Combien coûte au Nigeria le vol de son pétrole ?

Le magazine The Economist a érigé le Nigéria en capitale mondiale du vol de pétrole. Toutefois, l’opacité sur le nombre de barils produits empêche le gouvernement de mesurer exactement l’ampleur des pertes. Les chiffres présentés par la ministre des finances nigériane Ngonzi Okonjo-Iweala, suggèrent que le montant des pertes approcherait les 400 000 barils par jour et aurait conduit à une baisse de 17% des ventes officielles en avril 2012. De son côté, Shell Petroleum Development Company fait une estimation plus modeste de ces vols, entre 150 000 et 180 000 barils par jour, soit près de 7% de la production.

Quoi qu’il en soit, d’un côté comme de l’autre, le coût des pertes est énorme. Si on se réfère aux chiffres officiels sur les pertes causées par ces vols, le Nigéria et ses partenaires du secteur pétrolier perdraient environ 40 million de dollars par jour (en supposant un prix fixe de 100 dollars par baril), l’équivalent d’environ 15 milliards de dollars de revenus par an. Les enjeux de ce problème s’éclaircissent d’autant plus en y ajoutant les pertes humaines et les dégâts environnementaux associés à de telles activités. 

Des voleurs habiles

Malgré toute la rhétorique politique sur l’importance de combattre le vol de pétrole, la menace, elle semble se complexifier au fil du temps. Les méthodes employées pour dérober le pétrole sont encore floues mais des experts suggèrent qu’elles vont de pratiques locales artisanales à une organisation hautement sophistiquée qui pensent-ils, prendrait place dans les terminaux d’exportation. Un tel niveau de technicité et de sophistication sous-entend une implication possible de personnalités influentes en arrière plan. Beaucoup affirment que des politiciens de haut niveau, des militaires, anciens et en exercice, des leaders et des employés de compagnies pétrolières pourraient être impliqués. De plus, vu leur inefficacité, certains suspectent également une connivence des agences de régulation. Les observateurs montrent également du doigt les cartels internationaux qui conduisent illégalement des bateaux transportant le brut pour le vendre sur les marchés.

Néanmoins, les multinationales basées dans le delta du Niger n’ont manifesté que récemment leur préoccupation face au vol de pétrole, surtout parce qu’elles ont jusque là réussi à gérer leurs pertes économiques. Cela est en partie dû au fait qu’en l’absence de données fiables sur le nombre de barils produits, les compagnies pétrolières paient des taxes et les royalties non pas en fonction de leur production, mais en fonction du nombre de barils exportés. Afin de combattre le fléau et de permettre un calcul plus juste du flux de pétrole, l’Initiative Nigériane pour la Transparence des Industries d’Extraction (INTIE) recommandait en 2011 l’installation d’une infrastructure servant de compteur fiable au niveau des stations d’extractions ainsi qu’aux terminaux, comme cela se fait à l’international. En installant des compteurs dans les stations d’extraction – et en instaurant une taxe pétrolière basée sur les taux de production plutôt que d’exportation – la perte de pétrole se ressentirait de façon plus importante sur les compagnies pétrolières. Avec les taux de royalties actuels (20% près du rivage et 18,85% en eaux superficielles au large) les compagnies paieraient environ 8 millions de dollars chaque année pour les 400 000 barils (estimation) perdus à cause des vols. Malheureusement, les recommandations de l’INTIE n'ont pas force de loi.

Boucher la fuite

Même si les compagnies pétrolières étaient forcées à trouver des solutions, le problème resterait difficile à solutionner tant il est profond et complexe. Tout d’abord, d’après certaines informations, des milliers de raffineries illégales s’éparpilleraient sur l’ensemble du territoire nigérian. Rien que pour le premier trimestre 2012, la Join Task Force (JFT), dans le Delta du Niger déclarait avoir détruit près de 4000 raffineries et saisi des centaines de barques, de bateaux, de pompes, de tanks et toute autre sorte d’équipements appartenant aux voleurs. Le gouverneur de la Banque Centrale Nigériane, Sanusi Lamido Sanusi a évoqué le bombardement des raffineries illégales, mais cela ne résoudrait pas le problème qui est plus profondément ancré. 

Une grande partie des jeunes hommes impliqués dans ce trafic sont des anciens militants voire des anciens employés de l’industrie pétrolière en manque d’alternatives. Il faudrait de fait des solutions immédiates telles que le retrait des raffineries illégales et à long terme, créer des solutions durables pour l’emploi des jeunes. De plus, les ressources pour nettoyer le delta du Niger et ses alentours, estimées à 1 milliard de dollars par l’ONU, doivent également servir à créer d’autres opportunités dans la vie des jeunes. Repenser le système de sécurité dans le delta du Niger afin d’assurer la surveillance des eaux costales et des pipelines par des agences fiables ainsi que de réelles poursuites en justice contre les accusés apparaît également comme une étape cruciale pour réduire les vols de pétrole. Par le passé, les procès ont été empêchés ce qui a emmené certains à accuser la mainmise de personnes influentes sur les dossiers. Enfin, le stockage illégal pourrait être réduit grâce à l’usage de nouvelles technologies capables de « relever les empreintes » du pétrole brut afin d’identifier son origine.

Une nécessité à long terme

Bien qu’il sera difficile de mettre fin au détournement, à terme, boucher les fuites dans la production de pétrole apportera plus d’argent à la collectivité et aux entreprises privées. Platform, un centre de recherches britannique, a rapporté que Shell a dépensé près de 383 millions de dollars dans des tiers pour protéger ses installations dans le Delta du Niger entre 2007 et 2009. Depuis la déclaration du programme d’amnistie de milliers d’activistes du delta du Niger en 2009, le problème sécuritaire a baissé et cet argent pourrait désormais être utilisé pour financer un compteur fiable dans les stations de production. Cela mettrait fin à l’incertitude autour du nombre de barils produits dans le pays et augmenterait la responsabilité. Néanmoins, rien ne sert d’accuser uniquement les compagnies pétrolières pour les vols. Les compagnies pétrolières, les agences de sécurité, l’Etat et tous les autres intervenants doivent travailler ensemble.

Sans doute le président Goodluck Jonathan, en tant qu’originaire du Delta du Niger a une responsabilité morale et personnelle particulière d’arrêter ces actes criminels antipatriotiques. 

 

Uche Igwe, article initialement paru chez notre partenaire Think Africa Press, traduction pour Terangaweb par Claudia Muna Soppo

Biens mal acquis : l’étau se resserre autour des dirigeants corrompus

Terangaweb a rencontré Rachel Leenhardt, chargée de communication de l'association SHERPA, qui mène l'enquête sur les biens mal acquis par des chefs d'Etat africains. Nous faisons le point sur l'avancée de l'enquête (perquisition de l'immeuble Obiang Nguema), sur la possibilité de poursuite judiciaire pour de nouveaux chefs d'Etat, notamment le président Wade, sur les circuits de blanchiment d'argent détourné et sur la perception dans l'opinion publique africaine de l'action de Sherpa.

Terangaweb : Bonjour, depuis le dernier entretien accordé par Sherpa à Terangaweb, l’enquête sur les biens mal acquis du clan Obiang a connu de nouveaux rebondissements. De la saisie d’une collection de voitures de luxe en septembre 2011 aux nouvelles perquisitions, qu’est-ce qui a changé ?

Sherpa : On constate une véritable avancée de l’enquête, c’est particulièrement intéressant parce l’immeuble de l’avenue Foch et tout ce qui a été perquisitionné ont été achetés en 2009 c’est-à-dire après le dépôt de la première plainte. Cela signifie donc que les Obiang (ainsi que Denis Sassou Nguesso et les Bongo) ont continué à acquérir des biens en France – vraisemblablement avec de l’argent illicite- alors même qu’ils étaient sous le coup d’une plainte. Ce qui montre que les mécanismes de préventions ne fonctionnent pas. Par ailleurs, on a obtenu une extension du mandats des juges à ces nouvelles acquisitions grâce à une demande de réquisitoire supplétif faite avec TI France. Une première demande a été rejetée par le parquet d’où le dépôt d’une seconde plainte avec constitution de partie civile pour saisir directement les juges d’instruction. On a fini par obtenir le réquisitoire supplétif qui a permis aux juges de faire cette nouvelle perquisition qui change l’allure de l’évolution du dossier. Par ailleurs l’immeuble qui a été perquisitionné n’avait pas été identifié par la Police lors de la première enquête en 2007 et c’est Sherpa qui dans une note en a démontré l’existence. Ceci a été déterminant dans l’évolution du dossier et a permis une accumulation croissante d’éléments pouvant conduire éventuellement à une mise en examen.

Terangaweb : Cela marque-t-il une reconnaissance plus forte du travail effectué par Sherpa ?

Je pense que depuis un moment le travail de Sherpa est pris au sérieux : le fait qu’on ait réussi à obtenir la nomination d’un juge d’instruction témoigne déjà de la reconnaissance de la légitimité de Sherpa et de l’importance de ses travaux. Cela veut également dire que Sherpa a su fournir les éléments nécessaires pour que ses allégations soient prises au sérieux par les autorités judiciaires. Par ailleurs, il faut aussi comprendre que Sherpa n’aurait pas réussi à faire ouvrir une enquête judiciaire sur des chefs d’États en exercice sans éléments convaincants.

Terangaweb : La Tunisie a lancé une procédure en Suisse et en France, notamment, contre près de 300 anciens dignitaires du régime, toujours dans le cadre des biens mal acquis ? N’est-ce pas un bon signe ?

Concernant des pays comme la Tunisie, il faut souligner qu’on a, là, deux cas de figure complètement différents. D’une part on a une révolution qui a conduit au départ des dirigeants qui de toute évidence étaient corrompus et qui se sont servi de leurs pouvoirs pour accumuler de l’argent et s’acheter des biens en France ; on a donc de nouvelles autorités qui, a priori, ont immédiatement besoin de ces fonds accumulés par leurs prédécesseurs pour reconstruire leur pays et partir sur de nouvelles bases. D’autre part on a trois dirigeants qui sont toujours en place qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait des enquêtes les concernant. Aussi, la coopération qui se fait avec la Tunisie est impossible avec des pays comme la Guinée Équatoriale, le Gabon ou le Congo-Brazzaville  ; de plus, les biens confisqués à ces dirigeants ne peuvent être rendus aux autorités du pays tant que ces responsables sont au pouvoir.

Terangaweb : En cas de restitution de biens à un pays, Sherpa assure-t-elle le suivi de leur bonne gestion ?

Le suivi de la gestion des biens restitués est extrêmement important mais cela n’est pas directement du ressort de Sherpa. On pourra suivre leur gestion de façon informelle mais c’est très important qu’il ait une société civile sur place ou des institutions qui assurent ce suivi. Il y a une initiative de ce type au Nigéria liée au recouvrement des avoirs après le départ de Sani Abasha. C’est une association appelée SERAP qui demande des comptes à son gouvernement sur l’utilisation de cet argent afin de vérifier qu’il bénéficie bien à la nation.

Terangaweb : SHERPA enquête-elle sur de potentiels avoirs illicites des WADE (Père et fils) en France ?

Concernant la famille Wade et leurs potentiels avoirs en France, on s’y est intéressé aussi comme on l’a fait avec d’autres dirigeants d’Afrique et d’ailleurs. Vous savez, plus l’affaire des biens mal acquis est connue, plus on reçoit d’informations, soit de la part d’une association locale, soit des personnes qui de par leurs métiers ou leur position géographique ont accès à des données qui peuvent nous être utiles. On n’a pas l’intention, dans l’immédiat de porter plainte contre Wade bien qu’il y a eu des informations en ce sens, dans la presse, ces derniers jours. Cette question n’est pas à l’ordre du jour d’autant plus que les présidentielles sénégalaises sont toujours en cours.

Terangaweb : Transparency International (TI) France demandait récemment l’ouverture d’une enquête sur le financement du Prix Obiang de l’UNESCO. Sherpa est-elle associé à cette démarche ?

En fait la répartition des rôles entre Sherpa et TI France est difficile à comprendre. Officiellement c’est TI France qui est partie civile c’est-à- dire que eux peuvent être en communication directe avec les juges d’instruction. TI France a rejoint la plainte en 2008 pour apporter plus de poids, de légitimité étant donné que c’est une organisation internationale, reconnue et légitime sur les questions de corruption. Maintenant, l’expertise juridique nécessaire au traitement du dossier et la stratégie sont apportées par Sherpa. C’est comme si Sherpa agissait en tant qu’avocat-conseil de Transparency International. Du coup sur le financement du prix Obiang, nos informations montrent que les fonds ont été tirés des comptes du trésor public équato-guinéen, et si ces données sont confirmées par l’enquête, elles entreront de toute évidence dans l’ « affaire des biens mal acquis ».

Terangaweb : Que pensez-vous de la position de l’UNESCO dans cette affaire ?

Je pense qu’elle est extrêmement ambigüe d’autant plus que le prix avait été approuvé dans un premier temps. Ils sont particulièrement embarrassés par la situation parce que depuis sa création le prix n’a jamais été remis à cause de la mobilisation de la société civile, des intellectuels et des prix Nobel comme Desmond TUTU qui l’ont dénoncé. Cependant la décision de renommer ce prix montre qu’il y a un élan de solidarité de la part des délégations africaines qui auraient pu y voir une stigmatisation des pays africains alors même que l’Afrique décidait de proposer quelque chose d’innovant au sein d’une institution internationale.

Terangaweb : Parlons maintenant des paradis fiscaux. Pourriez-vous revenir un moment sur le fonctionnement des circuits de blanchiment d’argent ? Les chefs d’Etats africains ont-ils des circuits dédiés ?

Les circuits de blanchiment d’argent sont difficiles à appréhender du fait de leur complexité et parce que l’avantage des paradis fiscaux c’est qu’ils sont des endroits où règne le secret bancaire–. Par ailleurs, ces circuits sont très flexibles : on peut à tout moment, changer de circuit et adapter en permanence ses transactions via d’autres canaux de transferts d’argent. Cela nous empêche de savoir s’il y a des circuits dédiés pour les chefs d’Etas africains  ; vraisemblablement, il y a des transferts via des paradis fiscaux pour qu’on ne puisse pas identifier la source première de l’argent (qui peut être par exemple les caisses de l’Etat ou un pot de vin versé par une entreprise). Mais il y a aussi des intermédiaires (banques, agences immobilière, notaires, avocats…) qui jouent un rôle sur le sol français.. Ces éléments sont particulièrement intéressants à comprendre dans la mesure où il ne suffit pas seulement de démontrer et dénoncer l’existence des biens, a priori mal acquis, il faut aussi pouvoir retracer leurs origines et prouver leur caractère illicite.

Terangaweb :  Votre association a-t-elle des relais dans ces paradis fiscaux ?

Sherpa n’a pas de relais dans ces paradis fiscaux mais nous avons de nombreux échanges avec des associations partenaires, notamment basées en Espagne et aux Etats-Unis ou des procédures similaires sont en cours.

Terangaweb : Comment Sherpa accueille-t-elle les réactions de la classe politique africaine visée par l’enquête sur les biens mal acquis ? En Guinée-équatoriale, on parle d’une violation du droit international public (Maître Olivier Pardo, avocat de la Guinée équatoriale, interrogé par FRANCE 24).

La réaction de la Guinée Équatoriale est, pour nous, en décalage avec les faits. Il ne s’agit pas que d’une action associative : en ce moment le dossier est aux mains de la justice française. Et accuser la justice française, au vu de cette nouvelle perquisition, de violation du droit internationale, est pour le moins curieux. Depuis le départ, on assiste à toute une campagne de dénigrement des associations à l’origine de la plainte, de la part du gouvernement Equato-Guinéen par exemple, qui met aussi la pression sur le gouvernement français afin qu’il intervienne dans la procédure. Par ailleurs, c’est vrai que SHERPA a une image très ambiguë auprès de la diaspora et des populations locales, qui s’informent par le biais d’une presse contrôlée, et qui ont l’impression que notre travail n’est rien de plus qu’une stigmatisation de leurs leaders et, au-delà, des pays africains. Il faut aussi souligner la confonusion entre la personne du chef de l’Etat et l’institution lorsqu’on parle d’atteinte à la souveraineté de l’Etat Equato-guinéen, dans la mesure où ces biens n’appartiennent pas à l’Etat mais à la personne privée du chef de l’Etat ou de son fils.

Terangaweb : Ne faudrait-il pas vous faire connaître davantage dans l’opinion publique africaine ?

Ce serait très utile. D’ailleurs il y a pas mal de journaux en ligne qui relaient l’ « affaire des biens mal acquis » et qui ont une audience importante en Afrique, notamment Jeune Afrique. Mais concernant les pays dont les dirigeants sont visés par la plainte, il est quasi-impossible d’y faire une campagne médiatique, dans la mesure où la presse est fréquemment contrôlée par ce même pouvoir.

Terangaweb : Depuis le lancement des activités de l’association pensez-vous qu’il y a des progrès de la bonne gouvernance en Afrique ?

C’est difficile d’apprécier l’évolution de la bonne gouvernance en Afrique, parce que nous n’avons pas les données nécessaires pour créer un indice d’évaluation de la bonne gouvernance à l’aune de nos activités. Ce n’est d’ailleurs pas notre objet. Cependant Transparency International a mis en place un indice lui permettant de suivre l’état de la corruption dans ces pays, contrairement à Sherpa qui travaille sur volet juridique des financements illicites.

Entretien réalisé par Papa Modou Diouf et Joel Té Lessia pour Terangaweb