Les nouvelles arithmétiques du monde

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FLORIAN PLAUCHEUR / AFP
A partir de quel seuil faut-il s’émouvoir du nombre de morts ?

Le curseur ne cesse d’être repoussé. Effet syrien oblige, on empile les paquets, on dépasse les deux chiffres, puis trois, quatre, cinq… A chaque palier, un léger trémolo sur la conscience du monde, une furtive culpabilité de l’inaction. Quelques simulacres d’effervescence sur l’imminence d’une action mais les lendemains réinstallent l’ordinaire, lâchement démissionnaire. Au bout, plus de 120 000 morts, décompte inachevé. Les morts en finissent, dans les représentations, par devenir des êtres sans âmes, de simples et vils objets mathématiques que l’on additionne en espérant, plus le tas s’amoncelle, un cap, un plafond, un point fatidique. Rien. On tombe sur un puits sans fond ; on lève les yeux vers un ciel sans toit.

On assiste à la même allégresse et ivresse du chiffre avec l’épidémie d’Ebola. A chaque seuil, on parle, presque comme pour se convaincre de l’ampleur du drame, de la symbolique des étages qu’atteint le fléau. Le monde en vacances, avec son arithmétique pas très pressée, regarde, compte, comme si l’attente procurait une forme de jouissance douloureuse. Du premier au 4 000ème mort, le film continue. Il a ses intrigues et ses bouleversants revirements. Une espagnole, puis un chien, et le monde offre son vrai masque et ses sélections.

On tient là un des symptômes des grandes logiques qui gouvernent le monde. C’est un monde de chiffres. On disqualifie tout ce qui n’est pas volume. Dans l’économie, dans le sport, dans la politique, tout est libellé en arithmétique. La vie en est réduite à ces accumulations, additions, et les notations qui donnent quitus ou bannissent, se font par le prisme de la quantité. Ne sont rien, ceux qui échouent sur cet autel, même les morts. Cette sociologie de la quantité s’étend à tous les domaines. Elle a infiltré le dernier bastion qui restait, qui s’honorait du reste de ne pas y succomber : l’émotion. On la marchande, comme à la criée ou dans une chambre d’enchères. Pour qu’elle opère, il lui faut justifier de consistance numéraire. Les drames des faucheuses qui ne tuent que des centaines de personnes, passent ainsi, plus ou moins,  sous silence. On s’empresse d’ailleurs dans les reportages, en premier lieu, de parler de bilan. De ce bilan,  coloration et suite sont données. C’est le dernier test pour les morts. Leur mémoire, l’empathie que le monde leur accorde, dépendent presque, en quelque sorte, de leur nombre.

Bloc homogène, convergence des paradigmes du monde, ordre régnant, l’étoffe de cette présidence idéologique se densifie. L’extrême diligence, voire soumission du monde, à la loi du nombre, présente un double risque : laisser sur le quai des vertus minoritaires qui peuvent participer d’une réorientation nécessaire et souhaitable, ensuite, circonscrire le monde et réduire sa pluralité à une poignée de personnes dont l’humeur commande à la destinée de milliards d’autres. Cette concentration des pouvoirs, en un noyau restreint, agglomère les capacités d’action, en des mains uniques souvent consanguines. Pour peu que s’en mêlent les tensions géopolitiques, les luttes de positionnement, ou les divergences économiques, de fait immanquables à ce stade, c’est le destin de beaucoup de sans grades qui se trouve pris en otage, et dans le pire des cas, ce sont ces morts par milliers. Ces nouvelles arithmétiques du monde, d’une boucle infernale, sont à la source d’une problématique d’ensemble dont l‘enchainement des catastrophes, sur lesquelles l’emprise et la thérapie de l’homme sont possibles par ailleurs, est l’odieuse illustration.

On peut probablement en situer l’origine dans la dérive d’un individualisme dogmatique, qui nourrit d’ailleurs les sectarismes identitaires et renferme les communautés dans des frontières théoriques et nationalistes.  Dans une sphère moins abstraite, dans une autre déclinaison de l’égoïsme, au rayon des responsables, on peut empoigner un capitalisme assez féroce qui rend ringard tout devoir de solidarité et vante un pragmatisme qui encense la rupture des chaines d’entraide. Progressivement inféodés au cœur des principes sociétaux, ces postulats continuent à mettre à mal les logiques de solidarités, in fine, ils condamnent l’émotion ou la confinent au rang de manifestation bénigne. L’on consent, si ce n’est pas une injonction d’ailleurs, à ce que cette sécheresse, cette conception du monde, soient une norme à laquelle il faut progressivement faire allégeance.

Cette démission collective, qui s’accroit massivement, au mépris des acquis qui constituaient des digues, s’allient avec leur enfant : le culte du chiffre. Plus donc de seuil, dans un monde de volume, la vérité n’a de paternité que la quantité ; il n’y a plus de symbole. Pas même 6 millions de morts.

Kofi Annan, en position de missionnaire

En somme, l’échec du « Plan Annan » pour la Syrie devrait être une surprise. On est censé croire que rien n’annonçait la débâcle. Ni les faiblesses initiales du plan, ni le refus systématique par le régime syrien de l’appliquer, ni la façon même dont il a été accepté. Le plan Annan, approuvé par le Conseil de Sécurité de l’ONU, le 21 mars dernier, devait permettre de trouver une solution à la crise politique et militaire syrienne (qui dure depuis bientôt un an). Des six points du plan, un seul a été appliqué (en partie infime), le premier : la collaboration avec les équipes de Kofi Annan à la résolution de la crise. Depuis lors, rien. Ou plutôt si : l’intensification des attaques perpétrées par l’armée syrienne contre les insurgés et la population civile, et le récent massacre de Houla qui a « horrifié » la délégation de l’ONU.
 
 
Nos partenaires d’Arab-Think ont sur le sujet de la Syrie d’assez intéressantes analyses, le lecteur pourra s’y reporter avec profit. Ce qui est surprenant malgré tout, c’est que l’échec d’une initiative menée par Kofi Annan, dans un contexte de forte polarisation internationale, puisse encore surprendre. Si les succès passés sont des signes des réussites à venir, Kofi Annan aurait dû, depuis longtemps, être au chômage  – du moins, dispensé d'intervenir dans des dossiers aussi brûlants.
 
 
Apparemment, dans les hautes sphères internationales, s’être gouré sur le Rwanda et la Bosnie, avoir laissé ces massacres se dérouler alors même que les casques bleus se trouvaient sur le terrain – il ne s’agit même plus de passivité, mais d’avoir activement fait en sorte que l’ONU n’intervienne pas – ne disqualifie personne de continuer à donner son avis sur la résolution de conflits. Assez étonnamment, ces épisodes sont absents de la biographie de Kofi Annan [PDF] présentée sur le site du groupe « The Elders ».
 
 
Bien au contraire, le document insiste sur les missions de paix et les initiatives en faveur du développement économique portées par l’ancien secrétaire général de l’ONU. Il fallait s’y attendre : l’octroi du prix Nobel de la paix en 2001 figure bien dans ce document – sans mention du fait qu’en ce qui concerne Annan, c’est le combat contre le VIH qui a fait « la différence ». Figurent également en bonne place ses « missions » au Zimbabwe, au Kenya, au Nigeria, au Timor Oriental, et en Côte d’Ivoire.
 
 
Aucune mention du fait qu’au Zimbabwe comme au Kenya, Kofi Annan privilégia la « solution » hautement bancale du partage du pouvoir entre le parti au pouvoir (perdant) et l’opposition (gagnante sur le papier, mais intimidée et brutalisée). Toutes les autres « missions » ne concernent que des zones où un consensus international existait déjà. Ce n’était pas le cas au Rwanda, ni en Bosnie. Ce n’est pas le cas en Syrie. Au Liban, en Israël tout comme au Soudan, aucune des initiatives menées par Kofi Annan n’a aboutit à une solution définitive. Bien au contraire. Son approche à la fois éminemment légaliste et anti-impérialiste a empêché toute prise de position claire et annihilé toute chance de succès.
 
 
Après c’est relativement facile d’être contre la pauvreté, contre le Sida, pour la diversité et pour l’émancipation des femmes. Vous connaissez beaucoup de personnalités publiques en faveur de la faim et du paludisme ? N’empêche, l’un des fils les plus éminents de l’Afrique subsaharienne est en mission pour l’ONU et la Ligue Arabe. Il faudrait apparemment et malgré son propre bilan, lui faire confiance. Pour quelle raison ? Bon gré, mal gré, c’est un connaisseur, un habitué. Kofi Annan dans son rôle favori : la position de missionnaire, pardi!
 
Joel Té-Léssia