Post-Printemps Arabes : le développement durable par une approche en nexus

Youth-employment-2-670x501En septembre 2015, les pays arabes devront s’engager à contribuer aux ambitieux objectifs de développement durable (ODD). Les atteindre représente d’autant plus un défi que les Printemps arabes ont mis à mal les progrès sociaux et économiques que ces pays avaient connu au début du XXIe siècle. Une approche originale en nexus devrait être développée, mettant l’accent sur les priorités de l’emploi des jeunes, de la décentralisation et de l’aménagement du territoire. 

Après des avancées importantes pour contribuer à l’atteinte des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) entre 2000 et 2010, le « Printemps arabe » a été synonyme de reculs significatifs sur les indicateurs du développement humain dans de nombreux pays arabes. Irak, Libye, Syrie, Égypte, Yémen ou encore Tunisie et le Bahreïn : tous ont connu des revers de développement depuis 2011. Pour certains, comme la Syrie, le recul est un retour en arrière de plusieurs décennies.

Pourquoi les « Printemps Arabes » ?

Des facteurs politiques, géostratégiques et idéologiques ont joué un rôle important dans le déclenchement des Printemps arabes et continuent à en influencer les soubresauts. Mais les causes principales de ces bouleversements historiques sont intérieures. Il s’agit entre autres de la vague de jeunesse démographique constituée par l’arrivée de la génération du « baby-boom » arabe à l’âge de l’emploi. Cette vague est devenue un « tsunami » du fait de l’accélération de l’exode rural de ces dernières années, vidant les campagnes et accentuant la surpopulation des banlieues et des villes moyennes. Dans cet environnement, les emplois sont rares, surtout pour les jeunes et les femmes. Par exemple, les taux de chômage féminin atteignent parfois 50 %, alors que la participation de la femme à la force de travail est la plus faible mondialement, autour de 20%. La situation était telle que même dans les pays non autoritaires, ce « tsunami de jeunes » allait transformer la société.

Avant ces mouvements de protestation, les capacités des gouvernements à fournir des services publics décents, notamment dans l’éducation et l’enseignement supérieur, étaient dépassées par le nombre des baby-boomers et leurs besoins. D’autant plus que tous les pays arabes avaient adopté depuis la décennie 1990 des politiques d’ajustement structurel sous l’égide des institutions financières internationales et que les aides publiques au développement ont baissé considérablement, même celles issues des pays du Golfe.

Lire la suite de la tribune de Samir Aita sur le site de notre partenaire http://ideas4development.org/ (Le Blog animé par l'Agence Francaise de Développement).

 

Ultras, sentinelles des manifestations Nord-Africaines

Petite histoire des tribunes animées

Tout au long de l’histoire, les stades ont été le théâtre de nombreux drames humains. Des milliers de supporters venus assister à des matchs de football et ne sont jamais rentrés chez eux, victimes d’accidents ou de bousculades. Si certains sont imprévisibles, beaucoup sont provoqués par des mouvements de foules déclenchés par les supporters, les forces de l’ordre, ou les deux parties. Prévisibles, surtout quand les matchs associent tous les ingrédients d’un cocktail qui peut exploser lorsque les enjeux sont importants ou qu’ils opposent des équipes aux rivalités fortes. L’antagonisme entre des supporters organisés en groupes et des forces de l’ordre prêtes à user de la violence pour les contrôler, s’ils estiment que c’est nécessaire, est une véritable poudre à canon. Par la réglementation imposée aux clubs pour accueillir des matches et la répression, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Sud parviennent tant bien que mal à limiter ces tragédies. En Afrique, au contraire, on compte les victimes par centaines ces dernières décennies. Le plus alarmant est qu’elles sont de plus en plus récurrentes que ce soit au Ghana, en Guinée, en Côte d’Ivoire, en RD Congo ou au Maghreb. La vétusté des stades, l’absence d’issue de secours, les mauvais agissements de certains supporters et les réprimandes qui suivent des policiers, y sont pour beaucoup.

illustration article mouvement de foule

Le mouvement de foule qui a eu lieu le 1er février 2012 au Nord de l’Egypte, dans le stade de Port-Saïd, où 74 supporters du club Cairote du Al Ahly SC trouvent la mort, ne répond pas aux caractéristiques habituelles. Très présent lors de la révolution sur la place Tahrir, et à quelques jours du premier anniversaire de  la chute de Moubarak, les Ultras Ahlawy semblent être les cibles évidentes de ce massacre. L’absence de réaction des policiers et la violence inhabituelle des Ultras Green Eagles 07 du club local Al Masry,  sans réelle préméditation,  rentrés avec de nombreuses armes dans le stade,  intriguent.

Ultras, définition d'un mouvement quadragénaire

Les Ultras sont des groupes de supporters fanatiques structurés autour d’une association indépendante du club qu’ils encouragent. Cette forme de supporterisme est apparue en Italie à la fin des années 60, dans les tribunes de Milan, Gênes et Turin. Ils se sont fortement inspirés d’un mouvement Sud Américain.  Depuis le début des années 30, là-bas on anime activement les tribunes. Chants, applaudissements, drapeaux, tambours et fumigènes permettent de mettre l’ambiance et de représenter son club et son quartier dans les matchs contre les autres équipes de Buenos Aires, Sao Paulo, Rio de Janeiro ou Montevideo. Comme dans toutes fêtes, l’alcool est présent, la violence qui en découle aussi. Elle est même proportionnelle à la passion. Prémisse de la mondialisation, le phénomène déferlera sur l’Europe avec la diffusion TV des matches. Le mouvement Ultra se différencie du hooliganisme venue de Grande Bretagne, qui mise avant tout sur la violence pour déstabiliser son adversaire. Margareth Thatcher s’est chargée de mater le phénomène sur son île avec sa politique de fer à la fin des années 80. Certains hooligans œuvrent encore aujourd’hui en Europe, ils sont difficiles à contrôler et imprévisibles. La violence est également présente autour du mouvement Ultra, mais elle n’est pas l’élément de base du rassemblement. Les Ultras essaient davantage de se distinguer par leurs nombres et leurs animations en respectant certaines règles, dont l’obligation de ne pas s’attaquer aux gens qui ne sont pas du mouvement. Une fois par semaine, tous mettent en pause leurs vies pour rejoindre une zone où le jugement d’autrui n’est pas toléré. Un contexte fanatique imprévisible, où les couleurs du maillot suppriment toutes les barrières physiques ou morales. Une zone de liberté totale dans une atmosphère solidaire.

TIFO AL ALHY ILLUSTRATION 2

 

À la fin des années 90, les groupes ultras étaient déjà présents dans une grande partie des tribunes de l’Europe « Latine ». On retrouve des associations importantes en Espagne, au Portugal, en France, en Grèce, en Turquie et dans les Balkans. Ils sont les sentinelles de l’histoire de leurs clubs et veillent, à préserver un certain idéal du football, ils s’en nourrissent au même titre que les rivalités.   

 

Les Ultras sont apparus dans les pays du Nord du continent Africain en deux temps. Les précurseurs sont les African Winners du Club Africain de Tunis en 1995. Il faudra ensuite près de 10 ans pour voir de nouveaux groupes se créer. Sans doute le temps qu’ils s’adaptent à la culture arabo-musulmane et aux régimes autoritaires qui sont en place. La passion du foot est là, et depuis 2005 on assiste à une déferlante. Chaque club de foot ou presque, de Rabat au Caire, est soutenu par au moins un club d’Ultras dont les aspirations varient en fonction de la région et de l’histoire du club qu’ils supportent. Dans les grandes villes, les groupes sont très bien organisés et grandissent rapidement. En moins de 10 ans d’existence, ils sont déjà reconnus par leurs frères Européens. En 2011, un groupe d’Ultras, les Blue Lions, sont apparus à Khartoum au Soudan pour soutenir l’équipe de Al Hilal, une première en Afrique noire.

Dans les pays où les jeunes ont du mal à trouver du travail, Ultra est un style de vie. Même lorsque l’équipe ne joue pas ils continuentultras-ahlawy-showing-tantawy-the-red-card d’y consacrer leurs quotidiens. C’est une seconde famille qui permet de surmonter les difficultés quotidiennes de la vie. En Grèce et en Turquie les groupes atteignent plusieurs milliers d’adhérents.

Avec son apparition dans les pays du monde arabe, le mouvement Ultra a pris une nouvelle dimension. En 2011 les groupes des clubs rivaux du Zamalek et du Al Alhy, les White Knights 07 et les Alhawy 07, se sont unis lors des manifestations du printemps arabe sur la place Tahrir. Ils se sont associés à la population et se sont occupés de réduire la portée des répressions des policières qu’ils ont décidé de combattre ensemble sous des chants de stades. Ils obtiennent une victoire par KO sur Moubarak. Pas intéressés par la politique, ils se retirent des discussions une fois le régime parti. Cette nouvelle façon de contribuer à l’ordre démocratique,  a donné un nouvel élan que l’on a pu retrouver sur place Taksim à Istanbul (en Turquie), où les UltrAslan du Galatasaray, la Çarşı du Besiktas et les GençFenerbahçeliler du Fenerbahçe, ennemis héréditaires, ont signés une trêve pour soutenir et protéger les manifestants. Avec la aussi la victoire au bout.

Ces démonstrations de forces des Ultras dans les dernières grandes manifestations sont une nouvelle menace pour les dirigeants politiques. Au pont d’en arriver au massacre de Port-Saïd ? Nous prendrons de la hauteur sur ce mouvement en Afrique du Nord dans le second chapitre.

Pierre-Marie GOSSELIN

Légende photo 1 : Mouvement de foule à la fin du match entre l’AS Vita Club et le TP Mazembe au stade Tata-Raphael de Kinshasa le 11/05/14 source : Facebook officiel TPMazembe

Légende photo 2 : Tifo du groupe Ultras Ahly lors du match de ligue des champions Al Ahly – Tusker(Kenya). Pour le grand retour des Ultras Ahlawy après la tragédie de Port Saïd le 07/04/13 source : www.ultras-tifo.net

Légende photo 3 : Illustration de la prise de position des Ultras sur le conseil supreme des froces armées, au pouvoir en egypte depuis 2011. Latuff source : latuffcartoons.wordpress.com

 

 

La gloire des imposteurs, d’Aminata Traoré et Boubacar B. Diop

book_234Certains livres méritent qu’on s’arrête sur rayon, qu’on cède au désir d’en connaître le contenu, ne serait-ce que parce que le menu est annonciateur de rupture, d’originalité et par conséquent de discours nouveaux. L’éditeur français Philippe Rey s’est associé au projet de voir deux intellectuels africains de premier plan pousser leurs réflexions, dans le cadre d’un échange épistolaire sur près de deux ans. Cet échange porte sur des faits qui ont marqué récemment le continent africain, plaçant ce dernier au cœur de l’actualité internationale : le « printemps » arabe (avec une acuité particulière portée sur l’épisode libyen) et la longue crise malienne. Aminata Dramane Traoré (1), altermondialiste déterminée, essayiste, ancienne ministre de la culture au Mali a pris le temps d’échanger durant près de deux ans avec le romancier et essayiste sénégalais Boubacar Boris Diop, auteur du fameux Murambi, Le livre des ossements et du roman en ouolof Doomi Golo.

Avant d’aborder le fond de leur échange, il est important de marquer la singularité de cette démarche et d’une certaine manière, la confiance qui a forcément porté les deux protagonistes dans cette prise de parole pour le moins atypique. Pour plusieurs raisons. Si les sociétés africaines ne sont pas plus patriarcales qu’ailleurs, il est quand même pertinent de souligner cet échange épistolaire entre un homme et une femme. Il traduit un respect profond que l’un accorde au propos de l’autre, respect dépassant la question du genre. Un second point est celui de voir deux intellectuels assez posés pour prendre l’initiative du débat et ne pas se laisser emporter dans des réactions assez récurrentes comme ce fût le cas avec La réponse de l’Afrique à Sarkozy ou Négrophobie. Les auteurs du livre ont plutôt été percutés de plein fouet par les événements, engageant les auteurs à développer une parole à la fois élaborée et épidermique orientant le cadre de leur discussion.

Sur le fond, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop entreprennent cette correspondance alors que le printemps « arabe » bat son plein en Afrique du nord, que des barques de fortune chavirent ou coulent dans la Méditerranée ou l’Atlantique avec de nombreux migrants en quête d’un avenir fait d’espoir. Aminata Traoré a traité la question dans un livre sous le concept de Migrance traduisant ces migrations de population prenant la forme d’errance dans le Sahara ou sur les grandes eaux. Boubacar B. Diop prend le soin de déconstruire ce mouvement naturel en rappelant que l’Eldorado attendu peut se montrer cruel. La chasse aux modou-modou en Italie l’interpelle. L’Europe fascisante tue. Mais dans le regard de l’intellectuel sénégalais, il y a la question du traitement de l’information, en particulier par les médias des pays des ressortissants traqués, en l’occurrence le Sénégal. Cet échange commence donc sous l’angle des responsabilités africaines, ces hommes qui partent en quête d’un espace de vie meilleure.

« Alors, voir des jeunes dans la force de l’âge engloutis par l’océan, eh bien, c’est triste, ça bouleverse pendant quelques heures, mais au final on se sent surtout impuissant, on tourne les yeux vers l’autre côté et la vie continue. »

Ces mots de Boubacar Boris Diop dans sa lettre du 8 janvier 2012, souligne l’indifférence du pouvoir politique, des médias africains. D’une certaine manière, et en filigrane, on se pose la question de savoir avec Boubacar B. Diop si la préoccupation de ces vies qui disparaissent concernent plus les pouvoirs publics européens que ceux du continent africain.

aminata_D_Traor___1_1__805997327Il est intéressant de remarquer que la première correspondance d’Aminata Traoré intervient après le coup d’état de Mars 2012, mené par le capitaine Sanogo. Il est important pour l’auteure de signifier l’antériorité de ce projet de correspondances. Cela étant précisé, les événements douloureux dans son pays vont fortement centrer le regard d’Aminata Traoré sur le Mali faisant de cet aspect de la correspondance le noyau d’un atome autour duquel la pensée de Boubacar Boris Diop, tel un électron, va graviter tout en apportant une ouverture intéressante de son propos au reste de la sous région et du continent. Pour revenir sur ces lettres sur le Mali, elles permettent au lecteur de mesurer l’impact du coup d’état, son évidence, quand on prend une meilleure connaissance du massacre d’Aguelhok(3), de la marche des femmes du camp militaire de Kati sur Bamako, la prise de contrôle de la rébellion du Nord par les islamistes. Ces lettres tentent d’expliquer la reconnaissance enthousiaste et l’accueil triomphal du peuple Malien  fait aux éléments de l’Opération Serval.

L’angle d’attaque d’Aminata Traoré est avant tout celui de la souveraineté nationale. Du moins son absence en ce qui concerne la crise malienne. Celle-ci, au-delà d’être le jouet d’un asservissement décrié à l’endroit de l’ancienne métropole, est soumise au diktat des tenants de la mondialisation. Venant de l’altermondialiste, cette posture était relativement attendue de l’ancienne ministre malienne de la culture. Le propos de la femme politique est avant tout d’ouvrir les yeux de ses concitoyens sur ce qu’elle définit comme étant l’imposture française, venant à la rescousse d’un peuple malien tout prêt de basculer sous la férule islamiste. L’imposture du pompier pyromane ayant déstabilisé la Libye voisine, pour s’ériger en libérateur du Mali.

Si Aminata Traoré porte un regard critique sur les responsabilités maliennes, elle semble plus se centrer sur les entraves posées sur son action politique et la réduction d’une influence qui visiblement gênait les barons de la place malienne. Elle ne s’attelle pas à proposer une analyse plus profonde de la faillite de l’élite et de la soldatesque malienne. Mieux, si la gestion paternaliste et « consensuelle » d’Amadou Toumani Traoré est critiquée du bout des lèvres, il est tenté de rappeler l’exploit unique en son genre d’avoir résisté à une collaboration contrainte pour le rapatriement des illégaux maliens de France vers leur terre d’origine. Ce mélange de genre brouille la révolte de la grande dame du Mali. L’ambiguïté de la position française à Kidal, donne du grain à moudre à l’interlocutrice de Boubacar Boris Diop. On aura compris que dans cet échange épistolaire par deux figures de la place africaine francophone, le sujet du Mali, prenant en otage ces rédactions, réduit la portée de l’analyse d’Aminata Traoré.

DiopBoubacar B. Diop peut ainsi donner plus de relief aux points développés par Aminata Traoré. Mieux, il tente de pousser la réflexion dans une pensée plus globale, plus panafricaine rappelant les thèses de Cheikh Anta Diop dont il revendique un profond héritage. Il développe son regard sur les printemps arabes, en observe les dérapages funestes au Mali. Le propos de l’intellectuel est percutant sur chaque point qu’il veut bien soumettre au crible de son analyse. Un chat est un chat, il ne saurait l’appeler autrement. Dénoncer ainsi l’imposture française au Mali, regrettant l’ignorance des peuples maliens acclamant l’ancien maître venu en libérateur, il déporte son propos au Rwanda pour offrir un autre type de posture qui, selon lui, n’est malheureusement pas assez peu reconnu par les africains eux-mêmes. Celle de Kagamé, despote éclairé qui redresse le Rwanda après le génocide tutsi dans ce pays. Naturellement, citer le Rwanda quand on échange sur les interventions françaises en Afrique, c’est lourd de sens, l’essayiste sénégalais en a conscience et cela donne de la force à son propos soulignant une réelle liberté de pensée trop rare dans l'espace francophone.

Il parait essentiel de se faire une idée sur cet ouvrage original, écrit dans le feu de l’action et qui, lorsqu’on observe la situation actuelle en Centrafrique, ne manquera pas de faire cogiter.

LaRéus Gangouéus

La gloire des imposteurs, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop

Editions Philippe Rey, 1ère parution en janvier 2014

(1)Aminata Dramane Traoré : Femme politique et auteure malienne, Aminata Dramane Traoré est également une militante altermondialiste engagée dans le combat contre le libéralisme et le néocolonialisme. Ses œuvres, notamment Le Viol de l’imaginaire, L’Étau et, tout récemment, L’Afrique humiliée, en font une voix singulière et essentielle pour comprendre les enjeux économiques et culturels de notre temps.

(2) Boubacar bos Diop : Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : Thiaroye terre rouge (théâtre, L’Harmattan, 1981), Les tambours de la mémoire (roman, Nathan, 1987, et L’Harmattan 1990), Le Cavalier et son ombre (roman, Stock, 1997, et Philippe Rey, 2010), Murambi, le livre des ossements (roman, Stock, 2000), Négrophobie (essai en collaboration avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Les Arènes, juin 2005), Kaveena (roman, Philippe Rey, 2006), L’Afrique au-delà du miroir (essai, Philippe Rey, 2007), Les petits de la guenon (roman, traduit librement de son roman en wolof Doomi Golo par Boubacar Boris Diop lui-même, Philippe Rey, 2009).
Il a collaboré à l'ouvrage L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar, publié par nos soins en février 2008. Il a également contribué à des collectifs de nouvelles (Les chaînes de l’esclavage, Massot, 1999 ; L’Europe vue d’Afrique, Le Figuier, Bamako) et à des scénarios de films (Le prix du pardon de Mansour Sora Wade, Un amour d’enfant de Ben Diogaye Bèye).

(3) 82 prisonniers issus des rangs de l'armée malienne sont exécutés par des rebelles du nord Mali

Pour le pouvoir algérien, la société ne doit pas conquérir la sphère publique

une_algerieOccuper l’espace public en Algérie ? Cette idée demeure inconcevable pour le régime algérien. Depuis la signature par l’ex-chef du gouvernement, Ali Benflis, le 18 juin 2001, d’un arrêté interdisant les marches à Alger, l’appareil répressif est déployé  en vue de mater toute activité organisée dans la rue. Les organisations qui tentent de manifester ou qui essayent d’observer des rassemblements dans la capitale, voient leurs militants arrêtés, embarqués à bord de fourgons de police et incarcérés dans les cellules de commissariats. Le scénario se perpétue depuis une décennie avec son lot multiforme de violations des libertés.

Mais pourquoi le pouvoir algérien empêche-t-il toute expression dans l’espace public ? Pourquoi ne veut-il pas concrétiser ce droit, pourtant garanti par la Constitution ? La réponse peut paraître subjective, mais elle est toute trouvée pour le régime, sous prétexte d’impératifs sécuritaires. Laisser les militants et citoyens s’exprimer dans la sphère publique, porte pour le régime l’inacceptable risque d’éveil de la société. Le travail de conscience n’est en aucun cas tolérable pour le pouvoir. Car si la presse algérienne jouit d’une certaine liberté de ton et que les journalistes arrivent à publier des écrits que leur envient leurs confrères des pays arabes, l’espace public demeure une chasse gardée pour le régime. Cette phobie, cette peur constante, loin de répondre à des considérations sécuritaires, guide l’action des pouvoirs publics. Il est indéniable que les libertés gagneraient du terrain si les Algériens arrivaient à s’exprimer et se rassembler en dehors du cadre privé dans lequel ils sont confinés.

Pour mieux comprendre cette aliénation, assister à un rassemblement de X association permet de mesurer la capacité de violation des libertés qu’exerce le pouvoir algérien.  En réalité, c’est l’effet de contagion qu’il craint, et notamment lorsqu’une action est organisée dans un quartier populaire d’Alger, entendre par là les quartiers comme Mohamed Belouezdad, Bab el Oued, la basse Casbah ou la place des Martyrs.

En laissant les organisations libres de tout mouvement, et en les laissant exprimer leurs revendications sans contrainte, le régime jouerait sa survie, ceci pour étayer le fond de la pensée des détenteurs du pouvoir de décision. L’aspect sécuritaire n’est pas fondé. En effet, que coûterait un sit-in deux trois heures, dûment organisé et encadré? Non, le régime algérien ne veut pas d’une expression libre de la société. Il l’infantilise, la brutalise, l’abrutit, la culpabilise pour ne pas à se retrouver face à des contre-pouvoirs citoyens.

Mais en cette conjoncture et au regard de la situation politique précaire en Algérie, avec des partis politiques qui ne jouent pas, pour la plupart, leur rôle d’intermédiaires avec la société, il est fort possible d’imaginer la chute du système si un minimum de 20 000 personnes se rassemblaient sur la place du 1er mai (Alger). Pour éviter ce scénario, le régime met en branle tout un arsenal afin de faire avorter dans les esprits la faisabilité d’une telle thèse.

Pour rester dans un schéma simple, imaginons le déferlement de plusieurs milliers d’Algériens, soulevant une seule revendication : la fin du régime actuel. Les agents de l’ordre ne pourraient pas contenir un tel afflux de jeunes. Utiliser les armes pour les stopper ne serait pas la meilleure solution pour le régime algérien, compte tenu des tristes résultats enregistrés en Tunisie et en Égypte, qui ont chacune comptabilisé la mort de plus de 500 personnes, menant au départ des présidents déchus Ben Ali et Moubarak.

De la place du 1er mai, les centres de décision du pays ne se trouvent pas très loin. La Présidence, le Ministère de la Défense, le Palais du gouvernement qui abrite le Premier Ministère et le Ministère de l’Intérieur, autant dire que des rassemblements parallèles et instantanés pourraient être tenus simultanément en heure et en espace. Le régime, dans une logique de pérennisation de son fonctionnement actuel lui permettant de continuer à profiter de la rente des hydrocarbures, est dans la reproduction d’une perpétuelle tactique qui consiste à utiliser tous les moyens de répression possibles sans effusion de sang.

Si des marches et rassemblements sont tolérés en dehors d’Alger, c’est uniquement parce que le régime ne peut plus contenir le volume de la protestation qui ronge toute les franges de la société. Ce genre de manifestations pacifiques est à encourager si elles inscrivent dans le cadre de la promotion de la citoyenneté et de la consécration d’un Etat de droit. Mais, force est de constater que les enjeux sont à Alger. La capitale, forte et fragile à la fois, ne doit pas, pour le régime, devenir le théâtre de la contestation populaire et civique, radicale et citoyenne.

 

Un article de Mehdi Bsikri initialement paru sur Arabthink

Tunisie, Egypte: la « Révolution » et après?

photo 1Il y'a plus de deux cent ans, le vocabulaire politique moderne s’enrichissait d'un nouveau concept: l« Révolution ». Différent de « révolution » qui signifie le mouvement d'un mobile tournant sur lui-même, la Révolution dont il est question ici, est un bouleversement à un moment donné de l'histoire politique, économique et socio-culturelle d'une société donnée par une remise en cause de ses soubassements institutionnels.

Elle donne, pour être authentique, sur un changement palpable de l'appareil étatique par une révision souvent totale de ses fondements institutionnels et constitutionnels. D’une Révolution doit donc découler un nouvel ordre. Toutefois, l'instauration de ce nouvel ordre n'est pas sans risques, sans dangers, sans dérives de toutes sortes.
La Révolution française de 1789 est été caractéristique des dérives que les vagues du changement peuvent entraîner, des débordements qui ont chamboulé non seulement les principes moyenâgeux de la monarchie mais aussi l'intellect de ceux qui, de loin, observaient le changement s'effectuer, prendre différentes formes, connaître quelques soubresauts avant d'être effectif.

Cet après de la Révolution française vit encore, se perpétue. La rupture est consommée et les idées ont évolué et continuent de l’être. On voit que l'authenticité de toute Révolution réside dans sa capacité à faire évoluer les choses dans le bon sens ou plutôt dans le sens présent.
Quid du printemps arabe? Quelles observations découlent de ces soulèvements spontanés des peuples arabes? Le succès immédiat de ces revendications a fait couler beaucoup d'encre dans la presse mondiale. Personne n'a raté le jour où Ben Ali a été « dégagé » de la tête de la Tunisie ou le moment où Hosni Moubarak s'est vu isolé avant d'être demis de ses fonctions par son propre peuple.

photo 2Le printemps arabe a ainsi été la proie d'une sorte de tourisme journalistique voire politico- médiatique au grand bonheur des spécialistes de tout horizon qui n’ont pas manqué de lui donner une valeur hautement symbolique.
Quid de l'après "Révolutions" arabes? Les médias ont accordé moins de crédit à l'après Ben Ali et Hosni Moubarak si ce n'est en orchestrant une sinistre campagne de dénigrement qui ne fit pas long feu. Des partis islamistes ont su tirer profit du changement de régime. Est-ce réellement un changement d'ailleurs? La Révolution a-t-elle vraiment eu lieu dans ces pays?
À la demande de plus de démocratie, plus de liberté et plus de respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine, le printemps arabe a-t-il répondu dans le sens positif?
Des dérives autoritaires de Mohamed Morsi qui se prend pour Ramsès II en élargissant, à chaque réveil, ses pouvoirs au risque de rendre l’Egypte ingouvernable aux nouveaux acteurs politiques qui peinent encore à stabiliser l'Etat Tunisien, à palier les déficits structurels et institutionnels, en somme, à répondre aux attentes des révolutionnaires, qui d'entre eux a su instaurer un changement rimant avec évolution?
Le désordre qui s'est installé dans ces pays n'est pas uniquement imputable à l'en soi de la Révolution elle-même. Il témoigne aussi d'une révolution spontanée, mal organisée voire irréfléchie, relayée par un appareil médiatique gardien du dogmatisme intellectuel et des interprétations anticipées, des conclusions hâtives et réductrices.
Les révolutions arabes m'interrogent et m'étonnent sous plusieurs aspects. Elles ont en effet servi à déconstruire, démystifier un appareil d'état patrimonial, sécularisé et verrouillé depuis des générations. Et après? Le chaos, le désordre, en gros le self-help, comme dirait Kenneth Waltz.
Je pense que c'est l'après qui définit toute acte révolutionnaire. La Révolution prend sens au lendemain de son déroulement, à la fin. Elle est donc, à la fois, moyen et fin. Elle doit permettre une renaissance palpable d'institutions sur des bases meilleures donc démocratiques.
Ce qui ne se voit guère au lendemain des printemps arabes. On semble plutôt entrer dans un cercle vicieux des évidences déconstructivistes qui témoigne d'une décadence alarmante et honteuse. Au lieu d'une Révolution, j'ai plutôt l'impression d'avoir vécu un mouvement physique, une simple révolution, brouillonne, bruyante et ennuyeuse, ajoutée à celle de la Terre. J’en conclus qu'ou la Révolution n'est pas encore finie, ou l'on s'est trompé de qualificatif, ou l'on a mal jugé, ou l'on a mal compris, ou l'on a trop anticipé ; on a surestimé une révolte. 

 

Pape Modou Diouf

La femme arabe et la révolution

Les signaux envoyés depuis Tunis ou Tripoli à propos de la condition féminine de l’après-révolution, amplifiés par les craintes des médias occidentaux, peuvent désarçonner : comment un vaste mouvement collectif qui vise et obtient la chute d’un tyran peut-il, d’un même mouvement, mobiliser un arsenal juridique ou annoncer des mesures à caractère misogyne ? L’esprit de la révolution ne souffle-t-il pas également sur l’ensemble d’une société ?

Pour expliquer cette exception, on doit d’abord remonter aux conditions historiques dans lesquelles se sont institués les droits des femmes dans le monde arabo-musulman. C’est d’une impulsion étrangère à la civilisation orientale qu’émanèrent les premières mesures. « Libérer » les femmes, c’était, pour les régimes musulmans modernisateurs, mobiliser de nouvelles forces au service d’un même projet de domination et de transformation de la société. Celle-ci en garda un goût amer et une association automatique entre réclamations féministes et alliance entre l’Occident et la dictature locale.

Ne touchez ni aux femmes ni à la religion

Il arriva d’ailleurs, paradoxalement, que la colonisation arrêta un processus d’émancipation féminine qui avait débuté avant et sans elle. Par prudence et utilitarisme, les régimes coloniaux évitèrent de bousculer les sociétés sur cette question, jugée moins importante que celle du contrôle des ressources ou de la mobilisation des indigènes dans l’armée. C’est que la question féminine est indissociablement liée au domaine religieux. Sans légitimité pour légiférer ou passer par force dans ce domaine, les puissances étrangères préfèrent contourner soigneusement l’espace féminin. L’anthropologue Jacques Berque, à propos du Maghreb colonial, dit que la France laissa à l’indigène deux espaces réservés : la mosquée et la femme. Là où Mohammed-Ali ou Khair-Eddine Pacha, au XIXe siècle, pouvaient, en tant que gouverneurs musulmans légitimes, bousculer ces deux espaces, les ouvrir à la modernité, négocier ou forcer la main à la société, la France et l’Angleterre se bornèrent à instituer les avancées acquises et délaissèrent le reste.

L’hommage que Mustapha Abdeljalil vient de rendre à la colonisation italienne de la Libye doit aussi être lu selon ce prisme : le colon qui « construit des routes » et terrorise les colonisés avait néanmoins, sur le despote modernisateur – Kadhafi en fut une version contemporaine – cet insigne avantage de ne pas toucher la société dans ses fondements psychiques : sa sexualité et sa religion, autrement dit sur ce nœud constitutif de l’identité profonde de l’individu.

Les révolutions n’aiment pas les femmes

Mais à vrai dire, il n’y a pas que les révolutions arabes qui semblent ne pas aimer les femmes. La misogynie des révolutionnaires français et russes est connue. L’exécution d’Olympes de Gouge, la mise à l’écart d’Alexandra Kollontaï, sont là pour le rappeler. Les explications historiques propres au monde arabo-musulman n’épuisent donc pas le phénomène. Des dimensions psychiques et de classes sont à prendre en compte. La haine que cristallisa Marie-Antoinette la femme de Louis XVI n’était pas seulement due à la xénophobie du petit peuple parisien contre « l’Autrichienne ». Ce qu’on détesta jusqu’au meurtre dans les femmes de la cour, c’étaient leurs mains blanches, leur désœuvrement, les cous ceints de bijoux extorqués au travail collectif. La haine que le chômeur tunisois ou le vendeur à la sauvette cairote vouent à Leïla Ben Ali ou à Suzanne Moubarak tient aux mêmes ressorts, sans doute. Cette haine pour la femme du prince, symbole de sa tyrannie, se mue facilement, devenue mouvement collectif, en protestation virile et en haine de toute exposition de féminité sur l’espace public.

A être exacte, les révolutions sont moins misogynes que puritaines. Elles n’aiment les femmes que masculinisées. A Pékin en 1949, comme à Alger en 1962 comme à Téhéran en 1979, les révolutionnaires portèrent sur le devant l’image de femmes résistantes et actives, les opposant inconsciemment aux princesses des régimes impériaux ou aux femmes du colon, qui renvoyaient aux dominés une image glauque de soumission et de mépris. Le proche avenir nous dira si le Printemps arabe dépassera cette fièvre misogyne qui agite les ferveurs populaires.

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

 

La deuxième vague de la révolution égyptienne

La deuxième vague de la Révolution égyptienne se déroule actuellement dans tout le pays. Elle est la conséquence de plusieurs processus en cours depuis janvier 2011. La première vague, celle des 18 jours entre le 25 janvier et le 11 février, s’est arrêtée au stade de la Révolution culturelle. Le système politique a quant à lui connu une secousse dont la principale résultante a été une redistribution des cartes dans le champ politique. Les principaux gagnants de ce premier round furent des courants et formations politiques qui avaient toujours été sceptiques face à l’idée révolutionnaire. Je pense ici, évidemment, aux mouvements religieux, en tête desquels les Frères musulmans ou les mouvements salafistes, mais je pense également à une bonne partie des nouveaux partis libéraux ou socio-démocrates qui prônaient, conformément à leurs idéologies, un changement graduel par la réforme. Ces mouvements, ayant souvent la tendance à se suffirent du minimum, ont été les premiers à s’asseoir à la table des négociations, dans un premier temps avec Omar Suleyman début février, et plus généralement, avec les militaires tout au long des derniers mois.

Ce changement politique à reculons ne pouvait que se heurter aux trajectoires des « révolutionnaires ». Celles-ci sont le fruit de différents processus qui se sont croisés depuis janvier. Tout d’abord, un processus d’intense politisation induit par la participation aux événements de janvier-février, et à l’expérimentation du « collectif ». Avec une cessation de l’ « action », beaucoup d’attentes, souvent très élevées, furent tour à tour déçues. Ensuite, la participation aux différents moments de confrontation avec les services de sécurité, notamment l’armée, durant les dix derniers mois, a contribué à un processus de radicalisation des mobilisés qui, s’ils avaient cru à l’antienne réformiste de février, étaient de plus en plus amenés à la remettre en cause. Ce fut le cas très tôt, en mars, avec la répression violente du sit-in de Tahrir, mais aussi en juin avec les incidents de Abasseyya ou encore les incidents de Maspero en passant par l’épisode de l’ambassade israélienne. Enfin, ce processus de radicalisation sur un temps moyen, s’est trouvé accéléré les derniers jours par un processus de radicalisation plus rapide, et plus violent, lié à l’interaction avec les forces de l’ordre et la chute de nombreuses victimes. Tout cela dans un environnement de rareté de l’information crédible, où l’économie de la rumeur devient un commerce à part entière.

Le scénario est particulièrement semblable à celui des « 18 jours ». La mentalité de la partie « régime » semble être la même. Cependant, le problème est que la mentalité de l’autre partie a radicalement changé. Je me souviens très nettement des minutes qui suivirent le deuxième discours d’Hosni Moubarak le 1er février. Celui-ci avait plongé Tahrir dans un réel désaccord, les gens quittaient la place, satisfaits des concessions. Certains clashs avaient lieu entre les tenants d’une posture radicale, et une majorité qui pensait que suffisamment de promesses avaient été faites. Sans la bataille du chameau qui eut lieu le lendemain, on se demande bien ce qu’aurait été la trajectoire de la première vague révolutionnaire.

Hier, en revanche, rien de tel n’eut lieu sur Tahrir après le discours du Maréchal Tantawi. Certes, tout le monde n’était pas d’accord sur la marche à suivre, mais l’écrasante majorité scandait quelques minutes après la fin du discours « à bas ! à bas ! le pouvoir militaire ! » ou encore « le Peuple veut la chute du Maréchal ». Et quand on leur demande pourquoi ? La réponse est simple « on s’est déjà fait avoir une fois ». Cette posture radicale n’est en rien minoritaire, et n’est pas nécessairement une posture de « radicaux » (des mouvements politiques radicaux, à l’extrême gauche par exemple). Elle est le fruit de ces différents processus de radicalisation, c’est à dire qu’elle n’est autre chose que le fruit de l’interaction des mobilisés avec les autres acteurs politiques.

Cette précision m’amène à un autre point. Si je parle d’« autres acteurs politiques » (au pluriel), c’est pour bien montrer que la radicalisation du mouvement n’est pas « uniquement » (quoiqu’en grande partie) le fruit de l’interaction avec les « dirigeants ». La scène politique instituée, c’est-à-dire les partis politiques, anciens et nouveaux, ont été des acteurs centraux de cet échec phénoménal. On pourrait même aller plus loin et dire que ce qui se passe maintenant est dirigé contre tous les acteurs autoritaires (i.e. détenteurs d’autorités qu’ils croient légitimes). Quiconque se ballade à Tahrir depuis quelques jours peut facilement y voir la haine des formations et personnalités politiques à la parole autorisée (sauf rares exceptions). Mais bien plus, des autorités en général, des salafistes engagés contre le gré de leurs cheikhs aux jeunes bourgeois venus manifester contre le gré de leurs parents.

Enfin, certains déplorent la tournure violente des événements. Et voudraient que les manifestants tendent l’autre joue. Mais les discours sur la non-violence relèvent aussi d’enjeux de définition de ce qui est en cours, et de ce fait même sont enjeux de lutte et de positionnement des acteurs dans l’espace politique. Il n’est pas étonnant de voir parmi les hérauts de cette non-violence ces mêmes courants qui n’étaient pas très « séduits» par l’idée de révolution au départ. Là encore, la radicalisation du mouvement, l’engagement de nombreuses personnes qui ont souffert de la violence physique et symbolique pendant des décennies, explique en grande partie cette tournure. La violence est bien moins naturelle, inscrite dans les personnes ou les courants, que situationnelle, motivée par les données d’une interaction. Par cela, je ne légitime aucunement la violence, mais je trouve déplorable que d’aucuns viennent accuser ceux qui luttent pour la liberté d’être des baltagiyya juste parce qu’ils ne portent pas des lunettes ray-ban ou qu’ils ont des dents cassées, résultat d’années de malnutrition et d’absence de soins. Quiconque est allé sur le front de Mohammed Mahmoud sait pertinemment, par exemple, ce que les enfants de la rue (ces préadolescents sans domicile que tout bon bourgeois contourne en marchant dans la rue) ont fait comme prouesses héroïques devant la police.

Ne venez pas faire la morale à ceux qui se font tuer, c’est malpoli.

Youssef El-Chazli, article initialement paru sur Arabsthink

Youssef El-Chazli a participé à la mobilisation de la place Tahrir. Il tweet @el_Sakandary. Cet article est une réaction à chaud des événements, pour plus de détails sur ce qui se passe, cliquez ici.

Moncef Marzouki, la transgression en politique

Au lendemain des élections de l’Assemblée Constituante tunisienne, l’omniprésence médiatique du parti islamiste Ennahda – certes justifiée par sa victoire incontestable, avec 91 sièges sur les 217 que comptera la future assemblée[1] – a laissé dans l’ombre un important acteur de ces élections : Moncef Marzouki, président du Congrès pour la République, formation arrivée seconde avec 30 sièges. Fort de cette seconde place, de plus de trente ans d’opposition, d’un exil prolongé, et de son indéniable charisme tribunicien, Marzouki est assurément l’un des hommes forts de la future Constituante – et, depuis sa déclaration de candidature le 17 janvier 2011, un prétendant sérieux au poste de Président de la République.

Des droits de l’homme à la politique, itinéraire d’un intransigeant

C’est dans la défense des droits de l’homme que Moncef Marzouki commence son engagement politique : il intègre en 1980 la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), dont il deviendra président en 1989. Toute sa vie, en parallèle de ses engagements politiques, il demeure impliqué dans les organisations de défense des droits de l’homme présentes en Tunisie, principalement la section tunisienne d’Amnesty International et surtout le Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), qui prend en 1998 le relai d’une LDTH jugée trop sensible aux pressions du régime de Ben Ali.

Durant ces années, il fréquente les figures de la défense des droits de l’homme en Tunisie, notamment Sana Ben Achour (membre puis présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates), Kamel Jendoubi (actuellement président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections), ou encore Sihem Bensedrine et Naziha Rjiba (alias Oum Zied), journalistes et cofondatrices de la radio libre Kalima. Cependant, à partir de 1994 et de son exclusion du bureau de la LTDH, il prend ses distances avec ce milieu, dont il fustige volontiers les coups bas, l’absence de vue politique, la compromission occasionnelle avec un régime qui se présente alors comme réformateur, et le mépris pour la question sociale.

En effet, à cette époque déjà, les idées politiques de Marzouki sont bien arrêtées, et solidement ancrées à gauche. Il associe aux valeurs traditionnelles des organisations auxquelles il appartient – État de droit, liberté d’expression, laïcité et féminisme – une préoccupation constante pour les revendications sociales, notamment celles de l’intérieur du pays (il est originaire d’un village de Bédouins du sud), qu’ignore trop souvent la bourgeoisie intellectuelle de la côte[2]. Lorsqu’il fait, en 1994, une entrée tardive en politique (il a alors presque cinquante ans), son corpus idéologique est entièrement formé et cohérent.

C’est son exclusion de la LTDH, au profit d’une tendance plus compréhensive envers le régime Ben Ali, qui déclenche sa véritable prise de conscience politique. Le médecin qu’il est réalise alors que la défense des droits de l’homme, seule, ne traite que les symptômes, et pas la maladie[3] : les moyens de l’État policier de Ben Ali sont infinis, et les organisations de la société civile ne peuvent qu’être écrasées ou survivre en collaborant plus ou moins. Le régime est le véritable et unique ennemi.

Lorsqu’il participe à la création du CNLT, plus radical que la LTDH, il a déjà acquis ses galons de tribun politique, à travers une candidature de témoignage – bien vite avortée – à la Présidence de la République. En Tunisie, puis à l’étranger lorsqu’il est forcé à l’exil, il se fait un dénonciateur virulent du régime de Ben Ali[4]. Jusqu’aux élections de 2009, qu’il appellera à boycotter, il ne cesse d’affirmer qu’aucun compromis n’est possible avec la dictature, qu’aucun droit ne doit être acquis par compromission avec le régime, et que sa chute est le préalable à toute discussion sur l’avenir de la Tunisie. Il n’hésite pas à égratigner dans ses discours d’autres représentants de l’opposition, qui croient – ou ont cru – à une évolution graduelle du régime vers plus de démocratie.

Pour structurer son activité politique, il lui faut un parti : ce sera le Congrès pour la République (CPR), qu’il crée avec Naziha Rjiba. « La » République, parce qu’il entend fonder la première véritable République Tunisienne – celle de Bourguiba n’étant, dit-il, qu’une dictature, et celle de Ben Ali une dictature pire encore.

Les islamistes, alliés stratégiques ou idéologiques ?

Jusqu’au-boutiste dans son opposition à Ben Ali, Marzouki se montre nettement plus enclin au compromis lorsqu’il s’agit de négocier avec les autres forces de l’opposition – particulièrement les islamistes d’Ennahda, qui en constituent la frange la plus cohérente et la mieux organisée. Il s’est déjà rapproché des islamistes lors de son passage à la LTDH, où il a pu constater qu’ils étaient, comme les militants gauchistes et libéraux, victimes de la répression du régime, mais attiraient moins la sympathie des élites intellectuelles et laïques.

Cependant, s’il sympathise avec des islamistes dont il défend les droits, Marzouki est encore, au début des années 1990, méfiant envers cette tendance politique. En effet, au-delà de son attachement à la laïcité, alors toujours vivace, il soupçonne les islamistes de ne pas accorder la même valeur que lui à la liberté individuelle, de rechercher des points de convergence avec le régime en place, et de s’accommoder de l’autoritarisme pourvu qu’ils y soient associés – comme les Frères Musulmans dans l’Égypte de Sadate.

Le renversement s’amorce en 2001 : en créant le CPR, Marzouki intègre plusieurs anciens islamistes à son parti, qu’il présente comme un front ayant vocation à rassembler toutes les sensibilités de l’opposition. C’est toutefois en mai 2003 que se produit la véritable rupture. À Aix-en-Provence, lors d’une rencontre rassemblant pour la première fois toute l’opposition tunisienne, le CPR s’associe aux islamistes d’Ennahda dans l’écriture d’une charte commune, qui sera la base de la Déclaration de Tunis du 17 juin 2003, dont Marzouki est l’un des maîtres d’œuvre, et qui demeure, encore aujourd’hui, le fondement de leur alliance.

Cette Déclaration suscite la réprobation des autres partis de l’opposition de gauche. Les laïcs les plus radicaux, regroupés autour du Mouvement Ettajdid, refusent d’entrée de jeu de participer à son élaboration. Les deux grands partis de gauche, le Parti Démocrate Progressiste (PDP) et le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDLT) participent aux travaux préparatoires de la Déclaration, mais s’abstiennent finalement de la signer[5]. En effet, bien que largement consensuelle, et affirmant l’égalité entre hommes et femmes, la Déclaration n’utilise jamais le mot de « laïcité » et préfère exiger, de manière plus ambiguë, « le respect de l’identité du peuple et  de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de la liberté de croyance à tous et la neutralisation politique des lieux de culte ».

Marzouki se retrouve alors dans une position particulière : avec la défection du PDP et du FDTL, il devient involontairement le représentant non-officiel de cette gauche qui accepte de s’allier avec les islamistes – un statut qui lui sera, tour à tour, un compliment de la part de ceux qui louent son sens du compromis, et un reproche dans la bouche de ses anciens alliés laïcs qui l’accusent de trahison.

Car ce compromis avec les islamistes, qui apparaît de prime abord comme une décision purement stratégique de rassemblement de l’opposition (stratégie qui est celle de Marzouki depuis la création du CPR), semble progressivement prendre une dimension idéologique : sans s’aligner sur les positions d’Ennahda en ce qui concerne la place de la religion dans la sphère publique, Marzouki leur cède néanmoins du terrain sur la question de la laïcité.

En particulier, dans un ouvrage publié en 2005[6], Marzouki expose une vision de la question religieuse largement compatible avec celle des islamistes. Il y affirme que l’islam, l’appartenance à la Oumma, est la « clef de voûte » de l’identité tunisienne, comme de toutes les identités arabes, et qu’au contraire la laïcité, c’est-à-dire la relégation de la religion dans la sphère privée, est un concept propre à un Occident chrétien, où l’Église formait une entité facile à définir et par conséquent, facile à exclure du champ politique. Ainsi, Bourguiba aurait « violent[é] » la Tunisie en voulant lui imposer une laïcité occidentale. Et Marzouki d’affirmer : « À la question, comment peut-on être laïque en terre d’islam, la réponse est qu’on ne peut pas l’être, à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme ».

Il est vrai que dans le même ouvrage, et plusieurs fois encore par la suite, il ne manque pas de préciser que, bien qu’il ne défende pas l’instauration d’une laïcité « à la française » en Tunisie, il entend néanmoins en voir appliquée « non la forme, mais l’essence », et notamment l’égalité entre hommes et femmes. Cependant dans ses discours, s’il insiste systématiquement sur la nécessité de défendre cette égalité des sexes, il s’abstient de mentionner d’autres droits qui appartiennent pourtant à « l’essence » de la laïcité, notamment une liberté d’expression incluant le droit de critiquer la religion[7].

Dans un livre d’entretiens publié en 2009[8], les positions politiques de Marzouki, qui conjuguent une sensibilité de gauche affirmée – notamment du point de vue social et institutionnel – et un rappel constant des spécificités qu’impose « l’identité arabo-musulmane » de la Tunisie, sont à nouveau réaffirmées. Le choix du coauteur n’est du reste pas innocent. Vincent Geisser est en effet un grand spécialiste de la politique tunisienne, mais considère également, dans plusieurs écrits, qu’une laïcité trop affirmée est une forme d’autoritarisme, et que les mouvements islamistes constituent un espoir démocratique contre les dictatures laïques ou pseudo-laïques du monde arabe.

Après 2011 : une indépendance à conquérir

Après la chute de Ben Ali, en janvier 2011, la volonté de Marzouki de constituer un gouvernement d’union nationale incluant notamment les islamistes n’est pas un secret. Lorsque le CPR crée la surprise en arrivant second aux élections de l’Assemblée Constituante, (malgré un financement beaucoup plus limité que celui d’autres partis), son alliance avec Ennahda au sein de la future assemblée ne fait aucun doute.

Étrangement, le discours de Marzouki envers les islamistes se fait alors moins souple. S’il refuse de les diaboliser et accepte de gouverner avec eux, il ne cesse, depuis le 23 octobre 2011, d’affirmer que lui-même et son parti resteront extrêmement vigilants sur les atteintes aux libertés publiques en général, et à l’égalité entre hommes et femmes en particulier. Il s’oppose en outre à l’instauration d’un régime parlementaire où une unique Assemblée détiendrait tous les pouvoirs, position que les islamistes défendent pourtant depuis les premiers jours qui ont suivi la fuite de Ben Ali.

C’est que Moncef Marzouki a compris que la faiblesse relative du CPR par rapport à Ennahda risque de le marginaliser au sein de la coalition, de le transformer en caution droit-de-l’hommiste d’un gouvernement islamiste. Il doit donc faire valoir ses spécificités : des convictions de gauche en matière économique, alors qu’Ennahda est plutôt libéral économiquement et socialement, et surtout un bilan irréprochable en matière de défense des libertés individuelles, alors que le Mouvement de la Tendance Islamique, ancêtre d’Ennahda, s’était compromis à la fois par des positions anti-laïques radicales et par une collaboration avec la dictature de Ben Ali entre 1987 et 1988.

Durant plus de quinze ans d’activisme politique, la stratégie de Marzouki se distinguait par son manichéisme assumé : la dictature de Ben Ali était l’ennemi à abattre sans compromissions, et le rassemblement de l’opposition justifiait le dépassement de toutes les divergences idéologiques. À présent que l’ancien opposant se voit donner une chance de tester l’exercice des responsabilités, il s’apprête à s’opposer à sa famille politique originelle, et à composer avec celle qui est sans doute la plus éloignée de ses convictions.

Dans ses relations avec son allié islamiste, il lui faudra apprendre à combiner la rigidité morale dont il s’est longtemps prévalu, avec la force de compromis dont il s’est montré capable. Un équilibre délicat pour Marzouki l’intransigeant, le tribun, le dénonciateur. Un défi à relever pour Marzouki le tacticien. Un dernier espoir, à 66 ans, de servir son pays, pour un homme politique dont l’originalité ne s’est pas démentie depuis plus de quinze ans.

Par David APELBAUM, article initiallement paru chez ArabsThink


[1] Cet article ne mentionne que les nombres de sièges, qui traduisent le mieux la répartition du pouvoir au sein de la constituante. En effet, les pourcentages en nombres de sièges ne représentent pas toujours les pourcentages de suffrages exprimés : ainsi, Ennahda occupera plus de 41% des sièges, mais a obtenu moins de 37% des votes. Les chiffres donnés dans cet article correspondent aux résultats électoraux provisoires.
[2] Préoccupation pertinente, puisque les mouvements qui ont provoqué la chute du régime de Ben Ali ont pris leurs racines dans la contestation sociale des régions intérieures du pays – contestation qui avait déjà été amorcée par les émeutes ouvrières de Gafsa et Redeyef en 2008.
[3] Il emploiera lui-même cette métaphore à plusieurs reprises.
[4] Moncef Marzouki a ainsi été l’invité de l’association Sciences Po Monde Arabe, partenaire de ArabsThink.com, à trois reprises durant l’année 2009 : le 5 mars pour intervenir lors d’une conférence sur la lutte contre la corruption dans le Maghreb, le 2 avril pour débattre avec des étudiants sur la possible démocratisation du monde arabe, et enfin le 10 octobre pour participer à un colloque exceptionnel confrontant les figures de l’opposition tunisienne à des représentants du régime.
[5] Le Mouvement Ettajdid, rassemblé avec ses alliés au sein du Pôle Démocratique Moderniste (PDM), a obtenu 5 sièges à l’Assemblée Constituante ; le PDP a obtenu 17 sièges ; le FDTL (alias Ettakatol) a obtenu 21 sièges. Idéologiquement, ces trois partis se rattachent à la social-démocratie laïque. Alors que le Mouvement Ettajdid et le PDP avaient axé une grande partie de leur campagne sur la dénonciation d’Ennahda et de l’islam politique, le FDLT a adopté une position modérée, sans pour autant se poser en allié potentiel d’Ennahda. Au lendemain des élections, Mustapha Ben Jafaar, secrétaire général du FDLT, a indiqué que son parti examinait la possibilité de participer à un gouvernement de coalition aux côtés d’Ennahda et du CPR.
[6] Le mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite, 2005, l’Harmattan ; les réflexions qui suivent sont tirées du chapitre intitulé « Préalable à une greffe réussie », pp. 136 à 153.
[7] La liberté d’expression a été remise au cœur des débats sur la place de la religion en Tunisie, suite à des manifestations islamistes contre la diffusion, le 7 octobre 2011, par la chaîne Nessma TV, du film Persépolis, où Dieu apparaît sous les traits d’un vieillard barbu, alors que la représentation de Dieu est interdite par l’islam.

[8] Dictateurs en sursis : une voie démocratique pour le monde arabe, entretiens avec Vincent Geisser, Éditions de l’Atelier, 2009 ; une seconde édition revue et augmentée a été publiée en mai 2011, sous le titre Dictateurs en sursis : la revanche des peuples arabes.

Vie(s) et mort du Colonel Khadafi

L’étonnante vague de sympathie que le Colonel Khadafi a réussi à créer en sa faveur, au cours des deux dernières décennies de son règne rend, pour certains, impossible d’évoquer sa fin sans immédiatement se raccrocher à leur sempiternel prêt-à-penser : l’anti-impérialisme. Qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas un anti-impérialiste que le CNT libyen a exécuté (nous reviendrons sur ce point) hier, c’est avant tout un dictateur fou, brutal et sanguinaire à la Amin Dada. Et ses excentricités ne doivent pas voiler la nature violente de son régime.
 
Derrière les insanités contenues dans son « Livre Vert »[1], les titres grandiloquents (« roi des rois et chefs traditionnels d’Afrique »), les amazones, la tente bédouine, ses travers de pétomane, derrière tout ça, il y avait un homme impitoyable avec ses adversaires et d’une brutalité inimaginable.
 
Comment croquer une personnalité aussi… multiple. Dans le même homme, il y avait :
 
le Khadafi des attentats de Lockerbie et le Khadafi qui soutint Mandela (un des petits-fils Mandela se prénomme… Khadafi) ; Khadafi, l’anticolonialiste, le nationaliste qui ferma les bases anglaises et françaises en Libye et Khadafi l’oppresseur des Libyens qui ordonna l’exécution de 1270 prisonniers politiques en 1996 ; Khadafi le héraut de l’unité africaine  et Khadafi le financier, le formateur des rébellions sierra-léonaises et libériennes ;
 
Khadafi l’Africain qui apportait 15% du budget de l’UA, payait les parts des pays les plus pauvres et Khadafi l’ami de Dada et de Mugabe, Khadafi qui giflait son ministre des Affaires étrangères en pleine réunion de l’Union ; Khadafi précurseur de Chavez et de ses mallettes de pétrodollars et Khadafi des 30% de chômeurs ; Khadafi le « théoricien social » et le Khadafi de la corruption, de la fin des libertés publiques, de la suppression de la représentation nationale ; 
 
Khadafi le « Guide » et Khadafi des femmes, Khadafi le violeur, Khadafi le tortionnaire des infirmières bulgares ; Khadafi le Père aimant et Khadafi le Patriarche cruel qui promettait de « nettoyer » les rebelles « ville par ville, rue par rue, cour par cour, jusqu’au dernier » ; Khadafi l’intraitable et Khadafi le fou. La tragi-comédie aura duré quarante-deux ans.
 
Les conditions de son décès sont ce qu’elles sont. Les sources divergent et se contredisent, mais un fait est établi : Khadafi a voulu se rendre, il a d’abord été blessé, dans le cafouillage qui a suivi, il semblerait qu’on ait pensé le conduire à l’hôpital puis que les rebelles se soient ravisés (ou aient affronté – c’est improbable – une attaque des dernières forces Khadafistes), l’aient descendu du pick-up et exécuté d’une nouvelle rafale avant de livrer un instant sa dépouille aux vandales, au milieu d’ « Allah Akbar » assourdissants. Tout cela dans une vision d’horreur : un homme en sang, agité presque dément et hurlant des phrases incompréhensibles qu’on tire d’une voiture puis qu’on abat et dont on martyrise la dépouille. Chacun se fera son opinion – certains considèreront qu'on ne bat pas un moribond et qu'on n'exécute pas un chef d'Etat…
 
Le CNT rétropédale aujourd’hui et annonce un enterrement discret, à l’abri des regards. C’est une sortie sordide. Et bouffonne. Elle arrange tout le monde (sauf les victimes) : les adversaires d’antan, les camarades de l’anti-impérialisme, les anciens griots du Khadafisme servant aujourd’hui le CNT et même les partisans de la dé-pariahisation.
 
La Guerre en Libye est « terminée » selon Alain Juppé, le ministre Français des Affaires Étrangères (déclaration assez irréelle sur Twitter sans consultation de l’OTAN). Les premières villes « soulevées » réclament aujourd’hui leur part, après le « parti des fusillés » en France, la Libye nous offre celui des « soulevés ». Une longue période grise s’annonce pour la Libye qui devra se reconstruire. Une plus lourde période de réflexion s’ouvre pour l’Union Africaine qui perd son Parrain et s’est ridiculisée tout au long du printemps Arabe. Une Union Africaine qui ne s’est toujours pas prononcée sur la mort du colonel…
 
Joël Té-Léssia

 


[1] Un de mes professeurs de relations internationales, en Colombie, nous conseillait très sérieusement de lire ce « livre » qui contenait des idées révolutionnaires. Je ne le nommerai pas ici, mais la liste est longue des cocus du khadafisme.