La gloire des imposteurs, d’Aminata Traoré et Boubacar B. Diop

book_234Certains livres méritent qu’on s’arrête sur rayon, qu’on cède au désir d’en connaître le contenu, ne serait-ce que parce que le menu est annonciateur de rupture, d’originalité et par conséquent de discours nouveaux. L’éditeur français Philippe Rey s’est associé au projet de voir deux intellectuels africains de premier plan pousser leurs réflexions, dans le cadre d’un échange épistolaire sur près de deux ans. Cet échange porte sur des faits qui ont marqué récemment le continent africain, plaçant ce dernier au cœur de l’actualité internationale : le « printemps » arabe (avec une acuité particulière portée sur l’épisode libyen) et la longue crise malienne. Aminata Dramane Traoré (1), altermondialiste déterminée, essayiste, ancienne ministre de la culture au Mali a pris le temps d’échanger durant près de deux ans avec le romancier et essayiste sénégalais Boubacar Boris Diop, auteur du fameux Murambi, Le livre des ossements et du roman en ouolof Doomi Golo.

Avant d’aborder le fond de leur échange, il est important de marquer la singularité de cette démarche et d’une certaine manière, la confiance qui a forcément porté les deux protagonistes dans cette prise de parole pour le moins atypique. Pour plusieurs raisons. Si les sociétés africaines ne sont pas plus patriarcales qu’ailleurs, il est quand même pertinent de souligner cet échange épistolaire entre un homme et une femme. Il traduit un respect profond que l’un accorde au propos de l’autre, respect dépassant la question du genre. Un second point est celui de voir deux intellectuels assez posés pour prendre l’initiative du débat et ne pas se laisser emporter dans des réactions assez récurrentes comme ce fût le cas avec La réponse de l’Afrique à Sarkozy ou Négrophobie. Les auteurs du livre ont plutôt été percutés de plein fouet par les événements, engageant les auteurs à développer une parole à la fois élaborée et épidermique orientant le cadre de leur discussion.

Sur le fond, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop entreprennent cette correspondance alors que le printemps « arabe » bat son plein en Afrique du nord, que des barques de fortune chavirent ou coulent dans la Méditerranée ou l’Atlantique avec de nombreux migrants en quête d’un avenir fait d’espoir. Aminata Traoré a traité la question dans un livre sous le concept de Migrance traduisant ces migrations de population prenant la forme d’errance dans le Sahara ou sur les grandes eaux. Boubacar B. Diop prend le soin de déconstruire ce mouvement naturel en rappelant que l’Eldorado attendu peut se montrer cruel. La chasse aux modou-modou en Italie l’interpelle. L’Europe fascisante tue. Mais dans le regard de l’intellectuel sénégalais, il y a la question du traitement de l’information, en particulier par les médias des pays des ressortissants traqués, en l’occurrence le Sénégal. Cet échange commence donc sous l’angle des responsabilités africaines, ces hommes qui partent en quête d’un espace de vie meilleure.

« Alors, voir des jeunes dans la force de l’âge engloutis par l’océan, eh bien, c’est triste, ça bouleverse pendant quelques heures, mais au final on se sent surtout impuissant, on tourne les yeux vers l’autre côté et la vie continue. »

Ces mots de Boubacar Boris Diop dans sa lettre du 8 janvier 2012, souligne l’indifférence du pouvoir politique, des médias africains. D’une certaine manière, et en filigrane, on se pose la question de savoir avec Boubacar B. Diop si la préoccupation de ces vies qui disparaissent concernent plus les pouvoirs publics européens que ceux du continent africain.

aminata_D_Traor___1_1__805997327Il est intéressant de remarquer que la première correspondance d’Aminata Traoré intervient après le coup d’état de Mars 2012, mené par le capitaine Sanogo. Il est important pour l’auteure de signifier l’antériorité de ce projet de correspondances. Cela étant précisé, les événements douloureux dans son pays vont fortement centrer le regard d’Aminata Traoré sur le Mali faisant de cet aspect de la correspondance le noyau d’un atome autour duquel la pensée de Boubacar Boris Diop, tel un électron, va graviter tout en apportant une ouverture intéressante de son propos au reste de la sous région et du continent. Pour revenir sur ces lettres sur le Mali, elles permettent au lecteur de mesurer l’impact du coup d’état, son évidence, quand on prend une meilleure connaissance du massacre d’Aguelhok(3), de la marche des femmes du camp militaire de Kati sur Bamako, la prise de contrôle de la rébellion du Nord par les islamistes. Ces lettres tentent d’expliquer la reconnaissance enthousiaste et l’accueil triomphal du peuple Malien  fait aux éléments de l’Opération Serval.

L’angle d’attaque d’Aminata Traoré est avant tout celui de la souveraineté nationale. Du moins son absence en ce qui concerne la crise malienne. Celle-ci, au-delà d’être le jouet d’un asservissement décrié à l’endroit de l’ancienne métropole, est soumise au diktat des tenants de la mondialisation. Venant de l’altermondialiste, cette posture était relativement attendue de l’ancienne ministre malienne de la culture. Le propos de la femme politique est avant tout d’ouvrir les yeux de ses concitoyens sur ce qu’elle définit comme étant l’imposture française, venant à la rescousse d’un peuple malien tout prêt de basculer sous la férule islamiste. L’imposture du pompier pyromane ayant déstabilisé la Libye voisine, pour s’ériger en libérateur du Mali.

Si Aminata Traoré porte un regard critique sur les responsabilités maliennes, elle semble plus se centrer sur les entraves posées sur son action politique et la réduction d’une influence qui visiblement gênait les barons de la place malienne. Elle ne s’attelle pas à proposer une analyse plus profonde de la faillite de l’élite et de la soldatesque malienne. Mieux, si la gestion paternaliste et « consensuelle » d’Amadou Toumani Traoré est critiquée du bout des lèvres, il est tenté de rappeler l’exploit unique en son genre d’avoir résisté à une collaboration contrainte pour le rapatriement des illégaux maliens de France vers leur terre d’origine. Ce mélange de genre brouille la révolte de la grande dame du Mali. L’ambiguïté de la position française à Kidal, donne du grain à moudre à l’interlocutrice de Boubacar Boris Diop. On aura compris que dans cet échange épistolaire par deux figures de la place africaine francophone, le sujet du Mali, prenant en otage ces rédactions, réduit la portée de l’analyse d’Aminata Traoré.

DiopBoubacar B. Diop peut ainsi donner plus de relief aux points développés par Aminata Traoré. Mieux, il tente de pousser la réflexion dans une pensée plus globale, plus panafricaine rappelant les thèses de Cheikh Anta Diop dont il revendique un profond héritage. Il développe son regard sur les printemps arabes, en observe les dérapages funestes au Mali. Le propos de l’intellectuel est percutant sur chaque point qu’il veut bien soumettre au crible de son analyse. Un chat est un chat, il ne saurait l’appeler autrement. Dénoncer ainsi l’imposture française au Mali, regrettant l’ignorance des peuples maliens acclamant l’ancien maître venu en libérateur, il déporte son propos au Rwanda pour offrir un autre type de posture qui, selon lui, n’est malheureusement pas assez peu reconnu par les africains eux-mêmes. Celle de Kagamé, despote éclairé qui redresse le Rwanda après le génocide tutsi dans ce pays. Naturellement, citer le Rwanda quand on échange sur les interventions françaises en Afrique, c’est lourd de sens, l’essayiste sénégalais en a conscience et cela donne de la force à son propos soulignant une réelle liberté de pensée trop rare dans l'espace francophone.

Il parait essentiel de se faire une idée sur cet ouvrage original, écrit dans le feu de l’action et qui, lorsqu’on observe la situation actuelle en Centrafrique, ne manquera pas de faire cogiter.

LaRéus Gangouéus

La gloire des imposteurs, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop

Editions Philippe Rey, 1ère parution en janvier 2014

(1)Aminata Dramane Traoré : Femme politique et auteure malienne, Aminata Dramane Traoré est également une militante altermondialiste engagée dans le combat contre le libéralisme et le néocolonialisme. Ses œuvres, notamment Le Viol de l’imaginaire, L’Étau et, tout récemment, L’Afrique humiliée, en font une voix singulière et essentielle pour comprendre les enjeux économiques et culturels de notre temps.

(2) Boubacar bos Diop : Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : Thiaroye terre rouge (théâtre, L’Harmattan, 1981), Les tambours de la mémoire (roman, Nathan, 1987, et L’Harmattan 1990), Le Cavalier et son ombre (roman, Stock, 1997, et Philippe Rey, 2010), Murambi, le livre des ossements (roman, Stock, 2000), Négrophobie (essai en collaboration avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Les Arènes, juin 2005), Kaveena (roman, Philippe Rey, 2006), L’Afrique au-delà du miroir (essai, Philippe Rey, 2007), Les petits de la guenon (roman, traduit librement de son roman en wolof Doomi Golo par Boubacar Boris Diop lui-même, Philippe Rey, 2009).
Il a collaboré à l'ouvrage L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar, publié par nos soins en février 2008. Il a également contribué à des collectifs de nouvelles (Les chaînes de l’esclavage, Massot, 1999 ; L’Europe vue d’Afrique, Le Figuier, Bamako) et à des scénarios de films (Le prix du pardon de Mansour Sora Wade, Un amour d’enfant de Ben Diogaye Bèye).

(3) 82 prisonniers issus des rangs de l'armée malienne sont exécutés par des rebelles du nord Mali

Boubacar Boris Diop, La nuit de l’Imoko

diop-boubacar-boris-L’écrivain Boubacar Boris Diop est une figure importante de la littérature africaine de langue française. On pourrait évoquer de multiples raisons pour situer l’importance du travail de l’intellectuel sénégalais qui, au-delà d’être un prosateur de talent, est avant tout un homme engagé qui n’a pas peur d’exprimer une opinion sur une place publique francophone dont les tenants et les aboutissants ne sont pas toujours clairement identifiables. Il est l’un des très grands romanciers africains à résider sur le continent et les nouvelles de La nuit de l’Imoko traduisent bien cet ancrage dans un terroir dont il hume chaque jour les senteurs, dont il ressent constamment la pulsion de vie et les injustices.

Une lecture de ce recueil de nouvelles édité en terre canadienne chez Mémoires d’encrier pourrait se faire par couple de textes sur une thématique.

Le règne de l’arbitraire : quelle posture adoptée ?

Boubacar Boris Diop introduit ce recueil par deux nouvelles remarquables qui mettent en scène deux formes de violence politique qui s’abattent impitoyablement sur deux individus : Malick Cissé et Myriem. Un des intérêts de cette lecture est de voir les nuances que l’auteur sénégalais propose dans la narration de ces deux nouvelles. La petite vieille est un texte dédié à Jean-Luc Raharimanana. Une petite et vieille dame fait la pluie et le beau temps dans une capitale, arpentant les lieux de pouvoir, octroyant des prix comme bon lui semble pour des productions cinématographiques en compétition avec un jury de pacotille. Quand Malick Cissé, un intellectuel au placard s’insurge contre la vieille dame et l’arrogance de son discours exprimé de manière détachée, le retour de bâton est sacrément douloureux. Difficile de ne pas voir là, une métaphore de la Françafrique qui malgré son grand âge, ne s’est jamais aussi bien portée. Selon Diop. Malick Cissé paie pour son irrévérence. Dans la narration de Boubacar B. Diop de cette nouvelle, il y a une forme de rire désabusé.

Dans « Myriem », l’auteur continue son exploration de l’arbitraire. Le paramètre d’une influence extérieure est éliminé permettant ainsi une focale sur une violence absurde qui frappe une actrice de la société civile. L’intérêt de la nation doit être préservé, la défense de la larme présidentielle vaut bien l’incarcération d’une mère de famille qui s’occupe des enfants de la rue. Ici, on bascule dans l’absurde.

Regards journalistiques : Observer, figer, laisser une trace d’un moment de l’histoire

Il est intéressant d’observer un auteur adapter son écriture en fonction du discours qu’il développe. Les deux nouvelles « Ndar-Géej » et « Maitre Wade ou l’art de bâcler son destin » pourraient dans leur forme être de parfaites notes de reporter. Boubacar B. Diop utilise toutefois la liberté qu’offre la fiction pour décrire la chute de Saint-Louis et du président Wade. Un homme revient avec sa compagne sur la terre de son enfance, Saint-Louis. Il est et reste doomu ndaar. Il redécouvre la ville, des personnalités qui ont compté pour lui. Cette observation de celui qui vit loin de ses terres nourrit des souvenirs chargés de nostalgie. La ville coloniale dans sa gloire passée est évoquée. L’ancienne capitale politique de l’AOF, ses signares, son prytanée, ses après-midi de fête si singuliers, son pont. Sous la plume de l’écrivain, on a le sentiment d’un écroulement et de l’émergence d’une nouvelle ville se construisant sur des bases très différentes. Ndar-Géej. Cette autre ville. La chute de Wade est tout aussi douloureuse. Medun Ba, le conducteur de taxi que prend un écrivain exprime avec en emphase le profond enthousiasme que Gorgui a suscité avant de produire le rejet qui a conduit à sa chute. Inutile de revenir sur le népotisme et le clientélisme du Vieux. Si l’écrivain ne cache pas qu’il s’est opposé à la politique de Wade, le regard de Medun Ba conforte son point de vue et traduit la désillusion de beaucoup de sénégalais. Elle traduit aussi une certaine fierté de la réussite de l’alternance démocratique tout en posant une réserve sur deux points : la fragilité d’un tel processus qui exige une stabilité du pays (avec un renvoi à l’expérience malienne) et la nécessite de conduire un peuple afin que le vote électoral ne traduise plus le rejet d’un homme et d’un système mais plutôt l’adhésion à un projet.

Parole des sans voix

Les nouvelles « Diallo, l’homme sans nom » et «Comme une ombre» sont des monologues. Elles sont, pour moi, les textes les plus touchants de ce recueil et elles traduisent chez Boubacar B. Diop de proposer un profond désir d’introspection pour le lecteur africain. Diallo est un nom générique en Afrique de l’Ouest. Un peu comme Fatou qui finit par être l’étiquette d’une catégorie professionnelle, celle des femmes de ménage. On parle d’expériences partagées.

Un homme qui a bourlingué sur les grandes eaux de la planète occupe à présent un poste de gardien dans la très belle demeure des Soumaré, riche famille de la place.  Serviteur soumis, il est Diallo pour son patron. Un diallo. Il n’existe pas. Il n’a pas d’autre nom. Son histoire ne compte pas. Face à la puissance matérielle de ceux qui l’emploient, il est un objet, il ressemble à l’homme invisible de Ralph W. Ellison. Cette nouvelle parle avec force de la stratification lourde de certaines sociétés ouest-africaines et de l’impossibilité d’établir des connexions salvatrices. Une certaine idée de la mythique solidarité africaine en prend un coup dans l’aile face à un matérialisme triomphant dans cette nouvelle élite. La tentative de communication prend des formes qui engageront le lecteur à poursuivre seul le cheminement proposé par l’auteur. « Comme une ombre » met en scène une autre forme de discours marginal, celui de l’immigré quelque part en Europe qui voit son monde refaçonné sans avoir un mot à dire. Il observe passivement aussi la montée des extrémismes. D’une certaine manière les figures de l’immigré et de la sentinelle sont celle de spectateurs d’un monde qui change et sur lequel ils n’ont aucune prise.

Ecrites sur quinze années, la cohérence de ces sept nouvelles a quelque chose d’exceptionnel.

LaRéus Gangoueus

Boubacar Boris Diop, Kaveena

« Pleurer les morts est presque un luxe. », p. 51.

« L’histoire des nations n’est pas un récit plein de fantaisies et d’ornements gracieux. Elle ne s’écrit pas à reculons. Elle ne commence pas par la fin. », p. 228.

Boubacar Boris Diop se penche à nouveau sur les fausses indépendances, une Afrique sous la férule d’une France prédatrice, jalouse de son omniprésence sur son pré carré africain ; hégémonie paranoïaque sanctionnant violemment toute critique, tout désir à l’autonomie. Encore un énième roman sur un sujet maintes fois traité diront certains, alors même qu’il est indispensable de plonger toujours plus loin dans les méandres de l’Histoire : analyser le marécage, en exhumer chacun des tréfonds et transmettre les tenants et aboutissants d’un passé commun au présent vivace et dont l’avenir ne peut s’accorder le luxe de l’ignorance. Telle est assurément la démarche de l’auteur. Ici, plus qu’un roman à qui est empruntée la prose, Kaveena se présente telle une tragédie grecque (la forme théâtrale aurait pu tout aussi bien être choisie) ne pouvant finir que par le glaive et dans le sang : au sacrifice répond la vengeance meurtrière, occire l’hydre.

 

Le cœur de la tragédie, le sacrifice d’une enfant de six ans, Kaveena, Afrique vierge et innocente – la génération nouvelle -, violée, tuée et démembrée ; pratique sacrificielle d’un temps sinistre que l’on croyait révolu à jamais. Un holocauste à la gloire de quelque divinité corrompue afin qu’un homme, le Français Castaneda, puisse s’octroyer des pouvoirs et conforter son autorité sanguinaire sur une nation d’Afrique. Archétype du tyran, Castaneda est l’hydre « France-Afrique » qui de ses crocs tue sa proie, le continent noir, pour se nourrir de sa sève vitale : à lui la toute puissance politique et économique. Quand bien-même l’exigence de se grimer « d’africanité » se fait-elle, il se peinturlure couleur locale, se surprenant même à se prendre à son propre jeux : pourquoi ne pas troquer les habits de l’autorité dissimulée à ceux du chef officiel ? Le vertige, l’apothéose finale, avoir son propre royaume et ses citoyens-esclaves. A ses côtés, son fils tutélaire Nikiema, l’enfant du pays, l’indigène de peau indispensable à Castaneda pour continuer son trafic : Il est sa caution, son alibi national.

« En vérité, il (Pierre Castaneda) a fait un raisonnement fort simple. Patron de la Cogemin, il savait bien ce que signifiait l’exploitation des mines d’or de Ndunga et du marbre de Masella. Les fils du pays travaillaient là-dedans comme des esclaves. On les obligeait à extraire les richesses de leur sous-sol au prix de mille souffrances. C’était ensuite chargé dans des bateaux et cela ne les regardait plus. Quand on y pense, c’est hallucinant et même un peu comique, cette façon de venir de l’autre bout du monde pour s’approprier les richesses d’autrui. Pierre a compris qu’il faudrait un jour où l’autre assouplir le système. Cela signifiait : préparer la relève. Ca a été avec moi (Nikiema). Il n’y a là rien d’extraordinaire. J’ai presque envie de dire que nous, les politiques, notre unique vérité est dans notre survie », p.115.

 Elevé sur l’étalon occidental et formé par le tyran, Nikiema est ce fils qui à un moment où un autre, à l’instar des tragédies grecques, se doit de tuer le père devenu un obstacle à la grandeur de son destin : asseoir sa tyrannie sur la nation ; peu importe si cette fin doit passer par une guerre des milices des plus meurtrières dans laquelle le peuple, moindre denrée sacrifiée, sera le grand oublié. Dans le cheminement de pensée de l’auteur, les dignitaires africains durant les pseudo-indépendances ne sont en rien de simples marionnettes mais des acteurs pleinement et volontairement complices des tyrannies et du pillage de l’Afrique : impossible pour eux de se parer du voile vertueux du « prisonnier malgré lui » ou encore du « vieux sage » protecteur de l’unité nationale. Tout comme Castaneda, Nikiema est un assassin.

« Puis Pierre Castaneda aurait malgré lui un pincement au cœur, quel gâchis, mon petit, quel gâchis, on faisait un si beau tandem, pourquoi t’es-tu soudain imaginé que tu pouvais devenir le vrai président d’un putain de vrai pays africain, juste comme ça ? Tous deux se rappelaient le temps où ils étaient des frères, ils liquidaient à l’unisson leurs ennemis (…) dans une joyeuse complicité. Il n’était pas si costaud d’ailleurs, à l’époque N’Zo Nikiema. Il faisait des cauchemars la nuit en pensant aux enfants des types qu’il avait égorgés ou étranglés ; au lieu de pleurer, les gamins sautillaient autour de lui en riant comme des anges célestes et il ne comprenait rien à leur jubilation et il avait le cœur brisé, ça lui retournait l’estomac, il vomissait parfois et Castaneda, un dur parmi les durs, se moquait de lui, il lui disait songe donc mon petit aux étoiles au-dessus de nos têtes (…) », p.47.         

Enfin se produit ce moment tant espéré, la révolte régicide d’une mère contre l’assassin de sa fille : l’altière Afrique, déesse blessée et bafouée, parturiente des générations sacrifiées, se lève dans toute sa dignité de femme violée au fruit innocent assassiné (Kaveena), glaive à la main, la vengeance sanguinaire sur l’assassin étranger. Mumbe Awale, jeune artiste anonyme, femme libre, est l’avatar ce cette Afrique qui par hospitalité naturelle puis forcée s’était glissée dans les draps et de Castanéda et de Nikiema se faisant leur maîtresse respective sans que les deux monstres ne sussent qu’ils se la partageaient. Témoin privilégié de leurs confidences sur leurs crimes orgiaques, le temps est venu de la réelle indépendance qui ne peut se faire que dans l’épuration salvatrice.

Spectateur diabolique de la vengeance matricielle à venir, le colonel Assante (anciennement directeur de la police politique des deux tyrans et tortionnaire de son état) conte l’histoire de la tyrannie en faisant appel à ses souvenirs et aux mémoires écrites de Nikiema trouvées dans l’appartement de Mumbe Awale où il se dissimule des jours et des nuits quand bien même les odeurs méphitiques exhalées par le cadavre d’un chef d’état soi-disant indigène. Récit intense, écriture déliée permettant au lecteur de se faire le confident privilégié du colonel Assante et de pénétrer les arcades terrifiants d’un tête à tête despotique et meurtrier, Kaveena fait partie de ces romans « coup de poing » dont nous ne saurions sortir indemnes ; une impression de malaise que ne fait que conforter le détachement d’un narrateur à l’occasion narquois.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

Boubacar Boris Diop, Kaveena, Philippe Rey, 2006, 304 p.