Coeur d’Aryenne de Jean Malonga

coeur d aryenneLe Congo est encore une colonie française, l’homme Blanc y est maître, tout-puissant, libre d’exploiter les ressources du pays en même temps que ses ressources humaines, avec la bénédiction du prêtre qui se charge d’inculquer aux autochtones que le Blanc représente leur salut : il leur apporte la civilisation, il leur apporte aussi le salut par la foi. Le climat de peur instauré conjointement par la menace de l’Enfer et la puissance des armes de l’homme blanc garantit au colon la soumission des Noirs dont la priorité est désormais de sauver leur peau. Mais la conscience du pouvoir et l’avidité sans bornes qui incite toujours à posséder plus alors qu’on en a déjà trop, poussent parfois à la folie, pour ne pas dire à l’inhumanité. Si Roch Morax avait un cœur, celui-ci devient un roc, inapte à être sensible, ni même à être reconnaissant des bienfaits reçus.

Roch Morax est le Blanc qui règne à Mossaka et ses environs, dans le Nord du Congo-Brazzaville, une région inondée une bonne partie de l’année, de sorte que les déplacements ne se font qu’en embarcation. Ses affaires sont florissantes : vente d’ivoire, de caoutchouc, de produits de la chasse et de la pêche… Ses désirs sont des ordres. Ses ordres doivent être exécutés avec la plus grande diligence, même au péril de sa vie. Qu’est-ce que la vie d’un Nègre de toutes façons, pour Roch Morax et ceux qui lui ressemblent, sinon qu’elle doit servir au bien-être du Blanc ?

Autant les Noirs sont considérés comme des êtres inférieurs, indignes de la moindre considération de la part du Blanc, autant lorsqu’il s’agit d’assouvir une lubricité intempestive, la femme noire, et bien souvent la jeune fille noire, devient une denrée dont Roch Morax ne peut se passer. Des vierges lui sont livrées, car le bonhomme a les moyens d’obtenir tout ce qu’il désire, toutes celles qui ont le malheur de lui plaire deviennent siennes, même s’il s’agit de la femme de son dévoué serviteur, son sauveur même.

Personne ne restait jamais longtemps au service des Morax à cause de la cruauté du maître, sa femme notamment avait du mal à trouver un cuisinier. Yoka, de la tribu Likouba, finit par accepter. C’est un excellent cuisinier qui a fait ses armes à Brazzaville. Il est marié avec la fille du chef du village de Mossaka, Dongo. Tous deux ont deux enfants : un fils, Mambeké, sportif hors pair, et une fille, Omboka. Le couple blanc de son côté a une fille, Solange. Interdiction formelle est faite à Solange et Mambeké de se fréquenter. Mais la jeunesse n’a aucune considération pour les préjugés, les deux enfants se voient en cachette et échangent leurs savoirs. Solange, qui a environ dix ans, apprend à lire et à écrire à Mambeké qui en a douze. Lui, en retour, lui apprend à nager, à pêcher etc.

Un jour, Solange est entraînée dans les flots du grand fleuve, et serait morte si Mambeké ne s’était pas jeté à l’eau pour la sauver. En remerciement, Roch Morax fera emprisonner sous des prétextes fallacieux son dévoué serviteur Yoka, le père de Mambéké, pour pouvoir mieux jouir de sa femme qu’il trouve irrésistible. Le petit Mambéké est battu puisque l’on découvre que les deux enfants continuaient à se voir, et Solange est envoyée au couvent à Léopoldville, ancien nom de Kinshasa. Roch Morax peut désormais donner libre cours à ses excès, au grand désespoir de sa femme qui, découvrant la conduite ignoble de son mari, se laisse mourir.

malonga_jean0127r4Prendre la plume pour écrire, à cette période de l’histoire, n’est pas une petite chose. C’est même une responsabilité dont Jean Malonga, premier écrivain congolais, est conscient. Il veut montrer l’hypocrisie ou la mauvaise foi qui consiste à faire croire qu’on ne s’installe en Afrique que par pur dévouement, pour apporter la ‘‘civilisation’’ à des êtres humains qui, donc, avant le Blanc, n’avaient pas de vie, n’étaient pas organisés, ne savaient rien, bref étaient dans la nuit totale ! Il a voulu donner la mesure des abus qui ont été commis pendant la période coloniale : ce ne sont pas seulement les richesses du pays qui sont pillées ; mais les vies privées qui sont bafouées, les viols qui sont commis sans que personne ne s’en émeuve, pas même les soi-disant hommes d’église, constituent des faits plus révoltants encore.

Des petits Métis, œuvre de Roch Morax, naissent comme des champignons de jeunes filles qui ne sont encore elles-mêmes que des enfants, qui voient leur avenir compromis : qui acceptera de les épouser ? Qui s’occupera de leurs enfants ? Un tout petit nombre de géniteurs blancs acceptent de reconnaître leurs enfants métis ou les traitent avec dignité, comme on peut le voir dans la saga d’Aurore Costa, Nika l’Africaine, dans laquelle le Blanc Manuel pleure sa Négresse Kinia, l’amour de sa vie, et fait tout pour récupérer les deux filles qu’elle lui a données. Je lis avec d’autant plus de plaisir un roman que celui-ci provoque un agréable télescopage dans mon esprit : des scènes de différents romans se croisent dans ma mémoire, tel personnage me fait penser à tel autre et je me laisse entraîner dans une ronde dans laquelle des romans que j’ai appréciés, écrits à différentes époques, par différents auteurs, me tiennent la main : Outre Nika l’Africaine, c’est aux Montagnes bleues de Philippe Vidal, avec la scène du sauvetage de l’enfant du maître, que je pense, c’est de Noir Négoce d’Olivier Merle, dont je me souviens, roman dans lequel on voit l’amour naître entre Blancs et Noirs, à une époque où les peuples ne sont pas encore prêts à une union entre personnes de couleur différente. C’est surtout à African Lady, l’excellent roman de Barbara Wood, que je pense, et il n’en faut pas plus pour que mes doigts se mettent tout de suite en action, pour aller sortir ce roman et relire certains passages chers à ma mémoire. Je pense bien que c’est le roman que mes doigts ont caressé un nombre incalculable de fois, suivi en cela par Au bonheur des Dames de Zola… Je m’égare !

Revenons à Jean Malonga. Tout le monde ne se ressemble pas, tous les Blancs ne sont pas des Roch Morax. Comme le dit si bien Henri Djombo dans sa préface, Cœur d’Aryenne, comme toute œuvre littéraire, « dépeint l’homme non seulement dans ce qu’il a de bestial mais aussi dans ce qu’il a de noble ». La femme de Morax ainsi que sa fille Solange ont plutôt un cœur généreux et c’est sur la jeunesse que se porte l’espoir de Jean Malonga, espoir en l’avènement d’une Humanité faite non d’Aryens, c’est-à-dire de gens qui se considèrent supérieurs, avec d’autres qui passeraient pour inférieurs, mais faite de personnes qui se respectent, qui peuvent s’aimer librement, se compléter, comme le symbolisent Solange et Mambeké, que le destin met sur la route l’un de l’autre. Les nombreux kilomètres qu'on a ménagé entre eux ne les ont pas empêchés de se retrouver… et de s’aimer.

Enfin cette œuvre qui marque la naissance de la littérature, en 1953 (ou en 1954 ? Les sources sont parfois contradictoires, comme on peut le voir dans un numéro de la Revue Notre Librairie, consacré à la littérature congolaise, qui indique 1953 comme année de publication de ce roman dans la Revue des Editions Présence Africaine, puis fournit une autre date quelques pages plus loin : 1954), cette œuvre, disais-je est enfin disponible, grâce aux Editions Hémar et Présence Africaine. La volonté de voir cette œuvre rééditée est née à la suite de la célébration des 60 ans de la littérature congolaise, fin 2013.

Jean Malonga distille dans le texte français des expressions typiques du Nord du Congo. C’est une œuvre que j’aurais aimé intégrer à mon corpus lorsque j’ai publié L’Expression du Métissage dans la Littérature Africaine, puisqu’il s’agit du premier roman congolais, et que déjà son auteur manifeste le désir de faire honneur à la culture de son pays, à ses coutumes, à ses langues, en particulier le Likouba, que Solange, la jeune française, apprend et parle avec aisance. Là encore, je pense à Noir Négoce où le héros du roman, motivé par l’amour, se met à apprendre le wolof en un temps relativement court pour pouvoir communiquer avec sa princesse noire sans intermédiaire. Pour terminer avec les comparaisons, l’intelligence de Mambeké peut faire penser à celle de Christian, le héros des Montagnes bleues. Sa capacité à assimiler les connaissances, à mémoriser les textes ahurissent, c’est le mot, le Père Hux, qui n’aurait jamais soupçonné de telles capacités chez un Nègre.

J’ai aussi aimé la dose d’ironie dont Jean Malonga habille son texte. En voici un exemple :

« Il paraît que cette insouciance invraisemblable de laisser deux enfants, deux gamins ensemble, surtout de race différente – une blanche, c’est-à-dire une maîtresse, et un petit nègre qui n’est autre chose qu’eun vil objet – était un grand crime, une atrocité sans nom au yeux du « bon » Père Hux. Comme cela se devait, il avait d’abord fait un sermon sentencieux à Solange, puni sévèrement Mambeké et averti les parents inconscients et coupables de ce lèse-humanité aryenne. – Ma petite Solange, avait susurré l’apôtre de la fraternité humaine. Ma petite Solange, mais tu es extraordinaire. Comment oses-tu te faire conduire en pirogue par un petit Nègre tout sale ? N’as-tu pas peur de te voir jeter à l’eau par ce sauvage qui se régalera ensuite de ta chair si tendre ? N’as-tu pas peur de te contaminer de sa vermine ? Je ne te comprends pas, mon enfant. Non, réellement, je ne peux pas arriver à te comprendre. Oublies-tu donc que tu es une Blanche, une maîtresse pour tous les Nègres, quels qu’ils soient ? Il faut savoir garder ses distances, que diable ! – Mais mon Père, avait essayé de protester l’innocente Solange. Mais, mon Père, Mambeké est un garçon très habile. Il manie la pagaie mieux que tous ceux de la factorerie. En outre, il est poli, correct, discipliné et ne m’a jamais rien dit de méchant. Il se couperait lutôt la main que de me voir souffrir. Je m’amuse énormément à son bord. »

(Cœur d’Aryenne, pages 22-23)

Liss Kihindou, l'article est tiré de son blog Valets des livres

Jean Malonga, Cœur d’Aryenne, Editions Hémar et Présence Africaine, 2014, 192 pages, 7 €. Première publication Revue Présence Africaine 1953.

« Pour l’amour de Mukala » de Thérèse Zossou Esseme

Pour l'amour de MukalaPour l'amour de Mukala de Thérèse Zossou Esseme est un court récit qui se lit comme on écoute un aïeul nous raconter un conte merveilleux. Merveilleux à cause de l'intervention de faits qui échappent à la raison, des choses qui relèvent du mystique, comme les hommes ayant un double animal qui meurent lorsque ce dernier est tué. Cette croyance, largement répandue en Afrique, est le sujet même du roman Mémoires de Porc-épic d'Alain Mabanckou. Merveilleux aussi parce qu'on a l'impression que, malgré les péripéties, malgré les terribles épreuves auxquelles les deux personnages principaux, Daniel Dika et Yvonne – appelée aussi Mukala – doivent faire face, dans ce roman comme dans les contes, tout est bien qui finit bien. Ce roman se lit comme si on était l'oreille privilégiée d'un ami qui nous fait des confidences, nous fait part de ses souvenirs, de ses espérances, de sa vision de la vie et de l'Afrique.

L'Hymne à la vie

Le roman de Thérèse Zossou Esseme est un hymne à la vie, un appel à toujours combattre pour lui permettre de prendre le dessus. Il faut, pour que la vie soit belle, se battre pour elle. Durant les trois quarts du livre, on voit progresser les relations des deux personnages principaux qui habitent la même Résidence Universitaire, celle d'Antony, en région parisienne. Peu à peu, ils se rapprochent, tombent amoureux. Mais les choses ne sont pas si simples. Chacun d'eux a connu la pire des épreuves: la disparition d'un être cher. Ce qui fait que Daniel s'interroge sur le sens de sa vie, se demande pourquoi avoir des ambitions et faire des efforts, puisque sa sœur, qui était sa complice, les quitte. Quant à Yvonne, elle a perdu le père de son enfant dans des conditions tragiques et elle ne livre pas son cœur facilement. Ils finissent cependant par s'ouvrir l'un à l'autre et à unir leurs vies. Suivent alors des moments de grande félicité. Mais cette ascension vers le sommet du bonheur est brusquement interrompue et ils doivent faire face à l'adversité: problème de santé conduisant à la perte de la vue pour Yvonne et surtout perte de la petite fille qui est née de leur union. Cette sombre période de leur vie est condensée en seulement deux chapitres, comme pour montrer combien le malheur resserre l'étau autour de leur cou pour les étrangler. Mais les deux jeunes gens rebondissent, ils décident de s'en sortir. Et la fin du livre est comme un retour au bonheur initial.

Une autre image de l'Africain

Thérèse Zossou Esseme veut donner une autre image de l'Africain en séjour en Europe, pour ne pas dire en France. Aujourd'hui, celui-ci est plutôt vu comme un profiteur, comme celui qui vient réquisitionner les allocations ainsi que les cœurs, abusant de l'amour naïf d'un blanc ou d'une blanche pour obtenir des papiers. Comme dans le roman Cœurs en papier de Christian Mambou, on a aussi cette volonté de donner une autre image de l'Africain. Pour l'amour de Mukala donne un exemple de jeunes africains qui n'abusent pas des opportunités qui peuvent se présenter à eux. Ils décident de rentrer au pays, leurs études terminées, car là-bas tout est à construire. Malgré les mauvaises conditions de travail, le manque de matériel, les deux héros mettent leur savoir acquis en Europe au service de leur pays. Le livre a été écrit dans les années 80 et il exprime le rêve de tous les Africains pour leur continent: que celui-ci puisse se construire grâce à ses enfants. Or ce qu'on remarque aujourd'hui, c'est l'accroissement de la fuite des cerveaux, à cause des régimes politiques actuels qui ne font rien ou ne créent pas les conditions pour un retour au bercail des "cerveaux" du pays.

L'Afrique des valeurs

L'auteur veut aussi montrer dans son livre que l'Afrique, même si elle n'a pas encore ce développement qu'elle envie aux pays occidentaux, possède cependant une richesse morale qui fait sa particularité et qu'elle peut perdre si elle n'y prend pas garde. Si Daniel et Mukala s'en sortent, c'est surtout parce qu'ils sont soutenus par la famille, par les amis. Ils ne sont pas seuls dans leurs malheurs. Ce roman donne de l'importance à la famille, aux relations humaines. L'entourage, qu'il s'agisse de proches, d'amis, de voisins, ou de connaissances, est un rempart contre la dépression. Si l'Afrique souffre de sous-développement, en Europe on souffre souvent de solitude, on n'a parfois personne vers qui se tourner. Des personnes âgées, même avec des enfants qui travaillent et qui ont un logement, se retrouvent en maison de retraite; des hommes et des femmes se retrouvent SDF (sans domicile fixe) alors même qu'ils ont des frères, des sœurs et des parents qui pourraient les loger en attendant de retrouver une situation stable; des jeunes se suicident car ils n'arrivent pas à porter le poids de leurs souffrances, alors qu'ils pourraient les partager avec d'autres… Ce n'est pas pour dire que l'Afrique ne connaît pas ces tragédies, mais l'impact en est moins important parce qu'on est plus entouré.

Or certains jeunes africains, surtout ceux qui ont grandi ou séjourné en Europe, voient la famille d'un autre œil, elle devient comme un poids, car il faut s'occuper de tout ce monde. Thérèse Z. Esseme veut replacer les choses dans leur contexte et montrer qu'on peut le faire sans avoir l'impression de se ruiner. Elle met aussi en valeur un certain savoir-faire des Africains, dans le cas de la santé par exemple. Il y a des cas de maladies ou la science du Blanc échoue. C'est le cas lorsque Mukala perd la vue, mais c'est la sagesse des anciens, la mobilisation de la famille, qui aura raison de son handicap.

Bref, Pour l'amour de Mukala veut dire une autre Afrique, et c'est à juste titre que ce roman a été publié dans la collection "Ecrire l'Afrique" des Editions L'Harmattan.

Liss Kihindou

 

Pour aller plus loin : Thérèse Zossou Esseme présente Pour l'amour de Mukala, aux Editions Khartala.

Thérèse Zossou

 


Thérèse ZOSSOU ESSEME
Pour l'amour de Mukala
Paris: Editions L'Harmattan, 2007
ISBN 978-2-296-02313-0
130 pages

 

La femme aux pieds nus, de Scholastique Mukasonga

femmeaupiednuAussi loin qu'on remonte dans les civilisations, le manque de sépulture a toujours constitué la pire des choses qui puisse arriver à ceux que nous aimons et qui sont partis. Le corps des disparus ne peut être laissé exposé à toutes les profanations ! Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh, ne recula même pas devant la menace de mort pour offrir un semblant de sépulture à son frère Polynice. Ce dernier, considéré comme hors la loi, ne devait pas, suivant l'ordre de Créon, le roi, recevoir de funérailles. Son corps était condamné à être mangé par les bêtes. Mais Antigone brava l'interdit, elle savait que quiconque transgresserait cette loi serait puni de mort, mais elle ne pouvait résolument rester sans rien faire. Avec une pelle d'enfant, et quand on lui arrache celle-ci, avec ses mains, ses ongles, elle gratta la terre pour en recouvrir un tant soit peu le corps de son frère.

"Quand je mourrai, quand vous me verrez morte, il faudra recouvrir mon corps", disait la maman de Scholastique Mukasonga à ses filles, "c'est vous mes filles qui devez le recouvrir. Personne ne doit voir le cadavre d'une mère". (page 12) Toute la famille de Sholastique Mukasonga sera exterminée comme des milliers d'autres familles tutsi. Elle seule survivra, c'est donc à elle d'accomplir ce devoir de sépulture, d'une manière ou d'une autre.

"Maman, je n'étais pas là pour recouvrir ton corps et je n'ai plus que des mots", de "pauvres mots" qui "tissent et retissent le linceul de ton corps absent." (page 13). 

La femme aux pieds nus, deuxième ouvrage de Scholastique Mukasonga, est clairement un hommage à la mère, un témoignage de ce que fut Stefania, de ce que furent toutes ces femmes rwandaises que la Mort n'enleva pas comme un voleur, mais qu'on lui offrit, pour que disparaisse tout un peuple ! Pourtant il en reste des Tutsi, car malgré tout l'acharnement dont il peut faire preuve, il n'est pas dans le pouvoir de l'homme d'exterminer complètement un peuple. 

Mais si les hommes subsistent, la mémoire du passé ne subsiste pas avec eux automatiquement, si la transmission n'est pas faite. Et ce livre est surprenant en ce que, contrairement à ce qu'on aurait pensé, ce n'est pas un livre macabre, il est tout plein de vie, la vie du Rwanda d'autrefois, d'avant le génocide, et pourtant celui-ci pèse déjà de toute sa silhouette massive et oppressante. C'est cet éclat de la vie sur la face même de la mort que je trouve admirable dans La Femme aux pieds nus.

Ils sont vus comme la teigne qui gâte le vrai peuple, celui qui aurait été déclaré d'une souche supérieure ; ils sont de trop dans la société, et donc on les repousse dans les zones les moins agréables, avant d'en finir simplement avec eux. Et pourtant, malgré cet arrêt de mort qui n'attend que le moment favorable pour s'exécuter, les Tutsi tentent de suivre la courbe des jours, comme si le soleil brillerait toujours sur leurs rêves. Les femmes surtout ont à coeur de réinventer leur vie dans cette prison sans murs qu'on a bâtie autour d'eux en déportation. Stefania par exemple mobilise tout son monde pour faire surgir l'inzu sans lequel une Rwandaise ne pourrait se sentir vraiment chez elle.

Ce bourdonnement de la vie transparaît dans la description des coutumes, des plaisirs, des activités quotidiennes qui composent l'existence des Rwandais. Ces description sont faites au travers d'une prose simple qui montre avec plus d'acuité à quel point les choses peuvent basculer du jour au lendemain, exactement comme lorsque le lecteur est rattrapé par le tragique au détour d'un passage plutôt plaisant. Par exemple cet extrait sur l'introduction et la propagation des W.C. :

"L'étonnant, disait Marie-Thérèse, c'est que vous êtes assise sur une poterie qui a la forme de votre derrière, vous pourriez y rester des heures ! On eut un peu de mal à comprendre que la poterie en question, c'était le col d'une cruche qu'on avait décapitée avec soin et qui faisait office de cuvette comme celles que je découvris bien plus tard à Butare. […] Les femmes convainquirent leurs maris de creuser de nouvelles fosses pour y adapter les mêmes commodités que chez Marie-Thérèse. C'était le progrès, amajyambere ! Comment auraient-ils pu savoir que beaucoup creusaient leurs tombes."(page 114)

Les massacres proprements dits ne sont pas décrits, juste évoqués. Puis, à la fin, l'auteure rapporte un cauchemar où on lui demande : "As-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous ?" (tous ces morts) Quel plus beau et plus grand pagne que celui qu'offrent les mots, pour honorer les victimes du génocide et leur redonner vie ?

Le prix Renaudot 2012, attribué à Scholastique Mukasonga pour son roman Notre Dame du Nil contribue à tisser le linceul de ces absents. 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

Scholastique Mukasonga, La femme aux pieds nus, Editions Gallimard, collection Folio, 2012, 176 pages. Titre précédemment paru dans la collection "Continents noirs" en 2008.

Le Pleurer-Rire, d’Henri Lopes

Depuis sa parution en 1982, chez Présence Africaine, Le Pleurer-Rire est régulièrement étudié en milieu scolaire et universitaire, au Congo Brazzaville comme ailleurs dans le monde : ce roman est considéré comme un "classique" de la littérature noire-africaine. Je me devais de le relire, pour rafraîchir ma mémoire d'une part et d'autre part aller à la source de l'exploitation, par l'auteur, de ce qu'on pourrait appeler le ''francongolais'' dans ses romans, autrement dit la transcription du français parlé dans les milieux populaires, un français moulé sur les langues nationales, par exemple avec l'expression formée par le pronom personnel ("moi", "toi", "lui", "nous", "vous", "eux"…) précédé de la préposition "pour", expression typique de nos langues, mais qui, rendue telle quelle en français, pourrait déboussoler les locuteurs français de la métropole. Exemple, page 18 : "Est-ce que je suis pour moi dans leurs histoires-là ? Est-ce que j'ai mangé pour moi l'argent de Polé-Polé ?"

Il y a bien d'autres cas de figure qui trahissent le "copié-collé" des langues locales. Certains personnages (ceux qui ont un niveau d'étude suffisant) savent adapter leur français en fonction de leur auditoire, pouvant s'exprimer en francongolais comme en français académique, en passant par le français dit courant. Ce n'est malheureusement pas le cas de Bwakamabé na Sakkadé, militaire devenu président de la république à la faveur d'un coup d'état, ni de la majorité des membres de son gouvernement, choisis non selon leur mérite, leur capacité à assumer les fonctions qui leur sont attribuées, mais recrutés souvent sur une base tribale ou selon leur degré d'allégeance au chef de l'Etat. Il s'agit d'un Etat africain, non précisé : ce pourrait être n'importe lequel.

Ainsi, en dehors du style oral, typiquement congolais, adopté par Henri Lopes, du moins dans les passages de discours rapporté, l'autre intérêt du roman réside dans la description burlesque des régimes politiques africains au lendemain des indépendances.

Le Pleurer-Rire est une joyeuse caricature du pouvoir dictatorial. Bwakamabé na Sakkadé, dont l'inculture n'a d'égale que l'immense étendue de ses lubies, exerce son rôle de chef de l'Etat avec un appétit gargantuesque. Omniprésent, malheur au ministre qui s'avise de faire une déclaration publique ou d'inaugurer le moindre édifice : seul Tonton, surnom de Bwakamabé, doit apparaître en grandes pompes sur les écrans ; seuls ses discours, aussi creux soient-ils, doivent y passer en boucle. Tonton instaure et entretient le culte de sa personnalité. Tout porte d'ailleurs son nom : aéroport, stade, gymnase, grandes places etc.

Bwakamabé estime que le pays, pour ne pas dire le monde, doit tourner autour de sa personne. Normal : il n'est pas n'importe qui et prétend égaler des chefs légendaires comme le roi Louis XIV : n'aménage-t-il pas un jardin qui pourrait faire penser au jardin de Versailles, pour accueillir dignement ses hôtes lors des somptueuses réceptions données à l'occasion de ses anniversaires ? On l'appelle d'ailleurs, à un moment, le "Président-Soleil", par analogie au "Roi-Soleil". Bwakamabé se compare aussi au Christ : le "Messie", le "roi des rois", le "Sauveur", le "Saint Patron"… les allusions religieuses pour le désigner ne manquent pas.

L'importance que se donne Bwakamabé se manifeste surtout à travers une politique d'apparat qui ruine le pays. L'argent public est géré comme si c'était son argent de poche. Le président passe son temps à ordonner des dépenses farfelues et dispendieuses, pour lui-même aussi bien que pour l'entretien de sa famille, de sa tribu, de ses innombrables maîtresses surtout. A ce rythme, les conséquences ne se font pas attendre : accumulation des mois de retard de paiement des salaires, trésor public à sec, misère du peuple… Mais Bwakamabé a son explication : n'allez surtout pas croire que c'est parce qu'il a dilapidé les fonds publics que ça va mal dans son pays, ah non ! C'est au contraire à cause des "pressions incessantes de la tribu et de l'incompétence d'en bas" (page 318).

La charge ironique est importante dans ce roman qui se présente comme un manuscrit, commenté séquence après séquence par un personnage qui a vécu les événements mais qui a, depuis, quitté le pays, et qui bénéficie du recul nécessaire pour apprécier à sa juste valeur la restitution des faits. Au lecteur de réussir à mettre un nom sur ce commentateur averti. Une remarque cependant de celui-ci mérité d'être relevée car elle met l'accent sur la réception du roman : celle-ci pourrait diverger selon les lectorats : quelles seraient par exemple les impressions d'un non habitué de l'univers africain à la lecture de ce roman ? "J'ai lu cet envoi d'une seule traite. Reste à vérifier si l'intérêt que j'ai ressenti aura la même puissance chez ceux qui n'ont jamais vécu au Pays." (page 143)

Le Pleurer-Rire nous montre un peuple bâillonné : la moindre remarque négative ou déplacée est sévèrement punie. Il faut acquiescer à tout ce que dit ou fait Tonton. Autant dire que le peuple n'est qu'une marionnette entre les mains de ce dictateur qui, lui, se donne pour le bon père irremplaçable du pays. "Nous veillions surtout à applaudir quand l'animateur, ou Tonton, donnait le signal, de rire dès que nous voyions poindre un sourire, d'hurler dès que le ton de la voix montait ou l'index remuait avec vitesse. Quelquefois, ayayay ! nous nous trompions, mais nous nous reprenions aussitôt." (page 219).

Ce roman nous montre aussi les rapports entretenus par ces régimes dictatoriaux avec les puissances occidentales, les "Oncles", des rapports entachés par une certaine hypocrisie. Chacun se souciant uniquement de son profit personnel au détriment du bien-être du peuple.

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Henri Lopes, Le Pleurer-Rire, Présence Africaine, 1982 pour la première édition, 380 pages.

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

"Notre-Dame du Nil" est le nom d'un lycée, situé à quelques kilomètres du Nil, de sa source plus précisément, au Rwanda. Celle-ci est placée sous la bienveillance d'une Madone, représentée avec les caractéristiques des autochtones : elle est noire et pourrait faire penser à une Rwandaise. Elle est baptisée "Notre-Dame du Nil". Bien évidemment le lycée construit tout près de ce lieu, devenu lieu de dévotion, porte le même nom, d'autant plus que c'est un établissement pour filles uniquement, pour la future élite féminine du pays, autrement dit des jeunes filles appelées à un destin et un comportement exemplaires, enviables, comme ceux de la Vierge.

Fréquenter le lycée Notre-Dame du Nil, c'est avoir la garantie d'un "beau mariage" puisque les personnalités du pays viennent choisir là leurs épouses, les hommes politiques surtout. Autant dire que n'y entre pas qui veut, il faut en général être issue d'une famille aisée et surtout réussir les concours d'entrée, répondre aux critères de sélection. Un critère en particulier est examiné de près : Hutu ou Tutsi ? Les filles Tutsi sont acceptées en nombre très limité, un quota est établi chaque année, qui doit être scrupuleusement respecté au risque de provoquer le mécontentement de celles et ceux dont le zèle n'a d'égale que leur ambition personnelle.

Ainsi, alors que le roman se présente au départ comme une innocente invitation au coeur d'un établissement pour jeunes filles, afin d'y vivre les préoccupations de leur âge, l'esprit de compétition qui y règne, les rêves qui sont les leurs, il devient une sorte de loupe révélant la présence de quelque chose de monstrueux, qui se précise peu à peu et se développe à une allure vertigineuse. Le lecteur est très tôt confronté à des éléments inquiétants, il est gagné par la peur diffuse qui anime certains personnages malgré eux, une peur qui se cristallise autour de la question des origines. Il y a d'une part les "vrais Rwandais qui ont la force de manier la houe" ou "peuple de la houe", "race majoritaire", les "Bahutu" dont la terrible Gloriosa se targue d'être un bel échantillon ; et d'autre part ceux qui seraient venus d'ailleurs : d'Ethiopie ? de l'empire des pharaons noirs ? Ils sont assimilés à des "parasites", des "Inyenzi", des "cafards", comme Veronica et Virginia, qui auront à affronter le mépris de leurs camarades et connaîtront les plus mauvais traitements. Celles qui sont "métisses", moitié hutu, moitié tutsi, ont une position encore plus délicate. Suscitant la méfiance d'un côté comme de l'autre, elles devront s'efforcer de faire oublier leur part tutsi aux yeux des Hutu, même si elles ne sont pas insensibles à tout ce qui touche les Tutsi dont elles se sentent proches. Cette dualité peut se révéler d'une extrême ingratitude, comme l'expérimentera Modesta.

Malgré l'étroite surveillance et les brimades dont elles peuvent être l'objet au sein du lycée, les jeunes filles tutsi multiplient les efforts pour y être acceptées, car la pespective de faire des études au lycée Notre-Dame du Nil et même de les poursuivre au-delà représente pour elles le moyen de sortir de leur condition d'opprimées : "Quand on est étudiante, pensait Virginia, c'est comme si on n'était plus ni hutu ni tutsi, comme si on accédait à une autre "ethnie". " (p. 125)

La fracture ethnique est telle qu'il n'est plus possible de vivre librement, de respirer pleinement, de se sentir comme les autres… La sérénité, il faut désormais la chercher au bout de l'exil. Cette fracture est apparue avec l'implantation du colon qui, tour à tour a encensé les uns et maudit les autres, au point que les enfants d'un même pays se sont transformés en irrémédiables ennemis. Voici le témoignage du père Pintard : "Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges. […] Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent plus que par les Hutu, les braves paysans démocrates, les humbles brebis du Seigneur." (p. 152)

Des termes comme "se déhutuhiser" ou se "détutsiser" font leur apparition ; des enfants ont honte de leur mère parce qu'elle est de l'autre ethnie et lui en veulent même parce qu'à cause d'elle ils estiment porter une tache. Ce sont des choses tellement choquantes qu'on perçoit avec une vive acuité la lourde responsabilité qu'ont les parents dans l'éducation de leurs enfants et la formation de leur mentalité. Avant d'accuser la société en général, ce sont d'abord les parents qui sont responsables de leur progéniture : quelles valeurs lui transmettent-ils ? Activisme politique, orgueil démesuré de ceux qui se considèrent comme des êtres supérieurs, occidentalisation des mentalités (blanchiment de la peau, défrisage des cheveux…), hypocrisie religieuse, chantages sournois… le roman révèle tout cela avec une simplicité qui souligne davantage l'implacable marche d'un pays vers un sombre destin. Il se veut également préservation des mythes et des légendes qui constituent le patrimoine culturel d'un peuple, autrement dit son âme, des mythes auxquels l'auteure offre comme une seconde jeunesse dans les pages de son livre. Mais le roman Notre-Dame du Nil montre avant tout la genèse d'un génocide qui s'est perpétré dans la plus grande indifférence.
 

Liss Kihindou, article intialement paru sur son blog

Scholastique Mukasonga (rescapée du massacre des Tutsi), Notre-Dame du Nil, Gallimard, 2012, 234 pages, 17.90 €.

 

Les cauchemars du gecko, de Raharimanana

Voici un livre qui ravira tous ceux qui apprécient de se retrouver dans un livre comme dans un laboratoire où l'on voit l'artiste à l'oeuvre : il cisèle les mots, il les perfore pour en tirer le suc qui donnera du goût et du sens au discours ! Même si l'on peut déplorer la "prétention des mots à délimiter le réel" (page 101), il n'en demeure pas moins que ceux-ci constituent notre principal outil pour dire les choses, pour "nommer le monde", comme l'affirme Sony Labou Tansi que Raharimanana cite bien à propos au début de son livre : "Nommer le monde / Avec moi remplir chaque / Chose de la douce aventure / De nommer".

Comme Sony Labou Tansi, Raharimanana nous embarque dans son livre dans la "douce aventure de nommer". Oui, c'est bien doux et agréable pour le lecteur d'entrer dans l'univers de cet auteur pour y assiter comme à un feu d'artifice du langage ! Je crois en effet que le mot n'est pas exagéré : les mots, dans Les cauchemars du gecko, éclatent en mille sons et en tous sens, ils invitent d'une manière ludique à réfléchir, à penser le monde, à panser les maux dont il souffre. Les jeux de mots dans ce livre sont si délectables que je me prends au jeu ! C'est un texte qu'on a envie de mettre en musique, certains passages vous inspirent même des airs de rap.

Vous aurez remarqué que, depuis le début, je ne le désigne que par les termes génériques de "livre" ou d' "ouvrage", car on ne saurait le faire entrer dans une catégorie : ce n'est pas un roman, ce n'est pas un essai, je pense que ce n'est pas non plus un recueil de poèmes, même si on brûle de le considérer comme une oeuvre poétique. En fait ce livre emprunte à chacun de ces genres : il y a un narrateur, comme dans le roman, un "je" qui s'adresse à "vous", et qui se positionne par rapport à la situation actuelle du monde, en particulier les relations nord-sud, dont il dénonce les travers. C'est un positionnement propre aux essais, cependant il l'exprime de manière poétique, en exploitant à volonté les multiples possibilités d'agencement des mots, de sorte que ceux-ci produisent une musique qui éclaire le propos d'une manière subtile. Rahiramana ne souhaite pas s'enfermer dans une catégorie, il veut être libre de voler avec les mots où bon leur semble, d'éprouver avec eux le vertige :

Ecrire 1./ Territoires d'écriture la nuit quand l'espace s'étire et que les limites se font floues, quand le regard s'efface et quand du silence des cris qu'on égorge se recrée le monde. Dans les pas du hasard souvent pour y semer ma déraison et y tisser un récit où m'étendre, me méfier de la narration et me dire sans lien aux mots qui m'aliènent, sortir du silence et exister le temps d'une scansion, d'un mouvement, d'un souffle, territoires tenus sur un fil, le temps de me faire funambule, le vide autour pour me transfigurer… (Les Cauchemars du gecko, page 96)

C'est une "douce aventure" que celle de nommer, sans doute, mais c'est pour dire combien le monde va mal. Raharimanana se propose dans ce livre de dénoncer "l'incapacité de l'homme à n'être pas homme pour l'homme" (page 6), il se présente comme "l'étranger qui contredit la belle affaire de l'humanité" (page 7). L'homme a de beaux discours, de belles paroles, de beaux principes, mais qu'il foule aux pieds chaque jour par ses actes. C'est cette hypocrisie que l'auteur montre du doigt, cet orgueil mal placé de celui qui se place au-dessus des autres mais qui, dans le fond, n'est pas meilleur que ceux-là qu'il dénigre. L'Occident, en particulier, est placé dans ce livre face à un miroir :

Tu te dis bonne France.
As-tu jamais existé ?
Code noir, code de l'indigénat,
T'en souviens-tu ou préfères-tu l'oubli ?
Je sais que tu rôdes encore – tu m'encordes !
De l'esclavage à la colonisation,
Tu as toujours préféré le sucre à l'honneur.
Tu as glorifié l'arachide, humilié les Rachid, ri des Farid ou des Farah.
Le goût à la bouche, le dégoût au coeur,
Tu as fait ripaille de mon corps esclave :
indigène, tirailleur et maintenant racaille.
Des cales à la cave
Des cases aux squats
J'ai tout connu, j'ai tout vécu.
(page 29)

Le mal-être du monde que Raharimanana peint dans son livre est parfaitement résumé dans le chapitre "La connerie des siècles", où il est question entre autres de "dictature et népotisme", de "guerre froide", de "famine", de "corruption", de "pauvreté", de "paradis fiscaux", de "cannibalisation des terres pour les damnés de la terre", de l'Afrique "terre de barbarie, pour paradis capitaliste" etc. (page 46)
Les exemples et les situations évoquées dont diversifiés et dénotent une bonne connaissance de la part de l'auteur de l'histoire des pays africains, mais aussi du monde. Si l'homme blanc est particulièrement interpellé,
L'hôomme développelé occidenté blanchinordé,
L'hôomme évolué cervelisé scientifriqué,
Athée devant l'Athérnel,
Laïc devant l'aïd et tout autre laïus et coutumes
(page 48)

si, disais-je, il apparaît comme le principal accusé, c'est parce que c'est lui en général s'aroge le droit de catégoriser, de classer les humains, de déterminer parmi ceux-ci l'intelligent, le nul, le diable, le bon, le beau… Dans cette classification, l'homme noir a le meilleur lot, autrement dit on lui plaque sur le dos tout ce qu'il y a de pire, tandis que le Blanc se pare d'une aura divine. Raharimanana plaint cette tendance à diviser les hommes, à les dresser les uns contre les autres, alors que la "connerie" est partout, comme le montre le chapitre "Voyez nos fous !" (page 53), qui énumère les dictatures, dans tous les continents, passés comme présents, d'Idi Amin Dada à Vladimir Poutine en passant par Denis Sassou Ngesso, de Joseph Pétain à Adolf Hitler, de Mussolini à Kim Il Sung-ju, de John Fitzgerald Kennedy à Charles Taylor… ce sont des dizaines et des dizaines de dirigeants politiques qui sont cités, sous la "haute bienveillance de Caligula", cet empereur romain, fou de pouvoir.

Raharimanana n'a nullement l'intention d'attiser la haine envers qui que ce soit, surtout pas envers le blanc. Les vers du poète martiniquais Aimé Césaire, qui déclare dans son Cahier d'un retour au pays natal : "Ne faites pas de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine", conviendraient bien pour répondre à quiconque ferait de ce livre une mauvaise lecture. Raharimanana met lui-même les points sur les i : […] la dent que j'ai contre personne, les races n'existent pas, nous sommes tous les mêmes êtres humains, même droits, mêmes prérogatives, mêmes victimes, même bourreaux… (page 87) D'ailleurs, si le "je" du narrateur commence au début du texte par interpeller l'homme blanc par un "vous" qui établit bien la distance qui les sépare, cette distance s'efface à la fin du livre puisque le-dit narrateur s'autorise, tout à la fin, à lui dire "tu", et à le laver de toute culpabilité : "Lavé du passé (…) Lavé de toute responsabilité" (page 108). C'est comme si, après avoir laissé libre cours à la lave de son verbe, son coeur s'était apaisé, ce coeur qui ne bat que pour la réconciliation de l'humanité toute entière.

Raharimana est né en 1967 à Antananarivo. Il a été journaliste, professeur de Français avant de se consacrer entièrement à la littérature. J'ai eu la chance de le rencontrer à la soirée littéraire Africa Paris du 28 avril 2011, il y a un an, mais alors j'étais loin de soupçonner la force de frappe de son verbe : coloré, malicieux, libre, tranchant aussi.

 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

La critique de Gangoueus ici.

Raharimanana, Les cauchemars du gecko, Editions Vents d'ailleurs, 2011, 114 pages, 15 €.

Une enfant de Poto-Poto, d’Henri Lopes

Poto-Poto. C'est le nom que porte le troisième arrondissement de Brazzaville. Y a-t-il un quartier aussi bien nommé que celui-là pour dire le peuple ? En effet il ne figurerait pas parmi les "beaux quartiers" de la capitale congolaise, ce n'est pas le fief des "bourgeois", au contraire, c'est là que l'on peut prendre le pouls du peuple. En kikongo ou en kituba, deux langues congolaises, "poto-poto" signifie "boue", mais pas dans le sens péjoratif, ce terme désigne simplement la "terre", et on trouve à Poto-Poto toutes sortes de gens, ça grouille de vie. Ainsi Poto-Poto rime bien avec "peuple", "populaire" ; on peut alors comprendre que cet arrondissement soit la cible des hommes politiques doublés d'hommes de lettres, qui souhaitent sans doute par là dire leur proximité avec le peuple et par la même occasion prendre leurs distances avec les détenteurs du pouvoir, qui ignorent ou plutôt ferment les yeux sur le quotidien des citoyens, se contentent de leurs privilèges et ne font rien pour soulager les populations qu'ils gouvernent. Henri Lopes, romancier qui a été plusieurs fois ministre avant de devenir ambassadeur du Congo en France, charge qui est toujours la sienne à ce jour, vient de publier Une enfant de Poto-Poto, aux Editions Gallimard. Un autre homme de lettres, Aimé Bedel Eyengué, que nous avons déjà présenté ici, se propose de devenir une figure de Poto-Poto, en présentant sa candidature en qualité de député. Poto-Poto a aussi été magnifié par Tchicaya U Tam'si, poète et romancier congolais, et aussi par le chanteur Pamelo Mounka. Bref, Poto-Poto inspire les artistes congolais.

Une enfant de Poto-Poto est le récit de Kimia, depuis les festivités du "Dipanda", l'indépendance, le 15 août 1960, jusqu'à l'intrusion des téléphones portables dans la vie quotidienne. On pourrait donc dire que ce sont plus de quatre décennies que ce roman couvre, une bonne tranche de l'histoire politique du Congo et de l'évolution de la société congolaise qui est proposée au lecteur en même temps que la narratrice retrace son itinéraire, ses études aux côtés de Pélagie, leur fascination à toutes deux pour l'un de leurs professeurs, M. Franceschini, arrivé de France, qui leur parle de littérature d'une manière unique et qui, tout blanc qu'il est, possède une connaissance profonde de l'âme africaine avec laquelle il semble ne faire qu'un ; le récit de Kimia se poursuit avec l'obtention d'une bourse pour les Etats-Unis tandis que Pélagie en obtient une pour la France, sa carrière comme romancière, leurs mariages respectifs, le retour permanent au pays natal…

Il ne faut pas s'étonner de la présence dominante du Congo dans ce roman (et dans d'autres de l'auteur), malgré les multiples pérégrinations de l'héroïne, qui est le porte-parole de l'auteur : "Je vis à l'étranger, mais la substance de mes romans est une pâte extraite de la terre africaine", déclare-t-elle, page 212. Cette présence s'exprime aussi à travers la langue romanesque, soucieuse de traduire la congolité des personnages aussi bien que celle de l'auteur, qui a ainsi construit sa "marque" de fabrique. Il n'y a qu'à relire par exemple le Pleurer-Rire, pour en être édifié. Kimia explique bien l'importance du Français congolais dans toute toute l'oeuvre romanesque d'Henri Lopes :
"[…] Il s'agit, ma chère, de congoliser le roman. […] Un roman en langue avec des mots français. Pas des mots de France." (Une enfant de Poto-Poto, page 75)

Dans ce roman, on retrouve les thèmes chers à Lopes : la politique, le métissage, l'amour, amour multiple ou double vie en particulier, mais il est surtout, à mon sens, une belle conversation, bien que muette, entre le lecteur et l'auteur, qui en dit plus long sur ce dernier que si on l'entendait discourir au cours d'un débat, à un salon du livre ou sur un plateau télé. Ouvrir un livre est la meilleure manière d'apprendre à connaître un auteur, à se familiariser avec son univers, c'est pourquoi l'héroïne répugne à se prêter au jeu des conférences, tables ronde et autres rencontres organisées avec le public, à l'animation d'atelier d'écriture, comme si l'écrivain pouvait devenir un professeur apte à transmettre son art.

"Je ne crois pas au bien-fondé de ces rencontres. Elles aident peu à la vente des livres et sont une perte de temps pour les auteurs. Je n'y rencontre jamais les écrivains que j'admire. Aujourd'hui, c'est par les médias que l'on touche les lecteurs. C'est à notre personnage qu'on s'intéresse, pas à notre travail.
Le programme prévoyait l'animation d'ateliers d'écriture. Un exercice vain. L'écrivain est un artisan. Son métier s'apprend, mais pas dans une classe. Il n'est ni un cordon bleu ni un féticheur possédant des recettes et des pouvoirs secrets à transmettre. C'est en lisant qu'on apprend à écrire.
[…]
Pas d'atelier d'écriture ni de conférence ex cathedra. Je lirai mes textes. C'est l'unique introduction à tout débat fructueux. La meilleure.
Paresse ? Fantaisie ? Un peu des deux. Avant tout une intime conviction. La préparation de conférences disperse, mord sur le temps réservé à l'écriture, n'est pas dans la nature de l'artiste. Toute ma philosophie s'exprime dans mes romans. Mes gloses ne peuvent éveiller l'écho que mes romans font résonner en vous."
(page 204)

Après mon étude intitulée L'Expression du métissage dans la Littérature africaine, où j'essaie de voir comment les auteurs africains procèdent pour que le Français, qui est leur langue d'écriture, ne laisse pas de traduire leur moi africain, j'étais curieuse de savoir si Henri Lopes continuait la trajectoire tracée dans ses précédents romans, en particulier dans Le Lys et le Flamboyant, qui est l'une des oeuvres principales étudiées dans cette étude. Dans Une enfant de Poto-Poto, il continue à faire un abondant usage de l'italique pour signaler les expressions ou tournures propres au Français du Congo, et à la traduction ou l'explication immédiate, juste après les expressions "en langue", pour éviter les notes de bas de pages, plutôt rébarbatives pour le lecteur, surtout lorsqu'elles sont nombreuses. Pour exemple, l'incipit du roman : "Certains nous appelaient les enfants dipanda, un mot forgé pour traduire indépendance en langue."

Un peu plus loin : "A côté de nous, un rythme saccadé : les Babembés. Ils trépignent et sautillent à la manière des enfants jouant au dzango, notre marelle."

Pour les expressions locales, un exemple, page 58 : "Un quadragénaire d'aujourd'hui n'est pas un quadragénaire du temps de nos parents. Et puis, vraiment Kimia, toi-là vraiment, , je ne pensais pas que tu avais l'esprit si mal tourné que ça. Or que tu es pour toi vicieuse !"

La première partie du roman, avec ses deux personnages féminins, amies inséparables, qui sexpriment en francongolais, échangeant notamment sur leurs aventures amoureuses, m'a fait penser au roman La Brève histoire de ma mère, de Dibakana Mankéssi ; et le filet de musique congolaise, qui parcourt le roman de bout en bout, notamment à travers l'évocation de ses "tubes" m'a rappelé le dernier roman de Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve. Vous l'aurez compris, si vous voulez découvrir des romans bien congolais, et tout récents, je vous conseille ces trois titres : Une enfant de Poto-Poto, Photo de groupe au bord du fleuve et La brève histoire de ma mère.

Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto, Gallimard, collection Continents noirs, 272 pages, 17.50 €.
 
Pour aller plus loin : Henri Lopes, s'exprimant sur Une enfant de Poto-Poto, sur RFI, émission bien assaisonnée de ces morceaux de l'époque des indépendances
 
 
Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Madame l’Afrique, d’Eugène Ebodé

''La palissade est bien haute aujourd’hui, mais il faut franchir l’obstacle. J’accepte donc, Charles Oscar, de vous parler de mon père, le romancier Edouard Ella. Votre projet d’écrire sa biographie l’aurait surpris et s’il avait été là, il vous aurait dit autant par coquetterie que par goût pour l’esquive : « Mon cher ami, qu’ai-je fait pour mériter un tel honneur ? » Dans la foulée, il aurait ajouté, l’œil brillant de malice : « Et puis, je ne suis pas encore mort !''

L’incipit de Madame l’Afrique, le dernier roman d’Eugène Ebodé, ne laisse aucun doute quant au sujet du livre : il s’agit de l’autobiographie de l’auteur, romancée bien entendu, car celui-ci ne s’exprime pas à la première personne, comme le fit Rousseau dans ses Confessions, et comme le feront bien d’autres auteurs et personnalités après lui, au point que c’est devenu une mode. Mais il faut savoir se distinguer d’une quelconque manière, alors l’auteur choisit d’accorder la parole à son fils aîné, qui raconterait l’histoire de sa vie à un tiers, après sa disparition. Il s’agit bien de sa vie, à n’en pas douter : les nom et prénom du père dont on narre l’histoire, Edouard Ella, commence par un « E », comme Eugène Ebodé. Il est également originaire du Cameroun et a vécu en couple avec une blanche. Enfants métis, rencontre de deux cultures, union de deux êtres qui se sont aimés, puis se quittent. C’est la déchirure. Peut-il en être autrement quand on parle de séparation ? Celle-ci laisse toujours quelque écharde dans le cœur, dans la chair ou dans la mémoire. La rupture est d’autant plus douloureuse que la belle-famille s’applique à y mettre son grain de fiel. Mais avant de parler des causes extérieures, c’est au sein du couple déjà que se développent les facteurs qui le conduiront au bord du précipice.

J’ai aimé la manière dont l’histoire de cette séparation est racontée, sans parti pris, d’autant plus que c’est le fils qui en est le narrateur et qui dit ce qu’il sait, ce dont il a été témoin. On ne peut pas reprocher à l’auteur d’avoir voulu tout mettre sur le dos de son ex-compagne, l’un et l’autre ayant eu une conduite qui n’aidait pas à apaiser les tensions, l’une des principales causes de la rupture étant le fossé creusé par l’Afrique et l’écriture, passionnant l’un, exaspérant l’autre. Entre résidences d’écriture, séances de dédicace aux quatre coins de la France et autres salons du livre à honorer, l’écrivain Edouard Ella donne à la mère de ses enfants de multiples raisons d’être jalouse, d’autant plus qu’il est souvent entouré d’admiratrices.

L’auteur passe pour un homme aux multiples conquêtes. Il prend plaisir à se présenter comme un grand conquérant, concurrençant Alexandre, mais son territoire à lui, c’est le sexe. Ici on nous parle de « la collection d’amantes de l’insatiable Bantou » (p.34), là d’« un homme à femmes ou un malade du sexe ! » ; plus loin d’« une braguette trop leste à s’ouvrir » (p.118). On dirait que la plus grande fierté de la gent masculine est et demeure celle d’être un séducteur, un étalon en matière de sexualité. Même lorsque le fils-narrateur essaie de tordre le cou à cette réputation de séducteur, sa confidence ne contribue qu’à mieux accentuer l’orgueil masculin de l’auteur, décidément débordant dans ce roman. « Père n’était pas le dragueur fou que l’on imagine ! » lisons-nous, page 110, pour ceux qui n’auraient pas encore remarqué que l’auteur, Edouard Ella alias Eugène Ebodé, était doué avec les femmes. Des indications comme « Bad Dad […] reprenait son éternel chapeau noir, le posait sur sa tête » contribuent à bien faire comprendre au lecteur que le personnage et l’auteur ne font qu’un.

Mais ce sont d’autres indications, d’autres références qui réjouiront le lecteur qui apprécie qu’un livre l’invite à se balader de livre en livre, d’auteur en auteur, célébrant ainsi la Littérature. Tenez, par exemple page 164 : « L’amour est aussi la partie la plus lumineuse des fleurs de l’âme. Il ne se cueille, bien souvent, qu’à l’angle des rues parallèles comme dirait métaphoriquement l’écrivain haïtien Gary Victor. » A la page suivante c’est un titre de roman de Jean d’Ormesson qui est évoqué : « Aux questions informulées qui roulaient sur les lèvres et qui concernaient l’Africaine, nous répondîmes par une savoureuse formule D’Ormessonnienne : « C’était bien ! »

« L’Africaine », c’est la nouvelle compagne d’Edouard Ella, qui adore parler de l’Afrique ainsi que de sa littérature : « Les romans africains et particulièrement ceux du Kenyan Ngugi, la fascinaient. Elle avait lu Coetzee, Carel Schoeman, Zakes Mda, Mongane Wally Serote, Breyten Breytenbach, Brink, Gordimer, Tutuola, Soyinka, Rachid Boudjedra, Gaston-Paul Effa, Mongo Beti, Driss Chraïbi et Tahar Ben Jelloun. Elle se constitua ainsi une bibliothèque personnelle, un amour livresque, une connaissance épique et fantasmée du continent africain. » (p. 34)

Ce roman peut être vu comme le sanglot des enfants, les plus affectés par la séparation : « un enfant de divorcés n’oublie jamais le couple que formaient ses parents » (p. 163), un sanglot symbolisé par ce refrain que l’on retrouve tout au long du roman, avec des variantes : « La palissade est bien haute aujourd’hui… ». Il peut être lu comme le récit des heurs et malheurs de la vie de couple, le couple mixte en particulier ; ou tout simplement comme le récit du quotidien d’un écrivain, qui doit concilier sa passion avec la vie de famille et qui décrit, non sans humour et même ironie, la société dans laquelle il vit. J’ai savouré les pages comme celles faisant le portrait du ‘‘professeur Surplace’’, enseignant « occupé à une unique activité : l’inoccupation » (p. 123) D’autres portraits comme celui du ‘‘Mufti’’, à travers lequel l’auteur nous raconte l’histoire franco-algérienne, ne manquent pas de piquant.

Bref c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai lu Madame l’Afrique, roman dont je vous recommande vivement la lecture. C’était mon premier Eugène Ebodé, expérience très concluante, auteur à lire de nouveau !
 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Eugène Ebodé, Madame l'Afrique, Editions APIC, Alger, 2010, 206 pages.

L’expression du métissage dans la littérature africaine

Comme la rencontre de deux éléments différents, celle de deux cultures s'expose aux mêmes lois : soit une fusion complète dont le résultat n'a rien à voir avec la nature de l'un ou l'autre élément, soit une lutte pour la suprématie. Dans ce dernier cas, au final, l'élément victorieux présente toujours un visage bien altéré par cette rivalité. C'est le visage grimaçant de ce mélange ou de ce "métissage" que Liss Kihindou explore dans la culture africaine et ses formes traditionnelles de transmission des connaissances, puis dans le fruit de l'union charnelle du Blanc et du Noir, et enfin dans l'acte d'écriture. Et tout cela à travers trois oeuvres de littérature d'expression française : L'Aventure Ambiguë (Cheikh Hamidou Kane), Le Lys et le Flambloyant (Henri Lopes) et Les Soleils des Indépendances (Ahmadou Kourouma).

Les trois œuvres qui ont servi de support à cette étude montrent clairement, selon l’auteur, que la rencontre de l’Europe et de l’Afrique a été vécue comme « une occidentalisation » de cette dernière. Aussi se dégage-t-il, avant tout, de cette littérature l’impression d’une farouche opposition à « l’école » qui constitue l’institution clef de cette « occidentalisation ». Aux yeux surtout des tenants de l’enseignement coranique, véhicule d’une tradition ancestrale – culturelle et religieuse – c’est l’enseignement du savoir qui est vécu comme une dépossession. Par voie de conséquence, c’est l’extinction des connaissances et des valeurs religieuses de tout un peuple qui motive leurs imprécations contre l’école européenne.

Le métissage culturel

La lecture de cette première partie des analyses de l’auteur fait prendre conscience de la raison profonde du désamour que la littérature africaine a laissé dans le coeur de bon nombre de personnes depuis les classes du lycée. « Il faut noter que, dit Liss Kihindou, s’agissant des valeurs de l’Afrique, sa religiosité est toujours mise en relief, et ce aussi bien dans le discours africain que le discours européen ». Et c’est justement ce que de nombreux lecteurs n'ont pas apprécié dans cette littérature africaine du milieu du XXè siècle. Jamais ils n'ont eu le sentiment d'être pris en compte par cette littérature dont les auteurs étaient essentiellement de tradition musulmane ! Les peuples africains musulmans ont toujours cru à tort que l’islam était inhérent à l’homme africain. Les peuples des forêts, chrétiens et catholiques, n’ont jamais attaché de manière aussi forte l’image de l’homme noir à sa pratique religieuse. D’ailleurs ceux-ci pratiquent souvent à la fois l’animisme et le christianisme sans jamais avoir le sentiment de damner leur âme. Alors que dans la vie quotidienne, chez tous les musulmans – du moins au regard des textes – « les différents comportements ne traduisent tous qu’une seule et même préoccupation : la recherche de l’attitude la meilleure » pour ne pas donner l’impression de renoncer à leur culture. Pour eux, la légitime préservation de cette marque identitaire devient une obsession au point où l’on peut se demander, pour paraphraser l’auteur, si le brassage des cultures doit absolument se traduire en termes de « victoire » ou de « défaite ». Devant cette obsession, il semble donc juste que certains peuples des forêts se sentent étrangers aux sentiments développés dans cette littérature.

Les sang-mêlés

Il est évident que la rencontre de l’Europe et de l’Afrique noire a également entraîné un « métissage entre les populations » que l’on pourrait appeler le métissage du sang. Le chapitre consacré à l’étude de ce phénomène dans la littérature africaine est fait d’arguments bien choisis, d’analyses justes et fort précises. On devine aisément à travers ce travail que Le Lys et le Flamboyant d’Henri Lopes est porteur d’un message éminemment éloquent sur la condition du métis en Afrique noire que Blancs et Noirs devraient lire pour saisir au plus juste leur part de responsabilité dans le trouble existentiel des métis. Ceux-ci, nés à l’époque coloniale, ne pouvaient qu’être écartelés entre deux mondes. « Tous en général éprouvaient ce sentiment d’être plus africains qu’européens (mais) n’étaient pas insensibles aux avantages dont ils pourraient bénéficier s’ils étaient considérés comme Blancs ». Pouvons-nous nous permettre de dire aujourd’hui que ce sentiment du métis – qui a souvent manqué de l’affection paternelle parce que presque toujours abandonné – a évolué parce que le brassage des populations est devenu chose plus courante en ce début du XXIè siècle ? En tout cas, c’est un chapitre très intéressant et original qui donne envie de lire Le Lys et le Flambloyant.

Le métissage de la langue et de la pensée

Enfin, le dernier métissage objet de l’étude de cet ouvrage touche au visage de la langue française dans la littérature africaine. La difficulté à rendre compte des pensées et des images véhiculées par les langues locales est un des éléments que les auteurs d’Afrique noire n’ont pas manqué de relever ça et là. Liss Kihindou relève chez ces écrivains des subterfuges pour contourner la langue française académique afin d’être au plus près du mode de penser local. Certes, toute « langue, à elle seule, suffit à illustrer la culture qu’elle représente », remarque-t-elle. De ce fait, on comprend fort bien les récriminations des auteurs africains. Mais on est en droit de se demander si la difficulté qu’ils semblent présenter comme un crime contre les langues africaines n’est pas une difficulté universelle liée au fait de penser dans une langue et vouloir s’exprimer dans une autre. D’autre part, cette difficulté ne serait-elle pas aussi liée au passage de l’oralité à la transcription écrite que connaît l'Afrique ?

Ce petit livre est certes technique dans l’approche de son sujet. Mais sa lecture se révèle très plaisante et suscite des interrogations et surtout des réflexions sur les choix des cultures que les auteurs africains défendent contre « l’occidentalisation ». Nous savons que les musiques venues du Sahel, abondamment diffusées sur les ondes françaises et présentées comme l'exact reflet de la culture africaine ne sont pas du goût de tout le monde. Il serait donc bon de ne pas faire de la littérature africaine de culture musulmane le canon officiel de la littérature africaine pour éviter de dresser contre elle le ressentiment de nombreux lecteurs qui la considèrent à certains égards comme une littérature étrangère. Cette littérature ne rend compte, en effet, que d'un aspect du visage multiple de l'Afrique face à "l'occidentalisation".

Raphael Adjobi, article initialement paru sur son blog http://raphael.afrikblog.com/

L'expression du métissage dans la littérature africaine (88 pages)

Auteur : Liss Kihindou

Editeur : L'Harmattan, 2011

Voir aussi l'intervention de Liss Kihindou au débat "Palabres autour des arts" :
 


Palabres autour des arts – Mai 2011 – Liss… par Culture_video

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