« A la recherche de Glitter Faraday » : Il était une fois les Black Panthers et l’Algérie révolutionnaire !

C’est un roman à lire sur les sons du jazz, Archie Shepp ou Charles Mingus de préférence, une contrebasse qui vous transperce la peau nappée d’un langoureux saxophone empreint de nostalgie ; les joies et les peines d’un peuple qui a traversé l’esclavage et l’oppression. « Jazz is a black Power ! ».

A la recherche de Glitter Faraday, dernier roman de Kébir Ammi, nous plonge dans l’histoire des Black Panthers, ce célèbre groupe d’auto-défense américain qui avait fait un détour par Alger entre les années 60 et 70 lorsque celle-ci était « la Mecque des révolutionnaires ». C’est Amilcar Cabral, héros de la lutte bissau-guinéenne, qui avait baptisée la ville blanche ainsi lorsqu’il avait dit lors d’une conférence en 1968 que « les musulmans vont en pèlerinage à La Mecque, les chrétiens au Vatican et les mouvements de libération nationale à Alger ».

Jamais une ville africaine n’avait réuni autant de résistants, d’exilés et de militants anticolonialistes. « Alger n’était pas n’importe quelle ville. Alger était le sanctuaire de tous ceux qui voulaient vivre debout. Alger était le seuil de toutes les promesses ». Miriam Makeba y avait chanté en arabe « Ana horra fi El Djazaïr » (je suis libre en Algérie), Archie Shepp faisait valser son saxo avec les Touaregs du désert, Nelson Mandela déclamait la lutte des peuples et Franz Fanon la condition noire… Le séjour des Black Panthers à Alger restera gravé dans l’histoire de cette ville même si on n’en garde que d’infimes traces dont ce roman dévoile l’existence.

Il en reste ainsi un bar mythique, « les exilés », tombé en décrépitude, honni par les gardiens de la bonne morale, « une route qui monte » au milieu de la Médina et où un crime abject avait été commis il y a bien longtemps, des pensions au charme ottoman où avaient séjourné des résistants noirs et puis surtout un manuscrit, écrit de « sang et de larmes », et qui fera le voyage jusqu’aux confins de l’Amérique. Du Montana au Nouveau Mexique, en passant par Detroit, la Nouvelle Orléans, le Nebraska…le fameux manuscrit, déjà trempé dans le sang de la lutte des peuples, s’est mêlé au sang de la violence raciale américaine. Car malgré les combats menés par le célèbre pasteur qui avait fait un rêve, malgré la fin officielle de la ségrégation aux Etats-Unis, dûment édictée par une loi en 1964, les noirs n’avaient toujours pas les mêmes droits que les blancs. Et il n’est pas interdit de penser que cela perdure jusqu’à aujourd’hui…  

Tout commence et tout s’achève à Alger

Au moment de succomber aux coups de la police algérienne dans la sinistre rue en dédale de la Médina, un poète contestataire, Sellam, confie un mystérieux manuscrit à son ami Black Panther, Glitter Faraday, qui l’embarque avec lui aux Etats-Unis. Ce dernier, accusé d’avoir séjourné dans le pays des ennemis communistes, finira défiguré par les blancs et à moitié fou. Mais son document passera de main en main, comme une parole biblique sacrée, jusqu’à arriver chez un jeune réalisateur qui en fera un film décrivant le périple de ces noirs américains brisés chez eux et rêvant d’atteindre la terre promise algérienne.

L’histoire nous est raconté par un écrivain algérien- dont on découvrira le lien avec les autres acteurs bien plus tard- qui part à la quête de ce fameux manuscrit aux Etats-Unis. Il suit d’abord les traces de Glitter Faraday, ensuite tous ceux qui l’avaient connu de près ou de loin, tous militants de la cause noire et autochtone, tous ayant expérimenté leur combat dans leur chair. Nous plongeons dans l’Amérique des suprémacistes blancs où les Noirs sont chassés comme des chiens, pendus aux arbres, condamnés à fuir et à se cacher dans des motels coupe-gorge au milieu des déchets et des crachats. Les regards les guettent avec méfiance. La plume de l’auteur prend tout son temps pour décrire les expressions des visages, les silences comme les demi-mots. Ambiance western. Et puis, au milieu de la fumée glauque, des barmaids maquillées comme un camion volé balancent un nom. Et c’est reparti pour un tour ! Notre narrateur explorateur tient une nouvelle piste à la quête du manuscrit. Hit the road Jack !

Les terres des grandes promesses non advenues

Si le roman décrit des tranches de vie qui s’emboitent les unes dans les autres dans cette Amérique profonde sonnée par la chaleur et les courses-poursuites, au fond, ni le personnage de Glitter Faraday ni ses compagnons de lutte, ni même ce trésor convoité qu’est le manuscrit, ne sont des buts en soi. Kébir Ammi décrit en réalité une trajectoire initiatique à la recherche de soi et de la fraternité qui lie les humains. Il livre une longue complainte, très jazzy, d’une Amérique et d’une Algérie qui s’offrent en miroir malgré la distance qui les sépare. Toutes les deux ont mal tourné après les discours des leaders d’antant. Toutes les deux n’arrivent pas à offrir un avenir meilleur et équitable à leurs enfants. Ce sont des terres de grandes promesses non encore advenues : « Je continuais à fredonner le poème de Ted Joans, sur la route qui longe l’océan et je me souvenais de Sellam qu’on n’arrêtait pas de coffrer pour rien, parce qu’il dénonçait un régime militaire forcené et brutal, qui n’avait rien à envier à celui qui avait prévalu pendant plus de cent ans. La révolution a été un vrai gâchis : elle a été détournée de ses fins. L’Algérie méritait mieux qu’une bande de trouffions, ivres de leur force, des soudards galonnés, qui avaient confisqué le pouvoir et qui ne reculaient devant rien pour préserver leur prébende ».

Or, lorsque les portes de l’espoir demeurent fermées, que reste-t-il ? « L’humanité est notre seul bien, l’unique rempart, le seul destin de tous les peuples », dira Sellam le poète algérien.  

Note sur l’auteur

Fils d’un père algérien et d’une mère marocaine, Kébir M. Ammi est un écrivain dont l’œuvre s’inspire des questions identitaires, de l’exclusion et des appartenances culturelles. Il vit en France et a longuement résidé aux Etats-Unis où il a fait connaissance avec le parcours des Black Panthers. Auteur prolifique, il confronte l’Histoire avec les problématiques des sociétés actuelles à travers les portraits de personnages qui ont marqué leurs temps comme l’Emir Abdelkader, Saint Augustin, Ben Aicha ou El Hallaj, Il est notamment l’auteur des « Vertus immorales », « La Fille du vent », « Mardochée » et « Un génial imposteur».

Kébir M. Ammi, « A la recherche de Glitter Faraday », Editions Project’iles, 2023, 17 euros

Mythes, technologies, humain et non humain…Achille Mbembé en méditation sur la communauté terrestre

Avec la « Communauté Terrestre » (2023, la Découverte), Achille Mbembé clot sa trilogie sur le devenir du Vivant entamée avec « Politique de l’inimitié » (2016, la Découverte) où il a décortiqué la figure de l’ennemi dans un chaos de guerres et de ségrégations et ensuite « Brutalisme » (2020, la Découverte) qu’il a consacré au devenir artificiel de l’humanité et à son pendant, le devenir-humain des machines. 

Depuis la publication des premiers travaux de ce philosophe, nous suivons une pensée évolutive à la quête d’une harmonie dans « un monde en combustion » et qui, à chaque ouvrage, nous livre un nouveau maillon qui se greffe à la chaîne symbiotique du vivant. A chaque lecture, nous voyons interagir des savoirs humains et non humains, visibles ou invisibles, à priori éloignés, parfois même en guerre (Science vs Mythes) et qui accomplissent sous nos yeux des mouvements d’harmonisation longs et précis- la ressemblance avec le Tai Shi est frappante- pour atterrir sur une matrice fluide qui respire profondément. C’est cette matrice ou cette lecture de différentes combinaisons que nous propose le philosophe pour continuer à habiter la Terre. « Aujourd’hui, la question centrale consiste à s’interroger sur la manière dont les formes complexes de vie pourraient être reproduites, soutenues, rendues durables, préservés et universellement partages à l’ombre d’une catastrophe cosmique potentielle », explique Achille Mbembé dans son nouvel ouvrage. 

Tout au long de son parcours, ce philosophe camerounais a été porteur d’une quête : Il nous a d’abord livré une analyse de la condition noire, du « postcolonialisme » à « la raison Nègre »[i], qui a mis en exergue les blessures traumatiques et transgénérationnelles occasionnées par le capitalisme impérialiste des anciennes puissances. Dans une seconde étape de son cheminement, Mbembé nous a dévoilé les déchirures d’un monde brutalisé, porteur de balafres profondes appelés Frontières, traversé de haine et de rejet de l’autre et, pour finir, transmuté dans l’ère computationnelle des machines et des biotechnologies. Dans cette ère artificielle, on ne sait plus qui de l’homme ou de la machine est le sujet ou l’objet, Les deux s’incorporant tels des avatars et formant un pouvoir mutant[ii]. On serait ainsi tenté de penser ces machines comme la nouvelle religion de l’homme, son joli miroir qui lui sert de support pour admirer son intelligence mais qui, sans conscience, pourrait hélas l’engloutir. 

Puiser des mythes africains 

Dans « la Communautés Terrestre », Achille Mbembé ajoute à son assemblage les mythes ancestraux africains pour démontrer, sur un ton plus poétique que d’ordinaire, à quel point l’homme fait partie d’un Tout et que ce Tout doit être appréhendé d’une façon systémique pour affronter la crise écologique. Cette pensée a de quoi déranger les héritiers du scientisme philosophique occidental. Il y a cinq siècles, Descartes et Bacon avaient raison d’imposer la Science (et donc l’Homme) face à une Nature omnipotente, dominée par des superstitions aussi sinistres que délirantes. Mais de nos jours, alors que la pensée occidentale a réussi à déconnecter l’homme de toute spiritualité pour le soumettre au joug exclusif du mental, est-il toujours opportun de continuer à dénigrer les mythes animistes ? Est-il sensé de priver l’humanité d’une partie de ses archives ancestrales et qui concourent à nous éclairer sur les combinaisons du vivant ? 

Si nous voulons continuer à habiter la Terre, il est peut-être opportun d’aller voir comment les peuples anciens faisaient communauté avec des entités non humaines et de s’en inspirer au même titre que les autres ressources actuellement à notre disposition, conseille le philosophe. L’Afrique laboratoire du devenir humain nous livre à ce titre d’insondables gisements, notamment chez les Dogons[1] et les Bambaras[2], choisis par Mbembé comme corpus d’étude. 

Au fur et à mesure que l’auteur dévoile l’héritage de ces deux cultures, des liaisons insoupçonnées commencent à faire sens. Comme par exemple, la conception de « la force vitale » de l’homme chez les Dogons qui, pour se nourrir ou guérir, a besoin d’entrer en contact avec les végétaux. Il est fascinant aussi de voir comment les Dogons s’imaginaient le cosmos, ses forces vivantes et comment ces dernières entraient en résonnance dans un mouvement de « correspondance biologique » : Chacune des parties de l’univers se projetant dans l’être humain qui est, lui-même, l’une des expressions privilégiées du microcosme. 

La Terre, une entité globale, une utopie

La Terre, dans ce contexte de résonnance, est la condition de notre survie. C’est grâce à elle que nous pouvons exister. Elle est un corps vivant, elle nous génère et se regénère mais elle ne nous appartient pas (Exit tout dogme juridique de la propriété !). Nous n’en sommes que les habitants, les gardiens, les passants. « Par terre, il ne faut pas entendre le sol, la parcelle, mais une vie qui se renouvelle dont la valeur est littéralement incalculable et qui échappe à tout pouvoir absolu de maitrise. Il s’agit d’un corps vivant, animé, dont l’une des propriétés est par ailleurs d’être une matière susceptible de rendre possible la vie ».

Ainsi définie, la Terre est une circulation des flux entre les communautés qui l’habitent et qui ne se limitent pas uniquement à l’humain. Ces communautés terrestres, il faudra distinguer des universalismes pensés par l’homme pour l’homme[iii]. La Terre n’est plus que « universelle », elle porte en elle toutes les manifestations de la vie, par conséquent toutes les traces de l’en-commun : Du « Tout Monde » défendu par les pères de la philosophie africaine, l’auteur nous propose de passer ainsi à un « Tout Planétaire » relié aux formes du cosmos : les fleuves, l’air, les microbes, les virus, les minéraux, les planètes, les montagnes, les énergies souterraines…viennent faire corps avec le « nouvel animisme » qu’incarnent les technologies et les dispositifs artificiels. Ce passage se fera en gardant à l’esprit que s’il y a bien une constante dans cette communauté terrestre interreliée, c’est la finitude des espèces. Nous devons désormais faire la paix avec notre mort.  

« Si nous avons su vivre avec constance et tranquillité, nous saurons mourir de même. Les philosophes se vanteront à ce sujet tant qu’il leur plaira, mais il me semble que la mort est bien le bout, non pas pour autant le but de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pas pour autant son objet ». (Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre XII)


[1] Les Dogons sont un peuple du Mali à l’origine animiste et croyant en un seul Dieu créateur : Amma. La légende voulait que Amma se tenait dans un œuf. Il créa la parole avec sa salive et la première graine apparut. Elle contenait tout ce dont le monde avait besoin : la terre, l’eau et le feu. Amma créa alors des couples de jumeaux avec à chaque fois un mâle et sa jumelle.

[2] Les Bambaras sont une éthnie mandinque originaire du Mali mais qui s’est étendue sur l’Afrique sahélienne. A l’origine, l’esprit Yo a engendré Faro, le dieu de la parole et de la pluie bienfaisante, qui, à son tour, créa Mousso Koroni, la mère nourricière. 


[i] Achille Mbembé, De la Postcolonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, 2000, Karthala, Paris et Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, 2013, la Découverte, Paris. 

[ii] Pour comprendre la supervision permanente de nos comportements de nos émotions par les différents algorithmes et la big data, lire l’excellent Shoshana Zubbof, l’âge du capitalisme de surveillance, 2020, Zulma, Paris. 

[iii] Voir à ce niveau l’évolution des concepts d’universalisme depuis le siècle des lumières européen jusqu’aux mouvements de décolonialisme (notamment « l’universalisme de surplomb » de Merleau Ponty, le « Tout-Monde » de Aimé Césaire, « l’universalisme pluriel » de Bachir Diagne…). 

Wilfrid Lauriano Do Rego : « Nos entrepreneurs seront les nouveaux ambassadeurs de la France en Afrique »

En août 2017, le Président français, Emmanuel Macron, a créé un Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) auquel il a attribué la mission de se rapprocher des diasporas africaines via la société civile et de donner un nouveau visage aux relations entre la France et l’Afrique. Véritable outil de soft power, le CPA a achevé le 5 février une tournée en France dédiée à l’Entreprenariat. Il y a dévoilé de nouvelles mesures d’accompagnement des entrepreneurs désirant investir en Afrique mais aussi les résultats d’un sondage inquiétant sur l’intégration de la diaspora africaine en France.

Dans cet entretien accordé à l’Afrique des Idées, le coordonnateur de ce Conseil, Wilfrid Lauriano Do Rego, revient sur ce malaise profond qui traverse la diaspora et brandit la carte de l’entreprenariat pour y remédier. Nommé en 2019, en succession de Jules Armand Aniambossou, ce franco-béninois de 61 ans est actuellement un des acteurs de la politique africaine d’Emmanuel Macron. Membre de l’influent Club du XXIème siècle – un think tank select qui vise à pro­mouvoir la diversité dans la société française – Wilfrid Lauriano Do Rego est également Président du conseil de surveillance du cabinet d’audit KPMG France où il a acquis une longue expérience dans les secteurs de l’énergie et des infrastructures.

L’Afrique des Idées : Selon un sondage que vous avez commandé au cabinet Opinionway, 73% des membres de la diaspora africaine affirment que l’égalité des chances n’est pas respectée en France. Vous attendiez-vous à ce résultat ?

Wilfrid Lauriano Do Rego : En toute sincérité, non. Je savais que ce sentiment existait mais je ne pensais pas qu’il serait de cette ampleur. Le plus surprenant pour moi est que la diaspora africaine place l’inégalité des chances bien avant l’éducation et l’emploi qui sont, comme vous savez, des sujets majeurs pour la population française. La diaspora interrogée dans le cadre de cette étude voulait montrer qu’elle n’avait pas les mêmes chances de compétir que le reste des Français. Elle nous met face à un très grand malaise, mais elle nous montre aussi l’existence de leviers d’amélioration.

Lesquels ?

Au sein du CPA, nous sommes convaincus que le remède à ce malaise est l’entreprenariat. Les différents porteurs de projets que nous avons pu rencontrer durant cette tournée en France ont relevé trois obstacles qui les empêchaient de saisir leur chance et d’initier leurs propres projets : la formation, le mentoring et le financement. Nous leur avons proposé sept solutions très concrètes. Aider l’entrepreneuriat, c’est œuvrer pour l’égalité des chances.

Avant d’arriver aux solutions, comment comprendre que ce sentiment d’inégalité des chances en France soit aussi important chez la diaspora africaine alors que 54% de cette dernière se dit satisfaite de sa position sociale ?

Certes, les membres de la diaspora africaine s’inquiètent des inégalités dans notre société mais en même temps ils acceptent l’existence de leviers d’amélioration comme l’éducation. Je tiens à rappeler que 75% des sondés estiment que la relation entre la France et le continent africain est une chance et qu’ils sont prêts à se lancer dans des projets d’entreprenariat en lien avec le continent. Donc, quelque part, nous sommes face à une inquiétude mais aussi à des pistes de solutions.

Près de 54% des personnes interrogées dans le cadre de ce sondage disent ne pas appartenir à la diaspora africaine. Comment peut-on faire partie d’une diaspora et ne pas l’assumer ?

C’est toute l’ambiguité du terme « diaspora ». Ceux qui réussissent et qui sont d’origine étrangère ont peut-être le sentiment qu’on veut les ramener en arrière en leur parlant de leurs origines. Certains refusent cette notion d’appartenance. Le sujet que vous soulevez est très complexe. La définition de la diaspora reste, à mon sens, liée à l’histoire de chacun. Elle invoque l’acceptation ou non de ses propres origines, l’appartenance à la première, deuxième ou troisième génération, la tranche d’âge…Durant ce Tour de France de l’Entreprenariat, j’ai personnellement relevé trois types d’audiences : des entrepreneurs qui ne voulaient pas parler de diaspora parce qu’ils se pensaient uniquement français. D’autres qui étaient preneurs de toutes les pistes d’intégration et puis une troisième tranche qui ne voulait pas parler d’Afrique mais préférait trouver son chemin ici en France. Tout cela pour vous dire qu’il n’y a pas une seule diaspora, mais plusieurs.

Cette ambiguïté ne convoque-t-elle pas le débat crispé sur les identités qui a lieu actuellement en France ?

Tout à fait. Je pense que cette notion de diaspora est complétement liée à l’identité. Certains vous diront qu’ils sont français tout court. D’autres se voient français mais d’origine africaine.

Les trois quarts des sondés déclarent ne pas envoyer d’argent en Afrique alors que les transferts de la diaspora africaine vers leur continent – près de 10 milliards d’euros en 2019 – dépassent de loin les aides au développement. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Cela est surprenant en effet. Il me semblait que la solidarité de la diaspora africaine était beaucoup plus forte. Pendant cette période de la Covid-19, nous avons tous remarqué que nos concitoyens d’origine africaine s’étaient mobilisés pour aider leurs familles en Afrique. Ce qui me pousse à dire que ce chiffre a été peut-être focalisé sur les transferts d’argent directs et ne prend pas en compte les pistes indirectes d’envoi d’argent (ndlr : remise en espèce via des proches)

Vous disiez tout à l’heure que le Tour de France de l’Entreprenariat a débouché sur sept solutions concrètes. Comment comptez-vous les implémenter ?

En effet, durant notre tournée, nous avons pu percevoir combien l’entreprenariat est l’enseignement le plus précieux. Il existe un potentiel d’innovation encore inexploité chez nos jeunes et, pour le mettre en valeur, nous allons nous adjoindre le soutien de grands partenaires français telsBPI France, l’Agence Française de Développement, Business France et Expertise France.

Quant aux solutions que nous mettons en place, elles sont au nombre de sept :

-Solution 1 :  Deuxième phase du Programme MEETAfrica pour les jeunes entrepreneurs.

– Solution 2 : « PASS Africa », un parcours unique dédié aux entrepreneurs plus matures.
– Solution 3 :  Créer la communauté « PASS Africa / EuroQuity ».

– Solution 4 : Application web CPA pour l’entrepreneuriat des diasporas.
– Solution 5 : Valoriser les diasporas dans le programme « Entrepreneuriat pour tous ».
– Solution 6 : Nouveau programme « Talents en commun » pour les experts de l’action publique.
– Solution 7 : Le Chèque Relance V.I.E pour la mobilité des jeunes professionnels en Afrique.

Chaque pays africain a sa propre politique d’entreprenariat et d’émergence industrielle. Avez-vous confronté vos ambitions avec la réalité des marchés cibles en Afrique ?

Nous ne sommes que des catalyseurs. C’est aux entrepreneurs d’étudier la faisabilité de leurs projets dans les marchés cibles et de nous convaincre de la pertinence de leurs choix. Ils y sont d’ailleurs obligés. Sans une étude de marché convaincante, aucun projet ne pourra être financé. Il faut garder à l’esprit que nous ne sommes pas dans une logique de dons ou de subventions. Les projets doivent tenir la route. Maintenant, au cas où les candidats au financement présentent des projets incomplets, nous nous engageons à les accompagner jusqu’à ce qu’ils arrivent à livrer des projets viables.

Le CPA veut-il faire de ces nouveaux entrepreneurs les ambassadeurs de la France en Afrique ?

Oui. Ces entrepreneurs seront mis aux avant-gardes dans la relation entre la France et l’Afrique. Le Président Emmanuel Macron s’est engagé à développer de nouveaux liens avec l’Afrique par le prisme de la société civile et de l’entreprenariat.

A un an de la présidentielle en France, quel bilan faites-vous de l’action du CPA ?

Le Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) a été fondé par le Président, Emmanuel Macron, en août 2017 pour véhiculer une nouvelle vision de la politique extérieure de la France envers l’Afrique. Il réunit des personnalités issues de la société civile qui croient à la puissance de l’entreprenariat dans le développement du continent. Depuis cette date, le CPA a accompagné des chantiers majeurs comme la restitution des biens culturels en Afrique, la réforme du franc CFA et, tout récemment, le Tour de France de l’Entreprenariat. Le 5 février dernier, pour souligner encore plus son engagement africain, le Président Macron a clôturé la dernière étape de ce Tour en présence de deux ministres : Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, et de Franck Riester, ministre délégué, chargé du Commerce extérieur et de l’Attractivité.

Quel est le chantier qui vous tient à cœur et que vous auriez aimé mener au sein du CPA ?

En toute franchise, c’est l’accès de la diaspora africaine à l’espace public. Le sondage sur les diasporas africaines a montré que 80 % des personnes interrogées ne se sentent pas représentées dans l’espace public français (médias, fonction publique, élus…). Remédier à cette situation permettrait à la population africaine qui se sent marginalisée de se regarder autrement. Une plus grande visibilité des Africains dans nos espaces publics abolirait les clichés et permettrait de voir ces derniers dans des postures de réussite et de challenge.

Restitution des biens culturels africains : l’immense défi

Le mercredi 4 novembre 2020, le Sénat français a adopté le projet de loi restituant au Bénin et au Sénégal des biens culturels amenés en France à l’époque coloniale : 26 œuvres réclamées par Cotonou, prises de guerre du général Dodds dans le palais de Béhanzin, après les sanglants combats de 1892. Le Sénégal, de son côté, est maintenant propriétaire d’un sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall, grande figure religieuse et résistant sénégalais du XIXème siècle. 

Cette restitution, intervenue suite à un engagement du président français Emmanuel Macron lors d’une visite à Ouagadougou en novembre 2017- visite qui a été suivie d’un éminent rapport commandé à Bénédicte Savoy, professeure au Collège de France et historienne de l’art, et à Felwine Sarr, écrivain et économiste sénégalais- reste cependant un premier pas d’un parcours plus long: « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique», avait assuré le président français sous les applaudissements.  

Dans leur rapport de 232 pages, intitulé « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain : Vers une nouvelle éthique relationnelle », Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont clairement expliqué que le sujet des restitutions soulève des questions plus profondes. Ils évoquent la nécessité d’une révision des paradigmes hérités de la colonisation pour rendre justice à une mémoire africaine profondément blessée.

« Parler d’œuvres d’art et de restitutions du patrimoine africain en Afrique, c’est ouvrir un chapitre, un seul, dans une histoire plus vaste et certainement plus difficile. Derrière le masque de la beauté, la question des restitutions invite en effet à mettre le doigt au cœur d’un système d’appropriation et d’aliénation, le système colonial, dont certains musées européens, à leur corps défendant, sont aujourd’hui les archives publiques », est-il souligné dans le rapport.

Une restitution au cas par cas

Malgré le signal fort qu’il envoie, le projet de loi restituant les œuvres d’art au Bénin et au Sénégal est donc loin d’être à la hauteur des enjeux. Juridiquement parlant, il s’agit d’une dérogation au code du patrimoine français qui impose d’une façon claire et absolue l’inaliénabilité des collections publiques françaises, leur imprescriptibilité et leur insaisissabilité. En clair, les objets d’art français ne peuvent être destitués/ôtés du domaine public et donnés à d’autres. Une des seules manières de les faire circuler passe par des échanges ou des dépôts-prêts. Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont donc eu raison de souligner que le véritable défi de la restitution des œuvres patrimoniales africaines reste la réforme de ce Code. Ils proposent d’y introduire une procédure ad hoc adaptée pour les besoins de la restitution des objets africains.

Près de 88.000 œuvres d’art d’Afrique subsaharienne sont détenues dans les collections publiques françaises, dont 70.000 au seul Musée du Quai Branly. Dès le lendemain des indépendances, plusieurs acteurs africains n’ont eu cesse de réclamer leur restitution. Ils se sont toujours heurtés au mur de l’inaliénabilité et du silence, tant ces sollicitations exhumaient des sévices coloniaux encore inavoués à l’époque. En 1970, l’Unesco allait cependant briser ce silence en adoptant une convention qui interdit le commerce de biens spoliés pendant la période coloniale. En 1978, dans un discours historique, son directeur, Mahtar Mbow, lançait un appel aux anciennes puissances coloniales « pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable ».

« Du British Museum (69 000 objets d’Afrique) au Weltmuseum de Vienne (37 000), du musée Royal de l’Afrique centrale en Belgique (180 000) au futur Humboldt Forum de Berlin (75 000), des musées du Vatican à celui du quai Branly (70 000) en passant par les nombreux musées missionnaires protestants et catholiques en Allemagne, aux Pays-Bas, en France, en Autriche, en Belgique, en Italie, en Espagne : l’histoire des collections africaines est une histoire européenne bien partagée », rappelle le rapport Savoy-Sarr.

Les restes humains, une mémoire douloureuse

Avant l’adoption du projet de loi instituant la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal, les rares restitutions ayant échappé au principe de l’inaliénabilité étaient les restes humains, mais toujours via une loi d’exception dérogeant aux textes applicables en matière de patrimoine et de domanialité publique. En 2002, la France a ainsi restitué la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, appelée la « Vénus hottentote», à l’Afrique du Sud. La même année, elle a envoyé à la Nouvelle Zélande une vingtaine de têtes maories.

En juillet 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Alger où, battant campagne pour la présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », Paris a restitué les crânes des 24 résistants ayant été décapités dans une bataille près de la ville de Constantine en 1849. Auparavant entreposés dans le Musée de l’Homme, ces crânes seront dignement inhumés dans leur terre d’origine en Algérie.

Quels critères pour la restitution ?

A chaque fois qu’il est posé, le sujet de la restitution des biens culturels rouvre une plaie mémorielle qui n’a jamais été pansée. Il pose aussi des questions d’applicabilité qui sont loin d’être tranchées.      La recherche d’une plus grande sécurité juridique constitue certes un préalable indispensable pour mener à bon port tout projet de restitution. Mais au-delà d’une réforme du Code du patrimoine français, la difficulté sera, comme le font remarquer plusieurs experts, de retracer l’itinéraire des œuvres pour pouvoir statuer sur des questions sujettes à controverses. A titre d’exemple, ces biens proviennent-ils d’un butin de guerre confirmé comme celui des trésors béninois et sénégalais ? Ont-ils atterri en France via des réseaux de pilleurs ou de marchands peu scrupuleux qui les ont acquis à des prix dérisoires ? Ou est-ce plutôt le résultat de transactions justes et équitables et dans ce cas pourquoi parler de restitution ?

De la même manière, il sera nécessaire d’aller creuser l’origine géographique des biens- l’Afrique des frontières étant une donnée coloniale contemporaine- et veiller à mettre en place des mécanismes pratiques qui permettront de faire rayonner ces biens restitués aussi bien au sein de leurs communautés d’origine que parmi d’autres peuples qui en exprimeraient l’envie (libre circulation).     Ce projet multiforme ne pourrait aboutir que dans le cadre d’un projet commun franco-africain, estiment les experts, où seront définis les critères de restitution et une expertise conjointe qui se penchera sur l’origine (ou les origines) supposées des objets en question pour arriver à un consensus scientifique.

Un nid à polémiques

Une telle conjugaison des efforts entre l’Afrique et la France sera d’autant plus salutaire qu’elle permettra d’aplanir de nombreuses résistances idéologiques soulevées par la restitution des biens culturels. « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme », dénonçait M. Stéphane Martin, ancien président du Musée du quai Branly, sur les colonnes du journal Le Monde diplomatique (Août 2020).

Depuis la publication du rapport Savoy-Sarr, l’opinion publique a en effet eu droit à tout type de questions, les plus légitimes comme les plus farfelues : Les gouvernements africains sauront-ils préserver ces trésors ? Ont-ils des infrastructures convenables qui vont les protéger de la déperdition ? Et s’ils se mettaient à les revendre ?

Le débat a donné lieu à certaines polémiques biaisées, mais il a tout de même ouvert quelques pistes qui poussent à réfléchir : les musées africains sont-ils obligés de suivre le modèle de leurs pairs occidentaux en matière d’exposition et de préservation ? S’était exprimée aussi, la plus grande crainte des acteurs culturels français : Va-t-on vider les musées en France ? Comment s’adapter face aux retombées économiques de ces restitutions ? Ces questions sont directes, réelles mais surtout politiques, vu la quantité de trésors dont regorgent les musées hexagonaux. Et il va sans dire que tout alignement en faveur d’une restitution plus importante envers l’Afrique nécessitera un courage politique loin d’être gagné à la veille de l’échéance présidentielle de 2022.

Du côté des marchands d’art et des collectionneurs privés, fief de la part la plus importante des œuvres africaines, souvent intraçables et non recensées, le projet de restitution fait grincer des dents même si le milieu se réserve d’exprimer une franche opposition au principe. Certains galeristes de bonne volonté, comme Robert Vallois, ont même créé un collectif de marchands d’art pour financer le nouveau musée de la Récade au Bénin, où sont exposées des œuvres africaines tirées de leurs collections. « Ça n’a coûté rien à personne, à part à nous », précise-t-il à l’agence AFP. 

Un contexte qui pousse à l’action

En s’engageant solennellement dans la restitution des biens culturels à l’Afrique, la France a posé la première pierre d’un chantier historique. Mais l’approche d’une restitution au cas par cas, fragmentée et jonchée d’obstacles, ne pourra pas tenir longtemps face à la pression exercée par des débats militants liés aux décolonisations ou au rééquilibrage des rapports Nord-Sud. La France pourrait même se faire devancer par certaines anciennes puissances coloniales comme l’Allemagne qui semble avoir saisi le sens de la séquence historique en cours bien avant le discours de Macron à Ouagadougou. Sensibilisée à la question des spoliations juives sous l’ère nazie, Berlin n’a pas eu de mal à aborder la question de la restitution des biens africains et avait entamé plusieurs démarches envers la Namibie, le Togo ou la Tanzanie. A contrario, c’est en Belgique où le débat est le plus enflammé en raison d’une colonisation congolaise particulièrement sanglante. Quant à la Grande-Bretagne, elle semble tâtonner, le British Museum rechignant encore à se prononcer sur la question des restitutions bien qu’il soit saisi de plusieurs demandes venant d’autres pays.

Pour mener à bien ce projet de restitution, il va sans dire qu’un autre tabou doit être levé : celui d’éveiller les consciences politiques africaines, là où les politiques publiques ont échoué malgré une implication de plus en plus forte de la société civile. Dans les musées africains, la valeur originelle des objets est oubliée au détriment de sa valeur esthétique…

Nadia Lamlili, Nadine Mbaïbedje Mogode

Membres du Think Tank « L’Afrique des Idées »

Références

Manuel Valentin, 2019. « Restituer le patrimoine « africain » », Les nouvelles de l’archéologie [En ligne], mis en ligne le 06 septembre 2019, consulté le 21 octobre 2020. http:// journals.openedition.org/nda/5953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nda.5953

Sarr F. & Savoy B. 2018. Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle : rapport commandé par le Président de la République, rendu le 23 novembre 2018.http://www.icom-musees.fr/ressources/rapport-sur-la-restitution-du-patrimoine-culturel-africain-vers-une-nouvelle-ethique