Comment expliquer la persistance des inégalités entre les Noirs et les Blancs en Afrique du Sud ?

Plus de vingt ans après la fin de l’Apartheid et l’élection de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud demeure marquée par les stigmates de la ségrégation et des discriminations raciales.  La deuxième économie d’Afrique en termes de PIB (1) est aujourd’hui également « la société la plus inégalitaire du monde » selon l’expression de l’économiste sud-africain Haroon Bhorat, et présente un coefficient de Gini de 0,69 (2).

Dès 1994 des politiques volontaristes visant à réduire les inégalités ont été mises en place et l’Afrique du Sud a enregistré un taux de croissance permettant de faire reculer la pauvreté (3). Toutefois, les fruits de la croissance n’ont pas permis de modifier la structure des revenus et de réduire les inégalités entre noirs et blancs.

Si l’analyse économique des inégalités retient rarement le critère ethnique comme variable d’étude il convient compte-tenu de l’histoire de l’Afrique du Sud et de son passé ségrégationniste, d’évaluer la faiblesse des capabilités (4) dont dispose la population noire de ce pays pour rendre compte des discriminations structurelles qu’elle continue à subir de nos jours.

 

  1. Vingt ans après la fin de l’apartheid, les inégalités demeurent et menacent le développement économique du pays

 

  1. Inégalité de salaire, de patrimoine et de capital humain

Un rapport publié en 2015 par l’Institut national des statistiques sud-africain (5) rendait compte de l’inquiétante persistance des inégalités de revenu en Afrique du Sud. En effet, ce document révèle qu’avec en moyenne 6444 dollars par an les foyers noirs disposent toutes choses égales par ailleurs, d’un revenu moyen cinq fois inférieur à celui des foyers blancs qui plafonne à 30 800 dollars annuel.

Par ailleurs ces inégalités salariales sont amplifiées par les inégalités de patrimoines. En effet l’accès à la propriété foncière a longtemps été interdit aux populations noires reléguées en périphérie du Cap et de Johannesburg les ghettos lors de l’Apartheid.

Enfin, le système scolaire sud-africain est extrêmement polarisé. L’enseignement public et gratuit de ce pays compte parmi les plus défaillants du monde. Une enquête menée par le Boston Consulting Group montrait ainsi en 2015 que la majorité des enseignants ne disposaient pas du niveau requis en mathématique (6) ! Or les enfants issus des familles les moins aisées sont les principaux élèves des écoles publiques. Ils ne bénéficient donc pas d’une éducation de qualité comparable à celle dispensée dans les écoles privées plus coûteuses. Dès lors d’après la théorie du « signal » élaborée par Spence, pour un même nombre d’années d’études un lycéen ayant effectué toute sa scolarité dans un établissement sud-africain public et un lycéen ayant exclusivement fréquenté un établissement privé n’enverront pas le même signal à un potentiel employeur.

 

  1. Les tensions ethniques et sociales freinent le développement économique

 

Minée par les inégalités, l’Afrique du Sud est régulièrement en proie à des crises sociales majeures. En août 2012 les grèves parties de la mine de platine de Marikana ont causé la mort de trente-quatre  manifestants et se sont propagées vers d’autres secteurs industriels tels que l’or, le minerai de fer, le charbon et le chrome. Les pertes engendrées par ces échauffourées ont été estimées à plus d’un milliard de dollars tandis que le taux de croissance de l’économie sud-africaine a diminué de 0,9% lors du deuxième trimestre de l’année 2013. (7)

Outre ces affrontements marxistes et traditionnels liés au rapport de force à l’œuvre entre les détenteurs des moyens de production et les travailleurs, on observe également une augmentation des risques liés au sous-emploi. En 1993 C. Juhn révélait dans une étude l’existence d’une corrélation entre l’inégalité des salaires aux Etats-Unis et la recrudescence de la délinquance. En effet, à partir des années 1970, les populations noires américaines ont connu une massive sortie de la population active qui est allée de paire avec une nette augmentation de la population carcérale. Dans le cas sud-africain, le sous-emploi des travailleurs noirs les moins qualifiés a notamment été causé par les rigidités sur le marché de l’emploi (8).

Les structures syndicales héritées de l’apartheid sont restées très prégnantes et ont continué à influer sur le marché du travail sud-africain. Ainsi, l’instauration d’un salaire minimum trop élevé s’est faite au détriment des travailleurs les moins qualifiés qui n’ont pas pu profiter de la croissance économique et se sont massivement tournés vers les activités illégales ou informelles. Dans une enquête publiée en 2013 et intitulée “Job destruction in the South African clothing industry: How an unholy alliance of organised labour, the state and some firms is undermining labour-intensive growth”, Nicoli Nattrass et Jeremy Seekings témoignent des effets néfastes de l’action syndicale sur l’emploi dans les secteurs à faible intensité capitalistique comme l’industrie textile.

 

  1. De la redistribution à l’amélioration des « capabilités »

 

  1. Les tentatives de solution

Depuis la fin de l’apartheid, le gouvernement sud-africain n’a eu de cesse de développer des programmes de subvention et de redistribution fiscale. Toutefois ces solutions agissent en aval sur les conséquences de l’inégalité en capital humain mais ne permettent pas en amont d’accroître les capabilités des populations les plus démunies.

Pour l’heure le gouvernement sud-africain a préféré les solutions visant à corriger les effets des inégalités plutôt que d’engager des réformes touchant aux causes structurelles et historiques de ces inégalités.

 

  1. Recommandations : lutte contre les discriminations, politique de formation et mixité urbaine

La lutte contre les discriminations sur le marché du travail doit faire l’objet d’une politique publique afin de réduire les inégalités. Dans une enquête sur les inégalités économiques aux Etats-Unis, Phelps et Arrow analysent les discriminations en vigueur contre les noirs dans les années 1970. Les deux économistes ont ainsi montré que du fait des préjugés raciaux ancrés lors de l’époque ségrégationniste,  les employeurs anticipent que certains groupes ont objectivement moins de chances que les autres d’être productifs. Les anticipations des employeurs et les comportements engendrés par ces anticipations peuvent conduire à une persistance des inégalités de capital humain. En transposant cette analyse à l’Afrique du Sud post-ségrégationniste on comprend dès lors que la réduction des inégalités passera par une lutte active contre les discriminations à l’embauche notamment grâce à des campagnes de sensibilisation, à l’instauration de missions de testing, et à la prise de sanctions exemplaires contre les employeurs se rendant coupables de discrimination.

 

Par ailleurs, une politique de formation volontariste permettra d’unifier le système scolaire sud-africain et de le rendre plus égalitaire. La théorie du signal de Spence, affirme que les employeurs attendent des informations précises sur la qualité du diplôme et non pas seulement sur le nombre d’années d’étude. Dès lors l’octroi de subvention aux écoles publiques et une meilleure formation des personnels enseignant dans ces établissements permettra de réduire significativement les écarts en termes de capital humain et d’accès au marché de l’emploi.

 

Une refonte de l’enseignement public ne saurait se passer d’une politique urbaine audacieuse. En effet, le rapport Coleman publié en 1966 par l’administration américaine faisait état d’un échec des politiques publiques visant à augmenter les moyens des écoles des quartiers défavorisés, ainsi que d’une insertion médiocre sur le marché du travail. Plusieurs commentateurs du rapport ont rappelé que les résultats médiocres ne sont pas seulement imputables au fait que le milieu social détermine la réussite scolaire mais aussi à la composition des classes (peu d’émulation entre les élèves…). Le quartier d’habitation influe sur la réussite scolaire. Les externalités locales, au niveau micro-économique de la salle de classe, ont un effet global sur la dynamique des inégalités. Dans ces conditions, l’instauration d’une carte scolaire apparaît comme une solution pour favoriser la mixité sociale et ethnique tout en réglant le problème de la ségrégation urbaine qui sévit toujours en Afrique du Sud et est un vestige du régime de l’apartheid.

 

Daphnée Setondji

Sources

  1. http://afrique.lepoint.fr/economie/ou-va-l-afrique-du-sud-19-08-2014-1857787_2258.php
  2.  Haroon Bhorat, Fighting poverty: Labour markets and inequality in South Africa, 2001.
  3. http://www.rfi.fr/afrique/20170128-afrique-sud-inegalites-salaires-statitstiques-blancs-noirs-foyers-pauvres
  4.  Eric Monnet, La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen face au problème du relativisme
  5. http://www.latribune.fr/economie/international/l-afrique-du-sud-champion-des-inegalites-de-revenus-478113.html
  6. http://www.agenceecofin.com/gestion-publique/2605-29246-lafrique-du-sud-occupe-le-2eme-rang-mondial-dans-le-domaine-des-inegalites-de-revenus
  7. http://www.slate.fr/story/80853/retombees-apartheid
  8. C. Juhn “Wage Inequality and the Rise in Returns to Skill”, 1993

Touche pas à mon passeport !

Revue de « La nationalité en Afrique » de Bronwen Manby, – Open Society Foundations et Khartala 2011

The essence of tyranny is not iron law. It is capricious law.”
Christopher Hitchens, I fought the law, Vanity Fair, Février 2004
 
Comme la santé, la mémoire (et un organe masculin très précis), la nationalité est l’un de ces attributs dont on ne saisit l’importance que lorsqu’ils nous font défaut. Et autant je tiens à ma mémoire, à ma santé (et peut-être encore plus au seul joujou à ne pas mettre dans la bouche d’un enfant), je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance à ma nationalité[1].
 

Quoi qu'il en soit, j'ai passé l’essentiel des deux dernières semaines – dans le cadre d'un projet de TW – immergé dans des bouquins et articles plus ou moins illisibles[2] sur la situation des minorités en Afrique. L’essai de Bronwen Manby, « La nationalité en Afrique », publié en 2011 par Open Society Foundations et Karthala est le plus brillant du lot – et paradoxalement, le plus difficile à lire : on est plus d'une fois pris à la gorge par la franche grossièreté des procédés et l'increvable stupidité des fins auxquelles sont soumis les codes de nationalité, en Afrique subsaharienne, tels qu'ils apparaissent dans cette passionnante étude.

 
Discriminations et no-man’s-land juridiques
 

Avec une patiente et une érudition irréprochables, l’auteur, vétérane de la défense des droits de l’homme, expose les singularités du droit de la nationalité en Afrique subsaharienne et sa politisation, les discriminations qui en découlent, les exclusions savamment construites et introduites parfois à l'intérieur même dans les textes constitutionnels. Aucun pays n’y échappe. Aucune discrimination n’en réchappe.

 
Qu’il s’agisse de celles basées sur des critères raciaux comme en Sierra Leone et au Libéria où ne peuvent être "citoyens d'origine" que les seules personnes « d’ascendance noire » ; linguistiques comme au Ghana ou au Botswana où la connaissance d’une des langues locales est un préalable à la naturalisation ; socio-ethniques comme en RDC ou en Ouganda, où « la nationalité d’origine est réservée aux personnes membres d’une ‘communauté autochtone’ présente dans le pays au moment de l’indépendance » ; ou religieuses comme dans certains pays du Maghreb et à Madagascar où les vingt mille membres de la communauté Kanara (d’origine indo-pakistanaise) vivent dans un no-man ’s-land juridique, citoyens d’aucun pays, interdits de titres de voyages.
 
Mais les inégalités de droit les plus constantes (documentées dans cet ouvrage avec la précision maniaque du paléoanthropologue) restent celles entre hommes et femmes notamment les difficultés qu'ont ces dernières à transmettre directement leur nationalité à leurs enfants – accentuant ainsi  leur dépendance au milieu familial d'origine, et/ou leur subordination à leurs conjoints. Si au lendemain des Indépendances, la règle était claire – la nationalité se transmet par le père – le renouveau féministe des années 90 a changé la donne et le Droit s’est fait plus subtil. Page après page, Manby décortique les subterfuges légaux mis en place pour cimenter cette inégalité : constitution « démentie » par la loi, loi ignorée dans la pratique, arbitraire des agents de l'état (juridiquement encouragé) , etc.
 
Les leaders nationaux les « étrangers » d’Afrique
 
La meilleure partie de l’ouvrage est celle consacrée à la "déchéance de la nationalité et à l’expulsion de citoyen". Avec un humour pince-sans-rire, Bronwen Manby expose le cas des leaders nationaux les « étrangers » d’Afrique : chefs d’état, de gouvernement et parti et de syndicats devenus « étrangers »par le hasard d’une alternance politique. Les cas les plus aberrants sont connus, mais leur juxtaposition dans l’ouvrage accentue encore leur absurdité :
  • Alassane Ouattara, ancien gouverneur de la BCEAO (poste réservé traditionnellement à un ivoirien), ancien premier ministre, né en Côte d’Ivoire d’une mère ivoirienne, aujourd’hui Président de la République, est poursuivi depuis vingt ans par la légende noire de sa non-ivoirité (quel mot !) On retrouve encore, ici, et , l’affreuse formule « Mossi-Dramane » utilisée par des « démocrates » et des «patriotes », insistant sur la – dirions-nous « burkinabéité » ou « Mossisitude » ? – de Ouattara. L’opposition au régime d’Alassane Ouattara et Soro Guillaume est aujourd’hui paralysée par l’intransigeance de ceux qui contestent au premier le droit d’occuper la magistrature suprême en terre d’éburnie, du fait de sa nationalité[3].

  • En 1999, Kenneth Kaunda, leader de l’indépendance, premier président de la Zambie fut déclaré non-citoyen du pays qu’il avait dirigé de 1963 à 1991[4]. Il fallut un arrêt de la Cour Suprême pour mettre un terme à cette vendetta menée par le nouveau pouvoir contre un opposant politique. Soit dit en passant, cette même année, la justice ivoirienne déclarait invalide le certificat de nationalité présenté par Alassane Ouattara.

  • John Modise, leader et fondateur du Botswana National Front (1978), plongé durant vingt ans, dans un no-man’s land juridique, où ni le Botswana (son pays de résidence), ni l’Afrique du Sud (son pays « d’origine supposée ») ne le reconnaissent comme citoyen.

  • Ou encore, Jan Sithole, leader de la Fédération des Syndicats du Swaziland (1985-2009) dont le passeport fut confisqué par les autorités policières et qui fut informé, soudainement, en 1995 de son statut d’étranger et de sa nationalité mozambicaine.

 
Il est facile de mépriser la protection accordée par la nationalité. "La nationalité en Afrique" de Bronwen Manby montre les dangers de ce désengagement! Trop souvent, en Afrique, les critères d’appartenance à la communauté nationale, sont définis par cette espèce particulièrement intransigeante d’apparatchiks et d’idéologues : les « nationalistes ». Il est temps de réclamer l’égalité et  – dans le cas du droit de la nationalité – proclamer simplement, clairement, puissamment : touche pas à mon passeport!
 

Joël Té-Léssia

La Nationalité en Afrique de Bronwen Manby est disponible à la vente en ligne ici et


[2] Je crois que je ne pardonnerai jamais à la direction de Terangaweb de m'avoir obligé à lire des saloperies telles que "Le droit des minorités aurait eu une mobilisation heureuse si la dialectique déjà évoquée comme corrélat de la complexité n'aurait pas été celle figée en thèse académique telle que l'ont présentée les disciples de Platon, d'Aristote et de Hegel" [« Le droit des minorités dans la vacuité de sa positivité » par Jean-Paul SEGIHOBE BIGIRA http://www.dhdi.free.fr/recherches/etudesdiverses/articles/segihobeminorites.pdf ]
[3] L’argument selon lequel le même conseil Constitutionnel, composé des mêmes membres, sous le même mandat, ne peut déclarer successivement vainqueurs, les deux candidats présents au second tour de l’élection présidentielle – ceci d’autant plus que selon l’article 98 de la constitution, les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours et s’imposent à toutes les autorités, y compris le… Conseil Constitutionnel –  est apparemment trop subtil pour exciter les foules.