Réflexions : de la misère des lucides dans un monde simplifié

lucides-les deux Fridas
Les deux Fridas. Frida Kahlo, 1939.
« Et sans doute notre temps… préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être… Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »

Feuerbach, (Préface à la deuxième édition de L'Essence du christianisme).

 

La propension à ne point s’intéresser à ce qui a réellement du sens, caractéristique de notre siècle et de bien d’autres aussi, toutefois plus forte dans le nôtre, détourne notre attention des questions que nous devrions nous poser pour garantir notre progression dans la longue marche de l’humanité. Pourtant, croire que l’homme, quoique rationnel, conscience de soi et présence au monde, se pose spontanément des questions sur ce qui fonde son existence, n’est qu’une illusion supplémentaire. S’interroger de la sorte suppose l’habitude de penser, de penser dru.

Or la pensée, qui n’exige que temps et disponibilité d’esprit, est rendue de plus en plus difficile, les conditions de son exercice du moins, tant nos conditions économiques et par conséquent sociales, influençant la production et la diffusion de la culture, font la promotion de produits culturels, qui loin de nous interroger sévèrement et d’illustrer notre condition tourmentée d’inquiétude, comme les œuvres des tragiques grecs et de leurs successeurs (Shakespeare, Corneille, Racine), détournent des préoccupations majeures si bien qu’il devient même sacrilège d’y faire attention. Distrait à force de bêtise et d’inconsistance, tel est l’homme de notre de notre temps. Projeté dans un monde factice libéré de la difficile condition d’homme, le consommateur, dont la seule préoccupation est l’usage passif de produits, s’est substitué au citoyen qui, parce c’est un acteur responsable, se fait le devoir de comprendre sa société et de participer à son progrès.

Epargné des épouvantables guerres qui, il y a encore soixante-dix ans, sévissaient sur presque chaque génération, ses libertés civiles et politiques garanties par la victoire de la démocratie libérale, gavé d’individualisme, épargné de conditions matérielles pénibles du fait d’une croissance effrénée pendant trois décennies, l’Occident, longtemps défenseur passionné de la grandeur de l’homme et des valeurs fondamentales de cette dernière (malgré les très graves égarements dus à la croyance en l’infériorité d’autres races), donne des signes de lassitude. L’Occident ce n’est plus la pensée irrévérencieuse et fougueuse qui au prix d’âpres combats bousculait toute idée d’asservissement, de domination, bref de conduite irrationnelle. L’obscurantisme et les tutelles de toute sortes vaincues par son audacieuse pensée ont été remplacés par une autre tare, l’un des travers de sa philosophie économique : la volonté de simplification.

Pourtant, simplifiez, simplifiez ! La condition de l’homme, même moderne, demeurera complexe et surtout tragique ! Le besoin de penser, de comprendre ne sera jamais remplacé par une technologie et une culture. Celles qui se proposent les dangereux buts d’épargner des peines et difficultés sans lesquelles cependant l’homme n’émerge pas, sont simplement donquichottesques ; elles prennent des moulins à vent pour des géants. Cette perte du sens de la réalité pour s’enfermer dans l’idéal réduit la capacité à affronter le réel, et diminue la capacité de négocier face au destin, mais expose plutôt à le subir. Ce n’est en effet pas en esquivant la réalité qu’on lui tient tête et qu’on trouve un modus vivendi, mais en s’y frottant.

Seulement, penser dans un contexte où tout est organisé pour tenir la réflexion à distance, suppose, lorsqu’on ne naît pas philosophe, que la conscience ait été marquée par un phénomène ou un évènement qui renvoie si profondément en soi même, que, confronté à ce soi qu’on interroge et qui nous interroge à son tour, naît un dialogue intérieur dont la synthèse formera notre appréhension propre du réel, donc notre pensée. Les impressions que le monde fait sur nous se réfléchissent sur notre conscience, et de ce rapport naît notre vision propre. Ce n’est en effet que par la friction du moi avec les phénomènes ou le réel que nous sommes capables de réagir. Ainsi on prend conscience de soi et, partant de là, du fait qu’un véritable rapport au monde nécessite l’analyse préalable de ce dernier par le moi. C’est grâce au commerce et à la pratique fréquents de la pensée qu’on affronte le réel, qu’on le décompose car penser (logein) favorise la compréhension de ce qui lie les phénomènes entre eux. Et sont dits intelligents ceux qui, du fait de leur clairvoyance, lient aisément les faits entre eux. L’habitude de l’observation, de la réflexion, le souci d’objectivité, de vérité et de rationalité donc qui caractérisent les âmes marquées par le mouvement et par le courage de voir et d’accepter la réalité telle qu’elle est, se fondent comme un lingot, dans le creuset de la lucidité.

A la différence des romantiques qui vivent selon leurs sentiments et leur imagination, animés par l’hubris, personnages de tragédies portés à l’éclat et au fracas dans la manifestation de leur personne, qui, selon que leur surcroit d’énergie et de désordre sont apprivoisés ou non, produisent soit du très grand et du très beau, soit du pitoyable, les lucides, armés de cette lumière qui les rend perspicaces, ont la passion du réel auquel ils n’ont aucune envie d’échapper. Ils l’acceptent parce qu’on ne le réinvente pas, mais on ne le modifie que par la confrontation. Une telle capacité à analyser les phénomènes dans les détails qui fondent la pertinence des vues, la sureté du jugement assurée par la prudence et le doute qui se refusent à la facilité des apparences, produisent des étrangetés qui finissent toujours par déranger leurs semblables, comme la plupart des humains mus par leurs humeurs, leurs passions et leurs intérêts plus que par la sainte raison, elle aussi, ne l’oublions pas caractéristique, certes contraignante, mais sans doute la plus importante, de l’humain.

Là est le début de la misère des lucides. Ayant en horreur la propension naturelle, qui marque l’histoire de l’humanité, à se laisser conduire par les affinités groupales, nationales, régionales, partisanes, religieuses et tout rapprochement fondé sur autre chose que la vérité objective, ils défont des liens affectifs si cela est nécessaire, bravent des autorités quand elles se montrent injustes et violent les lois. On croirait de telles personnes sans cœur tant elles raisonnent et analysent en permanence ; ce sont, au contraire, lorsqu’on y regarde bien, des personnes d’une grande sensibilité, mais qui fuient toute sensiblerie.

CONGO Inc. ou la mondialisation vue par Jean Bofane

Cela faisait 6 ans déjà qu’on attendait un nouveau roman d’In Koli Jean Bofane, scribe talentueux venu de RDC. Son précédent ouvrage, Mathématiques congolaises, avait marqué les esprits par l’ingéniosité et la malice avec laquelle le romancier croquait les coulisses d’un pouvoir politique prédateur en République Démocratique du Congo. Il s’est appliqué à récidiver en déployant plus de facéties à décrire les impacts de la mondialisation sur son pays et la place centrale de ce dernier dans ces interactions économiques, politiques et militaires "mondiales". C'est surtout un regard sur les petits gens qui habitent dans ce pays broyé par ce système féroce, désormais incontournable.

Pour cela, Bofane choisit de camper son personnage central dans la figure la plus improbable pour être au cœur de ce parcours : Isookanga, un jeune pygmée ekonda.

BofaneBofane ou l’art du contrepied

En effet, quoi de plus surprenant que d’imaginer ce personnage atypique, au cœur de la forêt équatoriale, déjà marginal au sein de son clan du fait de sa « haute » taille toute relative, fruit des vagabondages sexuels de sa tendre mère. Isookanga est un marginal au sein de son clan ékonda. Ce dernier est lui-même singulier au sein des populations mongo du nord du Congo Kinshasa. Les ékonda sont de petites tailles et, par conséquent, assimilés aux pygmées. La rupture d’Isookanga avec son entourage n’est pas seulement morphologique. Le jeune homme est également très éloigné du respect que son peuple voue à son environnement naturel. Il est tout émoustillé par l’inauguration en grande pompe d’un pylône de télécommunications qui va relier sa localité au reste de la planète. Isookanga est un mondialiste et un mondialisant. D’ailleurs, le jeune est connecté à la Toile sur laquelle il joue en ligne sur Raging trade, un terrifiant jeu initiant de tendres teenagers en de féroces prédateurs de l’exploitation des ressources minières de part le monde. Avec un ordinateur portable volé à une sociologue belge de passage dans la région, Isookanga est un maître dans ce jeu simulant avec cynisme les effets pervers de la mondialisation…

En introduisant ce personnage qu’on aura du mal dans la suite du roman à situer comme « héros » ou« antihéros », Bofane illustre la technique extrêmement délicate du contrepied, que tennismen ou footballeurs connaissent bien. Elle surprend, enrage celui qui s’est fait prendre dans les méandres du stratège ou du dribbleur. Un pygmée pour être l’apôtre d’un modèle économique destructeur, quoi de plus improbable. Et pourtant, la mayonnaise prend.

Bofane ou la passion pour un pays et ses gens

Notre personnage se décide de tenter l’aventure de Kinshasa, loin d’une forêt dont les horizons sont bouchés par des troncs et feuillages d’arbres à perte de vue. L’arrivée d’IsooKanga dans cette mégapole de 12 millions d’habitants va permettre à Bofane de mettre en scène une multitude de personnages qui vont donner à la fois toute la saveur à ce roman, mais également plongé le lecteur dans l’âme, la joie et la souffrance d’un peuple. Naturellement, je ne vous dépeindrai pas tous ces personnages, extrêmement nombreux, faisant penser aux multitudes de solitudes qu'aimaient superposer feu Garcia-Marquez. Parmi ces gens, il y a les shégués. Les enfants de la rue de Kinshasa. Ce n’est pas la première fois que la littérature africaine traite cette question. Déjà, dans les années 60, Mohamed Choukri portait son propre regard sur l’enfance dans la rue. Enfant soldat, enfant sorcier, orphelins victimes de la guerre, les profils sont différents. Et pour les décrire, Bofane qui communique beaucoup d’émotions dans cet aspect du roman, n’hésite pas à présenter les choses avec bonne humeur. Modogo, l’enfant-sorcier. Shasha la Jactance, l’adolescente qui se prostitue. Omari Double lame, l’ancien enfant-soldat, Gianni Versace, l’amateur de griffes de vêtement… Isookanga recueilli par ces shégués ne verse cependant pas dans la compassion et l’empathie à l’endroit de ces enfants aux trajectoires si singulières. Il est un opportuniste obsédé par le désir de matérialiser son rêve de mondialisation.

Congo IncIsookanga ou la mondialisation des cynismes

Une des caractéristiques de ce roman, est le positionnement élargi des personnages. Mbandaka au Nord du Congo, Kinshasa, Kinsagani, New York, Chongkin, Vilnius. Autant de lieux. Une multitude de personnages. Congolais, Belge, Chinois, Uruguayen, Lituanien, Rwandais, Américain, Français. Les scènes de ce roman, les terrains d’action sont multiples. La RDC est naturellement au cœur de cette narration. Que ce soit de la terre à priori sauvage et « préservée » de la grande forêt équatoriale, que ce soit la mégapole Kinshasa, où les villages de l’est du pays, espace où règne l’arbitraire des Seigneurs de guerre, éléments supplétifs des Multinationales. Mais le Congo est au centre de la mondialisation, aussi l’intrigue se déroule également dans une ville secondaire mais pourtant tentaculaire de Chine ou à New York. Au-delà de cet éclatement géographique, la réussite de ce roman est dans le travail sur les personnages qui sont pour la plupart préoccupés par des questions obsessionnelles mercantiles et de domination. Quelle différence faire entre un haut fonctionnaire chinois employant toute sa puissance pour déposséder un individu, un seigneur de guerre congolais qui ignore ce que pitié et contrition signifient, un haut gradé lituanien des casques bleus corrompus jusqu’à la moelle ou un jeune ékonda dont l’unique ambition est d’exploiter – à quelle fin –les ressources de son espace.

Naturellement, on aurait aimé que Bofane creuse un peu plus les motivations de ce jeune homme. Isookanga n’a pas un Tintin, pas un de ces abrutis de première, il veut manger à la table des grands. Tout est une affaire de business. Ses valeurs sont plus américaines que mongo, plus consuméristes qu’animistes et respectueuses de l’habitat naturel qui lui a été transmis. D’une certaine manière, en nous sortant de sa forêt un pygmée capitaliste, Bofane se rit du monde dans lequel on vit. On aurait aimé qu’Isookanga soit plus vertueux, mais pourquoi le serait-il ? Le pygmée aurait-il le monopole du cœur sous prétexte qu’il vivrait à l’abri des ondes hertziennes et Wi-fi ? Si la corruption touche ce type d’individu, que restera-t-il des poumons de la terre dans quelques années. Il est mondialiste et mondialisant, il n’en a rien à battre de vos délires écologistes. Il veut sa part du gâteau. C’est un cynique.

Je retrouve là chez Bofane, une idée dans la construction de ses textes que j’avais déjà rencontrée dans son roman Mathématiques congolaises. A savoir qu’il ne connait ni le noir, ni le blanc, mais que le gris le passionne. Isookanga est complexe. Comme le Tutsi Bizimungu questionnera malgré les horreurs qu’il a commises quand par un monologue il transmettra un peu de son histoire.

 
LaReus Gangoueus


In Koli Jean Bofane, Congo Inc.
Editions Actes Sud, première parution en Mai 2014
Photo Bofane © Lionel Lecoq