Avec 60% des voix, le chef de l’État a fait moins bien qu’en 2009 (78,6%) ou qu’en 2002 (89,4%) et on pourrait arguer que les conditions du vote n’ont pas été pires que par le passé. Seulement, le contexte a radicalement changé. De Y en a marre au Sénégal au Balai citoyen burkinabè, la société civile africaine se fait de plus en plus entendre. Et le refus d’un troisième mandat, qui a conduit à chasser du pouvoir Blaise Compaoré, est devenu un mot d’ordre, décliné au Congo avec l’expression “Sassoufit”.

En outre, l’argumentaire principal de Denis Sassou Nguesso, celui d’être le garant de la stabilité et de la paix dans un pays qui a tant souffert de la guerre civile, perd de sa crédibilité. Le temps fait son effet et s’il n’a pas effacé les blessures, il fragilise ce discours du prétendu pacificateur, qui passe de plus en plus pour celui qui met de l’huile sur le feu.

Depuis la nuit du 3 au 4 avril, la situation sécuritaire est extrêmement confuse. Cette nuit-là, des affrontements ont eu lieu entre forces de l’ordre et hommes en armes dans les quartiers sud de Brazzaville. Le bilan officiel fait état de 17 morts, trois policiers, deux civils et douze assaillants. Dénonçant une “attaque terroriste”, le gouvernement a aussitôt accusé d’anciens miliciens ninjas, à la solde du Pasteur Ntumi, un ex-rebelle de la guerre civile qui s’était rallié au pouvoir en 2007, contre un titre paradoxal de délégué général chargé de la promotion des valeurs de paix.

Depuis ces affrontements, les autorités ont lancé plusieurs raids aériens sur les villages de son fief, dans le Pool, un département du sud du Congo. Les combats se déroulent à “huis clos”, a dénoncé une ONG congolaise. Il y a très peu d’informations, aucun bilan confirmé même si une ONG comme Amnesty International évoque le chiffre de 30 morts à partir de témoignages sur place. Monseigneur Portella, l’Evêque de Kinkala, préfecture du Pool, a réclamé sur RFI la fin des bombardements. Au passage, il s’est dit perplexe sur le déroulement des événements du 3-4 avril et a dénoncé le manque de transparence des dernières élections. Cette prise de parole d’un homme d’Église n’est pas anodine. Depuis de longs mois, la conférence épiscopale congolaise avait en partie abandonné son rôle traditionnel d’autorité morale, critique de la vie politique au Congo. Fin 2014, les évêques avaient ainsi renoncé à un message de Noël réclamant de préserver la constitution. Ils avaient eu droit à une réunion houleuse avec le chef de l’État, qui allait faire adopter une nouvelle loi fondamentale quelques mois plus tard pour pouvoir se présenter à nouveau… Et leur message de Noël était passé à la trappe.

D’autres voix sont aussi de plus en plus critiques à l’égard du régime, dénonçant une “dictature” au Congo, des termes qui n’étaient pas forcément employés par le passé. Parmi elles, l’écrivain Alain Mabanckou pour qui l’élection a été une forme de déclic. Jusqu’il y a quelques mois, il était plutôt discret sur la situation politique congolaise en dénonçant globalement la corruption ou les difficultés de la démocratie en Afrique sans parler spécifiquement de son pays. Il dénonce maintenant avec force une élection “frappée de petite vérole” et qui s’est déroulée “dans les ténèbres les plus absolues”.

Inexorablement, la vie politique congolaise se transforme en un référendum permanent pour ou contre Sassou, où les dés sont pipés. Bien sûr rien ne dit que sans lui, le Congo irait mieux, que d’autres responsables politiques échapperaient subitement aux sirènes de l’argent du pétrole, qu’ils parviendraient à dépasser les divisions géographiques et ethniques qui ressurgissent à chaque crise. Mais avec lui, le pays se porte bien mal.

Adrien de Calan

Felwine Sarr: « décoloniser les mentalités » est la priorité en Afrique

JPG_FelwineSarr 220316Et si l’avenir de l’Afrique ne se jouait pas dans ses taux de croissance à deux chiffres mais dans sa capacité d’abord à se réapproprier son destin ? C’est la question fondamentale que pose Felwine Sarr dans son dernier livre Afrotopia (Ed. Philippe Rey). Universitaire, libraire et musicien, Sarr est un économiste qui se méfie de l’économie. L’Afrique est à un tournant, écrit-il, mais ce dont elle a besoin c’est d’abord d’une révolution spirituelle pour décoloniser les esprits, de tracer enfin son propre sillon en refusant les voies dessinées par d’autres. Felwine Sarr présente ce qu’il appelle son utopie active à L’Afrique des Idées…

Pourquoi l’Afrique aurait-elle besoin d’utopies et lesquelles ?

L’Afrique a besoin de se remobiliser. Le principe d’une utopie c’est de projeter une vision et de mettre en marche un certain nombre d’énergies vers une terre, vers un projet que l’on construit collectivement. Il me semble que c’est absolument ce dont elle a besoin actuellement au moment où tout le monde la convoite, où on lui prescrit des chemins à suivre, des maladies à guérir. Elle se doit de fonder elle-même sa propre utopie. Loin d’une douce rêverie, il s’agit d’une utopie active, une vision du futur que l’on cherche à se donner. Elle implique d’opérer des choix sur qui on veut être, quels types de sociétés établir, quels sont les équilibres qui nous semblent être les bons, et au-delà de ses choix, de se mettre au travail pour les faire advenir. Quels sont les prérequis, les préalables pour que cet ailleurs puisse un jour être effectif ? C’est loin d’être une rêverie ou une fuite devant le réel. 

Quels sont ces préalables dont vous parlez, par quoi commencer ?

On raconte partout que l’urgence est économique, je ne crois pas que ce soit le cas. Ce qui me semble le plus urgent pour l’Afrique, c’est une urgence psychologique, celle de décoloniser ses mentalités et son rapport à autrui et de les inscrire dans une forme de liberté et d’horizontalité. Celle de se réapproprier ses choix, ses téléologies, être en mesure d’élaborer une réflexion qui lui soit propre, autonome. Autonomie ne veut pas dire autarcie. Bien évidemment elle peut emprunter à ce qu’elle estime bon et fécond, mais que l’emprunt soit un emprunt librement effectué. 

Il y a des mots que vous critiquez à plusieurs reprises dans votre livre, ceux de retard ou de développement. En quoi ces expressions sont-elles piégées ?

Elles sont absolument piégées. Au lendemain des indépendances, les pays africains ont retrouvé ce que j’appelle le pouvoir de l’autodétermination mais ont perdu l’autodénomination. Les Africains ne s’appelaient plus Africains, Sénégalais ou Maliens, les Asiatiques plus Asiatiques mais ils étaient tous devenus des pays sous-développés, la référence étant les États-Unis et les pays d’Europe du Nord. À partir de là, toute la réflexion est piégée, parce que tout ce qui émerge comme dynamique dans ces espaces n’est pas lue pour elle-même mais est lue toujours en rapport, au regard de… Ça a été une négation de la différence. Tout ce qui était différent de leur Amérique était placé dans une échelle normée, sous-développée, de manière péjorative. Le piège est d’autant plus important que le sous-développement permet l’ingérence. Il ne faut quand même pas laisser des millions de gens dans la misère et la pauvreté… Ce concept a enfermé toutes les dynamiques sociétales dans une forme de cul-de-sac. Il a réduit la créativité et la capacité d’inventer des formes nouvelles, d’articulations du politique, de l’économique et du culturel qui auraient pu être opérantes et permettre aux individus d’accomplir leur but mais non ! Le seul objectif c’était d’être développé. D’ailleurs si l’on regarde l’étymologie de ce terme, développer veut dire déployer, dérouler, et on ne déploie, on ne déroule, que ce qui est fondamentalement là, en potentiel, on ne développe pas ce qui est déjà achevé chez autrui. 

Vous êtes économiste, et en même temps il y a très peu de chiffres dans votre ouvrage. Vous appelez surtout à ancrer l’économie dans un contexte culturel…

On ne lit l’Afrique qu’à travers l’économie. Lorsqu’on lui tresse des lauriers, c’est qu’elle a des taux de croissance élevés, lorsqu’on la critique ou qu’on la regarde avec une sorte de mépris culturel, c’est parce que ce sont des pauvres mais des pauvres économiquement. On oublie la pauvreté humaine, la pauvreté intellectuelle, culturelle ou spirituelle. L’économie est importante, mais elle n’est pas fondamentale et surtout pas seule. C’est une erreur méthodologique de penser le continent principalement à travers ce prisme. Il faut prendre en charge les autres ordres, articuler une réflexion sur le politique, le culturel et le symbolique. La vie d’une société est faite d’un tout. La plus petite des transactions est chargée de significations qui vont au-delà de l’acte économique. Il serait temps que l’on ré-ancre nos économies dans les socio-cultures de nos pays. Les biens ont circulé dans le continent à travers des liens de parenté et d’affiliation. Les échanges ont eu bien sûr des fonctions d’allocation des ressources mais aussi des fonctions de raffermissement des liens, au-delà de l’objet échangé. Cet économique-là fait sens parce qu’il n’est pas sa propre finalité. C’est un rouage à l’intérieur d’un système. C’est ça que j’appelle de mes vœux, qu’on le fasse rejouer le rôle qui est le sien : c’est au groupe de définir ses finalités et ses buts et c’est à l’économie en tant qu’ordre technique de mettre les moyens et d’allouer des ressources aux finalités que le groupe juge bonnes.

Vous donnez plusieurs exemples dans votre livre comme celui des Mourides…

Il y a là la notion d’économie relationnelle, qui fonde une économie matérielle sur la production d’une relation d’abord immatérielle entre deux individus. Les Mourides sont une confrérie qui partage certaines valeurs, comme le travail et la prière considérées comme étant aussi importante l’une que l’autre. Dans cette communauté, il y a un gros investissement dans le commerce, le BTP, l’économie dite informelle et il y a des échanges économiques qui se font d’abord sur l’appartenance confrérique. On vous prête de l’argent lorsque vous voulez démarrer une activité, c’est ce qu’on appelle en économie, une mise à disposition d’un capital sans coût. Vous n’avez pas de coût de transaction, pas de coût de contrat… Lorsqu’ils vont à l’étranger, ils rencontrent la communauté sur place, qui leur octroie des marchandises avec des systèmes de compensation. Puisque la relation humaine est établie, elle facilite l’économie matérielle, elle la rend efficiente.

Il y a un autre exemple que vous prenez c’est la réussite du Rwanda. En même temps, on pourrait vous dire qu’il s’agît d’un régime assez autoritaire.

Justement, ça ce sont les lunettes occidentales. On veut que le Rwanda soit une démocratie à l’anglaise ou à la française, ça n’a aucun sens. Voici un pays qui sort il y a vingt ans, d’un génocide d’un million d’individus et qui a dû faire face à la reconstruction du lien social, de l’humanité des uns et des autres avec la sécurité comme premier objectif. Le Monsieur (Ndlr: Paul Kagame) est autoritaire, oui, car fondamentalement il est aux prises avec des rationalités et des questions qui sont d’un autre ordre. On oublie que les démocraties n’ont pas été linéaires. La France a connu Robespierre, Danton, la Révolution française avec ses soubresauts. Tranquillement avec tous les linéaments de l’histoire, on est arrivé à une forme qui reflète le cycle historique dans lequel les gens sont. La meilleure forme d’organisation politique pour un pays dépend du cycle historique dans lequel ce pays est. On ne peut pas venir lui plaquer des formes achevées ailleurs comme étant les formes les plus signifiantes. Pour moi leur priorité c’est le vivre ensemble, la sécurité, l’économie, l’éducation, des choses fondamentales à reconstruire et ensuite probablement, oui, de plus grandes libertés individuelles, quand il n’y aura plus des gens qui sont aux frontières et qui disent qu’ils vont « finir le travail ». Certains groupes comme les FDLR n’ont pas renoncé à la question génocidaire, ils sont sur Internet… Le tissu social est encore extrêmement fragile. Vingt ans, c’est très peu. Là aussi, il y a une forme de mépris culturel, on projette son visage dans le monde et on demande à tous les peuples de porter le masque de son propre visage, sans aucun respect pour les singularités et les dynamiques historiques des autres. Alors le Monsieur qui ne correspond pas à leurs formes, effectivement, c’est un autoritaire… Tout le travail extraordinaire qu’il fait par ailleurs, on n’en parle pas, ce n’est pas important. Il faut introduire de la complexité dans le discours, faire l’effort de se décentrer. De ne pas regarder le monde seulement au travers de l’histoire occidentale… Au moins avoir cette lucidité-là.

Vous parlez peu de démographie. Certains intellectuels annoncent une impasse démographique en Afrique avec une explosion des naissances et pas d’emploi ?

La vision malthusienne de la démographie a de beaux jours devant elle en dépit du fait que l’histoire l’ait toujours démentie. C’est les mêmes pronostics que l’on faisait pour la Chine et les pays asiatiques. Ils ont réussi à transformer ce dividende démographique en force et je cherche désespérément dans l’histoire des exemples d’un dividende démographique qui n’ait pas été transformé, je n’en trouve pas. Mais je continue à chercher… Donc je pense que c’est un atout. On sera 2,5 milliards dans 35 ans, un quart de l’humanité. Et du fait qu’il y ait des efforts entrepris dans le sens de l’éducation pour tous, je pense que c'est un dividende qu'on transformera. 

Vous voulez que les Africains placent à nouveau l’estime de soi au cœur de leur psychologie et demandez une révolution spirituelle. Que voulez-vous dire ?

Durant cinq siècles, les infrastructures psychiques des Africains ont été absolument détruites. L’entreprise coloniale pour s’établir et durer a eu besoin de convaincre les populations que leurs cadres épistémiques – leurs systèmes de sens et de signification – n’étaient pas bons et qu’il fallait les remplacer par ceux de l’occupant. D’où l’installation d’une conscience aliénée. Pour certaines de ces élites, pour retrouver l’estime de soi, il fallait être assimilé, il fallait devenir l’exacte réplique du maitre. Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs a extrêmement bien décrit cette conscience clivée et aliénée. Des infrastructures psychiques qui ont été systématiquement détruites pendant des siècles, il faut les reconstruire. Il y a des conflits intérieurs que les Africains doivent résoudre, leur rapport à eux-mêmes, à leur histoire, à leur culture, à leur identité, la manière dont ils gèrent les apports des autres, les rapports qu’ils articulent avec l’ancienne métropole. Si ce pilier fondamental n’est pas reconstruit, rien de fondamentalement révolutionnaire ou de significatif n’adviendra. On a des chefs d’État qui sont incapables de prendre des décisions par eux-mêmes, qui sont toujours sous tutelle et ce n’est pas la faiblesse économique qui l’explique.

Votre livre s’inscrit dans une démarche intellectuelle en cours sur l’unité de l’Afrique, qu’on retrouve chez les artistes, mais assez peu chez les responsables politiques. Comment articuler ces trois champs ?

C’est ça le grand défi. L’une des difficultés du continent, c’est d’avoir des élites politiques qui sont totalement en retard par rapport aux aspirations des peuples et des dynamiques en cours. Lorsque je regarde certains leaders, je me dis mon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils représentent et comment font-ils pour ne pas se rendre compte que dans la rue, on est dans un temps autre. La grande difficulté c’est comment faire en sorte que les idées qui sortent du corps social informent la pratique politique. C’est une question difficile. Il y a des sociétés qui ont construit des ponts. Je pense qu’au Sénégal, où actuellement la société civile se mobilise parce qu’elle n’est pas d’accord avec une lecture constitutionnelle du président, il y a un champ à l’intérieur duquel des interactions sont possibles. Il y a d’autres espaces où les sociétés civiles sont embryonnaires, où probablement il faudra du temps. Ça passera par l’éducation, et c’est ça la grande difficulté…Comment faire en sorte qu’il y ait un plus grand contrôle de l’action politique par des sociétés civiles de mieux en mieux informées sur les enjeux importants et les questions qui les concernent. 

Parmi les chefs d’État qui n’ont pas compris, à qui pensez-vous ?

Certains ont été éjectés ! Il y a un ouragan qui a emporté Blaise Compaoré alors qu’il se croyait inamovible. Il a été incapable de lire qu’il était temps qu’il parte et a voulu un troisième mandat. Dans les deux Congo, il y a des Messieurs qui s’accrochent contre vents et marées. On n’a pas besoin d’être un devin pour savoir que s’ils ne prennent pas la mesure des changements profonds, ils seront eux aussi balayés. C’est une question de temps. Il me semble qu’il y a un mouvement en profondeur qui s’est enclenché. Soit les chefs d’État le comprennent et ils font ce qu’il faut, soit ils ne le comprennent pas et la rue leur fera comprendre…

Votre livre aborde de nombreux sujets avec une dimension un brin prophétique… Un nouveau cycle est-il en train de démarrer ?

Quelque chose est en train de se jouer. Quelle que soit la manière dont on observe les choses, le continent est vraiment en travail, en train de produire quelque chose. La grande difficulté c’est de lire cette production-là. Une dynamique de fond se met en place. Rien n’est jamais gagné d’avance et les trajectoires sont toujours des trajectoires de la multiplicité. On sera toujours dans un clair-obscur. Mais on sent bien qu’on est à un tournant. Maintenant vers quelle terre irons-nous, je reste aussi dans l’incertitude. J’appelle de mes vœux une certaine trajectoire, un certain chemin.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Sortir le Sahel de l’impasse: interview de Serge Michailof

JPG_SergeMichailofLe Sahel va-t-il se transformer en un nouvel Afghanistan ? C’est la question provocatrice que pose Serge Michailof, ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale et à l’Agence française de développement (AFD), dans son récent ouvrage Africanistan (Fayard). Terrorisme, explosion démographique, sous-emploi et agriculture en déshérence, le tableau qu’il dresse de la région est inquiétant et aux antipodes d’un discours afro-optimiste béat. Ce spécialiste du développement réclame un électrochoc aussi bien chez les bailleurs internationaux que du côté des élites africaines. Relancer l’agriculture et consolider des États encore bien fragiles nécessite un engagement de longue haleine comme il l’explique à L’Afrique des idées.

Votre livre Africanistan repose sur une comparaison entre la situation en Afghanistan et celle qui prévaut au Sahel. En quoi ce parallèle est-il pertinent ?

Bien évidemment, le Sahel n’est pas l’Afghanistan. Les différences géographiques et culturelles sont considérables. En revanche les points de similitude sont aussi très nombreux. Je citerai en particulier l’impasse démographique avec des taux de croissance de la population exceptionnels, sans rapport avec la capacité du milieu naturel à soutenir cette population, une agriculture en panne par suite des destructions en Afghanistan mais aussi dans les deux cas de l’insuffisance criante d’investissement publics et une misère rurale dramatique. Mais aussi une absence quasi-totale d’industrie, l’importance croissante des fractures ethniques et religieuses, un État absent dès que l’on quitte les villes, le développement de mafias contrôlant des trafics illicites, la circulation des armes, une expansion de l’idéologie salafiste qui se substitue à un islam autrefois très tolérant, les tentatives de déstabilisation par des groupes djihadistes et enfin le manque dramatique d’emplois pour les masses de jeunes, qui risque de les pousser vers l’économie des trafics ou chez les insurgés. Ce n’est pas rien comme vous pouvez le constater….      

Selon vous, le principal défi pour la région est démographique. Pourquoi et comment réguler les naissances, compte tenu des résistances religieuses ou traditionnelles ?

La population des pays du Sahel double en gros tous les 20 ans, ce qui n’est pas tenable. Sur la base des taux de fécondité actuels qui n’ont pas de raison de changer si aucune action n’est entreprise, le Niger qui avait 3 millions d’habitants en 1960 en aura 89 millions en 2050 ce qui est parfaitement impensable au vu de ses ressources agricoles. D’autres pays pauvres musulmans se sont aussi trouvés dans cette situation, je pense par exemple au Bangladesh. Il faut s’inspirer des politiques conduites par ces pays pour lancer des programmes de planning familial ambitieux. Le problème est essentiellement politique. Un effort plus poussé d’éducation des filles, et la simple mise à disposition des femmes de moyens de contraception modernes auraientt déjà un impact significatif.

Vous signalez à plusieurs reprises que le développement agricole est crucial pour l'avenir du Sahel et qu'il est le grand absent de l'aide internationale. Les principaux bailleurs ont-ils oublié l'agriculture africaine ?

Depuis le départ de Robert McNamara de la Banque mondiale à la fin des années 1970, les bailleurs extérieurs ont effectivement oublié l’agriculture. Ils suivent les urgences conjoncturelles et de véritables modes. Ils ont ainsi lancé l’ajustement structurel dès la fin des années 1970 pour payer aux banques des dettes non remboursables que l’on ne voulait pas annuler – ce qui rappelle singulièrement la Grèce aujourd’hui – puis ils sont passés au tout social avec les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) qui, c’est quand même incroyable, avaient oublié l’agriculture. Maintenant la mode est à la croissance verte. Au milieu de tout ceci la part de l’aide mondiale affectée à l’agriculture n’a cessé de décliner depuis la fin des années 1970 et stagne aujourd’hui à moins de 8 %. La plupart des grands bailleurs ont laissé disparaître leurs équipes d’agronomes, remplacés par des économistes qui ne savent pas distinguer un plan de sorgo d’un plan de manioc.

Non sans anticonformisme, vous considérez que les dépenses de sécurité, pour renforcer l’armée et la police, devraient être intégrées à l'aide au développement. Pour quelles raisons ?

Tout le monde répète comme un disque rayé qu’il n’y a pas de développement sans sécurité, ce qui est vrai, mais personne ne veut payer pour cette sécurité. L’une des raisons du désastre en Afghanistan est que personne ne voulait payer le fonctionnement d’une armée afghane dimensionnée pour faire face aux talibans, car le Pentagone considérait qu’il n’avait pas de budget pour cela, l’USAID (l’Agence américaine de développement) que ce n’était pas son boulot, la Banque mondiale que ses statuts lui interdisaient pareille chose… Résultat : quand les Américains ont décidé en 2008 de mettre en place une telle armée, il était déjà trop tard. Or deux enseignements peuvent être tirés du désastre actuel dans ce pays. Primo, une armée étrangère se transforme vite aux yeux de la population en armée d’occupation. La sécurité exige la reconstruction dans ce type de contexte de tout l’appareil régalien national, allant de l’armée à la justice et à l’administration territoriale. Secundo, des États fragiles aux économies faibles ne peuvent supporter des dépenses de sécurité à la hauteur de menaces externes telles celles posées aux pays sahéliens par Boko Haram et l’implosion de la Libye.    

Sur le plan politique, vous insistez sur le piège des divisions ethniques et préconisez un système institutionnalisé de partage des pouvoirs entre ethnies ou partis. Comment cela se passerait-il concrètement ?

Ce problème est fondamental et en  même temps extrêmement complexe. Ce que l’on peut dire aujourd’hui c’est qu’une « démocratie » dans laquelle un parti ou un groupe ethnique arrivé au pouvoir avec 51 % des votes mais qui se comporte de manière sectaire vis-à-vis du ou des autres groupes ethniques ou religieux est profondément instable et a toute chance de créer des conditions susceptibles de conduire à la guerre civile. Il n’y a peut-être pas de meilleur exemple que le cas de l’Írak où la majorité chiite arrivée au pouvoir parfaitement légalement a ostracisé les sunnites au point que ceux-ci se sont massivement ralliés à Daesh. Il est donc indispensable de laisser un rôle aux oppositions, de ne pas la chasser systématiquement de tous les postes, de développer des contre-pouvoirs et finalement de partager les rentes…  

 

Dans votre ouvrage, vous êtes plutôt élogieux sur le rôle d'Idriss Déby à la tête du Tchad. Un pouvoir fort est-il incontournable dans des pays qui restent fragiles ?

Je ne suis pas un inconditionnel de Deby loin de là. Mais on ne peut espérer diriger un pays aussi complexe et déchiré que le Tchad avec une main qui tremble. Ceci dit ne me faites pas dire que je suis un partisan des dictatures dans les pays fragiles. Le Niger et le Mali sont, et c’est heureux pour ces pays, des démocraties.

Côté français, vous stigmatisez une aide au développement diluée dans le multilatéralisme et qui ne vise plus les pays les plus fragiles. Pourquoi la France serait-elle plus efficace seule qu'avec ses partenaires, comme vous le faisait remarquer il y a deux ans et demi le ministre du développement Pascal Canfin ?

Je ne veux pas être trop critique d’un ministre pour lequel j’ai de l’estime mais qui était et c’est normal, peu au fait de ces questions et qui je pense a été mal conseillé. Je lui avais fait une note avec mon ami Olivier Lafourcade, comme moi ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale. Je pense qu’il était donc difficile de trouver meilleure expertise sur cette question que celle que nous pouvions offrir et quand nous lui avons écrit pour lui dire que la Banque mondiale n’avait aucune expertise particulière sur le Sahel et avait depuis longtemps dispersé ses experts en développement rural, point fondamental, il aurait au moins pu nous recevoir et nous écouter. Hors d’Afrique,  la seule expertise disponible sur le Sahel et en particulier en matière de développement rural dans cette région se trouve en France, à l’AFD, dans les centres de recherche que sont le CIRAD et l’IRD et dans les ONG françaises. N’oublions pas que la Banque mondiale au Sahel a fait d’énormes bêtises, en particulier cette tentative de démanteler le programme coton monté sur 30 ans par la coopération française. Là où elle a réussi à démanteler la filière comme au Bénin regardez le désastre. Là ou elle a heureusement échoué comme au Burkina voyez aussi le résultat. Cette filière fait vivre au Sahel 15 millions de personnes.

"Montagnes de problèmes", "probables catastrophes" humanitaire et écologique, “impasse”… Votre ouvrage paraît bien sombre quant à l’avenir du Sahel. N'y a-t-il aucun motif d'espoir ?

Je fais partie de ceux qui pensent comme Toynbee que c’est l’ampleur des problèmes qui fait que certaines sociétés y font face avec vigueur et parviennent à les résoudre ou au contraire se laissent submerger par eux. Mon livre a pour objectif de secouer nos propres élites qui sont focalisées sur le court terme et perdent toute perspective. Il a aussi pour ambition de secouer les élites africaines qui croient trop facilement que les remarquables taux de croissance économique de l’Afrique depuis 15 ans signifient que le continent est sur la voie de l’émergence et que ses problèmes seront bientôt derrière lui. Le grand problème de l’Afrique au XXIème siècle sera celui de l’emploi et de la stabilité politique et sociale dans un contexte où comme au Moyen Orient les emplois, sur la base des tendances actuelles, ne suivent pas la démographie. Mais rien n’est perdu. Chacun sait qu’un problème correctement posé est partiellement résolu. Mon livre ne manque pas sur ce plan de propositions…   

Parmi ces raisons d'espérer, quel regard portez-vous sur l'alternance au Nigéria et le retour à la stabilité en Côte d'Ivoire, deux pays qui selon vous furent longtemps des locomotives pour toute la région ?

Toute cette période passée au Nigéria sous Goodluck Jonathan et son chapeau est consternante. Cela peut donc difficilement être pire. Au moins Buhari est du Nord et ne peut manquer de s’y intéresser, de tenter d’apporter des solutions au désastre économique et environnemental qui explique l’essor de Boko Haram. Il va aussi remettre un minimum d’ordre dans l’armée, y réduire la corruption et tenter de modifier son comportement au nord. De là à ce que le Nigéria redevienne une locomotive régionale il y a encore beaucoup à faire dans un contexte où le prix du pétrole restera pour un bon moment très bas et certaines des décisions économiques récentes comme les restrictions aux importations et le refus d’ajuster le taux de change sont plutôt néfastes. Sur la Côte d’Ivoire je suis plus optimiste. Le tandem Alassane Ouattara – Daniel Kablan Duncan est d’une grande compétence et l’économie est repartie. Le problème sera essentiellement le maintien de la stabilité politique qui suppose après Ouattara la poursuite du deal reposant sur un partage du pouvoir entre les grands partis.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Alain Mabanckou, écrire pour ne plus se faire voler son enfance

MabanckouLe grand public a découvert Alain Mabanckou il y une dizaine d’années avec son truculent roman Verre Cassé et sa casquette vissée sur la tête. Depuis il est devenu une des voix importantes de la littérature africaine et un emblème de la vitalité culturelle du Congo-Brazzaville. Ce petit pays de quatre millions d’habitants est, il est vrai, un terreau fertile pour l’écriture, que l’on songe à Tchicaya U Tam’si ou Sony Labou Tansi dans le passé. Avec son nouveau roman, Petit Piment, aux éditions du Seuil, Alain Mabanckou nous raconte avec délicatesse le parcours d’un enfant ballotté par une société congolaise peu disposée à lui faire une place. Ce récit initiatique prend aussi une dimension politique. L’auteur y interroge la place de l’enfant dans le Congo socialiste des années 70 et dénonce toutes les formes de crispations identitaires. Pour l’Afrique des idées, Alain Mabanckou revient sur ce roman et sur ses inquiétudes quand à la situation politique de son pays.

Dans Petit Piment, vous reprenez un personnage récurrent dans la littérature: l’orphelin, l’enfant des rues. Qu’est ce qui vous intéresse dans cette figure ?

C’est un personnage qui me ressemble. Toute la vie il reste en quête d’une famille. La question du père et de la mère est essentielle dans ce livre. J’ai eu la chance de vivre mon enfance avec les deux, mais je les ai perdus par la suite. Cela a créé un vide tel que mes trois derniers livres posent cette question de l’orphelin, de l’absence et du vol de l’enfance par les adultes. Parce que les adultes n’ont jamais assumé le rôle qui était le leur durant l’enfance de cette jeunesse africaine. Celle-ci est désormais perdue, sans repères, sans aucune autre éducation que celle de la rue, de la loi du plus fort. Petit Piment, c’est le prototype de l’enfant africain qui n’a pas eu la chance d’avoir de vrais parents, une vraie éducation et qui désormais ne peut compter que sur la force de son destin qu’il se forge lui-même en posant des actes dans la vie quotidienne.

Le livre est d’ailleurs dédié à un enfant dont on se sait pas très bien si il s’agît de vous ou d’un jeune homme que vous avez rencontré au Congo.

C’est un mélange de tout ça. De moi et d’un personnage que j’ai rencontré qui lui était déjà âgé mais qui voulait vraiment être un personnage de roman car il estimait que la vie y serait meilleure que dans le monde réel.

C’est aussi un roman politique sur le Congo socialiste. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

C’était l’endoctrinement, la tenue scolaire identique, les récitations des discours du président de la République. Nous pensions que tout cela était normal, que tous les enfants de la terre devaient aimer leur président comme si il était leur père. Mais il fallait du recul pour comprendre que nous étions dans un système du culte de la personnalité. Et que ce culte de la personnalité a peut être fait plus de ravages que la colonisation dans la mentalité des Africains, parce que ça nous a donné le sens des intolérances, et poussé à considérer que dès qu’on a le pouvoir c’est pour soi-même et pas pour le peuple. Ils voulaient nous voler notre enfance et ils y ont réussi parce qu’on a créé des perroquets, des béni oui oui, une jeunesse qui s’est endormie pendant longtemps et qu’il faut réveiller le plus vite possible.

Deux femmes jouent un rôle central dans votre texte, une infirmière dans l’orphelinat, et une mère maquerelle, qui prend Petit Piment sous son aile. Que représentent-elles ?

L’infirmière est une forme de Mère Teresa, elle représente l’adoucissement, l’épaule sur laquelle peuvent se reposer les enfants. La deuxième femme Maman Fiat 500 est une prostituée et dirige dix filles dans la prostitution. C’est l’exemple de la situation dans laquelle on pense qu’il faut lui jeter la pierre mais en réalité, elle sert de lien, prend sous sa protection les enfants des rues, les nourrit. Elle incarne le prolongement de la maternité auprès d’enfants qui souffrent de n’avoir jamais eu de mère. On peut juger la prostitution comme un tas d’immondice, je voulais trouver à l’intérieur une pépite d’or et cette pépite d’or, c’est Maman Fiat 500.

ll y a un autre personnage central dans ce livre comme dans vos deux ouvrages précédents, c’est la ville de Pointe Noire, où vous avez grandi au Congo. Comment décririez-vous cette ville aux lecteurs qui ne la connaissent pas ?

Ça fait trois livres que je tourne vraiment autour de Pointe Noire. Je l’avais fait dans Demain j’aurai vingt ans, puis en 2013 dans Lumières de Pointe Noire, et maintenant dans Petit Piment. C’est une sorte de trilogie. Cela rappelle le fait que nos mamans préparaient en général la cuisine sur trois pierres sur lesquelles il y avait la marmite, posée au dessus du feu. J’ai posé trois pierres, et la marmite Pointe Noire est posée sur ces trois pierres. Moi j’ajoute le feu pour faire bouillir quelque chose, remettre en bonne condition. Je ne sais pas encore si il y aura une quatrième pierre et comment j’arrangerai l’installation. Pointe Noire reste le personnage de tous mes romans. Elle est le prototype de la ville africaine, côtière, avec l’océan Atlantique, le chemin de fer Congo-Océan, un centre-ville très européen, des quartiers populaires et une grande artère qui coupe la ville en deux et qui s’appelle l’avenue de l’Indépendance, dans un pays qui paradoxalement n’a pas l’air indépendant. Quand on a visité Pointe Noire, on a visité beaucoup de capitales africaines.

La ville a aussi une dimension mystérieuse, difficile à appréhender au premier regard…

Pointe Noire a l’habitude de cacher son passé. Elle est tentaculaire et ne se livre pas facilement. Quand vous arrivez, il faut traverser tout le centre ville pour aller dans les quartiers populaires. Ce sont des enchevêtrements qu’il faut connaître. Dans un quartier comme le Rex ou le quartier Trois-Cents, si vous ne faites pas attention, vous vous perdez dans les sinuosités. C’est une ville dont il faut découvrir les mystères. Elle est comme une tortue. Dès qu’elle voit venir un étranger, elle rentre sa tête dans sa carapace. Si l’étranger ne fait pas attention, il va prendre la carapace pour une pierre et marcher dessus.

Dans Petit Piment, vous racontez aussi une opération pour renvoyer les prostitués dans leur pays d’origine, le Zaïre. Ce thème fait écho à une vague d'expulsions lancée par les autorités de Brazzaville en 2014. Est-ce votre manière de la dénoncer ?

Quand j’écrivais le livre, j’ai lu avec exaspération la chasse aux “Zairois”. Ca m’a révolté, indigné. J’ai trouvé aberrant que les Congolais de Brazzaville chassent les Congolais de Kinshasa. Parce que après tout, nous sommes un peuple avec la même culture, la même langue, la même civilisation. Se chasser les uns les autres c’est faire le jeu des anciennes puissances coloniales qui ont établi les frontières que nous avons. Ca a été un choc de voir mon pays capable de faire ça. Si la France faisait ce genre de choses, on dirait aussitôt que c’est une politique d’extrême droite.

Petit_Piment

Stylistiquement, Petit Piment ne prend-il pas une forme plus classique que vos précédents textes. Il semble davantage porté par le récit et les personnages que par la truculence qu’on pouvait lire dans Verre Cassé…

Chaque roman doit avoir sa texture. Le pire pour un écrivain c’est de vouloir écrire le même roman, parce qu’on pense avoir trouvé la recette. Il faut se laisser porter par la voix des personnages. Dans Petit Piment, il y a plusieurs voix. La voix de la description, car il faut bien expliquer l’itinéraire de quelqu’un, son destin. Puis dans une deuxième partie, il y a une autre voix, quand le personnage arrive dans les quartiers populaires et commence à perdre la raison. Là on retrouve l’absurde et des situations cocasses qui rappellent des romans que j’avais écrit avant. Je laisse toujours marcher les personnages. Il y a toujours une route même si dans Petit Piment, elle est peut être en train de se transformer en impasse.  

En parlant d’impasse, vous vous êtes exprimé publiquement sur la situation politique de votre pays pour demander à votre président de ne pas s’accrocher au pouvoir. C’est une des premières fois que vous prenez position aussi clairement. Pourquoi maintenant ?

Parce que j’ai senti un appel du peuple congolais et de la jeunesse. Avant c’était juste quelques personnes de la diaspora qui voulaient ma voix. Mais je ne parle jamais au nom des intérêts de quelques individus. Et je ne suis pas candidat à quoi que ce soit. Je ne parle qu’en tant qu'écrivain et en tant que Congolais. Si on devient comme l'ambassadeur de son pays à l'étranger, il faut le faire quand vous sentez que les fondements de la nation sont en train de trébucher. Dans l'intérêt du Congo-Brazzaville, le président Denis Sassou Nguesso ne doit pas se représenter pour un autre mandat. Je pense qu'il faut qu'il favorise une transition vers une nouvelle génération. Mais l'opposition congolaise est l'opposition la plus bête au monde, je m'excuse de le dire, parce que elle ne sait pas ce qu'elle veut, elle vit aux dépens du gouvernement donc sa parole n'est pas forcément légitime. En disant au président Sassou Nguesso de ne pas se présenter, je ne donne pas un chèque en blanc à cette mauvaise opposition pour qu’elle aille squatter le pouvoir. Je voudrais que mon pays puisse trouver les moyens de porter au pouvoir une nouvelle génération qui n'a jamais été corrompue par le système.

Mais que faire aujourd’hui. Si on ne passe pas par l’opposition, par qui passer ?

L'opposition a pris en otage la jeunesse congolaise. Elle a menti, elle a fait croire que son heure était venue de gouverner. Ils ont emmené les jeunes dans la rue, et quand ça a commencé à crépiter l'opposition s'est cachée et a laissé la jeunesse congolaise sous les balles. L'opposition est complice du manque de transition au Congo-Brazzaville, elle est peut être pitoyable dans ce sens là. Si il y a une élection présidentielle je m'exprimerai. Si on arrive encore à imposer aux Congolais par la peur, par les armes, un régime dictatorial qui va encore prendre des années, le monde entier prendra date. Mais chaque chose a une fin, nul n'est immortel sur cette terre, vous pouvez gouverner comme vous voulez mais à un moment donné l'âge naturel va vous faire défaut.

Le président Sassou Nguesso a-t-il fait du mal à votre pays ?

Je ne juge pas le président Sassou Nguesso mais dans son intérêt je pense qu'il devrait prendre la posture du sage et pousser à la transition. Il y a des choses qui se sont faites dans ce pays, on ne peut pas le nier. Mais après trente ans, il y a quand même la fatigue et l’usure du pouvoir. Ce n'est plus le président qui gouverne mais c'est un clan qui profite. Trente ans au pouvoir, c'est trente ans de privilèges, d'entourage, d'un clan qui est en train de manger ce que le peuple aurait pu manger. Je crois que le changement de la constitution a été fait pour le maintenir au pouvoir. Aujourd'hui je peux vous parier vu le larbinisme de l'opposition que nous aurons Sassou Nguesso qui va rempiler pour deux mandats.

Certains Africains vous reprochent de plaire davantage aux lecteurs blancs et de ne pas être lu en Afrique. Cette critique vous touche-t-elle ?

Cela ne m’affecte pas car 99,9% des gens qui le disent ne m’ont jamais lu. Ca vient souvent de la diaspora, des gens qui sont coupés des réalités africaines. Est-ce qu’ils savent que je suis au programme dans les collèges et les lycées au Bénin ? Que je suis étudié dans les universités africaines ? Ou que les Ponténégrins se disputent Lumières de Pointe Noire… Dire qu’on écrit pour les blancs, c’est idiot, c’est une forme de fondamentalisme et d’intégrisme. Cela vient de gens qui veulent tout expliquer par la couleur de peau. C’est hors de ma conception. Je n’aime pas expliquer mon existence parce que je suis noir ou parce que mon peuple a subi l’esclavage ou la colonisation. J’explique mon existence par les actes que je pose au présent en évitant de commettre les mêmes erreurs que dans le passé. Je suis noir, j’en suis fier. Je suis Africain, je ne l’oublie jamais. Mais je suis aussi quelqu’un qui vit avec les autres et la place et la vie des autres m’intéressent. Je voudrais être un écrivain qui sans cesse est en train d’ouvrir les portes et les fenêtres et non les fermer. Ceux qui veulent entrer dans ma maison, ils sont les bienvenus, ceux qui veulent entrer dans les maisons où ils s’enferment à clé, tant pis pour eux, le monde continuera avec ceux qui ont l’art d’ouvrir les fenêtres.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Source Photo Gilbert Lieval

François Hollande, « rattrapé par la Realpolitik en Afrique »

CHRISTOPHE%20BOISBOUVIER_PRW_9871_0Qui pouvait penser que François Hollande ferait des dossiers africains l’une des priorités de sa politique étrangère et militaire ? Avant de devenir président, il se rend le moins possible sur un continent dont il se méfie. Il délaisse les enjeux africains pour cultiver son ancrage local corrézien, et se concentrer sur les questions économiques et sociales qu’il affectionne. C’est donc un homme plutôt neuf qui arrive à l’Elysée en mai 2012, après avoir promis comme d’autres de “rompre avec la Françafrique”. Très vite, face à la montée de la menace djihadiste au Mali, c’est pourtant sur ce terrain africain que François Hollande va prendre parmi les décisions les plus cruciales de son mandat en engageant les troupes françaises. Quelques semaines après l’intervention au Mali, il décrit même son accueil triomphal à Bamako, comme la journée “la plus importante” de sa vie politique. Dans Hollande l’Africain, paru en octobre aux éditions La Découverte, le journaliste de RFI Christophe Boisbouvier raconte avec minutie cette conversion à l’Afrique, et combien, au nom de ses intérêts économiques et sécuritaires, la France peine à échapper à ses traditionnelles alliances avec des régimes contestables. Pour l’Afrique des idées, il revient sur les atermoiements de la politique africaine de François Hollande.

Vous écrivez que François Hollande a longtemps joué à cache cache avec l'Afrique, pour quelles raisons ?

Parce ce qu’il estimait qu’en Afrique “il n’y a que des coups à prendre”. C’est ce qu’il dit en 1998 au “Monsieur Afrique” du Parti socialiste, Guy Labertit, un an après avoir pris les rênes du PS. François Hollande a été marqué par les scandales de la Françafrique, notamment celui des diamants de Bokassa, qui a contribué à la défaite de Valéry Giscard d’Estaing en 1981. Pendant longtemps, pour lui, aller en Afrique, c’était prendre le risque d’être accueilli par des potentats, de recevoir des cadeaux compromettants et de se salir les mains. En tant que premier secrétaire du PS, il ne met pratiquement jamais les pieds en Afrique. Il n’accompagne pas le premier ministre Lionel Jospin quand il se rend au Sénégal et au Mali en décembre 1997.

En quoi sa relation avec Laurent Gbagbo marque-t-elle un premier tournant ?

Malgré sa méfiance forte vis-à-vis du continent, François Hollande, en tant que patron du PS, va être obligé de prendre position sur les dossiers africains, où la France est très attendue. D’autant plus, qu’il devient en 1999, le vice-président de l’Internationale socialiste. Il va nouer des relations de camaraderie avec les chefs des partis socialistes africains comme Laurent Gbagbo, qui dirige le Front populaire ivoirien et est un grand ami du député PS Henri Emmanuelli. Il se laisse entraîner dans une relation assez étroite, avec des communiqués de soutien catégorique à Laurent Gbagbo, en 2000, au moment de la présidentielle.

Avant de rompre 4 ans plus tard…

En 2002, il y a une insurrection dans le nord de la Côte d’Ivoire et le pays est coupé en deux. Peu à peu on va découvrir que des assassinats ont lieu contre les rebelles présumés, perpétrés par ce qu’on appelle “les escadrons de la mort” du président Gbagbo. François Hollande est alerté par plusieurs socialistes, et par l’Ambassadeur de France, Renaud Vignal, rappelé à Paris, pour ses relations exécrables avec le régime ivoirien. A son retour, le diplomate fait un compte rendu incendiaire de la situation qui a beaucoup de poids sur François Hollande. C’est le début d’un grand froid. François Hollande décide de rompre définitivement fin 2004 et l’affaire ne fait que renforcer ses préjugés sur l’Afrique.

Vous décrivez avec précision l’entrée en guerre au Mali. Comment expliquez-vous que François Hollande ait revêtu avec une telle célérité le costume du chef de guerre une fois à l’Elysée ?

Il a une phrase forte quand il se rend au Mali trois semaines après le début de l’intervention française: “Je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique”. Elle trahit d’abord la blessure d’un homme qui jusqu’à son élection a longtemps été considéré comme un mou, et un “flanby”, un dessert gélatineux… Il veut montrer qu’il n’est pas celui qu’on croit, qu’il est capable de prendre des décisions fortes. Il estime aussi profondément que la France a une responsabilité historique. C’est un gaullo-mitterrandiste qui veut maintenir la France dans le club des grandes puissances qui ont le droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU. Il veut prouver qu’elle est une grande nation qui prend ses responsabilités quand l’Afrique l’appelle.

La France a-t-elle exagéré la menace djihadiste au Mali pour justifier sa guerre ?

Je ne dirais pas qu’elle l’a exagérée, mais elle a dramatisé l’enjeu. François Hollande sait qu’il faut gagner la bataille de la communication et de l’opinion publique à la fois en France et en Afrique. Il insiste donc sur la menace sur Bamako, ses deux millions d’habitants et 6000 ressortissants français. En fait, quand François Hollande prend la décision d’intervenir, personne ne sait ce que les djihadistes veulent vraiment faire. Une seule certitude, ils ont bougé. Mais on ignore si leur objectif est le centre du pays dans la région de Sévaré ou si ils veulent pousser jusqu’à Bamako. C’est dans une situation de doute et d’interrogation tactique que François Hollande décide d’intervenir.

Est-ce parce qu'elle était opposée à l'intervention française au Mali qu'une ancienne ministre malienne de la culture Aminata Traoré s'est vu refuser un visa pour la France ?

Sans doute.

Outre François Hollande, parmi les personnages centraux de votre livre, il y a le président tchadien Idriss Déby. En quoi leur relation est-elle emblématique de l'évolution de la politique africaine du président français ?

Car Idriss Déby est un des chefs d’Etat africains dont François Hollande se méfie le plus, à cause de “l’affaire Ibni”. Du nom de Ibni Mahamat Saleh, un des leaders de l’opposition tchadienne, proche de l’internationale socialiste qui disparaît en février 2008 dans les geôles tchadiennes. A l’époque, le PS français a des positions très dures contre le régime dont il met en cause la légitimité. Deux députés Jean-Pierre Sueur et Gaëtan Gorce organisent un débat à l’Assemblée nationale en mars 2010.

Jusqu’à son arrivée au pouvoir, François Hollande considère que le régime tchadien n’est pas fréquentable. Pendant les six premiers mois, les relations sont très mauvaises. Idriss Déby ne vient pas à Kinshasa au sommet de la francophonie, où se rend le président français. En décembre 2012, il est reçu pour la première fois à l’Elysée mais les relations restent glaciales. Tout change en janvier, Déby propose les services de son armée pour la bataille des Ifoghas au Nord-Mali. Désormais, les deux pays ont une alliance militaire et stratégique contre un ennemi commun…les djihadistes.

La communication des autorités françaises en deux temps sur le référendum au Congo, qui pourrait permettre au président Sassou Nguesso de s’accrocher au pouvoir, est-elle une autre illustration des atermoiements français ?

Un pas en avant, deux pas en arrière. Dans sa politique africaine, François Hollande zigzague comme il l’a fait pendant onze ans à la tête du parti socialiste sur d’autres dossiers. Un coup, il se prononce contre le principe du 3e mandat de Denis Sassou Nguesso et un autre coup il semble donner son feu vert au président congolais quand il prépare son référendum pour en briguer un. Autre exemple, ses tournées en Afrique. Quand il rend visite à un autocrate, il prend le soin d’aller d’abord chez un chef d’Etat élu démocratiquement. Avant d’aller à Kinshasa chez Joseph Kabila, il va voir le Sénégalais Macky Sall, avant de se rendre au Tchad chez Idriss Déby, il va chez Mahamadou Issoufou au Niger. C’est un équilibriste permanent.

François Hollande a-t-il rompu avec la Françafrique comme il le promettait dans un de ses engagements de campagne ?

Il a essayé de rompre avec la Françafrique de l’argent et du clientélisme, et de mettre fin à l’influence des visiteurs du soir sur la politique africaine, des gens comme Robert Bourgi ou Patrick Balkany qui intervenaient encore pendant les présidences de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Jusqu’à preuve du contraire, François Hollande a plutôt réussi sur ce plan là. En revanche il n’a pas rompu avec la Françafrique institutionnelle, celle des bases militaires et du franc CFA. La France est encore le gendarme de l’Afrique, notamment au Sahel. Enfin, malgré les promesses de Dakar en octobre 2012, il reste des réseaux, peut être plus de réseaux clientélistes mais des réseaux personnels. Ceux qui datent de l’Internationale socialiste. François Hollande et Alpha Condé par exemple échangent régulièrement des SMS sur leurs anciens téléphones personnels. Le président guinéen en profite probablement. Il peut obtenir un rendez-vous à l’Elysée en trois jours et contourner le protocole. Dans une tribune au journal Le Monde, un proche de Hollande, l’avocat de gauche Jean-Paul Benoit avait tiré la sonnette d’alarme et réclamé une politique plus équilibrée en Guinée.

Pourquoi ces hésitations entre realpolitik et droits de l’homme vous surprennent-elles ? N’est-ce pas un classique de la politique étrangère ?

On peut être cynique et penser que les responsables politiques sont tous les mêmes, que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Mais François Hollande a vraiment manifesté un désir de renouveau au départ comme l’illustrent les choix d’Hélène Le Gal et Thomas Melonio pour la petite cellule africaine de l’Elysee, et de Pascal Canfin comme ministre du développement. Hélène Le Gal est une diplomate jeune qui n’a pratiquement pas de passé africain ni de relations personnelles avec les chefs d’Etat, c’est d’ailleurs sans doute pour cela qu’elle a été choisie. Thomas Melonio, c’est encore mieux, c’est un idéologue, qui a un écrit un petit fascicule quand il travaillait sur les questions africaines pour le PS. Il y posait clairement la question du maintien des bases militaires françaises et du franc CFA. Aujourd’hui un officier d’état-major français relirait ce texte avec effroi. Quant à Pascal Canfin, c’est un écologiste spécialiste de la lutte contre les trafics financiers, notamment entre le Nord et le Sud, et il a obtenu un ministère du développement important. Donc François Hollande n’a pas voulu faire comme tout le monde au début, il avait une vraie volonté de changement. Mais à l’épreuve des faits, la Realpolitik l’a rattrapé.

Helène Le Gal et Thomas Melonio avalent-ils des couleuvres aujourd’hui ?

Il faudra leur demander… Je pense qu’ils vous diront que le présence militaire française n’est plus une présence politique mais relève d’opérations extérieures, des OPEX contre les djihadistes. Que les troupes ne sont plus des forces de présence comme dans les bases de Libreville ou de Djibouti qui voient leurs effectifs diminuer. Ils souligneront aussi sans doute que même si il n’y a pas eu de rupture fondamentale, il y a une forme de normalisation des relations françafricaines.

Votre livre est dédié à Ghislaine Dupont et Claude Verlon, journaliste et technicien à RFI, assassinés au Nord-Mali en novembre 2013. Où en est l’enquête ?

Elle est au point mort. D’abord parce que l’entraide judiciaire entre Paris et Bamako ne fonctionne pas bien. Il y a eu des commissions rogatoires internationales mais les retours sont décevants. Le président malien nous a expliqué que les recherches demandent une expertise que n’ont pas les juges et les policiers maliens, et qu’il faudrait une entraide technique avec Interpol, l’Union européenne… C’est un argument que nous pouvons entendre. Mais il y a aussi un blocage en France. Le juge Marc Trévidic qui était en charge du dossier a fait une demande de déclassification de documents “secret défense”. Le Ministère de la Défense n’a rien fait et n’a même pas saisi la commission consultative du secret de la défense nationale, qui doit simplement donner son avis. C’est d’autant plus choquant que le 24 juillet, François Hollande a reçu les familles et promis que tous les documents demandés seraient déclassifiés. Nous attendons toujours… Et on se demande si l’armée française n’a pas quelque chose à cacher.

Propos recueillis par Adrien de Calan

Trois dimanches, cinq élections: un octobre africain

JPG_Elections180614Trois dimanches chargés attendent les passionnés de politique africaine en octobre prochain. Trois jours pour pas moins de cinq élections présidentielles sur le continent, complétées de surcroît par des législatives dans certains cas. Le Burkina Faso et la Guinée ouvrent le bal le 11 octobre. Une présidentielle est ensuite annoncée en Centrafrique le 18. Les électeurs ivoiriens et tanzaniens se présenteront eux dans les bureaux de vote la semaine suivante, le 25 octobre. Cinq scrutins, qui chacun à leur manière ont une saveur particulière.

C’était déjà un jour d’octobre, il y a près d’un an, que les Burkinabè se soulevaient pour chasser du pouvoir Blaise Compaoré et ses velléités de présidence à vie. En quatre jours, le peuple du Faso inscrivait ainsi son nom tout en haut d’une page d’histoire, peut-être en train de s’écrire sur le reste du continent. Celle où un chef d’État ne gagne pas automatiquement le droit de se porter candidat à sa propre succession, et où le multipartisme ne ressemble plus à une façade où prospèrent les entreprises politiques personnelles des uns et des autres.

C’est donc peu dire que la présidentielle burkinabè est très attendue après une transition d’un an. Son bon déroulement sonnerait comme un message d’espoir pour ceux qui au Rwanda, au Congo-Brazzaville ou en RDC, s’opposent à la reconduction de leur président pour un troisième mandat, ou pour les Burundais qui ne veulent pas se résoudre à accepter la réélection controversée de Pierre Nkurunziza. A l’inverse, un scrutin raté, même à moitié, ferait le jeu de tous ces dirigeants qui se présentent comme les incontournables garants de la stabilité et la paix. Et il y a déjà comme un mauvais signal, à moins de deux mois du vote. Le choix des autorités de transition d’invalider les candidatures aux législatives d’anciens cadres du régime Compaoré, au nom de la constitution, ressemble à un premier accroc sur les voies de la réconciliation.

En Guinée, après des mois de désaccord, le pouvoir et l’opposition ont enfin trouvé un compromis sur les dossiers aussi sensibles que la composition de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) – qui devrait bientôt accueillir deux nouveaux représentants de l’opposition – l’organisation des élections locales, ou le réexamen du fichier électoral. Prudence, affirment malgré tout certains responsables politiques, qui redoutent des délais trop courts pour permettre aux autorités de respecter leurs engagements.

Quoi qu’il en soit, le 11 octobre, comme lors de la présidentielle “historique” de 2010, le duel au sommet devrait opposer Cellou Dalein Diallo et son UFDG, à Alpha Condé, qui depuis a passé cinq ans à la présidence. La crainte, ce sont de nouveaux épisodes de violences, comme ceux qui surviennent régulièrement en Guinée quand il s’agit d’élections, à l’image des incidents meurtriers d’avril et mai dernier lors des manifestations de l’opposition. L’autre inquiétude c’est encore un raidissement sur des bases ethniques avec d’un côté les Peuls rassemblés derrière Cellou Dalein Diallo et de l’autre les Malinké avec Alpha Condé. Pour cette présidentielle, Cellou Dalein Diallo a scellé une alliance électorale opportuniste mais ambiguë avec l’ancien chef de la junte Moussa Dadis Camara, qui pourrait lui apporter des voix de sa région d’origine, la Guinée forestière. Un geste surprenant quand on sait que des partisans de l’UFDG faisaient partie des victimes des massacres du 28 septembre 2009, pour lesquels Moussa Dadis Camara a été inculpé il y a quelques semaines.

Une présidentielle le 18 octobre en RCA ?

Le premier tour de présidentielle centrafricaine pourra-t-il avoir lieu la semaine suivante ? Certains observateurs ou des responsables politiques comme le candidat déclaré Crépin Mboli Goumba n’y croient guère. Après deux ans et demi de crise, la Centrafrique reste un Etat “failli” où la plupart des services publics sont à terre. Y organiser des élections dans de bonnes conditions relève du défi, et le mot est faible. D’autant que de nouveaux affrontements entre chrétiens et musulmans ont eu lieu ces derniers jours à Bambari, dans le centre du pays, faisant au moins une quinzaine de morts. Il faudra ramener le calme, aller au bout d’un recensement électoral difficile, trouver les fonds nécessaires au scrutin, établir le fichier électoral et comment faire voter les réfugiés qui ont fui le pays pendant les violences. Soit près de 500 000 personnes dont un peu moins de la moitié d’électeurs potentiels. La communauté internationale s’accroche pourtant à ce calendrier électoral comme à une bouée de sauvetage et son respect est la mission numéro 1 assignée aux autorités de transition. En attendant les candidats se bousculent, dont l’ancien président François Bozizé, des ex-premiers ministres comme Martin Ziguélé, Nicolas Tiangaye ou Anicet Dologuélé… pour un scrutin censé permettre de tourner la page.

La Côte d’Ivoire a quant à elle retrouvé sa tranquillité et son allant économique. Fort de ces résultats, Alassane Ouattara rêve de se faire réélire dans un fauteuil. Une présidentielle apaisée et crédible le 25 octobre servira en tout cas à tenter d’oublier le traumatisme du scrutin précédent et des quelque 3 250 personnes qui ont perdu la vie pendant la crise post-électorale et les affrontements fratricides entre pro-Gbagbo et pro-Ouattara. La société civile ivoirienne vient d’ailleurs de rendre publique une charte qu’elle souhaite faire signer à tous les candidats pour qu’ils s’engagent à une élection sans violence. La quasi-totalité des figures de la vie politique ivoirienne devraient la parapher parce qu’à peu de chose près, ils sont tous sur la ligne de départ : Ouattara bien sûr, mais aussi Pascal Affi Nguessan, Charles Konan Banny, Kouadio Konan Bertin (KKB) pour ne citer qu’eux… Des rivaux qui se présentent donc divisés face à un chef de l’État qui se sent fort.

Le modèle tanzanien

Enfin la Tanzanie aura elle aussi droit à une présidentielle le 25 octobre. Une élection inédite entre d’un côté le ministre des Travaux Publics John Magufuli, vainqueur surprise de la primaire au sein du parti au pouvoir, et de l’autre côté l’ancien premier ministre Edward Lowassa. Défait pendant la primaire, Edward Lowassa a réussi une jolie manœuvre puisqu’il a tout simplement changé de camp pour devenir le chef de file de l’opposition, dont il sera le candidat unique. A l’approche du scrutin, on retiendra surtout le passage de relais du chef de l’État Jakaya Kikwete, qui conformément à la constitution, ne brigue pas un troisième mandat. La Tanzanie fait figure de modèle puisqu’aucun président n’y a tenté un quelconque tripatouillage électoral pour s’accrocher au pouvoir.

Cinq présidentielles donc après lesquelles courront les journalistes et les observateurs, happés par les soubresauts de l’actualité et son temps forcément trop court. Aura-t-on le recul nécessaire pour voir que 2014, 2015 et 2016 pourraient bien ressembler à un tournant de la politique africaine, comme le furent les années 1990 et les grandes conférences souveraines, préludes à la démocratisation.

Il y a déjà eu une révolution au Burkina Faso, une alternance paisible au Nigéria. Il y a maintenant une série d’élections qui se profilent et peuvent chacune incarner un symbole fort pour leur peuple et les dirigeants de la région. L’ouverture au multipartisme des années 1990 s'est malheureusement conclue par un grand espoir déçu. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ?

Adrien de Calan