Touche pas à mon passeport !

Revue de « La nationalité en Afrique » de Bronwen Manby, – Open Society Foundations et Khartala 2011

The essence of tyranny is not iron law. It is capricious law.”
Christopher Hitchens, I fought the law, Vanity Fair, Février 2004
 
Comme la santé, la mémoire (et un organe masculin très précis), la nationalité est l’un de ces attributs dont on ne saisit l’importance que lorsqu’ils nous font défaut. Et autant je tiens à ma mémoire, à ma santé (et peut-être encore plus au seul joujou à ne pas mettre dans la bouche d’un enfant), je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance à ma nationalité[1].
 

Quoi qu'il en soit, j'ai passé l’essentiel des deux dernières semaines – dans le cadre d'un projet de TW – immergé dans des bouquins et articles plus ou moins illisibles[2] sur la situation des minorités en Afrique. L’essai de Bronwen Manby, « La nationalité en Afrique », publié en 2011 par Open Society Foundations et Karthala est le plus brillant du lot – et paradoxalement, le plus difficile à lire : on est plus d'une fois pris à la gorge par la franche grossièreté des procédés et l'increvable stupidité des fins auxquelles sont soumis les codes de nationalité, en Afrique subsaharienne, tels qu'ils apparaissent dans cette passionnante étude.

 
Discriminations et no-man’s-land juridiques
 

Avec une patiente et une érudition irréprochables, l’auteur, vétérane de la défense des droits de l’homme, expose les singularités du droit de la nationalité en Afrique subsaharienne et sa politisation, les discriminations qui en découlent, les exclusions savamment construites et introduites parfois à l'intérieur même dans les textes constitutionnels. Aucun pays n’y échappe. Aucune discrimination n’en réchappe.

 
Qu’il s’agisse de celles basées sur des critères raciaux comme en Sierra Leone et au Libéria où ne peuvent être "citoyens d'origine" que les seules personnes « d’ascendance noire » ; linguistiques comme au Ghana ou au Botswana où la connaissance d’une des langues locales est un préalable à la naturalisation ; socio-ethniques comme en RDC ou en Ouganda, où « la nationalité d’origine est réservée aux personnes membres d’une ‘communauté autochtone’ présente dans le pays au moment de l’indépendance » ; ou religieuses comme dans certains pays du Maghreb et à Madagascar où les vingt mille membres de la communauté Kanara (d’origine indo-pakistanaise) vivent dans un no-man ’s-land juridique, citoyens d’aucun pays, interdits de titres de voyages.
 
Mais les inégalités de droit les plus constantes (documentées dans cet ouvrage avec la précision maniaque du paléoanthropologue) restent celles entre hommes et femmes notamment les difficultés qu'ont ces dernières à transmettre directement leur nationalité à leurs enfants – accentuant ainsi  leur dépendance au milieu familial d'origine, et/ou leur subordination à leurs conjoints. Si au lendemain des Indépendances, la règle était claire – la nationalité se transmet par le père – le renouveau féministe des années 90 a changé la donne et le Droit s’est fait plus subtil. Page après page, Manby décortique les subterfuges légaux mis en place pour cimenter cette inégalité : constitution « démentie » par la loi, loi ignorée dans la pratique, arbitraire des agents de l'état (juridiquement encouragé) , etc.
 
Les leaders nationaux les « étrangers » d’Afrique
 
La meilleure partie de l’ouvrage est celle consacrée à la "déchéance de la nationalité et à l’expulsion de citoyen". Avec un humour pince-sans-rire, Bronwen Manby expose le cas des leaders nationaux les « étrangers » d’Afrique : chefs d’état, de gouvernement et parti et de syndicats devenus « étrangers »par le hasard d’une alternance politique. Les cas les plus aberrants sont connus, mais leur juxtaposition dans l’ouvrage accentue encore leur absurdité :
  • Alassane Ouattara, ancien gouverneur de la BCEAO (poste réservé traditionnellement à un ivoirien), ancien premier ministre, né en Côte d’Ivoire d’une mère ivoirienne, aujourd’hui Président de la République, est poursuivi depuis vingt ans par la légende noire de sa non-ivoirité (quel mot !) On retrouve encore, ici, et , l’affreuse formule « Mossi-Dramane » utilisée par des « démocrates » et des «patriotes », insistant sur la – dirions-nous « burkinabéité » ou « Mossisitude » ? – de Ouattara. L’opposition au régime d’Alassane Ouattara et Soro Guillaume est aujourd’hui paralysée par l’intransigeance de ceux qui contestent au premier le droit d’occuper la magistrature suprême en terre d’éburnie, du fait de sa nationalité[3].

  • En 1999, Kenneth Kaunda, leader de l’indépendance, premier président de la Zambie fut déclaré non-citoyen du pays qu’il avait dirigé de 1963 à 1991[4]. Il fallut un arrêt de la Cour Suprême pour mettre un terme à cette vendetta menée par le nouveau pouvoir contre un opposant politique. Soit dit en passant, cette même année, la justice ivoirienne déclarait invalide le certificat de nationalité présenté par Alassane Ouattara.

  • John Modise, leader et fondateur du Botswana National Front (1978), plongé durant vingt ans, dans un no-man’s land juridique, où ni le Botswana (son pays de résidence), ni l’Afrique du Sud (son pays « d’origine supposée ») ne le reconnaissent comme citoyen.

  • Ou encore, Jan Sithole, leader de la Fédération des Syndicats du Swaziland (1985-2009) dont le passeport fut confisqué par les autorités policières et qui fut informé, soudainement, en 1995 de son statut d’étranger et de sa nationalité mozambicaine.

 
Il est facile de mépriser la protection accordée par la nationalité. "La nationalité en Afrique" de Bronwen Manby montre les dangers de ce désengagement! Trop souvent, en Afrique, les critères d’appartenance à la communauté nationale, sont définis par cette espèce particulièrement intransigeante d’apparatchiks et d’idéologues : les « nationalistes ». Il est temps de réclamer l’égalité et  – dans le cas du droit de la nationalité – proclamer simplement, clairement, puissamment : touche pas à mon passeport!
 

Joël Té-Léssia

La Nationalité en Afrique de Bronwen Manby est disponible à la vente en ligne ici et


[2] Je crois que je ne pardonnerai jamais à la direction de Terangaweb de m'avoir obligé à lire des saloperies telles que "Le droit des minorités aurait eu une mobilisation heureuse si la dialectique déjà évoquée comme corrélat de la complexité n'aurait pas été celle figée en thèse académique telle que l'ont présentée les disciples de Platon, d'Aristote et de Hegel" [« Le droit des minorités dans la vacuité de sa positivité » par Jean-Paul SEGIHOBE BIGIRA http://www.dhdi.free.fr/recherches/etudesdiverses/articles/segihobeminorites.pdf ]
[3] L’argument selon lequel le même conseil Constitutionnel, composé des mêmes membres, sous le même mandat, ne peut déclarer successivement vainqueurs, les deux candidats présents au second tour de l’élection présidentielle – ceci d’autant plus que selon l’article 98 de la constitution, les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours et s’imposent à toutes les autorités, y compris le… Conseil Constitutionnel –  est apparemment trop subtil pour exciter les foules.

L’Afrique et ses minorités (III) : les Lembas d’Afrique du Sud – Diaspora « Israélite » en Afrique subsaharienne

« Et je les ai dispersés parmi les nations, et ils ont été répandus en divers pays »
Ézéchiel 36:19
« Et l'Éternel te dispersera parmi tous les peuples, d'un bout de la terre jusqu'à l'autre bout de la terre; et là tu serviras d'autres dieux que ni toi ni tes pères n'avez connus, le bois et la pierre. »
Deutéronome 28:64
La reconnaissance de la judéité des « Falasha » ou Beta Israël d’Éthiopie est très récente et les polémiques l’ayant entourée sont loin d’être entièrement éteintes. Ce n’est qu’en 1974 que le Grand rabbin Ashkénaze d’Israël Shlomo Goren, rejoint avec beaucoup de réticence la décision prise l’année précédente par le Grand rabbin Séfarade Ovadia Yossef. C’est en 1975 seulement que le Gouvernement d’Yitzhak Rabin leur accorde officiellement le droit du retour (droit qu’a tout juif d’émigrer en Israël). Les Beta Israël sont ainsi officiellement la seule communauté Juive d’ascendance non-occidentale située en Afrique Subsaharienne. Pourtant, et c’est le but de cet article, d’autres communautés ethno-religieuses existent, dispersées, dans cette partie du continent, qui gardent certaines pratiques religieuses, rituelles et sociales proches de certains courants (disparus, anciens ou minoritaires) israélites. Il ne s’agira pas ici de trancher le débat sur leur appartenance ou non à la diaspora israélite, mais simplement de les faire découvrir, notamment la plus emblématique et énigmatique, celle des Lemba d’Afrique Australe. L’objectif étant comme dans les précédents articles de cette série, d’insister sur l’appartenance et l’intégration de l’Afrique subsaharienne aux grands mouvements historiques, culturels et sociaux mondiaux, en allant à contre courant de l’exceptionnalisme séparatiste africain.
Les Lembas d’Afrique du Sud
Il existe en Afrique du Sud aujourd’hui deux communautés « Israélites » : celle reconnue, officielle de Juifs prépondéramment orthodoxes et sionistes, descendants de Juifs Lituaniens1, installés en Afrique du Sud par vagues successives depuis le XVIème siècle et forte d’environ 180.000 membres et les Lembas ou « Juifs de Kruger »2 – groupe tribal Bantou fort de quelques 70.000 membres, installés au Zimbabwe, en Namibie et majoritairement au Venda, territoire situé au Nord du Transvaal, en Afrique du sud, dont l’emblème est l’éléphant de Judée entouré d’une étoile de David, s’autoproclamant d’ascendance israélite et vénérant un Dieu unique « Mwali »3 .
« Nous sommes venus de Senna, nous avons traversé Pusela et nous avons reconstruit Senna. A Senna ils moururent comme des mouches. Nous sommes venus de Hundji à Shilimani, de Shilimani à Wedza. Nos tribus partirent à Zimbabwe. (…) Nous sommes arrivés à Venda, menés par Salomon. Baramina était notre ancêtre »4 Ndinda – chant traditionnel lemba
Selon leur tradition orale les Lemba auraient quitté la Judée, comme beaucoup de juifs à l’époque du roi Salomon et de la reine de Saba, il y a de 2500 ans. Ils se seraient installés à Senna (Sanāw, dans la région de l’Hadramaout- Yémen), vallée paradisiaque « irriguée et riche grâce à un barrage qui aurait cédé il y a un millier d'années, inondant le pays et obligeant ses habitants à partir. Les exilés traversèrent Wadi Al Maslah', puis s'embarquèrent au port de Sayhout, avant de débarquer sur la côte orientale africaine5». Certains partirent vers le Nord en Éthiopie (Falashas); d'autres vers le Sud (Lembas)6.
Les Lembas observent des règles assez similaires au judaïsme : interdiction de la consommation de porc, de poisson sans écailles et autres animaux « impurs » ; les femmes doivent subir un rite de purification pendant leur période menstruelle et après l’accouchement ; ils procèdent à un abattage rituel et vident l'animal de son sang ; viande et lait ne sont pas mélangés; leurs garçons sont circoncis le huitième jour ; Ils enterrent leurs morts allongés la tête vers le Nord ; Ils observent un repos hebdomadaire et célèbrent le premier jour de la nouvelle lune en se rasant la tête; les mariages extra-tribaux sont extrêmement contrôlés ; une étoile de David est gravée sur leurs pierres tombales. Même les noms des différents clans ont des intonations sémitiques : Sadiki, Hasane, Hamisi, Haji, Bakeri, Sharifo, Saidi…
Bien que se considérant eux-mêmes comme « Juifs », et ayant toujours été identifié par leurs voisins comme « différents » ou possédant des aptitudes (médicales, artistiques, artisanales) spécifiques, le statut des Lemba comme « Juifs » au sens Halachique (normes juridiques, sociales rituelles Juives) n’est pas du tout reconnu. Et un fort syncrétisme rituel a bien évidemment eu lieu au fil des siècles (excision) séparant les pratiques « religieuses » Lembas de ce qui constitue aujourd’hui le cœur du judaïsme officiel. Des tests ADN effectués au cours de la dernière décennie plaident néanmoins en faveur de l’hypothèse sémitique…
Une étude effectuée en 1996 – et confirmée par d’autres dans les quinze années suivantes – par le Dr. Karl Skorecki, spécialiste en génétique des populations, montra qu’une mutation particulière du chromosome Y, très répandue chez les Cohen, membres du clergé hébreu (chez environ 80% des Conahim rassemblés pour la prière rituelle sur l’esplanade du Mur du Temple), descendants supposés en ligne patrilinéaire de Aaron, frère de Moïse, servant aujourd’hui comme « marqueur génétique » israélite, est présente chez les Lemba7. Ce marqueur présent chez environ 56% des Cohen Séfarades, contre 5% dans la population israélienne, se retrouve chez 9% des Lembas et 54% du clan Buba, considéré comme celui des « prêtres » de la tribu8
Si cela ne constitue, bien évidemment, en rien, une preuve absolue du caractère « israélite » de la Tribu Lemba, il n’en demeure pas moins, que cet écheveau d’indices place les Lembas parmi les membres putatifs des Tribus perdus d’Israël.
D’autres communautés existent sur le sous-continent qui mériteraient un intérêt plus soutenus :
Les descendants supposés des juifs de Tombouctou (Rabbi Mordechai Aby Serour sur la photo);
Les Juifs Abayudaya vivant près de Mbale en Ouganda, héritiers d’Ougandais convertis à la suite de leur chef tribal Semei Kakungulu en 1919 et qui pratiquent aujourd’hui un judaïsme proche de celui des orthodoxes9.
Tous ajoutant leur pierre autant à l’étonnante mosaïque qu’est l’Afrique contemporaine qu’à l’incroyablement complexe histoire du peuple Juif.
 
Joël Té Léssia


1: http://www.scatteredamongthenations.org/pages/nations/africa/southaf.html
2 Appelés ainsi à la suite de l’ancien président du Transvaal Paul Kruger, premier à identifier des « traits » israélites dans les coutumes de ce peuple.
5:Idem.