Les habits neufs de Youssou Ndour

« Moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes »
Le mariage de Figaro, Beaumarchais
 
La candidature de Youssou N'dour vedette internationalement reconnue de la chanson sénégalaise et homme d'affaires puissant et réputé, à l'élection présidentielle de février prochain dans son pays natal aurait pu prêter à sourire. C'est un phénomène assez connu. De nombreux capitaines d'industrie, sur le tard, ont souvent eu envie d'influer sur l'opinion publique. On se souvient de l'aventurisme hautement virevoltant de Jimmy Goldsmith, milliardaire franco-britannique qui racheta l'Express en France, créa le très éphémère « Now » en Angleterre et fonda le tout aussi éphémère Referendum Party au Royaume-Uni. Youssou N'dour réussit dans la chanson, il se lança ensuite dans la production audiovisuelle, puis dans l'humanitaire (paludisme et Sida), dans les médias par la suite (Future Médias) et enfin dans la politique. Parcours normal, a priori.
 
Tout Sénégalais après dix-huit ans rêve d'un visa, d'un titre universitaire et de la présidence de la République. Youssou N'dour a reçu tous les visas qu'il souhaitait et même plus, il veut maintenant être président de la République. Soit! Mais : il n'a pas fait d'études supérieures! Or il se trouve que les Sénégalais, moins que les Ghanéens mais certainement autant que les Portugais ou les Italiens souffrent d'une sorte d'obsession du papier! Le diplôme! Le diplôme! Ils continuent d'appeler Abdoulaye Wade, « maître »! La dernière fois qu'il a plaidé, Wade, Giscard était encore ministre! On imagine mal les Français élire « Maître » François Mitterrand ou chérir la mémoire de « Maître » Pierre Mendès-France! Au Sénégal ça passe…
 
Je m'étais promis de ne plus écrire sur le Sénégal : 1) ça n'a aucun impact réel dans ce pays et 2) hors antenne, je me fais chaque fois, très sévèrement, tancer par des « amis » plus ou moins proches. Je suis paresseux et très lâche. Alors, je me disais : pas de Sénégal.
 
Mais, mazette! La volée de bois vert que le bonhomme se prend depuis une semaine! « Comment a-t-il osé? » Le « guignol »! Le « plaisantin ». Le « fou »! 
 
Oui, la déclaration de candidature de N'dour est d'une franchise enfantine et son projet d'une naïveté grotesque quoique touchante : self-made man, il arrive avec l'expérience de celui qui sait s'entourer des bonnes personnes; il veut dégraisser le lion (réduire le train de vie de l'Etat); il compte amener le Sénégal à l'auto-suffisance alimentaire dès 2017 et – cerise – il veut rétablir la rigueur dans la gestion des affaires publiques… Rien sur la politique industrielle, rien sur la réforme électorale, rien sur la santé, rien sur l'emploi des jeunes, rien sur l'infrastructure, rien sur la politique fiscale ou monétaire. À part ça… c'est un assez bon programme…
 
Certes, pour qu'il présente sa candidature aux Sénégalais, son équipe de communication lui a fourni une paire de lunettes à monture épaisse (à la Thuram) qu'il ne quitte plus; ils lui ont fait perdre cinq kilos et ils lui ont infligé probablement des heures et des heures de cours de diction. C'est donc un Youssou neuf qu'on trimbale de plateaux-télés en émissions radiodiffusées. Ça fait machiné, artificiel. Il se trouve pourtant que les programmes des autres candidats déclarés à la présidentielle sénégalaise ne brillent guère plus par leur intelligibilité ou leur ambition. Mieux, l'adresse et l'intelligence avec lesquelles Youssou N'dour constitua son groupe de presse et développa sa carrière internationale témoignent d'une connaissance exceptionnelle de l'environnement politique et économique de son pays et d'une sagacité rare. L'enfant de la Médina s'est construit posément, patiemment et avec brio une stature de personnalité publique disponible, indifférente à l'argent public et possédant une sérieuse « conscience sociale ». à ce jour, aucun de ses adversaires potentiels, Abdoulaye Wade encore moins que les autres ne dispose d'un tel capital social. Ceci d'autant plus qu'une importante part de la jeunesse sénégalaise reste résolument insensible au fétichisme du diplôme, justement parce qu'elle n'en a pas. La cassure générationnelle est ici plus forte que jamais. Youssou N'dour peut très bien figurer au second tour de l'élection présidentielle sénégalaise. Et Face à Wade, l'emporter tout à fait.
 
Depuis trois générations au moins, le Sénégal est dirigé par des « intellectuels » avec la réussite qu'on connaît (à tel point que les seuls miracles « sénégalais » sont aujourd'hui sa relative « stabilité » et l'exode massif de ses citoyens…) Voici un homme doté d'un vrai sens des affaires, aussi à l'aise au contact des grands de ce monde que de l'homme de la rue, s'exprimant simplement et proposant une « alternative » crédible, limpide et intelligible à la grandiloquence impotente et corrompue d'Abdoulaye-2000-projets-farfelus-en-tête-Wade. Ajoutez à cela que la formidable bataille d'égos au sein de l'opposition sénégalaise l'a rendue incapable, jusqu'ici, et c'est un comble, de proposer ne serait-ce qu'un simili front commun face à Wade. En quoi ces gens-là sont nécessairement plus aptes à diriger le Sénégal que Youssou N'dour m'échappe totalement.
 
Je ne veux pas faire de peine à mes amis Sénégalais, mais si Arnold Schwarzenegger a pu être gouverneur de la Californie (400.000 km2, 37 millions d'habitants et un PIB de 2000 milliards de dollars), Youssou N'dour peut bel et bien diriger le Sénégal.

La candidature de Youssou N'dour peut être attaquée de mille façons, j'en ai indiqué quelques unes plus haut. N'empêche que les réponses qu'elle a suscité chez l'intelligentsia et une partie de la population de ce pays ne dit rien de bon. Ce qui est choquant et aberrant, c'est que l'indignation que sa candidature a soulevé dans certains quartiers de la population sénégalaise respire les séquelles coloniales : il n'est pas allé à l'école des "Blancs", comment peut-il oser vouloir diriger ce pays? L'intelligence avec laquelle il a bâti une carrière et fondé des entreprises florissantes s'efface soudain devant celle sanctionné par le crayon. À ce jeu-là, Malraux s'efface devant Frédéric Lefebvre…
 
C'est ce qui est rassurant néanmoins, avec le Sénégal : dans beaucoup de pays africains, à moins de quarante morts, on considère que l'élection s'est déroulée sans « incidents majeurs », à Dakar on s'écharpe sur la candidature d'un businessman-chanteur. N'est-ce pas merveilleux?
 
Je crois qu'on va bien se marrer en 2012.
 
Joël Té-Léssia