En Côte-d’Ivoire l’histoire d’Houphouët-Boigny veut-elle se répéter ?

En un petit fracas, le Président Ouattara met en pièces la nouvelle Constitution ivoirienne et repositionne le pays vers une potentielle nouvelle période d’instabilité. Morceaux choisis : «… la nouvelle constitution m’autorise à faire deux mandats à partir de 2020… la stabilité et la paix passent avant tout, y compris avant mes principes »[1]déclare-t-il. Mais dans la réalité cette posture, outrageusement incarnée par ceux qui ne veulent pas respecter les termes fixés par les mandats constitutionnels, n’est en rien nouvelle. Mieux, elle est contre-productive et génère des tensions.

Sorti de Ivy League et après avoir arpenté les couloirs des grandes institutions financières, Ouattara a bâti une réputation de développeur efficace en Afrique et notamment en Côte-d’Ivoire où il a fait ses armes en politique auprès du Président Houphouëten tant que Premier Ministre. Lorsqu’il prenait les rênes de la Côte-d’Ivoire en 2010 après une longue et coûteuse crise, personne ne se doutait que la Côte-d’Ivoireconnaîtra un come-back économique. Le pays est redevenu la locomotive de UEMOA et affiche des performances économiques à faire pâlir. Après une croissance économique soutenue sur le quinquennat 2010-2015, les perspectives sont tout aussi bonnes. Selon la BAD[2], le pays connaîtrait 7,9 % de croissance en 2018 et 7,8 % en 2019, malgré une chute de 35% des cours du cacao[3]entre novembre 2016 et janvier 2017. Par ailleurs, le déficit est projeté pour être en baisse de 1 point (de 3.8% à 2.8% du PIB). L’endettement reste maîtrisé même si sa soutenabilité deviendra problématique lorsque les remboursements exigibles des euro-obligations s’entasseront entre 2024-2028. La Côte-d’Ivoireest un turbo économique qui surfe sur des investissements publics aussi structurants que dynamiques et un boom des investissements privés. Néanmoins les performances sociales et de redistribution de la croissance sont encore attendues. Et, Ouattara doit encore donner la preuve de sa bonne gouvernance en matière de sécurité et de stabilité politique. Les sautes d’humeur des mutins à Bouake et l’attaque terroriste de Grand-Bassam en 2016 rappellent fort bien que le pays est encore vulnérable sur ce plan. Ils ont tôt fait de faire sauter le verrou de la fragile stabilité avant même que Ouattara lui-même ne se prépare à assener au pays le coup de grâce avec l’idée d’un troisième voire quatrième mandat. Bien qu’il y ait une nouvelle Constitution, les compteurs des acteurs politiques et même de la population ne se remettent pas à zéro, bien au contraire, ces acteurs sont impatients.

Mieux, les germes de la crise ivoirienne n’ont pas pour autant disparus comme par enchantement. L’alliance entre le Rassemblement des Républicains (RDR) et le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) n’est pas une soupape sûre contre les interminables luttes de positionnement entre le clan Ouattara et celui de son allié circonstanciel, Bédié. Gbagbo est toujours à La Haye et ses partisans n’ont certainement pas bu jusqu’à la lie les appels au dialogue, lequel dialogue n’est pas encore synonyme de réconciliation. Le passif de la crise n’a pas encore pas épongé par les ivoiriens et malgré les interventions extérieures, la réconciliation devra être ivoirienne ou ne sera pas. Même les circonstances de l’arrivée au pouvoir de Ouattara appellent à la prudence et à plus d’investissement dans le processus de liquidation du passif couvé de la crise. Les protagonistes de la crise sont encore presque tous vivants. Pire, ils sont mécontents pour certains, impatients pour d’autres, à noter qu’être pensionnaire de la Haye ne rime pas avec inactivité politique.

Pour l’ascension au pouvoir du Président Ouattara, remontons rapidement dans le temps. Sur les cendres chaudes de la crise d’« ivoirité », en 2002 lors d’un putsch, un groupe de jeunes échoue à prendre la Présidence de la République mais se replie sur la moitié Centre et Nord du pays où il organise une administration parallèle. Les processus de paix de Marcoussis et de Ouagadougou vont coup sur coup produire des résultats mitigés jusqu’aux élections qui opposeront Ouattara et Gbagbo en 2010. Les résultats, contestés par Gbagbo, donnent Ouattara gagnant et plongent le pays dans une crise post-électorale pendant laquelle les exactions reprochées à Gbagbo sont perpétrées. Le pays parvient néanmoins à retrouver le chemin d’une certaine accalmie après l’installation du Président Ouattara qui déroule un quinquennat à succès macro-économique. Entre temps, il renouvèle son mandat et fait adopter une nouvelle Constitution en 2016. Parce qu’il arrive au pouvoir tel qu’il y est arrivé et malgré la paix mosaïquement maintenue sur le territoire, même la « légalité » de se présenter à de nouvelles élections ne garantira pas une légitimité à Ouattara.

Les acteurs de l’opposition ivoirienne trouvent de quoi alimenter leur réprobation contre le Président Ouattara. Si les partisans du Président atténuent le choc, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) monte au créneau et à travers son Secrétaire Exécutif se fend d’un communiqué : « Ouattara ne sera pas candidat pour un troisième mandat. C’est écrit dans la Constitution qu’au plus tard, le 5 décembre 2020, le président sortant devra se soumettre à une passation des charges avec le nouveau président »[4]. Quant à Pascal Affi N’Guessan, Président d’un camp du Front Populaire Ivoirien (FPI), il s’indigne en ces termes : « comment Ouattara peut s’imaginer un troisième ou un quatrième mandat. Ce serait même une violation flagrante de la Constitution et de la volonté exprimée par les Ivoiriens. On ne peut pas dire que l’application de la loi dépend des circonstances, des situations, ou des ambitions des uns et des autres. La loi, c’est la loi. »[5]. Le camp du Président de l’Assemblée à travers la voix de Félicien Sekongo, Président du Mouvement pour la promotion des valeurs nouvelles en Côte d’Ivoire (MVCI, composé d’ex-rebelles) « invite les Ivoiriens à se concentrer sur l’essentiel, contenu uniquement dans la sauvegarde de la démocratie, l’amélioration des conditions de vie du peuple, largement endommagées et laisser monsieur Ouattara, assis seul devant la marre à s’amuser à y lancer des pavés… »[6]. Au fond l’intérêt général et la stabilité qu’évoque le Chef de l’État ivoirien sont fortement menacés et malgré toute la mesure dans ses propos, l’avis de l’ancien Président de la Cour Constitutionnelle, Francis Wodié, le révèle : « Nous en sommes encore au stade des supputations, des hypothèses. Mais le président de la République est un homme majeur, un homme responsable qui sait ou doit savoir ce qu’il doit faire, non pas seulement pour lui-même, mais d’abord pour le pays. Donc c’est à lui de voir, de juger pour n’avoir à faire que ce qui va dans le sens de l’intérêt de la Côte d’Ivoire, donc de l’intérêt général »[7].

Mais en réalité, la position de Ouattara rappelle bien celle du Président Houphouët,qui, au nom de sa Côte-d’Ivoire chérie qu’il a bâtie de sa main et de son intelligence, a voulu garder les choses en main jusqu’à ce que la mort l’en sépare en 1993. Seulement, Ouattara n’est pas Houphouët. C’est un principe de gouvernance très usité dans nos contrées : on préfère une stabilité coûteuse au respect des principes d’alternance politique. Et, dans les pays africains où les modèles politiques sont encore à l’essai, avec une tendance accrue au rétropédalage sur les avancées démocratiques, il est bien fréquent que le chef pense qu’il est indispensable, irremplaçable et que la stabilité du pays ne tient qu’à lui. Il se fait cheviller au corps une certitude que les choses tiennent parce qu’il les maintient. Dans l’absolue hypothèse que c’est le cas, il est aussi d’évidence que lorsqu’il ne les tiendra plus, qu’avec certitude les choses vont péricliter. Et tout naturellement, les exemples foisonnent pour démontrer qu’à une administration forte et longue succède une crise qui décape tout le progrès économique construit au long des années : Côte-d’Ivoire, Gabon, Lybie, Togo, etc. Face au dilemme institutions fortes ou hommes forts, nos modèles peinent à choisir les formes résilientes qui ne peuvent en rien dépendre de la finitude des hommes mais uniquement de la chaîne générationnelle qui donne aux institutions une forme d’infinitude. Peut-être qu’il n’y a même pas de dilemme et que le bon sens voudrait que l’on s’attèle à bâtir des institutions fortes quitte à les voir occasionnellement, si bonne fortune nous arrive, sous le leadership d’hommes forts. A tout le moins, quand bien même on aurait la maladresse de les confier à des hommes faibles, la force des institutions, leur fondation légale et légitime survivront au temps.

Parce que la Côte-d’Ivoire est la locomotive de l’UEMOA et joue un rôle stratégique pour toute la sous-région Ouest Africaine, les autres pays doivent s’y intéresser. Ils doivent proactivement préparer leur leadership à prévenir et notamment à éviter la contagion qui commence par les exemples complaisants. Les aventures de structuration de la CEDEAO plutôt ambitieuses sur l’intégration économique et monétaire sont des enjeux assez colossaux qui dépendent d’une Côte-d’Ivoire stable, solide, prospère et où l’histoire d’Houphouëtne se répète pas.

[1]http://www.jeuneafrique.com/565618/politique/cote-divoire-comment-le-discours-dalassane-ouattara-sur-le-3e-mandat-a-evolue/  Edition n° 2995 de Jeune Afrique

 

[2]https://www.afdb.org/fr/countries/west-africa/cote-d%E2%80%99ivoire/cote-divoire-economic-outlook/

[3]Le cacao est le principal produit d’exportation du pays

[4]http://www.jeuneafrique.com/565139/politique/cote-divoire-3e-mandat-pour-ouattara-inacceptable-et-irrealisable-selon-lopposition/

[5]http://www.jeuneafrique.com/565139/politique/cote-divoire-3e-mandat-pour-ouattara-inacceptable-et-irrealisable-selon-lopposition/

[6]http://www.jeuneafrique.com/565139/politique/cote-divoire-3e-mandat-pour-ouattara-inacceptable-et-irrealisable-selon-lopposition/

[7]http://www.jeuneafrique.com/565139/politique/cote-divoire-3e-mandat-pour-ouattara-inacceptable-et-irrealisable-selon-lopposition/

Quand Jacques Foccart sort de l’ombre



Foccart 1Qui était Jacques Foccart ? Était-il ce démiurge tout puissant de la Françafrique qui d’un simple coup de téléphone faisait et défaisait les gouvernements africains, tel que l’ont fantasmé nombre de commentateurs ? Organisé à Paris le 26 et 27 mars à l’initiative des Archives nationales françaises, un récent colloque apporte un éclairage utile sur cette personnalité complexe, habituellement décrite comme l’âme damnée du général de Gaulle en Afrique, et plus largement sur le système d’influence politique mis en place par la France à l’aube des années 1960.



L’histoire sert justement à échapper au fantasme, ont martelé les nombreux africanistes rassemblés à Paris, explorant les facettes politiques et géographiques du « parapluie » déployé par la France, pour protéger ses intérêts et maintenir son influence en Afrique malgré la décolonisation.



Plus qu’un être seul, Jacques Foccart, à la tête du Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches (1960-74) de l’Elysée, est d’abord l’un des visages certes discret, d’un système et d’une stratégie politique décidée par de Gaulle. « Pour de Gaulle, le grand dessein de la France c’est l’influence africaine, surtout dans le contexte de Guerre froide. La France a besoin de l’Afrique, pour des raisons économiques mais aussi sur la scène internationale pour avoir des voix supplémentaires à l’ONU. Foccart est avant tout le tacticien de cette stratégie », explique Jean-Pierre Bat, historien et archiviste auteur de plusieurs livres sur Foccart et ses réseaux, et qui vient de rendre public l’inventaire du fonds Foccart, à l’origine du colloque parisien.



Le « Monsieur Afrique » de l’Elysée est en charge d’entretenir les relations directes avec les présidents africains. « Le contact personnel, la confiance dans les hommes », étaient au cœur de son fonctionnement, se souvient ainsi un ancien ambassadeur de France, présent au colloque. La France veut parfois installer mais surtout protéger les régimes amis grâce à des accords secrets de défense pour y empêcher la subversion et asseoir le pouvoir des chefs d’État alliés.



Le circuit court



Foccart influence dès qu’il le peut les nominations des ambassadeurs français sur le continent, comme Roger Barberot en Centrafrique, Maurice Delaunay au Gabon, ou Fernand Wibaux au Tchad. Adepte du « circuit court », il place des proches comme conseillers techniques auprès des présidences africaines. Des personnages sans statut officiel, les fameux « barbouzes », sont intégrés à ce système. Liés par leur passé dans la résistance, leur fidélité au gaullisme et leur haine du communisme, ils prennent bien souvent en charge la sécurité des chefs d’État.



Les archives révèlent ainsi le suivi très intense de la crise gabonaise de 1964 et la machinerie qui se met en place pour restaurer le pouvoir de Léon Mba, après le putsch dont il est la victime. « Plusieurs missions sont aussitôt dépêchées. Un policier est envoyé pour réorganiser le service de renseignement. Bob Maloubier est lui chargé de créer la garde présidentielle et assurer la sécurité politique et physique de Mba. Et enfin une mission politique a lieu avec l’envoi d’un ancien de la Coloniale Guy Ponsaillé, qui fut préfet au Gabon avant d’être embauché par Elf », décrit Jean-Pierre Bat.



Mais la stratégie connaît aussi des échecs comme à Brazzaville en août 1963, où l’abbé Fulbert Youlou est renversé, malgré la présence sur le terrain de « Monsieur Jean », Jean Mauricheau-Beaupré, fondé de pouvoir personnel de Foccart, et incarnation des « barbouzes » de l’époque.



Les historiens réunis à Paris relativisent toutefois le mythe d’un Foccart tout puissant sur le continent. « Pour le cas de Madagascar, qui est un pays clé dans la stratégie africaine française, Foccart est d’abord un observateur très informé, une tour de contrôle entre les mains duquel circulent des documents nombreux et de toute nature: correspondance diplomatique, rapport des services… Mais il n’est pas directement acteur. Les responsables militaires sur le terrain ou ceux du renseignement ont leur logique propre », analyse l’historien Nicolas Courtin.



De la même façon, le fonctionnement du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (le SDECE, ancêtre de la DGSE), échappe en partie à Foccart, qui a une conception « très traditionnelle et un peu datée » des renseignements, estime le spécialiste Sébastien Laurent. Même si Foccart a une relation de grande proximité avec Maurice Robert, le directeur Afrique du SDECE.



La relation de la France avec ses alliés africains au premier rang desquels Houphouët-Boigny, n’est pas non plus aussi verticale qu’on a pu la décrire et les acteurs de ce système conservent des marges de manoeuvre. Le président ivoirien, surnommé Big Brother par un proche de Foccart, est ainsi un « fin politicien », estime Jean-Pierre Bat, qui a ses propres relais et joue un rôle très important dans l’installation des chefs d’Etat alliés en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale à partir de 1956. Abidjan est pendant bien longtemps le centre névralgique de ce « syndicat des chefs d’Etats africains » francophones, avant qu’il ne se déplace vers le Gabon, sous l’influence grandissante d’Omar Bongo.



Enfin, le mythe Foccart, qui en bon homme de l’ombre ne cesse d’attiser la curiosité médiatique, sert aussi à protéger le vrai décideur de Gaulle. Foccart endosse volontiers ce rôle de « paratonnerre » du général, auquel il voue une admiration sans borne et dont il est sans doute le plus intime collaborateur, reçu quotidiennement entre 1959 et 1969. En s’attribuant la responsabilité des coups tordus, des opérations secrètes ou polémiques menées par la France, Jacques Foccart préserve l’image héroïque de son mentor et entretient la geste gaulliste.