Quand Jacques Foccart sort de l’ombre



Foccart 1Qui était Jacques Foccart ? Était-il ce démiurge tout puissant de la Françafrique qui d’un simple coup de téléphone faisait et défaisait les gouvernements africains, tel que l’ont fantasmé nombre de commentateurs ? Organisé à Paris le 26 et 27 mars à l’initiative des Archives nationales françaises, un récent colloque apporte un éclairage utile sur cette personnalité complexe, habituellement décrite comme l’âme damnée du général de Gaulle en Afrique, et plus largement sur le système d’influence politique mis en place par la France à l’aube des années 1960.



L’histoire sert justement à échapper au fantasme, ont martelé les nombreux africanistes rassemblés à Paris, explorant les facettes politiques et géographiques du « parapluie » déployé par la France, pour protéger ses intérêts et maintenir son influence en Afrique malgré la décolonisation.



Plus qu’un être seul, Jacques Foccart, à la tête du Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches (1960-74) de l’Elysée, est d’abord l’un des visages certes discret, d’un système et d’une stratégie politique décidée par de Gaulle. « Pour de Gaulle, le grand dessein de la France c’est l’influence africaine, surtout dans le contexte de Guerre froide. La France a besoin de l’Afrique, pour des raisons économiques mais aussi sur la scène internationale pour avoir des voix supplémentaires à l’ONU. Foccart est avant tout le tacticien de cette stratégie », explique Jean-Pierre Bat, historien et archiviste auteur de plusieurs livres sur Foccart et ses réseaux, et qui vient de rendre public l’inventaire du fonds Foccart, à l’origine du colloque parisien.



Le « Monsieur Afrique » de l’Elysée est en charge d’entretenir les relations directes avec les présidents africains. « Le contact personnel, la confiance dans les hommes », étaient au cœur de son fonctionnement, se souvient ainsi un ancien ambassadeur de France, présent au colloque. La France veut parfois installer mais surtout protéger les régimes amis grâce à des accords secrets de défense pour y empêcher la subversion et asseoir le pouvoir des chefs d’État alliés.



Le circuit court



Foccart influence dès qu’il le peut les nominations des ambassadeurs français sur le continent, comme Roger Barberot en Centrafrique, Maurice Delaunay au Gabon, ou Fernand Wibaux au Tchad. Adepte du « circuit court », il place des proches comme conseillers techniques auprès des présidences africaines. Des personnages sans statut officiel, les fameux « barbouzes », sont intégrés à ce système. Liés par leur passé dans la résistance, leur fidélité au gaullisme et leur haine du communisme, ils prennent bien souvent en charge la sécurité des chefs d’État.



Les archives révèlent ainsi le suivi très intense de la crise gabonaise de 1964 et la machinerie qui se met en place pour restaurer le pouvoir de Léon Mba, après le putsch dont il est la victime. « Plusieurs missions sont aussitôt dépêchées. Un policier est envoyé pour réorganiser le service de renseignement. Bob Maloubier est lui chargé de créer la garde présidentielle et assurer la sécurité politique et physique de Mba. Et enfin une mission politique a lieu avec l’envoi d’un ancien de la Coloniale Guy Ponsaillé, qui fut préfet au Gabon avant d’être embauché par Elf », décrit Jean-Pierre Bat.



Mais la stratégie connaît aussi des échecs comme à Brazzaville en août 1963, où l’abbé Fulbert Youlou est renversé, malgré la présence sur le terrain de « Monsieur Jean », Jean Mauricheau-Beaupré, fondé de pouvoir personnel de Foccart, et incarnation des « barbouzes » de l’époque.



Les historiens réunis à Paris relativisent toutefois le mythe d’un Foccart tout puissant sur le continent. « Pour le cas de Madagascar, qui est un pays clé dans la stratégie africaine française, Foccart est d’abord un observateur très informé, une tour de contrôle entre les mains duquel circulent des documents nombreux et de toute nature: correspondance diplomatique, rapport des services… Mais il n’est pas directement acteur. Les responsables militaires sur le terrain ou ceux du renseignement ont leur logique propre », analyse l’historien Nicolas Courtin.



De la même façon, le fonctionnement du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (le SDECE, ancêtre de la DGSE), échappe en partie à Foccart, qui a une conception « très traditionnelle et un peu datée » des renseignements, estime le spécialiste Sébastien Laurent. Même si Foccart a une relation de grande proximité avec Maurice Robert, le directeur Afrique du SDECE.



La relation de la France avec ses alliés africains au premier rang desquels Houphouët-Boigny, n’est pas non plus aussi verticale qu’on a pu la décrire et les acteurs de ce système conservent des marges de manoeuvre. Le président ivoirien, surnommé Big Brother par un proche de Foccart, est ainsi un « fin politicien », estime Jean-Pierre Bat, qui a ses propres relais et joue un rôle très important dans l’installation des chefs d’Etat alliés en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale à partir de 1956. Abidjan est pendant bien longtemps le centre névralgique de ce « syndicat des chefs d’Etats africains » francophones, avant qu’il ne se déplace vers le Gabon, sous l’influence grandissante d’Omar Bongo.



Enfin, le mythe Foccart, qui en bon homme de l’ombre ne cesse d’attiser la curiosité médiatique, sert aussi à protéger le vrai décideur de Gaulle. Foccart endosse volontiers ce rôle de « paratonnerre » du général, auquel il voue une admiration sans borne et dont il est sans doute le plus intime collaborateur, reçu quotidiennement entre 1959 et 1969. En s’attribuant la responsabilité des coups tordus, des opérations secrètes ou polémiques menées par la France, Jacques Foccart préserve l’image héroïque de son mentor et entretient la geste gaulliste. 

Tandis qu’ils agonisent… Le tabou sur la santé des chefs d’Etats Africains

 
« Monsieur Njawé, même si le président de la République est malade, vous devez écrire qu’il est en parfaite santé » L’avocat général près de la cour d’appel de la province du Littoral (Cameroun) durant le procès de Pius Njawé, Directeur du quotidien le Messager, en janvier 1998
 
dépouille du président Houphouet Boigny
 
 
L’Afrique subsaharienne ne détient pas, loin s’en faut, le record de dissimulation présidentielle. La Corée du Nord est aujourd’hui « dirigée » par un leader mort depuis 1998, Kim-Il-Sung, « éternel leader ». Difficile de faire mieux. Ou pire. Franklin D. Roosevelt s’échina – c’est le mot – durant deux décennies à cacher au public qu’il était paralysé. La presse française maintint un silence soldatesque sur la santé de Georges Pompidou, alors même que son visage boursoufflé par la cortisone  faisait les gorges chaudes de la presse internationale. François Mitterrand cacha au public son cancer de la prostate, diagnostiqué pourtant au tout début de son premier septennat.

Mais, la frontière est mince, poreuse même entre souffrance physique et équilibre mental. Si l’on peut raisonnablement affirmer que la paralysie de Roosevelt et ne l’empêchait nullement d’assumer ses fonctions, il est impossible d’oublier que son hypertension le priva probablement de la lucidité nécessaire durant les négociations de Yalta. John F. Kennedy, un de ses successeurs, poussa la dissimulation, l’imposture et l’hypocrisie jusqu’aux dernières limites concevables : l’escalade au Vietnam, la crise des missiles de Cuba et le mur de Berlin (rien que ça !) peuvent être directement reliés[i] à ses maladies vénériennes et à l’accumulation de drogues psychotropes que le président américain devait régulièrement absorber pour supporter les douleurs liées à ses multiples maladies.
 
Atta Mills, le célébré, le démocrate, le professeur est mort en juillet dernier, d'une crise cardiaque, conséquence prévisible de son cancer. Il s'était présenté aux primaires de son parti et fut désigné candidat pour les prochaines présidentielles alors qu'il savait pertinemment la gravité de sa maladie. Il est le dernier d'une longue liste de chefs d'Etats Africains ayant sciemment caché la gravité de leurs afflictions à la population (avez-vous remarqué que les hommes politiques africains n'utilisent jamais les si beaux termes que sont "électeurs" et "concitoyens", toujours "peuple", "population", parfois "compatriotes"… tout un symbole) 
 
Le dernier chef d’Etat Africain ayant quitté le pouvoir pour raison de santé est… Bourguiba – « démissionné » par Ben-Ali en 1987. En Afrique subsaharienne, cette obsession du secret autour de l’état de santé des chefs d’états serait risible si elle n’était pas aussi dangereuse et… révélatrice. Voici un sous-continent dont les responsables se portent à merveille… jusqu’au jour de leur mort.

Santé, mensonges et instabilité politique
Le Nigérian Umaru Yar’dua (mort en mai 2010 d’une péricardite aiguë), il apparaît aujourd’hui, a été soutenu par Olesegun Obasandjo, seulement parce que ce dernier conscient de la mauvaise santé de son probable successeur, espérait contourner la limite constitutionnelle de deux mandats présidentiels consécutifs. Le risque d’exposer un pays de 170 millions d’habitants, habitué aux coups d’états militaires, à une crise constitutionnelle et politique, n’avait de toute évidence, aucune importance.
 
Le journaliste Camerounais Pius Njawé fut condamné à 24 mois de prison, en janvier 1998, pour avoir osé s’interroger ouvertement sur l’Etat de santé du président Paul Biya, victime à l’époque d’un… malaise. Victime d’un autre « malaise » en 2006, le président se fendit d’un plaidoyer pro-domo des plus surprenants :
 
« Vous pouvez rassurer les gens autour de vous…C’est pas un malaise cardiaque ou une perforation intestinale ou, je sais pas moi, un ulcère de l’estomac…il faut lier ça aussi à ce qu’on a mangé, ou qu’on mange. Il y a des choses qu’on ne tolère pas. J’ai mangé le ‘’nnam ngon’’ (…) Moi je ne bois que l’eau depuis un mois ou deux, donc on ne peut pas dire que j’ai bu. Mais, le “nnam ngon …ça faisait longtemps. Maintenant ça va. ”
 
Cinq ans avant sa mort, Lassana Conté, président de la Guinée, se portait tellement bien que durant les élections présidentielles de 2003 (remportées avec 95,9% des suffrages exprimés), l’urne dut être déplacée jusqu’à la voiture présidentielle. En 2006, la presse internationale reporte qu’en plus du diabète, il souffre d’une leucémie. Lassana condé est ainsi resté en "bonne santé jusqu'à sa mort en 2008.
 
Omar Bongo alla jusqu’à narguer les journalistes « colportant des rumeurs » sur son état de santé avant lui aussi de s’éteindre brusquement des « suites d’un cancer intestinal ». C'est un mystère médical typiquement africain : la rapidité foudroyante des maladies frappant les chefs d’Etat du sous-continent. Houphouët-Boigny eut beau passer les cinq dernières années de sa vie, à moitié dément, sénile et cancéreux, entre sa résidence à Yamoussokro et un sanatorium en France. Officiellement, son cancer de la prostate ne l’emporta qu’au bout de… « six mois ». Mobutu s’enfuit du Congo en laissant son palais de Gbadolite parsemé de… couches-culottes, le mal qui devait l'emporter, l'avait déjà rendu incontinent.
 
Le tabou et la peur
Je crois à une spécificité subsaharienne dans cette propension à taire les maux dont souffrent ces chefs : la tentation mystique. Derrière les silences d'Houphouët, d'Enyadema, de Mills, de Mobutu, de Conté, de Mwanawasa, de Mutharika, de Yar'adua, de Zelawi ou de Bongo parmi les morts, ou de Wade et Dos Santos, parmi les vivants, il y a quelque chose qui reste en deçà d'une haine de la science moderne (laissons ça à Thabo Mbeki) mais va au-delà de l'obsession du pouvoir : un étrange syncrétisme entre culte de la personnalité et survivances animistes. J'en suis convaincu. Ceci explique peut-être la mansuétude des… "populations". Plus qu'ailleurs, la mort reste en Afrique subsaharienne l'ultime tabou.
 
Joël Té-Léssia


[i] “JFK: in sickness and by stealth”; Christopher Hitchens, Arguably p. 54

Biens mal acquis : la solitude de SHERPA

Interview de Rachel Leenhardt Chargée de communication de l’association SHERPA
 
L’image est saisissante, un camion porte-voitures s’éloigne du 42 avenue Foch, résidence parisienne du « clan » Obiang Nguema, dans le très huppé XVIème arrondissement, chargé de seize voitures de luxe, Bentley, Ferrari, Porsche, Maserati et Aston Martin. C’est la collection privée de Teodoro Obiang Nguema Mangue, ministre équato-guinéen de l’Agriculture et fils du président que les juges d’instruction français Roger Le Loire et René Grouman viennent de faire saisir. Au départ de la procédure judiciaire, on retrouve SHERPA, jeune association créée en 2001 par l’avocat français William Bourdon en vue de « protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques ». Mais derrière ce premier succès, du reste encore fragile et très préliminaire, combien réticence a-t’il fallu affronter ? Combien d’obstacles a-t-il fallu surmonter ? Nous avons rencontré l’association Sherpa dans sa solitude et sa détermination.
Qu’est-ce qui vous a amené vers Sherpa ?
Un concours de circonstances. J’ai fait des études pour travailler dans l’humanitaire, après une première expérience assez décevante en Casamance (Sénégal), J’ai eu plus envie de travailler sur les blocages, les obstacles au développement plutôt que sur des projets de terrain. Quelques temps après, je tombais sur une offre d’embauche de Sherpa…
Quelle est la composition actuelle de Sherpa?
L’association compte trois permanents : moi et deux juristes, l’une d’elles travaillant sur le volet flux financiers illicites (biens mal acquis, évasion fiscale, etc.), l’autre sur la responsabilité sociale des entreprises : actions de lobbying en France et au niveau européen et plaintes concernant les agissements des multinationales européennes dans les pays en développement – Total en Birmanie, Areva au Niger sur les mines d’uranium.
En dehors de ces trois salariées, il y a un certain nombre de bénévoles : avocats, juristes. Le président William Bourdon, avocat lui-même, est très actif sur le volet actions en justice. Des membres de son cabinet et d’autres avocats qui ont des activités parallèles collaborent aussi à l’élaboration des dossiers. Environ une quinzaine de personnes au total, en comptant les stagiaires.
 
Combien de dossiers ?
Ça dépend : entre 5 et 10 dossiers judiciaires en cours – biens mal acquis ; Mopani, affaire d’évasion fiscale en Zambie, Areva au Niger et au Gabon, un dossier sur la SOCAPALM (accaparement des terres pour l’exploitation de l’huile de palme au Cameroun)… Les délais de traitement sont très longs.
Nous avons aussi entre 5 et 10 dossiers à l’étude. Il s’agit de voir s’ils correspondent bien à notre objet et s’ils sont défendables d’un point de vue juridique (preuves, possibilité de rassembler des éléments, etc.).
 
Sherpa a-t-elle une zone géographique de prédilection ?
L’essentiel de nos dossiers concernent l’Afrique. Mais ce n’est pas un choix délibéré, c’est vraiment une question d’opportunité et de dossiers dont on nous saisit. Nous avons aussi des liens avec l’Amérique Latine et l’Asie : un dossier est en cours sur les conditions de travail pour la fabrication des jouets Disney en Chine.
Ce qui est important de saisir c’est que SHERPA travaille exclusivement en lien avec les PED. On ne traite pas par exemple de la grande corruption en France ou en Europe, même si c’est un phénomène réel. Notre stratégie est d’agir là où les crimes économiques portent le plus préjudice aux populations. Prenez par exemple le cas de la Guinée équatoriale : ce pays est très riche en ressources naturelles, notamment en pétrole. Son PIB par habitant est supérieur à celui du Japon ou de la France[i] pourtant une proportion importante de la population n’a pas accès à l’eau potable ni aux infrastructures de base. C’est quelque chose qu’on ne voit pas en France. D’où le choix de travailler avec les PED.

Travaillez-vous avec d’autres associations en Occident ou sur le terrain ?
Oui, sur chaque dossier, on a des partenaires. Sur les biens mal acquis notamment, nous sommes en partenariat avec Transparence France. Sachant que la 1ère plainte en 2007 avait été déposée avec la Fédération des Congolais de la diaspora et Survie. Sur le dossier minier en Zambie, la plainte a été déposée par cinq associations, dont deux canadiennes, une suisse et une zambienne. En général, on travaille avec des relais locaux, sinon des associations, au moins des appuis sur le terrain. C’est en partie de là que l’information vient.
En quoi votre action se différencie de celle de Transparency International France ?
Cette association travaille aussi sur les pays occidentaux. Leur rôle est plutôt de faire une veille sur la corruption, de produire des indices, de surveiller son évolution. Notre rôle à nous est de monter des dossiers qu’on peut déposer en justice.
Par exemple sur les biens mal acquis, TF nous a apporté du soutien et sa notoriété. À l’époque SHERPA n’était pas très connue, c’est ce dossier qui nous a fait connaître. Mais l’élaboration technique du dossier, c’est SHERPA qui l’a faite. Chaque fois que nous sommes sur une thématique similaire à celui d’une autre association, il nous semble plus cohérent de travailler en partenariat plutôt qu’en concurrence.
 
Comment arrivez-vous à récolter vos informations ?
En général, nous sommes contactés par quelqu’un qui accumule des informations du fait de sa situation géographique ou sa profession, un agent immobilier, ou une personne gérant un hôtel particulier, qui à un moment donné a besoin de transmettre ce qu’il sait. On fait aussi nos propres enquêtes – sur le volet biens mal acquis nous avons fait beaucoup de recherches sur les cadastres, auprès des banques et de différentes bases de données pour arriver à découvrir les biens appartenant à un dirigeant. C’est d’autant plus compliqué qu’il ne les possède pas toujours en son nom propre, mais plutôt par le biais d’une société écran, souvent placée dans une paradis fiscal. Ce sont les deux axes par lesquels nous obtenons des informations. Maintenant que l’association est un peu plus connue, sur les dossiers qu’on a ouverts, des gens nous font parvenir des informations complémentaires.
 
Les autorités françaises vous aident-elles ?
Non, au contraire, il y a plutôt des résistances. Pour arriver à faire passer la plainte sur les biens mal acquis, il a fallu trois ans. Une première plainte a été déposée avec la Fédération des Congolais de la Diaspora et Survie. L’enquête de police a confirmé nos allégations et apporté de nouveaux éléments sur des transactions suspectes et d’autres biens. Le dossier était solide mais la plainte a été rejetée. Une nouvelle plainte a été déposée en commun avec Transparency International France, celle-là aussi a été rejetée. Une troisième plainte avec constitution de partie civile a été déposée avec Transparence encore. Il y a eu un premier verdict qui a jugé la plainte recevable. Le ministère public a fait appel de cette décision. Il a fallu aller jusqu’en cassation pour obtenir l’ouverture d’une enquête judiciaire.
 
Seulement l’enquête ?
Oui. C'est-à-dire qu’il n’y a encore pas eu de procès sur les biens mal acquis. On n’en est qu’au stade de l’instruction. Il s’agit essentiellement de blocages politiques. On sait qu’il y a des liens entre dirigeants africains et français. Il s’est passé énormément de choses cette année, avec notamment les révélations de Robert Bourgi sur les mallettes… Il est clair que dans le monde politique français, tout le monde n’a pas envie que la lumière soit faite sur cette affaire.
De plus le risque existe qu’à mesure que la France se montre plus proactive dans la lutte contre ces flux financiers, ceux-ci transitent par d’autres pays. Ce sont quand même des sommes colossales qui sont injectées dans l’économie française, l’intérêt économique est évident, d’où les blocages constatés.
 
En parlant de Bourgi, justement, est-ce que ses révélations ont été intégrées au dossier sur les biens mal acquis ?
SHERPA a demandé à ce qu’il soit entendu par les juges d’instruction. Dans ses révélations sur les mallettes, il a cité les chefs d’états africains concernés par la plainte : le clan Omar Bongo, le clan Obiang – de loin le plus scandaleux de tous – et Denis Sassou Nguesso le président du Congo Brazzaville.
Bourgi a été entendu par les juges, début octobre. Il a déclaré avoir appris l’histoire des biens mal acquis… en lisant la presse.  Son audition n’a donc pas apporté de nouveaux éléments au dossier ! On a l’impression qu’il fait le tri dans ses révélations… [Ndlr : le mercredi 16 novembre 2011, la justice française a classé sans suite l’enquête ouverte suite à ces « révélations » – pour « faute de preuve »]

Hormis ces blocages politiques, est-ce qu’il y a d’autres sortes de pressions ?
Il y en a eu au départ. Un peu moins maintenant. Je pense qu’on a suffisamment de visibilité et des pressions ne feraient que rajouter foi à ce que nous dénonçons. Au départ oui, William Bourdon a été approché au moment du dépôt de la plainte, par des gens qui lui ont proposé d’importantes sommes d’argent pour retirer sa plainte. Il y a eu aussi des intimidations, des menaces.
 
Seulement sur les collaborateurs de Sherpa ?
Hélas non. Nos interlocuteurs sur le terrain sont encore plus exposés. Je pense notamment à Grégory Mintsa, citoyen gabonais qui s’était constitué partie civile avec nous dans la plainte et qui a été incarcéré fin 2010. Il a été remis en liberté mais reste en examen. Il y a aussi une troisième personne au Congo Brazzaville qui a souhaité s’associer à la plainte. Quelque temps après, sa maison a été incendiée. Lui, sa femme et ses deux filles sont morts dans l’incendie.
Tout ça fait que c’est compliqué pour nous d’associer des collaborateurs locaux aux procédures. Tout au moins de façon formelle, parce que ça les met en danger. Ici, on n’est pas aussi exposé qu’eux peuvent l’être dans leurs pays où l’impunité est beaucoup plus forte. C’est pourquoi des associations françaises ou occidentales doivent prendre en charge ce genre de dossiers, parce que les personnes sur place prennent des risques trop élevés si elles le font directement.
 
Quelle est la situation dans les autres pays européens ?
Sur les biens mal acquis, l’Institut de Bâle pour la gouvernance en Suisse et des cabinets d’avocats privés travaillent sur ces questions. En ce qui concerne l’évasion fiscale, il y a des associations très actives. Sur le cas zambien, on est en partenariat avec une association qui s’appelle la « Déclaration de Berne », qui est entre autres spécialiste de la fiscalité et du secteur extractif, et qui vient de lancer une campagne de mobilisation citoyenne sur la régulation des multinationales en Suisse. La législation européenne ne s’applique pas à la Suisse dont le régime fiscal est très attractif, ce qui fait que beaucoup d’entreprises européennes s’installent dans ce pays pour échapper aux contrôles. Heureusement qu’il y a une société civile assez mobilisée sur ces thèmes.
Il y a aussi une association espagnole, l’APDHE, qui a porté plainte contre Obiang pour l’identification et la restitution de ses biens. Une enquête est ouverte depuis 4 ans aux Etats-Unis ; elle vient de connaître une accélération, avec le lancement par le Department of Justice d’une procédure de confiscation contre le fils Obiang.
 
Comment le financement de SHERPA est-il assuré ?
Difficilement. C’est l’un de nos principaux problèmes. C’est une toute petite association, trois personnes… jusqu’à maintenant, ce sont surtout des fondations privées anglo-saxonnes qui nous ont soutenus. On n’a pas de financement public, à la fois parce que nous traitons de sujets sensibles et pour des questions structurelles. Même les fondations françaises sont assez réticentes à nous financer. Les bailleurs anglais et américains sont un peu plus ouverts sur ces questions.
On a très peu de donateurs privés. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels nous travaillons actuellement. Pour ça, il nous faut plus de notoriété vis-à-vis du public. Il faut qu’on arrive à faire passer ce message : on a besoin de plus de financement privé pour assurer notre indépendance. C’est plus facile de proposer un projet de développement que de monter un dossier judiciaire. C‘est plus long, les résultats sont incertains. Et on ne peut pas se permettre de perdre notre indépendance. De l’extérieur, on ne se rend pas forcément compte de la difficulté de faire vivre une association comme la nôtre. Il y a un vrai travail de communication à faire.
 
Avez-vous des relais auprès des universités ?
Oui, mais surtout sur le volet responsabilité des entreprises. Il y a beaucoup de masters en droit et en management qui s’intéressent à ces questions. Et la juriste de SHERPA qui s’occupe de ce thème intervient souvent pour des cours, des conférences et colloques dans les universités. Ce qui montre bien qu’on a développé un savoir et un savoir-faire dans ce domaine-là qui intéresse les futurs entrepreneurs, les académiques etc. Sur le volet flux financiers, c’est un peu plus compliqué. Ça n’empêche pas qu’on intervient, mais plutôt auprès de l’Ecole de la Magistrature sur la question de la corruption. Nous sommes aussi en lien avec des étudiants de SciencesPo. Paris et Lille sur ces questions. Mais les cours portant sur ce thème sont encore rares. Il y a tout une recherche à faire en matière de régulation économique par le droit (conception théorique, évolution des outils juridiques…) qui se fait en lien avec les universités.
 
Ce qui prend du temps…
Oui. C’est un combat de longue haleine, faire évoluer les outils juridiques. Les seuls qui existent aujourd’hui fonctionnent sur une base volontaire. Il y a un texte de l’OCDE, « principes directeurs à l’intention des multinationales », qui recommande de respecter les règles juridiques du pays, la fiscalité, la protection des enfants, etc. Mais les entreprises qui ne respectent pas ce texte ne sont pas sanctionnées. Encore un échec de l’autorégulation

Des conventions internationales encadrent-elles les flux financiers illégaux ?
Oui, la convention Merida, signée en 2003.
 
A-t-elle déjà été utilisée ?
Il y a eu, en tout et pour tout, environ 5 milliards de dollars restitués aux pays du Sud. On estime, dans le même temps, qu’entre vingt et quarante milliards de dollars sont détournés chaque année… De plus, les procédures juridiques sont complexes et ce sont seulement les États « pillés » qui peuvent les enclencher… Ainsi, il revient à la Guinée équatoriale par exemple de demander à la France la restitution des sommes détournées par son propre président ! Même en cas d’alternance, on n’est pas sûr que la procédure soit enclenchée. C’est une grosse faiblesse de la Convention. C’est un pas en avant, mais encore très en deçà du nécessaire.
Le plus urgent est que les pays qui accueillent accueil les fonds soient proactifs, entament des enquêtes sur la provenance des fonds, fassent appliquer les règlements existants qui exigent que les intermédiaires (banques, avocats, agents immobiliers) s’assurent de la provenance des fonds avant de les accepter, par exemple. La prévention est très faible dans ce domaine.
Une illustration : Édith Bongo s’est offert une Daimler Chrysler avec un chèque tiré sur le compte du Trésor Public gabonais ouvert auprès de la Banque de France ! (illustration : http://www.bakchich.info/IMG/jpg_cheque002.jpg ) Le concessionnaire automobile, de même que la Banque de France auraient dû réagir à cette transaction.
Des lois existent sur la régulation fiscale mais elles ne sont pas appliquées. Tracfin, la cellule anti-blanchiment du ministère des finances en France a lancé, en dix ans, onze alertes sur des transferts d’argent suspects, certaines concernant les pays mentionnés dans notre plainte. Le ministère n’a pas pris de mesures ! Ce n’est pas acceptable. C’est là que la société civile a un rôle à jouer. Les instruments juridiques existent, il faut qu’ils soient appliqués.
 
Pour conclure, quel est l’état actuel des procédures ouvertes en France ?
L’enquête est en cours, mais pendant ce temps, les acquisitions continuent… Il n’y a pas eu d’accroissement de vigilance de la part de l’État, ni des banques, ni des intermédiaires, malgré l’enquête qui vise ces personnes !
Le but des dépôts de plainte est d’obtenir à minima le gel de ces avoirs, le temps du déroulement de l’enquête, en espérant obtenir leur confiscation, il faut empêcher que ces personnes puissent les retirer et les délocaliser dans des paradis fiscaux. C’est justement pour ça que dès le début de l’année des plaintes ont été déposées contre les dirigeants Arabes, Ben Ali, Khadafi, Moubarak et plus récemment Al-Assad. La communauté internationale a très vite réagi. Il faut croire que c’est plus facile lorsqu’il s’agit de dirigeants déchus… Ça pose une fois de plus la question de la prévention : si on est capable de bloquer ces avoirs, une fois les dirigeants déchus, comment se fait-il qu’ils se soient retrouvés dans nos pays, dans un premier temps, et comment peut-on expliquer que cette situation ait duré aussi longtemps ? C’est pourquoi il faut encourager les États et la société civile à entreprendre des actions de leur propre chef, sans attendre une révolution.
 
Joël Té-Léssia
 
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[i] Données de la Banque Mondiale 2010, en parité de pouvoir d’achat : 34.475$ contre 33.994$ pour le Japon et 33.820$ pour la France.