Réflexions : de la misère des lucides dans un monde simplifié

lucides-les deux Fridas
Les deux Fridas. Frida Kahlo, 1939.
« Et sans doute notre temps… préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être… Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »

Feuerbach, (Préface à la deuxième édition de L'Essence du christianisme).

 

La propension à ne point s’intéresser à ce qui a réellement du sens, caractéristique de notre siècle et de bien d’autres aussi, toutefois plus forte dans le nôtre, détourne notre attention des questions que nous devrions nous poser pour garantir notre progression dans la longue marche de l’humanité. Pourtant, croire que l’homme, quoique rationnel, conscience de soi et présence au monde, se pose spontanément des questions sur ce qui fonde son existence, n’est qu’une illusion supplémentaire. S’interroger de la sorte suppose l’habitude de penser, de penser dru.

Or la pensée, qui n’exige que temps et disponibilité d’esprit, est rendue de plus en plus difficile, les conditions de son exercice du moins, tant nos conditions économiques et par conséquent sociales, influençant la production et la diffusion de la culture, font la promotion de produits culturels, qui loin de nous interroger sévèrement et d’illustrer notre condition tourmentée d’inquiétude, comme les œuvres des tragiques grecs et de leurs successeurs (Shakespeare, Corneille, Racine), détournent des préoccupations majeures si bien qu’il devient même sacrilège d’y faire attention. Distrait à force de bêtise et d’inconsistance, tel est l’homme de notre de notre temps. Projeté dans un monde factice libéré de la difficile condition d’homme, le consommateur, dont la seule préoccupation est l’usage passif de produits, s’est substitué au citoyen qui, parce c’est un acteur responsable, se fait le devoir de comprendre sa société et de participer à son progrès.

Epargné des épouvantables guerres qui, il y a encore soixante-dix ans, sévissaient sur presque chaque génération, ses libertés civiles et politiques garanties par la victoire de la démocratie libérale, gavé d’individualisme, épargné de conditions matérielles pénibles du fait d’une croissance effrénée pendant trois décennies, l’Occident, longtemps défenseur passionné de la grandeur de l’homme et des valeurs fondamentales de cette dernière (malgré les très graves égarements dus à la croyance en l’infériorité d’autres races), donne des signes de lassitude. L’Occident ce n’est plus la pensée irrévérencieuse et fougueuse qui au prix d’âpres combats bousculait toute idée d’asservissement, de domination, bref de conduite irrationnelle. L’obscurantisme et les tutelles de toute sortes vaincues par son audacieuse pensée ont été remplacés par une autre tare, l’un des travers de sa philosophie économique : la volonté de simplification.

Pourtant, simplifiez, simplifiez ! La condition de l’homme, même moderne, demeurera complexe et surtout tragique ! Le besoin de penser, de comprendre ne sera jamais remplacé par une technologie et une culture. Celles qui se proposent les dangereux buts d’épargner des peines et difficultés sans lesquelles cependant l’homme n’émerge pas, sont simplement donquichottesques ; elles prennent des moulins à vent pour des géants. Cette perte du sens de la réalité pour s’enfermer dans l’idéal réduit la capacité à affronter le réel, et diminue la capacité de négocier face au destin, mais expose plutôt à le subir. Ce n’est en effet pas en esquivant la réalité qu’on lui tient tête et qu’on trouve un modus vivendi, mais en s’y frottant.

Seulement, penser dans un contexte où tout est organisé pour tenir la réflexion à distance, suppose, lorsqu’on ne naît pas philosophe, que la conscience ait été marquée par un phénomène ou un évènement qui renvoie si profondément en soi même, que, confronté à ce soi qu’on interroge et qui nous interroge à son tour, naît un dialogue intérieur dont la synthèse formera notre appréhension propre du réel, donc notre pensée. Les impressions que le monde fait sur nous se réfléchissent sur notre conscience, et de ce rapport naît notre vision propre. Ce n’est en effet que par la friction du moi avec les phénomènes ou le réel que nous sommes capables de réagir. Ainsi on prend conscience de soi et, partant de là, du fait qu’un véritable rapport au monde nécessite l’analyse préalable de ce dernier par le moi. C’est grâce au commerce et à la pratique fréquents de la pensée qu’on affronte le réel, qu’on le décompose car penser (logein) favorise la compréhension de ce qui lie les phénomènes entre eux. Et sont dits intelligents ceux qui, du fait de leur clairvoyance, lient aisément les faits entre eux. L’habitude de l’observation, de la réflexion, le souci d’objectivité, de vérité et de rationalité donc qui caractérisent les âmes marquées par le mouvement et par le courage de voir et d’accepter la réalité telle qu’elle est, se fondent comme un lingot, dans le creuset de la lucidité.

A la différence des romantiques qui vivent selon leurs sentiments et leur imagination, animés par l’hubris, personnages de tragédies portés à l’éclat et au fracas dans la manifestation de leur personne, qui, selon que leur surcroit d’énergie et de désordre sont apprivoisés ou non, produisent soit du très grand et du très beau, soit du pitoyable, les lucides, armés de cette lumière qui les rend perspicaces, ont la passion du réel auquel ils n’ont aucune envie d’échapper. Ils l’acceptent parce qu’on ne le réinvente pas, mais on ne le modifie que par la confrontation. Une telle capacité à analyser les phénomènes dans les détails qui fondent la pertinence des vues, la sureté du jugement assurée par la prudence et le doute qui se refusent à la facilité des apparences, produisent des étrangetés qui finissent toujours par déranger leurs semblables, comme la plupart des humains mus par leurs humeurs, leurs passions et leurs intérêts plus que par la sainte raison, elle aussi, ne l’oublions pas caractéristique, certes contraignante, mais sans doute la plus importante, de l’humain.

Là est le début de la misère des lucides. Ayant en horreur la propension naturelle, qui marque l’histoire de l’humanité, à se laisser conduire par les affinités groupales, nationales, régionales, partisanes, religieuses et tout rapprochement fondé sur autre chose que la vérité objective, ils défont des liens affectifs si cela est nécessaire, bravent des autorités quand elles se montrent injustes et violent les lois. On croirait de telles personnes sans cœur tant elles raisonnent et analysent en permanence ; ce sont, au contraire, lorsqu’on y regarde bien, des personnes d’une grande sensibilité, mais qui fuient toute sensiblerie.

Aïcha Dème : portrait d’une agitatrice culturelle

Aïcha Dème agitatrice culturelle
Aicha Deme, agitatrice culturelle. Source Africultures.

Aïcha Dème se définit comme une activiste ou une agitatrice culturelle. À Dakar, où se côtoient allègrement, sans forcément se toucher, le gratin local et les gens issus de la banlieue, tous également nourris à grands coups d’afflux culturels émanant des quatre coins du monde, elle se débat, depuis pratiquement une décennie, après avoir sacrifié son emploi de l’époque, pour assouvir sa passion de l’art, de la culture, et du divertissement. Portrait d’une figure incontournable de l’univers culturel sénégalais.

Si le grand public la connaît très peu – il s’agit là d’une personne discrète qui préfère rester derrière les projecteurs, les témoignages de sympathie et de reconnaissance de la part des professionnels du milieu affluent. Ancienne professionnelle de l’informatique, c’est en 2009 qu’elle se décide à changer de voie pour s’orienter dans la promotion d’une culture sénégalaise très peu présente sur la toile. Armée de son expérience de passionnée qui avait assisté à un grand nombre d’événements culturels[1], et qui cherchait compulsivement à rassembler des infos sur les sujets, elle réussit très rapidement à se faire un carnet d’adresses et à acquérir une certaine légitimité dans le milieu. C’est ainsi qu’elle a eu l’idée d’un agenda en ligne, ayant compris la force que représentaient les nouveaux outils de communication dans cette entreprise. Elle crée donc AgenDakar, le premier portail sénégalais entièrement dédié à la culture, sous la forme d’un hub permettant de recenser les évènements et productions artistiques dans la presqu’île et au-delà. Sur le même site, elle a pendant longtemps tenu un journal de bord, signé Aïe-Chat, son avatar félin, dans lequel elle croquait, avec bienveillance, le monde culturel dakarois, partageait ses expériences, ses coups de cœur, donnait ses impressions après les rencontres, concerts et autres festivals de la région, en ponctuant ses articles de « Miaou » légers et bien sentis.

Elle est aujourd’hui très active sur les réseaux sociaux, où nous avons pu abondamment échanger. « Dakar vibre, Dakar bouillonne, et Dakar déborde de créativité, répète-t-elle inlassablement. Je considère que c’est un devoir de mettre cela en lumière, et en plus j’adore le faire. C’est complètement grisant et je pense que personne n’a jamais été aussi heureux que moi de changer de métier ».

 Quand, de façon terre à terre, je lui rappelle que la pauvreté frappe la majorité des habitants de la région, ce qui laisse assez peu de place à toute initiative culturelle, elle me corrige : « Le Dakar culturel s'extirpe comme il peut de la misère. La créativité est bien présente, et les jeunes sont débrouillards. Le Dakar le plus créatif, le plus actif et le plus vibrant, c'est celui qui connaît le plus la misère. C'est celui de la culture urbaine, celui de la banlieue ». Puis elle rajoute, lucide : « Bien sûr, quand on parle culture, il y a toujours cette niche, ces trucs de bourgeois où on retrouve les mêmes personnes entre expositions, danse contemporaine et autres… Mais tu trouveras des expos dingues au cœur de la Médina, avec des vernissages agrémentés de « gerte caaf » et « café Touba »[2], ainsi que des initiatives incroyables menées par les gens de la banlieue ». Elle prend l’exemple du Festa2H, d’africulturban : « Ce festival a été créé il y a dix ans maintenant, avec dix personnes et zéro de budget. Aujourd'hui, ils sont mille à y être affiliés, avec un budget de 150 000 euros pour chaque édition. Ils ont créé des emplois, formé des jeunes, ont des projets avec des détenus pour leur réinsertion. Ils font bouger des montagnes avec un dynamisme et un professionnalisme remarquables. Ils ont aussi formé les premières femmes « graffistes » et DJs au Sénégal ». À l’évocation du frein que peuvent constituer les prétendues valeurs sénégalaises que sont le « masla »[3] et autres, elle répond de façon catégorique :

« Ce sont des gens directs et carrés, qui ont envie d’aller vite, et bien. Amadou Fall BÂ, le directeur de Festa2H, par exemple, est un modèle d’efficacité. Il est réputé dans Dakar pour répondre à tous ses mails même à 4 heures du matin », conclut-elle, badine.

Quand je note que, finalement, la culture au Sénégal souffre surtout de l’indigence des relais entre les acteurs du monde artistique et le grand public, elle réagit : « Justement, j’allais te dire que c’est là que se situe notre rôle. Tout le monde n’a pas conscience du travail qu’abattent ces gens, mon combat, c’est de le faire savoir, de montrer cette Afrique créative qui bouge et fait bouger les lignes de Johannesburg à Nouakchott ». Car l’œuvre de Aïcha est essentiellement panafricaine. Elle est aujourd’hui vice-présidente de « Music in Africa », une plate-forme continentale qui permet, entre autres, de faciliter les échanges culturels entre pays.

Concernant AgenDakar, Aïsha a passé la main. Elle se consacre notamment à son agence d’ingénierie culturelle, qui propose divers services sur des plates-formes variées. Elle est intervenue dans plusieurs talks de par le monde afin de présenter l’entrepreneuriat culturel – si cher à son idole Angélique KIDJO qu’elle a eu la chance d’interviewer ; et a aussi lancé, entre autres initiatives, la vague CultureMakers afin « de mettre en lumière tous les trésors culturels partout en Afrique ».

Vous pourrez trouver toute son actualité sur son site personnel, vitrine polyvalente, où il est possible de retrouver ses anciennes chroniques, même si, freudienne, elle déclare vouloir tuer le Chat, symbole d’une vie passée.

 


[1] Plus d’une centaine de concerts, notamment.

[2] Apéritifs sénégalais

[3] L’art dispensable et bien sénégalais du compromis

La culture africaine à l’épreuve de la tentation identitaire

Culture-Narcisse, par Le Caravage. XVIème siècle.
Narcisse, par Le Caravage. XVIeme siècle.
Sont suspects ces hommes de culture qui ne savent pas déchausser leurs lunettes pour fondre leur regard dans celui de l'autre afin de le mieux connaitre; sont étranges ces hommes de culture qui s'assignent comme tâche la farouche défense d'un lumignon quand le ciel de l'humanité brille d'une multitude d'étoiles.

La vanité de la sanctuarisation

 

Il est remarquable et inquiétant à la fois que dans les moments de crispation se ravive la volonté de définir les points d’ancrage d’une entité sociale. Si encore cette tentative prenait la forme du débat, peut-être en sortirait-il quelque chose. Mais passionnée, son expression se veut péremptoire et emprunte souvent à l’ignoble. La défense de ces points d’ancrage qu’on fixe sous l’appellation de culture adopte presque toujours l’expression brusque du rejet de ce qui déborde des colonnes de classification, menaçant de leur impureté l’éclat de ladite culture, profanant la pureté des origines aussi sans doute. Le postulat trois fois douteux de la permanence d’une culture, par essence mouvante, fluctuante, s’enrichissant, s’appauvrissant tel le lit d’un fleuve au gré de ses affluents ou des conditions météorologiques, nourrit ce désir d’homogénéité. Sans apports extérieurs qui la dynamisent, heureusement ou non, une culture se dévitalise ainsi qu’une langue peu à peu délaissée finit par mourir.

Il n’est donc, quoiqu’imaginent les partisans d’une identité figée, aucune culture qui puisse se targuer de sa permanence. L’Occident aux racines judéo-chrétiennes, la première. Sa foi chrétienne, sa citoyenneté romaine et ses idéaux culturels hellènes n’ont pas empêché qu’hier Germains, Goths, Lombards, Vandales et Arabes, entre autres, y laissassent un peu d’eux ; qu’aujourd’hui l’individualisme, la subjectivité et la laïcité y sèment les germes d’un ordre nouveau. Toujours les cultures, les civilisations empruntent, adaptent, assimilent. Le projet caressé par une partie de l’élite politique française, érigeant l’identité au rang de projet politique, est symptomatique de cette erreur brandie au peuple avec l’enthousiasme d’une croisade. Comme si ce dernier n’avait vocation qu’à humer le nauséabond.

Passons, car la France comme le reste de l’humanité n’a pas le monopole de la bêtise. Comme ailleurs elle a établi son règne en Afrique. Ce en dépit du ferme sentiment chez certains de son caractère immaculé, rêveurs d’une Afrique en apesanteur, épargnée de l’humaine férocité. Toujours les maux décriés ailleurs leur paraissent des bizarreries dont ils se croient exempts.

Les sociétés étant confrontations d’intérêts divers, parfois antagonistes, que parvient à peine à réguler la norme, un espace de socialisation si lisse relève simplement du mythe. L’Afrique, constate-t-on, est aussi percluse de sottise que les autres. La tentation identitaire quant aux œuvres de l’esprit qu’on constate chez certains Africains, en est avec d’autres la coupable empreinte. Seraient-ils sortis du dernier village du Sahel ou du Bassin du Congo que je ne le relèverais pas, mais il s’agit d’une tendance remarquable chez une partie sa fleur intellectuelle. Volontairement elle chausse des œillères et ne daigne considérer une œuvre que si elle porte l’estampille africaine.

L’autre jour en séjour chez un ami, comme je lui partageai mon désir de visiter le musée Balzac au château de Saché, ce dernier, déçu, s’engagea dans une critique de mon envie saugrenue et de mon intérêt pour l’illustre maitre Français. Comment, peut-on, Africain, éprouver le désir d’aller visiter un musée Balzac alors qu’on pas épuisé l’œuvre des écrivains Africains ? Rien que ça ! Un autre, promoteur passionné des lettres, me surprit lorsqu’au cours d’une discussion il tança sévèrement les penchants occidentalisants de la plume d’un écrivain africain nationaliste. J’entendis dans ses propos un reproche sous-entendu des choix plastiques de l’auteur, un peu trop éloignés, à son gout, d’une certaine esthétique africaine. Caricaturale, dirais-je.

Repli sur soi et culture : deux attitudes antinomiques

Défendre des intérêts nationaux, encourager la production culturelle d’une certaine aire, revendiquer son appartenance obligent-elles à verser dans l’inculture ? Dans la mesure où la culture est ouverture, élan vers l’autre qu’on approche d’abord pour son génie propre et qu’on découvre plus tard si on souhaite. L’inculture c’est l’esprit de clocher, c’est l’entre soi, c’est le sentiment de son propre génie, convenables aux esprits étriqués, enclins à limiter leur regard sur le vaste monde sur ce qui leur est familier. Ce repli sur soi-même, vulgaire crispation simpliste et bigote qui, si l’on fouille bien, réduit l’identité – subjective, mélange des diverses substances d’ici et d’ailleurs assimilées par le sujet -, à une seule appartenance, signe une culture chétive, avilit ce grand idéal.

Elégante, solide et gaillarde la culture souffle sur l’esprit, le nourrit, l’affermit et le rend agile. Elle est à l’esprit ce qu’est au corps l’exercice. Modérant et apprivoisant les affects, elle fait réaliser aux hommes leur ressemblance. Tout le contraire du carcan nombriliste. Par la puissance de leur beauté, la sincérité de leurs accents le Jazz et le Blues explosèrent leurs frontières primitives et séduisirent une partie de l’Amérique ségrégationniste. Qui se souvient du contexte de leur éclosion ? Aujourd’hui ces musiques sont assimilées blanches, mêmes dans l’esprit des Africains.

Amasser les lectures et les références intellectuelles ne cultive que si on se laisse transformer par la sève des lectures, et des arts en général, puissante source de révolte, d’irrévérence et d’élégance. Avoir des prétentions à la culture et n’apprendre jamais à regarder l’homme par-delà les montagnes et les océans, est une imposture ! On dit de l’Allemagne nazie qu’elle était policée, cultivée. Bien non ! Quoiqu’ayant lu tout Schiller, tout Goethe assimilé son romantisme, traquer Arendt, Zweig Mann, Brecht, Heine, était preuve de la barbarie la plus sombre. Et chaque fois qu’on nie la voix de l’autre simplement par idéologie ou par racisme, on se rapproche des autodafés et de l’exclusion.

Relativiser dans la douleur, dialoguer dans la différence

Nécessaire, le besoin de connaitre la culture de son terroir ou d’augmenter ses connaissances quant aux cultures des aires avec lesquelles on revendique une attache ne se fait pas sur le dos des autres cultures, fussent-elles celles d’un pays avec lequel on entretient des rapports difficiles du fait de la politique ou de l’histoire. C’est de culture donc qu’était imprégné l’auteur Africain blâmé par mon ami. Malgré ses griefs, il ne s’était pas débarrassé de la langue française, continuait, malgré sa mise au ban par la France de son temps, de célébrer ses beautés, et d’exprimer son génie par son truchement. Il avait réussi à prendre le recul nécessaire pour que son combat ne le brouillât jamais avec les grands esprits admirés au sein de la nation combattue.

A-t ‘on jamais entendu l’âme révoltée et anticolonialiste de Césaire renier Shakespeare ou Hugo ? L’a-t ’on jamais entendu cracher sur sa culture classique occidentale ? C’est en articulant l’idéal de dignité de cette culture à sa révolte de nègre qu’il nous est devenu ce grand poète, dénonciateur du colonialisme et pourfendeur des roitelets nègres. Allons-nous lui faire un procès en infamie ou en aliénation pour avoir crié sa négritude en français ?

La mémoire douloureuse des africains, légitime, continue de souffrir de la relégation du continent noir aux confins de l’humanité, chosifié, n’ayant « inventé ni la poudre ni la boussole », n’a pas fait sienne l’injonction du poète : « sois calme ma douleur ». Mieux que sombrer dans une valorisation agressive de l’histoire et des cultures africaines, au risque non seulement de graves incohérences et d’un criard manque rigueur, mais aussi de déshumaniser l’Africain, nettoyé des pesanteurs constitutives de l’homme que l’idéal d’humanité rêve de gommer, n’est-il pas préférable que l’Afrique embrase et réchauffe le cœur refroidi de l’humanité gagné par les démons de la discorde par ce rire fraternel et insoumis qui la sauva de la disparition ?

Les défis de la circulation des idées et des textes en RDC

L'année 2010 a permis de célébrer le cinquantenaire des indépendances de l'Afrique et a été l'occasion d'une série de manifestations lors desquelles plusieurs personnes ont été amenées à interroger cette supposée indépendance, qui cacherait de nouvelles formes de dépendance. Une dépendance légitime puisque c’est dans le cadre du Centre Wallonie-Bruxelles que s’est déroulé courant mars, les rencontres Congophonies Cha-Cha, traitant de la République Démocratique du Congo d’aujourd’hui au travers du regard des artistes, cinéastes, écrivains, dramaturges, musiciens congolais ou étrangers. Il s’avère que par un concours de circonstance, l’occasion m’avait été offerte de pouvoir visionner le coffret de films de Thierry Michel consacré à la R.D.C qui a eu lors de ces rencontres l’opportunité de s’exprimer sur son travail.

C’est gonflé de toutes ces images, de mes lectures de Jean Bofane ou de Marie-Louise Mumbu, abreuvé par les chroniques des blogueurs de Congoblog ou d’Alex Engwete que je me suis rendu à la rencontre intitulé « de la circulation des oeuvres et des idées en RDC d'aujourd'hui». Avec l’ambition secrète de pouvoir rencontrer les écrivains Nasser Mwanza et In Koli Jean Bofane, mais également la volonté de comprendre la place de la littérature dans cette mécanique. Je dois dire que cette rencontre a été particulièrement édifiante et déroutante. On est partagé par une forme d’émerveillement et d’un profond abattement au sortir d’une telle soirée. Parce que les repères sont complètement autres. La vision du monde est en rupture avec la vision occidentale dans laquelle nous baignons. Sur la consommation par exemple.

de gauche à droite Julien Kilanga Musindé, Jean Bofane, Nasser Mwanza, Colette Braeckmann

Marie Soleil Frère par exemple a introduit les débats sur la diffusion de la presse écrite en RDC. Tout relève de l’acrobatie à ce niveau. La consommation classique, cartésienne, individuelle de la presse n’a pas lieu de citer à Kinshasa. Trop chère. Elle est contournée par des subterfuges comme les « parlements debout » (où les badauds se postent devant les étals des vendeurs pour leur lecture rapide de l’actu), les photocopies de journaux, la location de journal, les lectures multiples. L’usage d’un journal est avant tout collectif. Les revues de presse sur les ondes hertziennes parachèvent le travail de sape de la diffusion lucrative des journaux. A cela vient se greffer l’impossibilité de diffuser les journaux de la capitale vers l’intérieur du pays vu l’absence de solvabilité des intermédiaires. La chercheuse note toutefois l’impact positif de la presse sur Internet à l’intention principalement de la diaspora congolaise.

Se pose cependant la question sur la pratique même du journalisme en RDC. En particulier celle de la crédibilité et de l’indépendance de certains journalistes congolais à l’égard des hommes politiques ou des opérateurs économiques. La commande d’articles par ces derniers est monnaie courante souligne le cinéaste Balufu Bakupa-Kanyinda. Naturellement, on se demande comment il pourrait en être autrement vu la fragilité de la posture des journalistes et des organes de presse quand on considère le mode de diffusion de leur travail.

Le cinéaste s'étend sur le rapport complexe qu’entretiennent les congolais de la rive gauche du fleuve Congo avec le livre. Il donne l’occasion aux personnes présentes peu averties par les effets collatéraux du mobutisme de prendre conscience de l’instrumentalisation et du contrôle que ce système a exercé sur les auteurs (en particulier de fictions). Le livre sous le mobutisme incarne la ligne du parti unique, c’en est un prolongement. « Les idées circulent là où il y a un désir de production et de réflexion. Le potentiel est énorme ». Le paradoxe d’un pays dynamique : l’absence d’infrastructures relais pour la diffusion de la culture. Pas de librairies à Kinshasa. Pas de salle de cinémas. La culture est véhiculée par les brasseurs et les musiciens (sponsorisés par les premiers). Mais peut-être que le vrai problème selon Balufu est le suivant : « Les premiers besoins sont-ils ceux du ventre ou de la tête ? »

de gauche à droite Nasser Mwanza, Colette Braeckmann, Balufu Bakuba-Kipyanda, Marie Soleil Frère

Nasser Mwanza revient sur son expérience de jeune auteur à Lubumbashi. L’occasion de revenir sur ce qu’il appelle la rupture de Lubumbashi avec la francophonie. Les années 90 ont donné lieu à des pillages de centres culturels francophones dans cette région excentrée de la RDC. Absence de correspondances. Pourtant, le jeune auteur congolais se bat dans ce contexte pour diffuser ses textes sur place en procédant à des lectures publiques, par des affichages dans les lieux de rencontres comme les salons de coiffure, par le porte à porte ou par les réseaux estudiantins intéressés. Il regrette l’absence d’une politique culturelle identifiable de l’état congolais. Il souligne toutefois, que le mobutisme a permis au jeune lushois de profiter des cercles culturels de la Faculté de lettres de Kinshasa délocalisée stratégiquement par Mobutu dans la capitale du Katanga.

Jean Bofane revient sur son expérience en tant qu’éditeur au début des années 90 avant son exil. Avec le sourire que l’on retrouve chez ses personnages de fiction, il énumère malgré les promesses de liberté de ce secteur d’activité formulées par le régime mobutiste aux abois, les faits de terreur et d’oppression à l'encontre des éditeurs. Pillage et dynamitage du matériel. Autres espiègleries. Il raconte l’aventure des bandes dessinées qu’il a diffusées par le canal d’un réseau alimentant le grand marché de Kinshasa. Il décrit le processus de création dans ce contexte corrosif. Il constate que les produits tels que son roman « Mathématiques congolaises » auraient du mal à circuler dans le format congolais actuel. Mais il envisage les choses avec optimisme.

Julien Kilanga Musinde, directeur des langues et de l’écrit à l’Organisation Internationale de la Francophonie (O.I.F.) revient sur la variété de l’édition qu’elle fut de nature confessionnelle, étatique, universitaire. Il constate son cloisonnement et son aspect principalement local. S’il fait le constat du retard de la production littéraire congolaise sur la scène africaine, il souligne l’émergence de l’essai politique dans les années 90. Il revient sur la stratégie de diffusion dans l'espace francophone qui se met progressivement en place pour établir des ponts entre l'Europe et le continent africain en général, la RDC en particulier en termes de diffusion des oeuvres. Il cite notamment Afrilivres (constitution de trois pôles de diffusion – Afrique du Nord, Afrique de l'Ouest, Afrique centrale) et Espace Afrique International.

Les questions de l'auditoire ont donné lieu à des éclairages intéressants. Je retiendrai en particulier la sentence de Jean Bofane : "Parler, écrire, cela reste des actes dangereux en RDC". Les assassinats de journalistes congolais sont là pour en témoigner.

Lareus Gangoueus

Crédit photo : Elodie Boulonnais

Pour aller plus loin sur ce sujet, un article de Leila Morghad : L'Afrique a-t-elle peur de la page blanche ?

 

Marie-Cécile Zinsou, Présidente de la Fondation Zinsou dédiée à l’art africain

Terangaweb : Comment vous est venue l’idée de la création d’une fondation dédiée à l’art africain ?

Marie-Cécile Zinsou : J’ai eu l’idée de la création d’une fondation en 2004 lorsque j’étais professeur d’histoire de l’art au village SOS pour des jeunes béninois orphelins qui avaient entre 10 et 16 ans. Il y avait un vrai engouement pour l’art et une passion absolue pour la culture. J’ai donc promis à mes élèves de les amener au Musée pour voir des artistes contemporains. Et là je me suis rendu compte que j’avais fait une énorme erreur puisqu’en 2004, le musée le plus proche du Bénin où l’on pouvait voir des artistes contemporains était le Kunst Palace de Düsseldorf qui présentait alors Africa Remix. Et quand il y a 80 enfants béninois à amener à Düsseldorf, ce n’est pas une mince affaire.

Alors plutôt que de les amener à Düsseldorf, je me suis dit qu’il valait mieux amener l’exposition de Düsseldorf dans des villes béninoises comme Cotonou ou Abomey-Calavi. En fait, voir des expositions d’artistes africains à Paris ou dans les villes européennes n’est pas difficile mais le problème reste de donner une visibilité à ces mêmes artistes sur le continent africain. C’est donc dans cette optique que nous avons créé la Fondation au départ. L’objectif est de faciliter l’accès des enfants à l’art et à la culture en général avec pour idée de présenter la culture africaine en terre africaine. Il est important de pouvoir parler de notre culture qui est immensément riche et reconnue par tous.

L’intérêt c’est aussi d’avoir quelque chose qui place l’Afrique sur la marche la plus élevée du podium. On ne peut pas nier la culture de l’Afrique ni le travail de ses artistes. Il s’agit d’un travail d’avant-garde sur plusieurs siècles. Ce sont des choses dans lesquelles nous excellons et il y a toute cette partie qui fait de l’Afrique un continent passionnant.

Terangaweb : Quel a été le parcours de la fondation depuis sa création ?

Marie-Cécile Zinsou : A La première exposition – qui a recueilli beaucoup de visiteurs et qui nous a encouragé à continuer – on a commencé avec Romuald Hazoumé. Cette exposition portait sur le travail d’un artiste béninois immensément reconnu, qui a gagné le grand prix de la Dokumenta 12 de Kassel, dont les œuvres ont été achetées par le British Museum et sont présentes dans les collections nationales anglaises et françaises.

Cela a permis à d’autres artistes majeurs de se concentrer sur la fondation et d’y voir un intérêt. C’est ainsi que nous avons présenté Malick Sidibé juste avant qu’il ne gagne le Lion d’or lors de la biennale de Venise. Nous avons aussi présenté des artistes de l’avant garde sur Bénin 2059 (à quoi ressemblera le Bénin et l’Afrique en 2059 ?), des artistes béninois comme Dominique Zinkpé, Aston, Quenum, etc. des artistes jeunes et  brillants.

On a aussi créé progressivement une collection de 600 pièces qu’on a présentées dans les expositions récréations et manifestes. Ces 600 pièces portent sur les artistes de tout le continent et sur des médiums très différents (photo, peinture, dessin, sculpture, etc.). Cette collection est en développement permanent et nous permet de donner une visibilité très forte aux artistes africains sur le continent.

Par ailleurs, nous recevons également des expositions venant de l’étranger. On a notamment reçu la première exposition africaine du Quai Branly en Afrique ainsi que des Basquiat, ce qui n’était pas particulièrement évident car aucun collectionneur ne s’imaginait prêter des Basquiat en Afrique et on en a quand même eu 64 qu’on a présentés pendant 3 mois à un public subjugué. 

Terangaweb : Et vous n’avez pas eu du mal à gagner en crédibilité et à attirer des partenaires  comme le Quai Branly?

Marie-Cécile Zinsou : Non et en plus c’est le Quai Branly qui est venu nous noir en nous faisant part de son souhait de présenter une exposition en Afrique et en nous demandant la manière dont il fallait s’y prendre. En réalité, la Fondation Zinsou s’est très vite mise à des standards internationaux pour pouvoir échanger avec des institutions tels que le Quai Branly.

Terangaweb : C’est un pari qui est un peu osé de promouvoir la culture en Afrique, êtes vous satisfaite ?

Marie-Cécile Zinsou : On s’est basé sur ce que veulent les gens et on a aussi essayé d’évoluer avec notre public. Ce qui est intéressant c’est qu’au départ il n’y avait pas de public de musée et maintenant on grandit avec lui.  L’institution s’adapte à son public, ce qui ne constitue pas une démarche tout à fait classique mais plutôt celle de quelqu’un comme moi qui à la base n’est pas conservateur de musée. Je suis exactement dans la situation du visiteur et quand je crée une exposition, je le fais en me disant « quand j’entre dans un musée, je sais ce que j’ai envie que l’on m’apporte ».

Terangaweb : Est-ce qu’il existe un vrai engouement du public pour voir  les expositions ?

Marie-Cécile Zinsou : Ah oui, 3 millions de personnes en 6 ans (ndlr : sur un pays de 9 millions d’habitants), je pense qu’on peut appeler cela un vrai engouement du public. Soit dit en passant, notre public est essentiellement composé d’enfants de moins de 18 ans et défavorisés. On pense que les enfants les plus modestes sont ceux qui ont le plus de mal à avoir accès à leur culture puisque ne leur sont offerts que très peu de moyens à cet effet. Il est donc important de les former très tôt et de leur donner l’envie de découvrir davantage leur culture. 

Terangaweb : Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

Marie-Cécile Zinsou : Il ne s’agit pas de vraies difficultés car on est en Afrique et les choses s’organisent paradoxalement plus vite qu’ailleurs. Par exemple je viens d’avoir les fonds pour monter une nouvelle mini-bibliothèque parce que Sotheby’s a décidé d’en ouvrir une autre et cela va se faire en décembre. Je ne connais aucune autre région du monde où cela peut se faire en moins de 3 mois. En plus nous avons la chance d’avoir une structure de décision assez rapide et d’être dans un pays comme le Bénin dans lequel on exécute très vite les choses. A ce niveau, il n’existe donc pas de réelles difficultés. 

Les difficultés résident plutôt dans les a priori de la classe politique qui pense que l’art n’est pas important ou ceux des gens qui estiment qu’en Afrique il faut plutôt des associations contre le Sida plutôt que pour l’art. Ce sont donc des a priori à combattre mais les gens désarment très vite. 

Terangaweb : Et quelles sont vos perspectives ?

Marie-Cécile Zinsou : Nous allons développer des bibliothèques car elles sont essentielles pour soutenir l’accès à la culture. On travaille sur l’accès des tout petits à la lecture comme une chose naturelle et pas seulement une aptitude que l’on acquiert à l’école. Nous souhaitons que le livre fasse partie de la vie de ces petits enfants et devienne donc une évidence. C’est à cet effet que nous développons un réseau de bibliothèques. Nous en avons déjà quatre et nous espérons pouvoir en ouvrir deux autres dans les prochains mois. Nos partenaires, comme Sotheby’s et Enrico Navarra qui nous avait déjà prêté des Basquiat pour nos expositions, apprécient beaucoup l’aspect très concret de leur aide et le fait de voir leurs projets se développer au quotidien. 

Ce qui est formidable, c’est aussi que les partenaires qui nous soutiennent s’inscrivent dans une relation à long terme. Par exemple toutes les entreprises qui ont sponsorisé les premiers évènements de la Fondation continuent encore aujourd’hui de nous accompagner.

Terangaweb : De façon plus générale, quel est le regard que vous portez sur la philanthropie en Afrique ?

Marie-Cécile Zinsou : Je pense qu’il faut que les gens fassent des choses même si elles pensent que leur action est restreinte. Si je prends l’exemple des bibliothèques, cela touche à peu près 160 enfants par jour, ce qui n’est pas du tout négligeable. Le coût pour monter ce type de projet s’élève entre 10 000 et 15 000 euros, ce qui est largement faisable. Mais les gens, lorsqu’elles ont 10 000 euros, ne pensent pas spontanément à venir voir des organismes comme le nôtre pour développer ce type de projet. Notamment au sein de la diaspora, il faudrait que les gens apprennent à faire des choses à leur échelle, même si cela paraît être une petite échelle, car on trouve toujours un petit projet concret qui peut avoir un impact non négligeable sur la vie des populations. Il y a quelque chose d’intéressant à développer sur la philanthropie de chacun et qui ne demande pas des moyens exubérants. Chacun peut faire quelque chose qui améliore la vie des siens.

Interview réalisée par Tite Yokossi et Nicolas Simel