Salva Kiir : Homme d’Etat malgré lui

Il est des moments décisifs de l'Histoire où les hommes suspendent leur souffle, et observent dans un mélange d'étourdissement, d'espoir et d'appréhension ces césures marquant la fin d'une époque et le début d'une nouvelle ère. Une page vierge où tout est à écrire, et où la dimension dantesque des défis à relever le dispute à l’exaltation d'être enfin maître de sa Destinée. Pour la jeune nation sud-soudanaise, le 9 juillet fut assurément l'un de ces instants rares. Après plus d'un demi-siècle de conflit avec son voisin du nord, le pays a enfin accédé à une indépendance acquise de si haute lutte, et payée avec le prix du sang, de la sueur et des larmes. A l'image de l'exhortation churchilienne, la cause était noble et il y a au fond une certaine justice à ce que cette dernière ait prévalu. Dans la nouvelle capitale Juba, à la tribune officielle, un homme de haute stature et à la peau sombre se leva et se dirigea vers le pupitre. Il prononça alors cette courte allocution devant une foule recueillie et attentive :

I … do hereby swear by Almighty God that as the president of the Republic of South Sudan I shall be faithful and bear true allegiance to the Republic of South Sudan (Je…jure solennellement devant Dieu Tout-Puissant que, en tant que président du Soudan du Sud, je demeurerai fidèle et porterai allégeance à la république du Soudan du Sud)”, prononça Salva Kiir, le nouveau président du 54 ème état africain. Et désormais aussi plus jeune nation du monde. Au terme de la prestation de serment, c'est tout un pays qui laissa éclaté sa joie. Après les humiliations et les tragédies du passé, c'était la douce saveur d'un présent euphorique qu'il fallait goûter. En attendant les gigantesques défis à venir.

Cette victoire de l'indépendance du Soudan du Sud, c'est aussi celle d'un homme, Salva Kiir. Soldat de métier, homme de conviction et longtemps fidèle lieutenant de la figure tutélaire qu'était John Garang. A la mort de celui-ci, survenue dans un accident d'hélicoptère en 2005, il acceptera avec réticence la charge suprême du pouvoir, devant se faire violence pour accepter cette charge exorbitante confiée par le Destin. Lui, l'ancien sergent, guerrier taciturne du bush plus à l'aise au milieu de ses hommes dans le fracas des déflagrations que dans les salons lambrissés à converser avec des diplomates. Au soir de ce jour triomphal du 9 juillet, il a certainement dû mesurer mieux que quiconque le prodigieux chemin accompli depuis les modestes débuts de la résistance, et ce jusqu'à cet heureux dénouement, 5 décennies plus tard. Une vie d'homme, mouvementée et meurtrie à souhait, où les victoires sur les champs de bataille ne pouvait compenser l'affliction de la perte des valeureux camarades, morts pour une cause dont ils ne verraient jamais les fruits arrivés à maturité. Et où les accords politiques de circonstance n'étaient qu'un pis-aller cachant mal l'arrogance nordiste et les drames quotidiens vécus par les populations du Sud. Triomphe amer, mais où le sens de l'honneur et de la dignité ont symboliquement été retrouvés par l'indépendance officielle du pays.

Un parcours singulier

Né au début des années 50 (1951 est la date retenue par plusieurs sources), Salva Kiir Mayardit n'aurait probablement jamais songé à accéder un jour à cette consécration suprême : devenir le premier chef d'Etat du Soudan du Sud. Certains hommes, mûs par l'ambition, passent leur vie entière à multiplier les calculs et les combinaisons, déterminer au plus juste les actions qui permettront de faire la différence et d'accéder au sommet. D'autres en revanche, guidés par la nécessité de défendre une juste cause et leur courage, accepteront parfois la charge de primus inter pares. Mais plus par l'obligation née de la force des choses, par sens d'un devoir élevé et impératif que par inclination jouissive pour le pouvoir. C'est là leur grandeur, mais peut-être aussi leur faiblesse. Salva Kiir est de ceux-là.

Homme du Sud, il rallie une première fois à la fin des années 1960 la rébellion Anyanya, en lutte contre le pouvoir nordiste. L'aventure tourne court peu après. En 1972, les accords d’Addis-Abeba scellent la fin de la longue guerre qui opposait le Nord et le Sud depuis 1956. Une période de relative accalmie s'instaure, mais le feu couve toujours sous la cendre et la nature foncièrement discriminatoire du régime à l'encontre des populations sudistes est maintenue. Salva Kiir rejoint les rangs de l’armée régulière, avec le grade de sergent. Une vie routinière de caserne, des débuts sans éclats, et la douloureuse prise de conscience d'avoir été floué, après les espoirs nés au lendemain des accords de paix. Le vent de la colère et de la révolte se lèvera de nouveau en 1983, plus fort que jamais. Le sous-officier est alors envoyé par sa hiérarchie pour mater une mutinerie dans le Sud. Terrible erreur de jugement qui sera finalement fatale. Kiir fait fi des ordres, passe résolument à l’ennemi, et prend bientôt le commandement du SPLA, branche armée du SPLM, le nouveau mouvement de la cause sudiste qui sera dirigé pendant plus de deux décennies par le charismatique John Garang. Salva Kiir passe alors de longues années au front avec ses hommes, dans des conditions souvent épouvantables et sous le feu nourri d'un ennemi supérieur en nombre, mieux équipé, et acharné à leur perte. Son courage et son sens de la tactique militaire lui valent de belles victoires, qui provoqueront à la longue un changement dans le rapport de force, ainsi qu’une grande popularité parmi les hommes ayant servi sous ses ordres et dans la population civile. Tous s'accordent à reconnaître sa rectitude morale et ses sincères convictions dans la défense des droits sudistes. C’est cette réputation qui lui vaudra d’être finalement adoubé comme second par John Garang, au milieu des années 1990.

Beaucoup a été dit sur l'opposition de style entre les deux hommes. Économiste formé aux États-Unis et personnage cultivé, John Garang est maître dans l'art subtil de la négociation et du compromis. Entouré d'une équipe de technocrates rompus aux arcanes de la diplomatie lorsqu'il est à l'étranger et d'une cour de fidèles lorsqu'il prêche sur ses terres, il incarne de par sa stature de grand communicant la cause du Sud oublié. Salva Kiir, lui, n’est pas un intellectuel mais un homme d'action, centré sur le pragmatisme et le résultat. Il n'a pas la maestria oratoire de Garang, mais c'est à sa façon un homme respecté et écouté, dont les discours simples et sans prétention portent. Son univers est d'abord celui de la guérilla, monde austère et rude fait de tension permanente et danger. Mais dont les épreuves répétées tissent entre les hommes des liens du sang indéfectibles, faits de respect et de loyauté. Les relations entre les deux dirigeants du SPLM, tous deux issus de l’ethnie dinka (majoritaire au Sud) sont à la mesure de ces différences de personnalités. Les dissensions sont parfois houleuses. Et pourtant, en dépit de tout, cet improbable attelage tient. Car leur complémentarité est si évidente et les enjeux si immenses que les désaccords personnels doivent s'effacer. Ils ne peuvent se passer l'un de l'autre. A l'un, la capacité à formuler une vision politique claire et cohérente, et le leadership sur les masses. Là où se gagne la bataille des coeurs et des esprits. A l'autre, la maîtrise du sens tactique dans les opérations militaires et l'avantage stratégique pour pouvoir capitaliser à long terme sur toute possible faiblesse de l'ennemi nordiste. Là où se gagne la guerre.

En 2005, lorsque John Garang trouve la mort dans un accident d’hélicoptère, peu après avoir été investi vice-président du Soudan, le taciturne guérillero se retrouve bien malgré lui catapulté dans une carrière politique dont il n'a pas voulu. Mais il est le seul individu disposant d'une légitimité suffisante pour remplacer au pied levé le chef disparu et poursuivre la voie tracée. Cette nomination à la tête du SPLM fait cependant grincer des dents au sein de l’organisation. Nombreux sont ceux qui médisent et critiquent le manque de formation et d’éducation de Salva Kiir. L’ancien militaire a cependant vite appris, consultant et écoutant beaucoup, gardant le plus souvent les anciens conseillers proches de Garang. Il est progressivement venu à bout des réserves et a su diriger avec brio le processus menant au référendum du 9 janvier 2011, consacrant de facto la partition du Soudan en deux nations (effectif depuis le 9 juillet 2011). Contrairement à un John Garang qui considérait le maintien de l'unité territoriale du Soudan comme une nécessité, Salva Kiir a voulu cette indépendance du Soudan du Sud. Seule façon selon lui d'entériner dans les faits le clivage séculaire et quasi insurmontable qui existait entre le Nord Soudan (à dominante arable et musulmane, contrôlant de fait les leviers du pouvoir) et le Sud Soudan (ethniquement et religieusement plus hétérogène). La victoire du "oui" au référendum d'autodétermination a donc été "sa" victoire. C'est ainsi que par une incroyable ironie, l'homme de l'ombre est définitivement entré dans l'Histoire, portant à la lumière des fonds baptismaux son pays, le Soudan du Sud. Le militaire a remporté la guerre. Il appartient maintenant à l'homme d'Etat de faire définitivement triompher la paix et remporter la bataille du développement. La trajectoire de ce singulier parcours aura alors été définitivement bouclée.
 

Jacques Leroueil

 

Sud-Soudan : la famille s’agrandit

Le grand vent de l’Histoire souffle sur les terres africaines en ce début d’année 2011. Au terme d’une semaine de scrutin référendaire, du 9 au 16 janvier, les électeurs sud-soudanais se sont mobilisés à plus de 90% pour affirmer l’indépendance de leur territoire. Le territoire en question est vaste, d’une superficie supérieure à la France métropolitaine (environ 590 000 km²), mais faiblement peuplé (environ 9 millions d’habitants). Le pays qui ne naîtra officiellement qu’en juillet 2011 et dont on ne connaît pas encore le nouveau nom, sera l’un des plus pauvres du monde : très faiblement doté en infrastructures, un indice de développement humain parmi les plus faibles (85% d’adultes analphabètes), il dispose cependant d’un certain nombre d’atouts parmi lesquels des terres agricoles fertiles et ses ressources pétrolières (80% des réserves pétrolières du Soudan estimées à 6 milliards de barils, pour une production actuelle aux alentours de 450 000 barils/jour).

Sur la situation sociale du Sud-Soudan : la note de l’ONG Oxfam présente sur le terrain : http://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/apres-referendum-soudan_note-oxfam_110107.pdf

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