Mongo Beti, le pauvre Christ de Bomba

MongoBeti_PauvreChristdeBombaDans le cadre de sa comédie littéraire intitulée La couleur de l’écrivain déjà chroniquée sur l'Afrique des idées, l’essayiste togolais Sami Tchak propose au lecteur, au détour d’une séquence consacrée au romancier Mongo Beti, de redécouvrir sino
n d’aborder le travail littéraire de l’homme de lettres Camerounais. Si Sami Tchak a une vision très nuancée de l’engagement en littérature – il en parle  d'ailleurs très bien dans cette essai-comédie – il ne manque pas d’interpeler et encourager le lecteur à aller à la rencontre de cet auteur engagé sur le champ littéraire pour lui épargner la mort attendue par ceux qui combattaient son discours pertinent et dérangeant sur la Françafrique en le confinant à la marge : la mort littéraire.

Pour ma part, j’ai pris commande du Pauvre Christ de Bomba. Un ouvrage publié en 1956 aux éditions Robert Laffont réédité depuis aux éditions Présence Africaine. La première réflexion que je me suis faite concerne la jeunesse de l’écrivain au moment de la publication de ce roman. Déjà auteur de Ville cruelle sous le pseudonyme d’Eza Boto, le Camerounais a déjà marqué les esprits. Avec le Pauvre Christ de Bomba, il place le lecteur au cœur d’une mission catholique quelque part dans l‘arrière pays camerounais. Là, il nous donne de suivre le R.S.P, un fervent prêtre d’origine suisse, le père Drummond. Le poste d’observation proposé par Mongo Beti est Denis, un jeune boy sur la mission qui nous narre avec ses yeux d’adolescent le contexte et les faits qui vont conduire au naufrage de cette œuvre missionnaire. Le RSP porte un intérêt particulier pour l’accompagnement des femmes-mères, il est en guerre ouverte contre les pratiques liées à polygamie. L’équilibre semble toutefois stable quand cet homme engageant se décide à faire le tour de la mission en s’orientant chez les Talas, population particulièrement réfractaire à l’Evangile ou au changement imposé par la nouvelle religion.

Cette tournée va durer près d’un mois. Elle va être très riche en enseignement, en surprise. L’approche prise mongo-beti-1par Mongo Beti est particulièrement édifiante et révélatrice de l’empreinte qu’il donnera à ses prises de position. Le roman décrit essentiellement deux choses. La posture du RSP se traduit par le désir de réduire les résistances à la doctrine catholique qu’ils observent chez les Talas. Ces actions sont téméraires pour réduire les « usurpateurs » qui sapent l’amplification de son discours dans son espace de jeu. Mais l’audace de ce religieux européen repose-t-elle sur sa foi en Dieu ou sur le pouvoir colonial qu’incarne sa couleur de peau ? Cette question est exprimée par le père Drummond qui n’est pas dupe et ne se ment pas. D’ailleurs dans des échanges avec le jeune administrateur colonial Vidal, il a conscience que l’église catholique (dans ce contexte) joue finalement un rôle de refuge dans une stratégie du bâton et de la carotte. Les inhumanités des travaux forcées et autres répressions poussent une population fébrile dans les bras de l’église. Dans la description qu’en fait Mongo Beti.

C'est étonnant combien les hommes peuvent avoir soif de Dieu quand la chicote leur strie le dos.

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 67

A propos des travaux forcés, les mots du RSP Drummond.

Vois-tu, Zacharie, des Blancs vont maltraiter des Noirs et quand les Noirs se sentiront très malheureux, ils accourront vers moi en disant : "Père, Père, Père…", eux qui jusque-là se seront si peu soucié de moi. Et moi je les baptiserais, je les confesserais, je les intéresserais. Et ce retournement heureux des choses, je le devrais à la méchanceté des Blancs!… Moi aussi je suis un Blanc!…

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 189

La critique la plus subtile de Mongo Beti et son argument matraque sont dans l’affirmation que le ver est dans la pomme et que l’évangélisation n’a jamais pris corps dans ce qui constitue à la mission de Bomba. Le dépucelage forcé du jeune narrateur introduit le lecteur au cœur de la dite-corruption du système sensé être par essence vertueux. L’aveuglement du RSP est consternant de ce point de vue pour le lecteur. Je n’irai pas plus loin afin de laisser au lecteur de découvrir un final pour le moins…

Mon avis de lecteur est que Mongo Beti écrit un livre à charge contre le système colonial et l’église catholique. Et même si le livre a le défaut des œuvres de fiction imprégnées par une pensée politique, il est difficile d’ignorer la qualité du traitement des personnages par Mongo Beti. Le lecteur s'attachera autant au passionné et passionnant homme de Dieu et du pouvoir colonial, qu'à son boy, Denis qui nous narre cette histoire. J’avoue que la réflexion qu’offre Chinua Achebe dans Un monde s’effondre est beaucoup plus engageante justement parce que l’auteur Nigérian choisit de se mettre en retrait et ne nous soumet que les faits d'une confrontation intéressante entre missionnaires et les autochtones en pays igbo.. Il n’empêche que Mongo Beti offre là un texte unique, étonnant, drôle, subversif.

Pour la route, un dernier extrait d'un chef de village dont le RSP Drummond vient d'exploser un instrument  de musique, le père catholique ne supportant pas l'idée de ces populations dansant au rythme de cette musique envoûtante…

Je vous en supplie, frères, laissez-moi écraser cette sale vermine sous mon seul pied gauche et vous n'en entendrez plus jamais parler. Qu'est-il venu ficher dans notre pays, je vous le demande? Il crevait de faim dans son pays, il s'amène, nous le nourrissons, nous le gratifions de terres, il se construit de belles maisons avec l'argent que nous lui donnons; et même nous lui prêtons nos femmes pendant trois mois

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 94

Lareus Gangoueus

 

Mongo Beti, Le pauvre christ de Bomba, Editions Robert Laffont, 1956 – Réédition Présence Africaine 

Coeur d’Aryenne de Jean Malonga

coeur d aryenneLe Congo est encore une colonie française, l’homme Blanc y est maître, tout-puissant, libre d’exploiter les ressources du pays en même temps que ses ressources humaines, avec la bénédiction du prêtre qui se charge d’inculquer aux autochtones que le Blanc représente leur salut : il leur apporte la civilisation, il leur apporte aussi le salut par la foi. Le climat de peur instauré conjointement par la menace de l’Enfer et la puissance des armes de l’homme blanc garantit au colon la soumission des Noirs dont la priorité est désormais de sauver leur peau. Mais la conscience du pouvoir et l’avidité sans bornes qui incite toujours à posséder plus alors qu’on en a déjà trop, poussent parfois à la folie, pour ne pas dire à l’inhumanité. Si Roch Morax avait un cœur, celui-ci devient un roc, inapte à être sensible, ni même à être reconnaissant des bienfaits reçus.

Roch Morax est le Blanc qui règne à Mossaka et ses environs, dans le Nord du Congo-Brazzaville, une région inondée une bonne partie de l’année, de sorte que les déplacements ne se font qu’en embarcation. Ses affaires sont florissantes : vente d’ivoire, de caoutchouc, de produits de la chasse et de la pêche… Ses désirs sont des ordres. Ses ordres doivent être exécutés avec la plus grande diligence, même au péril de sa vie. Qu’est-ce que la vie d’un Nègre de toutes façons, pour Roch Morax et ceux qui lui ressemblent, sinon qu’elle doit servir au bien-être du Blanc ?

Autant les Noirs sont considérés comme des êtres inférieurs, indignes de la moindre considération de la part du Blanc, autant lorsqu’il s’agit d’assouvir une lubricité intempestive, la femme noire, et bien souvent la jeune fille noire, devient une denrée dont Roch Morax ne peut se passer. Des vierges lui sont livrées, car le bonhomme a les moyens d’obtenir tout ce qu’il désire, toutes celles qui ont le malheur de lui plaire deviennent siennes, même s’il s’agit de la femme de son dévoué serviteur, son sauveur même.

Personne ne restait jamais longtemps au service des Morax à cause de la cruauté du maître, sa femme notamment avait du mal à trouver un cuisinier. Yoka, de la tribu Likouba, finit par accepter. C’est un excellent cuisinier qui a fait ses armes à Brazzaville. Il est marié avec la fille du chef du village de Mossaka, Dongo. Tous deux ont deux enfants : un fils, Mambeké, sportif hors pair, et une fille, Omboka. Le couple blanc de son côté a une fille, Solange. Interdiction formelle est faite à Solange et Mambeké de se fréquenter. Mais la jeunesse n’a aucune considération pour les préjugés, les deux enfants se voient en cachette et échangent leurs savoirs. Solange, qui a environ dix ans, apprend à lire et à écrire à Mambeké qui en a douze. Lui, en retour, lui apprend à nager, à pêcher etc.

Un jour, Solange est entraînée dans les flots du grand fleuve, et serait morte si Mambeké ne s’était pas jeté à l’eau pour la sauver. En remerciement, Roch Morax fera emprisonner sous des prétextes fallacieux son dévoué serviteur Yoka, le père de Mambéké, pour pouvoir mieux jouir de sa femme qu’il trouve irrésistible. Le petit Mambéké est battu puisque l’on découvre que les deux enfants continuaient à se voir, et Solange est envoyée au couvent à Léopoldville, ancien nom de Kinshasa. Roch Morax peut désormais donner libre cours à ses excès, au grand désespoir de sa femme qui, découvrant la conduite ignoble de son mari, se laisse mourir.

malonga_jean0127r4Prendre la plume pour écrire, à cette période de l’histoire, n’est pas une petite chose. C’est même une responsabilité dont Jean Malonga, premier écrivain congolais, est conscient. Il veut montrer l’hypocrisie ou la mauvaise foi qui consiste à faire croire qu’on ne s’installe en Afrique que par pur dévouement, pour apporter la ‘‘civilisation’’ à des êtres humains qui, donc, avant le Blanc, n’avaient pas de vie, n’étaient pas organisés, ne savaient rien, bref étaient dans la nuit totale ! Il a voulu donner la mesure des abus qui ont été commis pendant la période coloniale : ce ne sont pas seulement les richesses du pays qui sont pillées ; mais les vies privées qui sont bafouées, les viols qui sont commis sans que personne ne s’en émeuve, pas même les soi-disant hommes d’église, constituent des faits plus révoltants encore.

Des petits Métis, œuvre de Roch Morax, naissent comme des champignons de jeunes filles qui ne sont encore elles-mêmes que des enfants, qui voient leur avenir compromis : qui acceptera de les épouser ? Qui s’occupera de leurs enfants ? Un tout petit nombre de géniteurs blancs acceptent de reconnaître leurs enfants métis ou les traitent avec dignité, comme on peut le voir dans la saga d’Aurore Costa, Nika l’Africaine, dans laquelle le Blanc Manuel pleure sa Négresse Kinia, l’amour de sa vie, et fait tout pour récupérer les deux filles qu’elle lui a données. Je lis avec d’autant plus de plaisir un roman que celui-ci provoque un agréable télescopage dans mon esprit : des scènes de différents romans se croisent dans ma mémoire, tel personnage me fait penser à tel autre et je me laisse entraîner dans une ronde dans laquelle des romans que j’ai appréciés, écrits à différentes époques, par différents auteurs, me tiennent la main : Outre Nika l’Africaine, c’est aux Montagnes bleues de Philippe Vidal, avec la scène du sauvetage de l’enfant du maître, que je pense, c’est de Noir Négoce d’Olivier Merle, dont je me souviens, roman dans lequel on voit l’amour naître entre Blancs et Noirs, à une époque où les peuples ne sont pas encore prêts à une union entre personnes de couleur différente. C’est surtout à African Lady, l’excellent roman de Barbara Wood, que je pense, et il n’en faut pas plus pour que mes doigts se mettent tout de suite en action, pour aller sortir ce roman et relire certains passages chers à ma mémoire. Je pense bien que c’est le roman que mes doigts ont caressé un nombre incalculable de fois, suivi en cela par Au bonheur des Dames de Zola… Je m’égare !

Revenons à Jean Malonga. Tout le monde ne se ressemble pas, tous les Blancs ne sont pas des Roch Morax. Comme le dit si bien Henri Djombo dans sa préface, Cœur d’Aryenne, comme toute œuvre littéraire, « dépeint l’homme non seulement dans ce qu’il a de bestial mais aussi dans ce qu’il a de noble ». La femme de Morax ainsi que sa fille Solange ont plutôt un cœur généreux et c’est sur la jeunesse que se porte l’espoir de Jean Malonga, espoir en l’avènement d’une Humanité faite non d’Aryens, c’est-à-dire de gens qui se considèrent supérieurs, avec d’autres qui passeraient pour inférieurs, mais faite de personnes qui se respectent, qui peuvent s’aimer librement, se compléter, comme le symbolisent Solange et Mambeké, que le destin met sur la route l’un de l’autre. Les nombreux kilomètres qu'on a ménagé entre eux ne les ont pas empêchés de se retrouver… et de s’aimer.

Enfin cette œuvre qui marque la naissance de la littérature, en 1953 (ou en 1954 ? Les sources sont parfois contradictoires, comme on peut le voir dans un numéro de la Revue Notre Librairie, consacré à la littérature congolaise, qui indique 1953 comme année de publication de ce roman dans la Revue des Editions Présence Africaine, puis fournit une autre date quelques pages plus loin : 1954), cette œuvre, disais-je est enfin disponible, grâce aux Editions Hémar et Présence Africaine. La volonté de voir cette œuvre rééditée est née à la suite de la célébration des 60 ans de la littérature congolaise, fin 2013.

Jean Malonga distille dans le texte français des expressions typiques du Nord du Congo. C’est une œuvre que j’aurais aimé intégrer à mon corpus lorsque j’ai publié L’Expression du Métissage dans la Littérature Africaine, puisqu’il s’agit du premier roman congolais, et que déjà son auteur manifeste le désir de faire honneur à la culture de son pays, à ses coutumes, à ses langues, en particulier le Likouba, que Solange, la jeune française, apprend et parle avec aisance. Là encore, je pense à Noir Négoce où le héros du roman, motivé par l’amour, se met à apprendre le wolof en un temps relativement court pour pouvoir communiquer avec sa princesse noire sans intermédiaire. Pour terminer avec les comparaisons, l’intelligence de Mambeké peut faire penser à celle de Christian, le héros des Montagnes bleues. Sa capacité à assimiler les connaissances, à mémoriser les textes ahurissent, c’est le mot, le Père Hux, qui n’aurait jamais soupçonné de telles capacités chez un Nègre.

J’ai aussi aimé la dose d’ironie dont Jean Malonga habille son texte. En voici un exemple :

« Il paraît que cette insouciance invraisemblable de laisser deux enfants, deux gamins ensemble, surtout de race différente – une blanche, c’est-à-dire une maîtresse, et un petit nègre qui n’est autre chose qu’eun vil objet – était un grand crime, une atrocité sans nom au yeux du « bon » Père Hux. Comme cela se devait, il avait d’abord fait un sermon sentencieux à Solange, puni sévèrement Mambeké et averti les parents inconscients et coupables de ce lèse-humanité aryenne. – Ma petite Solange, avait susurré l’apôtre de la fraternité humaine. Ma petite Solange, mais tu es extraordinaire. Comment oses-tu te faire conduire en pirogue par un petit Nègre tout sale ? N’as-tu pas peur de te voir jeter à l’eau par ce sauvage qui se régalera ensuite de ta chair si tendre ? N’as-tu pas peur de te contaminer de sa vermine ? Je ne te comprends pas, mon enfant. Non, réellement, je ne peux pas arriver à te comprendre. Oublies-tu donc que tu es une Blanche, une maîtresse pour tous les Nègres, quels qu’ils soient ? Il faut savoir garder ses distances, que diable ! – Mais mon Père, avait essayé de protester l’innocente Solange. Mais, mon Père, Mambeké est un garçon très habile. Il manie la pagaie mieux que tous ceux de la factorerie. En outre, il est poli, correct, discipliné et ne m’a jamais rien dit de méchant. Il se couperait lutôt la main que de me voir souffrir. Je m’amuse énormément à son bord. »

(Cœur d’Aryenne, pages 22-23)

Liss Kihindou, l'article est tiré de son blog Valets des livres

Jean Malonga, Cœur d’Aryenne, Editions Hémar et Présence Africaine, 2014, 192 pages, 7 €. Première publication Revue Présence Africaine 1953.

1914-1918 : Ces soldats venus d’Afrique

JPG_Tirailleurssénégalais060814L’année 2014 est marquée par le centenaire du début de la Première Guerre mondiale : le 3 août 1914, l’Allemagne déclarait la guerre à la France, déclenchant un conflit armé qui devait durer quatre années. Alors que les présidents français et allemand ont ouvert les cérémonies de commémoration de cette Grande Guerre dimanche dernier, il semble utile de rappeler le rôle non négligeable, mais souvent oublié, des soldats venus d’Afrique dans ce conflit.

Des troupes coloniales…

En 1914, l’Empire colonial français s’étend sur une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest (Afrique Occidentale Française) et de l’Afrique centrale (Afrique Equatoriale Française). Des troupes coloniales françaises existent alors déjà. Elles ont été créées en 1857, à l’initiative de Louis Faidherbe ; nommé Gouverneur en 1854, ce dernier arrive à la tête de la colonie du Sénégal avec d’ambitieux projets de conquête. Il entreprend alors avec succès de doubler les effectifs existants, et attire les nouvelles recrues en leur offrant un meilleur solde, des meilleures conditions de vie, et un nouvel uniforme chatoyant. Les soldats sont dès lors professionnalisés, et au fur et à mesure de la colonisation, l’armée française recrute des tirailleurs « sénégalais », bien au-delà du Sénégal, dans toute l’Afrique noire.Ces troupes n’ont alors pas vocation à être utilisées en dehors de l’Afrique noire, même si quelques bataillons sont amenés à combattre en Europe entre 1854 et 1871.

Mais en 1910, le lieutenant-colonel Mangin publie un ouvrage intitulé « La Force noire », qui milite en faveur de l’utilisation des troupes noires en Europe, clairement dans la perspective d’une guerre à venir contre l’Allemagne. Mangin décrit alors les soldats noirs comme des soldats valeureux, dotés selon lui de qualités physiques particulières (une plus grande résistance à la douleur, notamment), pouvant utilement compléter les contingents français. Son livre provoque un débat à la Chambre des députés, qui vote en 1912 la conscription des colonisés et le principe d’utilisation des troupes coloniales en métropole.

…Mobilisées et agrandies pour la grande guerre

La mobilisation des troupes coloniales se fait donc assez rapidement dès le début de la grande guerre. Mais ce n’est qu’à partir du mois d’août 1914, lorsqu’il apparaît que le conflit doit durer, qu’un recrutement de masse est organisé. Les révoltes locales ne font que freiner ou reporter les campagnes de recrutement. Ainsi, en Afrique Occidentale Française, le Gouverneur demande instamment à Paris d’ordonner l’arrêt des recrutements en 1917. 

Mais les recrutements reprennent, dès 1918, sans coercition, grâce à une campagne énergique du député Blaise Diagne, premier Africain à siéger au palais Bourbon en 1914. En janvier 1918, ce dernier est nommé Commissaire de la République par Clémenceau et effectue une tournée de six mois en Afrique Occidentale Française au cours de laquelle il parvient à convaincre 63 000 Africains, principalement issus des élites occidentalisées des villes, de s’engager volontairement au secours de la « Nation Civilisatrice ». Mais le député Blaise Diagne ne doit pas leur accord qu’à sa force de conviction : il leur promet en effet qu’ils obtiendront la citoyenneté française pleine et entière à l’issue du conflit, et certains avantages matériels. Ce sont au total 189 000 hommes de l’Afrique Occidentale Française et de l’Afrique Equatoriale Française qui seront mobilisés pour la Première Guerre Mondiale.

Sur le front et dans les villes

Les bataillons africains participent à toutes les grandes offensives de la grande guerre, dont Verdun en 1916 et le Chemin des Dames en 1917. Les troupes de tirailleurs, donnent entière satisfaction aux autorités, et leur qualité de militaires sont louées par leurs supérieurs hiérarchiques et les hommes politiques, y compris le président de la République Raymond Poincaré. La presse renchérit et souligne leur courage, leur loyauté et leur civilité. C’est alors la première fois que les populations françaises militaires comme civiles sont amenées à interagir fréquemment avec des Africains : en quatre ans de guerre, les Blancs de métropole voient arriver plus de Noirs qu’en quatre siècles. Les autorités françaises souhaitent néanmoins limiter leurs relations autant que possible ; ainsi les camps d’entraînement sont situés à distance de la population civile, et les premières permissions ne sont accordées aux tirailleurs qu’en 1918, lorsque les autorités s’inquiètent de leur moral. 

Dans les tranchées, la dureté des conditions de vie fait oublier toute forme de discrimination voire de différenciation : enfoncés dans la boue, couverts de poux et de rats, les soldats sont tous égaux face au danger, à la peur et aux souffrances de la guerre. Les autorités militaires ont la tâche délicate d’assurer les bonnes relations entre Noirs et Blancs tout en décourageant une trop grande proximité. Des bagarres peuvent éclater entre soldats : il est ainsi rapporté que le soldat Ndiaga Niang s’entend dire un jour, au moment de trinquer, par un camarade blanc « ne touche pas à ma tasse, tu es trop sale ». Niang réplique par un coup de poing, une bagarre s’ensuit et se termine devant le capitaine, qui donne raison à Niang. Les deux hommes deviendront finalement amis. Dans l’ensemble, le racisme est peu présent et la camaraderie l’emporte. Des amitiés se nouent et se prolongent par des visites dans les familles lors des permissions.

De même, les soldats noirs sont globalement bien accueillis par les populations civiles ; passée la surprise de l’arrivée de ces nombreux hommes à la peau sombre, les tirailleurs font très bonne impression : la Première Guerre mondiale efface l’image du sauvage cannibale vivant dans la jungle pour imposer celle du Noir enfantin, du tirailleur rieur à la chéchia « y’a bon Banania » figuré sur les célèbres boîtes de cacao jaunes. Les relations amoureuses avec des Françaises (marraines de guerre, infirmières, etc.) inquiètent les autorités françaises. Au-delà de ces liaisons, les témoignages font état de meilleures relations avec les femmes, souvent plus respectueuses et moins agressives. Ainsi, en dépit de quelques témoignages humiliants et brutaux de racisme, les relations sont plutôt bonnes, trop bonnes même, au goût des autorités. 

A titre de comparaison, leur situation est bien meilleure que celle des soldats noirs américains, dont les premiers régiments de volontaires arrivent en France en décembre 1917, emmenant avec eux une ségrégation raciale implacable. L’état-major américain refuse ainsi d’armer ces soldats noirs et les cantonne à un rôle de soutien logistique. En 1918, face à la pression des autorités françaises et pour satisfaire aux revendications de ces régiments, quelques bataillons sont envoyés sur le front, mais sous commandement français. Ils s’illustrent par leur bravoure, notamment dans les violents combats en Champagne. De nombreux soldats noirs feront partie des premiers soldats étrangers à recevoir la croix de guerre. De retour chez eux, ces soldats noirs américains raconteront avec enthousiasme n’avoir vécu aucune ségrégation raciale en France.

Le bilan

Sur les 189 000 tirailleurs « sénégalais », 31 000 environ furent tués, soit une proportion de pertes assez voisine de celle de l’ensemble de l’armée française sur cette période. Ces chiffres masquent néanmoins une autre réalité : alors que les pertes françaises sont terribles pendant les deux premières années de la guerre, elles déclinent par la suite tandis que celle des tirailleurs augmentent pour atteindre leur maximum en 1918 ; à la fin de la guerre, l’utilisation massive des tirailleurs a clairement pour objectif de sauver des vies françaises, et plusieurs responsables militaires et politiques français, dont Clémenceau, expliquent que la mise en première ligne des troupes coloniales permet d’épargner le sang français qui a déjà suffisamment coulé. 

Malgré ces dizaines de milliers de soldats africains morts ou portés disparus et la « dette de sang » qui en découle, les autorités décident d’organiser le rapatriement rapide des survivants vers les colonies, afin d’empêcher l’installation de ces combattants en métropole. Ils n’obtiennent donc ni la citoyenneté française, ni les avantages matériels promis, et la colonisation ne connaît aucun aménagement significatif après la Guerre. Par la suite, la République Française n’entretiendra pas la mémoire de ces tirailleurs, et la question du montant de leurs pensions, cristallisé au moment de la décolonisation, soulèvera un contentieux qui durera  près de cinquante ans, et dont nous avons tous entendu parler de notre vivant.

Rouguyatou Touré

 

Sources :

Pap Ndiaye, La Condition Noire : Essai sur une minorité française, Editions Calmann-Lévy, 2008

Philippe Dewitte, Deux siècles d’immigration en France, La Documentation française, 2003

Juan Gelas et Pascal Blanchard, Noirs de France, De 1889 à nos jours – 130 ans d’histoires partagées [DVD], 2012 

Le système éducatif Africain : un héritage colonial ?

La colonisation de l’Afrique : une histoire douloureuse et de profondes mutations. Le système éducatif africain a subi les conséquences  de ces grands bouleversements historiques qui ont modifié la trajectoire du continent. Cet article se propose de revenir sur plus d’un siècle de colonisation, pour comprendre son impact  sur le système éducatif actuel en Afrique.


imagesBien avant les premières conquêtes et  la période coloniale, l’éducation traditionnelle était l’institution en charge de l’enseignement. Il s’agit d’une forme d’éducation collective, où l’apprentissage se fait par voie orale et par l’observation. L’enfant apprend par l’expérience de ses pairs. C’est en s’imprégnant du milieu dans lequel il vit qu’il devient un être accompli. Cette vision initiale de l’enseignement a été modifiée par la colonisation. Les deux principales puissances colonisatrices, dont la France et la Grande Bretagne, se sont attelées à imposer leurs visions de l’éducation. Quel héritage ont-elles transmis à l’Afrique ?

Des choix territoriaux distincts.

L’Education est le résultat d’une offre et d’une  demande qui varient selon les territoires.  Or, dès le début, les choix territoriaux faits par la France et la Grande Bretagne n’étaient pas équivalents de ce point de vue. La Grande Bretagne a adopté une stratégie commerciale, en s’intéressant à des pays africains économiquement stables et forts. La France, elle, cherchait à satisfaire son désir de conquête militaire, s’accaparant des terres plus pauvres. Les colonies anglaises, plus influentes que les françaises, étaient donc, au départ, beaucoup plus réceptives vis-à-vis de l’enseignement.  La demande de ces populations était forte car la formation d’une main d’œuvre opérationnelle relevait de la nécessité.

Après distribution des terres africaines, les puissances colonisatrices ont développé des politiques éducatives divergentes. Divergences qui s’expriment majoritairement à travers les positions prises vis-à-vis de l’Etat et de l’Eglise.

Gouvernance indirecte ou Assimilation ?

Le système anglais de la gouvernance indirecte « indirect rule » préconisait un système éducatif décentralisé et flexible. L’administration coloniale ne modifie pas les structures traditionnelles. Au contraire, elle s’appuie sur les écoles de missionnaires, déjà bien implantées,  pour diffuser les bases de l’enseignement aux populations. Cela lui a permis de réduire les coûts liés au fonctionnement du système. Après la première guerre mondiale, une reprise partielle du contrôle par l’Etat va être opérée. Celui-ci supervise les établissements scolaires à travers un système de subventions chargé de récompenser les écoles les plus conformes aux normes étatiques. 

Au niveau du contenu éducatif, les colonisateurs autorisent l’utilisation de la langue locale et  cherchent à dispenser un niveau d’enseignement basique. Les programmes scolaires ainsi que les examens sont calqués sur ceux dispensés dans la métropole. 

Du côté français, la politique soutenue était celle de l’assimilation. Les colonisés africains devaient devenir des citoyens français. L’école inculque les valeurs françaises sous le contrôle de l’Etat. Les écoles missionnaires, sans le soutien de l’Etat français,  disparaissent en grand nombre.  Contrairement à la politique anglaise, les chefs locaux sont désinvestis de leurs fonctions,  pour être remplacés par une nouvelle élite formée sur les bancs de l’école française. Un système très élitiste et sélectif est mis en place où la récompense de l’éducation est l’accès à des postes dans l’administration. Les cours sont dispensés intégralement en français et suivent un curriculum imposé par l’Etat. C’est un système éducatif peu accessible aux masses qui se développe.

L’Education par le biais des missionnaires. 

La Grande Bretagne a choisi de faire des écoles missionnaires sa force. L’Etat a préféré s’occuper de maintenir l’ordre et de laisser aux missions déjà en place le rôle éducatif.

La France a adopté une position différente. Depuis la loi de 1905, L’Eglise et l’Etat sont séparés et le principe séculier s’applique au domaine éducatif. Le système qui se met en place dans les colonies d’Afrique est donc dual. Les écoles gérées par l’Etat cohabitent avec des écoles missionnaires précoloniales encadrées par l’Etat. Celles qui ne coopèrent pas disparaissent, ainsi plus de deux tiers de ces écoles ferment (*).  Cette position française vis-à-vis des écoles missionnaires, s’explique aussi par le fait que la France, compte parmi ses colonies, beaucoup de pays musulmans. L’Etat a préféré interdire les missions dans ces pays par crainte de nourrir l’hostilité envers le colonisateur. 

Les conséquences des politiques coloniales.

Le système éducatif colonial s’est poursuivi, après la décolonisation. C’est pourquoi, il est juste d’affirmer qu’il existe une relation entre les résultats des politiques éducatives actuelles et leurs fondements coloniaux.

Chaque colonisateur, qu’il soit anglais ou français a eu un impact  sur ses anciennes colonies. En guise d’exemple, le cas du Sénégal et de l’Ouganda :

Au Sénégal, ancienne colonie française, l’élitisme est resté très ancré. L’accès à l’éducation pour les enfants des campagnes reste restreint. Si l’éducation a permis le développement des secteurs formels et informels, l’impact économique du capital humain est resté limité du fait de la sélectivité des cursus scolaires.

En Ouganda, ancienne colonie anglaise,  il existe une forte corrélation entre l’éducation coloniale et les niveaux de performances économiques actuelles. L’éducation de masse a permis d’améliorer la productivité agricole et a encouragé la hausse des salaires. D’après Appleton et Balihuta (**), l’acquisition des bases scolaires a permis aux fermiers d’implanter des procédés qui améliorent la productivité, tels que l’utilisation d’engrais et de pesticides. Ainsi, un fermier, qui a suivi pendant quatre ans un cursus scolaire,  développe  des résultats 7% supérieur à ceux qui l’auraient eu s’ils n’avaient pas été à l’école. 

Les résultats économiques des anciennes colonies françaises sont moins fulgurants notamment car elles restent en retard sur leurs consœurs anglaises, en matière d’éducation. Intéressons-nous à des pays comme le Ghana et le Togo. En effet, réunis au départ sous la colonisation germanique, ils ont été divisés entre l’Angleterre et la France après la Seconde Guerre Mondiale. Partis d’une base similaire au niveau éducatif, ils n’ont pas connu les mêmes évolutions.

Le Ghana, ancienne colonie anglaise avait un Taux Brut de Scolarisation, pour l’école primaire, équivalent à 70% en 2000  alors que celui du Togo, ancienne colonie française était de 55%. (*)

De plus, le graphique ci-dessous, compare pour le sud du Ghana et du Togo,  le taux d’achèvement du cycle primaire (à gauche) et le taux d’alphabétisation (à droite) en 1998.  Dans les deux cas, on constate un avantage pour le Ghana avec des courbes aux tendances beaucoup plus élevées que celles du Togo. 

graph

Figure 1: Différences de taux d’achèvement du cycle primaire et d'alphabétisation à la frontière entre le Ghana et le Togo du Sud en 1998 (*)

Cela s’explique par le fait que les anciennes colonies anglaises ont toujours eu un nombre d’établissements scolaires beaucoup plus important que les anciennes colonies françaises. Or il est moins coûteux d’investir dans un système déjà bien en place. De plus, les colonisateurs anglais ont toujours défendu un modèle flexible qui pouvait s’adapter aux populations locales. Pour ces raisons, la propagation de l’éducation est beaucoup plus rapide du côté anglais.

C’est à l’ombre du passé que l’on comprend le présent. A travers son passé coloniale, l’éducation africaine s’est construite. Malgré les divergences entre modèle anglophone et francophone, la relation positive qu’il existe entre performance économique et éducation coloniale ne peut être niée. Il ne faudrait pas pourtant s’arrêter à cette première assertion. Si la colonisation a été un enrichissement pour le système éducatif africain, on peut regretter qu’elle ait aussi tant détruit sur le plan culturel.

 

 

Débora Lésel

(*)Denis Cogneau & Alexander Moradi, Borders that Divide: Education and Religion in Ghana and Togo since Colonial Times, 2011

(**)Education and Agricultural productivity: Evidence from Uganda