Les enfants d’Ibrahim Mo

Pour la troisième fois en six ans, la Fondation Mo Ibrahim n’a pas trouvé d’ex-chefs d’Etat ou de Gouvernement africains, dignes de recevoir l'« Ibrahim Prize for Achievement in African Leadership»… Déjà promettre des ambassades, des postes de sénateur à vie, ou même l’immunité  à des chefs d’Etat pour qu’ils acceptent de partir sans faire d’esclandre, c'est pathétique… Mais promettre 5 millions de dollars sur dix ans puis 200.000 dollars par an pour le restant de leur vie à des chefs d’Etat encore en place pour les convaincre de rester des démocrates ET se barrer sans scandale, je ne vous dis pas…
 
Et qu’on ne me ressorte pas le creux « mais le Prix Nobel aussi vient avec de l’argent. » N’importe quoi! Le Prix « Mo Ibrahim » est décerné :
  1. chaque année; à
  2. un ancien chef d’état Africain
  3. ayant quitté le pouvoir au cours des trois années précédentes.
  4. En plus, il faut que le lauréat soit arrivé au pouvoir par des voies constitutionnelles,
  5. qu'il n’y soit resté que durant les mandats prévus par la constitution, et
  6. qu'il ait eu un « leadership d’excellence » – seuls Ibrahim, Mary Robinson et le reste du comité de sélection [1]savent exactement ce que ça peut bien vouloir dire).

Voilà qui restreint le champ de candidats et garantit la récurrence d’années blanches.


Aussi, depuis l’introduction du prix, ont été récompensés : Joaquim Chissano du Mozambique (2007), Festus Mogae du Botswana (2008) et  Pedro Rodrigues Pires du Cap-Vert (2011). Et comme il n'y avait plus personne, la Fondation a remis des prix honorifiques à…Desmond Tutu et Nelson Mandela qui ont dû se sentir "honorés" – vous pensez bien, après le Nobel de la Paix, le Prix Mo Ibrahim évidemment! Ah, j’allais oublier, la Fondation publie également un classement de la bonne gouvernance. Vous n’allez pas me croire, on retrouve évidemment les pays que n'importe quel illuminé aurait prédit : les Îles Maurice, le Cap Vert, le Botswana,  l’Afrique du Sud, La Namibie, le Ghana, etc. Bref, le classement Doing Business de la Banque Mondiale sans l’Ethiopie et le Rwanda.
 
On connaît l’argument de la Fondation : il s’agit moins d’une récompense que d’une reconnaissance. Sauf que sans l’argent qui s’intéresse à la Fondation Mo Ibrahim ? Vous voyez QUI refuser ce prix, par principe? Vous voyez quelle polémique éclater à cause d'un lauréat controversé?
 
Le problème avec le Prix Mo Ibrahim ce n’est pas tant son inutilité que son cynisme. Mo Ibrahim a réussi dans les affaires. Mo Ibrahim a de l’argent. Mo Ibrahim aime l’Afrique. Mo Ibrahim a réfléchi aux problèmes du continent, à la longevité au pouvoir des leaders Africains et il s’est dit : "bon sang, donnez-leur du fric et ils s’en iront…" Donc Mo Ibrahim a créé la Fondation et le Prix, et les bourses d’études « Mo Ibrahim » – pour ne pas qu’on oublie d’où ça vient, et pour ne pas qu’on le soupçonne du moindre accès de modestie[2].  Ce qui est insultant, c’est le montant de la récompense, quitte à payer les leaders africains pour qu’ils se conduisent bien, autant y mettre la forme et les fonds.  J’ai fait le calcul : si on considère qu’un chef d’Etat en Afrique subsaharienne ne quitte pas le pouvoir avant ses 60 ans, et si on lui donne allez 15 ans d’espérance de vie, la rente « à vie » versée par la Fondation Mo Ibrahim vaut… 6 millions de dollars. Vous voyez Compaoré quitter le pouvoir pour ce montant ? Ce qui est pernicieux dans le raisonnement de Mo Ibrahim c’est que si tout le monde considère que la démocratie a une valeur, Ibrahim pense qu’elle a un prix : 6 millions de dollars.



[2] Dans le domaine, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas seul : Bill&Melinda Gates, Soros et bien d’autres ont ouvert la voie. Alfred Nobel a eu lui, la modestie, de doter le prix éponyme par testament…

Sirleaf et Gbowee, les femmes au pouvoir

Les premiers résultats en date du premier tour des élections présidentielles libériennes, organisé le 11 octobre dernier, donne une significative avance à la Présidente sortante, Ellen Johnson-Sirleaf (44.5%) contre son principal adversaire Winston Tubman (26.5%). Un second tour (prévu pour le 11 novembre) semble inévitable. Ces résultats, bien que très provisoires (ils ne concernent que 16.5% du total des suffrages exprimés et 765 bureaux de votes sur 4500) sont pourtant en première analyse une surprise considérable, liée essentiellement au Prix Nobel de la paix 2011 décerné conjointement à l’activiste Yéménite Tawakkul Karman, et aux Libériennes Leymah Gbowee et… Ellen Johnson-Sirleaf.

La surprise est double, en effet. Dans un premier temps, on aurait pu supposer que le Prix Nobel de la Paix, accordé à la présidente en exercice d’un pays qui connut une longue et particulièrement sanglante guerre civile, couronnait une gestion d’exception et boosterait le récipiendaire vers une victoire dès le premier tour. Il n’est fut rien. Et les médias internationaux qui titraient mardi : « un Prix Nobel de la Paix contre un ex-footballeur » en sont pour leurs frais. La stupéfaction est, de fait, encore plus forte du côté de l’opposition, notamment le Congress For Democratic Change de Tubman et de son bras droit, l’ancienne star du Milan AC et candidat malheureux aux présidentielles de 2005, George Weah, tant le mécontentement populaire contre la gestion de EJS est fort. Qu’elle soit en tête au premier tour est, pour l’opposition libérienne, une surprise de taille difficilement dissociable du timing jugé hasardeux de l’annonce du Jury norvégien.

Ce dernier s’est d’ailleurs livré à un étonnant exercice de contorsionniste dans la rédaction du texte de la récompense. Ainsi, Johnson-Sirleaf, Karman et Gbowee sont récompensées « pour leur lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer aux processus de paix. » Ce qui est à la fois vague et innocent. Des trois lauréates, Johnson-Sirleaf est de toute évidence celle dont l’action s’est le moins porté sur les droits des femmes en tant que tels. Le contraste est d’autant plus saisissant lorsque son parcours est comparé à sa compatriote et co-lauréate Leymah Gbowee. L’étrange manie du Comité Nobel qui consiste, depuis quelques années à récompenser des réalisations en devenir (cf. Barack Obama en 2009) prend ici une tournure encore plus inquiétante, l’amalgame sous une étiquette volontairement plate d’un groupe hétéroclite de lauréates aux parcours divergents et aux mérites inégaux.

Ellen Johnson-Sirleaf est née à Monrovia, en 1938. Économiste, diplômée en 1971 de l’Université de Harvard, elle occupe de 1972 à 1973 (puis de 1979 à 1980) le poste de ministre des finances dans le gouvernement de William Tolbert, sous le régime du Parti unique, le True Whig Party. Cette période connaît une radicalisation profonde de la société libérienne et un accroissement encore plus fort des inégalités économiques, sociales et politiques au profit de l’élite Americo-Libérienne (descendants d’esclaves affranchis qui imposèrent aux autochtones le système d’exploitation qu’ils avaient subi aux États-Unis). Elle aboutit au coup d’état d’Avril 1980 qui vit la prise de pouvoir du sergent Samuel Doe et l’exécution de Tolbert et de certains membres du gouvernement.

Sirleaf accepte d’abord de présider, pour le nouveau pouvoir, la Banque Libérienne pour le développement et l’industrie, avant de s’exiler au Kenya, pour échapper aux purges et exécutions sommaires organisées par le régime brutal de Doe. Lorsque ce dernier restaure le « multipartisme » en 1985, elle rentre d’exil et se présente aux élections présidentielles, pour se voir aussitôt placée en résidence surveillée, puis condamnée à dix ans de prison. Libérée au bout de quelques semaines, elle choisit une nouvelle fois l’exil, vers le Kenya puis les États-Unis, travaillant successivement pour Citibank, HSBC et le PNUD. Lorsque la première guerre civile libérienne éclate en 1989 et que Samuel Doe est, à son tour, exécuté, Sirleaf soutient financièrement, de l’extérieur, le Leader du National Patriotic Front of Liberia, Charles Taylor contre son ancien bras droit Prince Johnson (aujourd’hui Sénateur et troisième au premier tour des présidentielles) à la tête de l’Independent National Patriotic Front of Liberia.

En 1996, à la fin de la première guerre civile Libérienne, Sirleaf revient encore une fois d’exil et est la principale opposante à… Charles Taylor. Ce dernier remporte les élections présidentielles de 1997 avec 75% des voix. Sirleaf ne récolte que 10% des suffrages et est condamnée pour trahison. Elle s’exile à nouveau, en Côte d’ivoire, cette fois. Elle ne reviendra dans son pays qu’à la chute de Taylor en 2003, pour présider la commission de reforme de la gouvernance. En 2005, elle remporte les présidentielles et devient la première élue à ce poste en Afrique. Son premier mandat reste marqué, d’une part, par les scandales de corruption et les accusations de détournements de fonds publics à des fins électorales, la grogne populaire contre sa gestion du pays (taux de chômage autour de 80% et processus de réconciliation nationale en berne) ; et d’autre part, par le flot continu de récompenses internationales qu’elle n’a cessé de recevoir depuis 2005. Ce point devenant l’objet de polémiques assez virulentes qui culminèrent avec l’attribution du Prix Nobel.

Huit mois à peine après son élection, elle recevait, avec Laura Bush (sic) le « Freedom Award » de l’International Republican institue pour son « dévouement à la cause de la liberté et de la démocratie et pour le travail mené en faveur d’une grande participation des femmes dans le processus démocratique » et l’ « Africa Prize for Leadership for the sustainable End of Hunger pour avoir « rebâti son pays après 14 ans de guerre ». Cette même année, elle reçoit l’ « Africa prize for the Eradication of Hunger » (re-sic), tandis que le magazine Foreign Policy en faisait « La femme la plus puissante du monde ». En 2007, elle recevait le « Harriman Award for Democracy » du National Democratic Institue, pour son « leadership courageux et son rôle éminent dans l’encouragement des femmes à la participation au processus démocratique. La même année, Miss University Africa lui décerne le « African Female Role Model Award » pour… s’être « exprimée contre les dictatures en Afrique ». La même année, le Président Bush la décorait de la Médaille de la Liberté (la plus haute distinction civile américaine). Le Kings’ College lui remettait quelques semaines plus tard un « Special Award » pour son « dévouement au service » (sans plus.) En Mai 2008, l’International Crisis Group lui décernait le « Fed Cuny Award pour la Prévention des conflits mortels » pour son « action en faveur du développement, de la démocratie et de la paix en Afrique ». En novembre 2010, elle recevait le « Glamour Woman of the year Award », le mois suivant l’ONU décernait à l’organisation patronale féminine crée par Johnson-Sirleaf, un prix social pour la « coopération sud-sud ». Pour terminer l’année, le magazine « The Economist » lui décernait le « Prix » du « meilleur président Libérien de tous les temps ». N’en jetons plus.

Le Nobel de la paix n’est, pour ainsi dire, qu’une suite logique. Toujours est-il que l’équivoque demeure intacte. Le mérite principal d’Ellen Johnson-Sirleaf réside dans sa ténacité, son endurance politique et son engagement, tout au moins dans la seconde partie de sa carrière, en faveur de la démocratie . Aurait-elle reçu le Nobel pour cela, et même incidemment pour le modèle qu’elle représente pour les femmes à travers le monde qu’il n’y aurait pas matière à polémiquer. Le problème naît essentiellement, de l’intitulé de la récompense et du timing. Rien dans le parcours de l’actuelle présidente Libérienne ne montre une quelconque participation au retour, ni à la construction de la paix. Elle s’est tenue durant les années de guerre civile dans un exil doré, ponctué de brefs retours conclus par des échecs électoraux – réussissant néanmoins à s’imposer au fil du temps comme un personnage politique de premier plan.

Il ne faudrait pas, pour autant, mésestimer la fierté et l’orgueil que beaucoup de Libériens ont ressenti à l’annonce de ce Prix, qui récompensait également Leymah Gbowee, activiste Libérienne de 39 ans, connue pour son engagement en faveur des femmes et directrice exécutive de l’ONG «Women Peace and Security Network Africa », basée à Accra. Au début de la première guerre civile, Leymah Gbowee, est conseillère en traumatisme et s’occupe des ex enfants-soldats des armées de Charles Taylor, des femmes et des jeunes filles victimes de viols. Elle rejoint ensuite l’organisation libérienne Woman in Peacebuilding Network. Son combat public a commencé, au plus fort de la seconde guerre civile, lorsqu’elle réussi à convaincre un groupe chaque fois plus important de femmes, à se vêtir de blanc et à manifester pacifiquement pour la fin de la seconde guerre civile libérienne. Elle réussit un véritable tour de force en fédérant Chrétiennes et Musulmanes du pays au sein du « Liberian Mass Action for Peace ».

Ces journées d’action pacifiques, ponctuées de prières, sous le regard tour à tour goguenard et menaçant des soldats de Taylor, répétées des semaines durant et regroupant des femmes de toutes les régions et de toutes les ethnies du pays, se révélèrent payantes, à la longue. La coalition, forte de plusieurs centaines de membres, obtient de Charles Taylor qu’il se rendre aux pourparlers de paix organisés à Accra en 2003 – où une délégation conduite par l’infatigable Gbowee le suit, toujours en blanc. Le groupe initia une « grève du sexe » et menaça même de se rendre en tenue d’Ève dans les centres de négociations pour forcer la main aux belligérants. Menace qu’elles n’eurent heureusement pas à mettre à exécution. Les accords de paix furent signés et Taylor contraint à l’exil au Nigéria puis extradé vers la Haye où il est jugé aujourd’hui pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

L’action de Leymah Gbowee se poursuit aujourd’hui au sein du réseau «Women Peace and Security Network Africa » qu’elle dirige et qui poursuit la lutte pour les droits des femmes et la paix en Afrique. Peut-être, en dernière analyse, que le but du Comité Nobel était de récompenser les deux versants de la lutte : le volet politique avec Ellen Johnson-Sirleaf et l’engagement dans la société civile avec Leymah Gbowee, Tawakkul Karman représentant la fusion de ces deux registres. Peut-être. Le fait est qu’aujourd’hui, le Libéria est au cœur de l’actualité politique internationale, pour l’organisation impeccable des élections présidentielles et pour le volontarisme de ses femmes. C’est un grand pas en avant.

 

Joël Té-Léssia