Biens mal acquis : l’étau se resserre autour des dirigeants corrompus

Terangaweb a rencontré Rachel Leenhardt, chargée de communication de l'association SHERPA, qui mène l'enquête sur les biens mal acquis par des chefs d'Etat africains. Nous faisons le point sur l'avancée de l'enquête (perquisition de l'immeuble Obiang Nguema), sur la possibilité de poursuite judiciaire pour de nouveaux chefs d'Etat, notamment le président Wade, sur les circuits de blanchiment d'argent détourné et sur la perception dans l'opinion publique africaine de l'action de Sherpa.

Terangaweb : Bonjour, depuis le dernier entretien accordé par Sherpa à Terangaweb, l’enquête sur les biens mal acquis du clan Obiang a connu de nouveaux rebondissements. De la saisie d’une collection de voitures de luxe en septembre 2011 aux nouvelles perquisitions, qu’est-ce qui a changé ?

Sherpa : On constate une véritable avancée de l’enquête, c’est particulièrement intéressant parce l’immeuble de l’avenue Foch et tout ce qui a été perquisitionné ont été achetés en 2009 c’est-à-dire après le dépôt de la première plainte. Cela signifie donc que les Obiang (ainsi que Denis Sassou Nguesso et les Bongo) ont continué à acquérir des biens en France – vraisemblablement avec de l’argent illicite- alors même qu’ils étaient sous le coup d’une plainte. Ce qui montre que les mécanismes de préventions ne fonctionnent pas. Par ailleurs, on a obtenu une extension du mandats des juges à ces nouvelles acquisitions grâce à une demande de réquisitoire supplétif faite avec TI France. Une première demande a été rejetée par le parquet d’où le dépôt d’une seconde plainte avec constitution de partie civile pour saisir directement les juges d’instruction. On a fini par obtenir le réquisitoire supplétif qui a permis aux juges de faire cette nouvelle perquisition qui change l’allure de l’évolution du dossier. Par ailleurs l’immeuble qui a été perquisitionné n’avait pas été identifié par la Police lors de la première enquête en 2007 et c’est Sherpa qui dans une note en a démontré l’existence. Ceci a été déterminant dans l’évolution du dossier et a permis une accumulation croissante d’éléments pouvant conduire éventuellement à une mise en examen.

Terangaweb : Cela marque-t-il une reconnaissance plus forte du travail effectué par Sherpa ?

Je pense que depuis un moment le travail de Sherpa est pris au sérieux : le fait qu’on ait réussi à obtenir la nomination d’un juge d’instruction témoigne déjà de la reconnaissance de la légitimité de Sherpa et de l’importance de ses travaux. Cela veut également dire que Sherpa a su fournir les éléments nécessaires pour que ses allégations soient prises au sérieux par les autorités judiciaires. Par ailleurs, il faut aussi comprendre que Sherpa n’aurait pas réussi à faire ouvrir une enquête judiciaire sur des chefs d’États en exercice sans éléments convaincants.

Terangaweb : La Tunisie a lancé une procédure en Suisse et en France, notamment, contre près de 300 anciens dignitaires du régime, toujours dans le cadre des biens mal acquis ? N’est-ce pas un bon signe ?

Concernant des pays comme la Tunisie, il faut souligner qu’on a, là, deux cas de figure complètement différents. D’une part on a une révolution qui a conduit au départ des dirigeants qui de toute évidence étaient corrompus et qui se sont servi de leurs pouvoirs pour accumuler de l’argent et s’acheter des biens en France ; on a donc de nouvelles autorités qui, a priori, ont immédiatement besoin de ces fonds accumulés par leurs prédécesseurs pour reconstruire leur pays et partir sur de nouvelles bases. D’autre part on a trois dirigeants qui sont toujours en place qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait des enquêtes les concernant. Aussi, la coopération qui se fait avec la Tunisie est impossible avec des pays comme la Guinée Équatoriale, le Gabon ou le Congo-Brazzaville  ; de plus, les biens confisqués à ces dirigeants ne peuvent être rendus aux autorités du pays tant que ces responsables sont au pouvoir.

Terangaweb : En cas de restitution de biens à un pays, Sherpa assure-t-elle le suivi de leur bonne gestion ?

Le suivi de la gestion des biens restitués est extrêmement important mais cela n’est pas directement du ressort de Sherpa. On pourra suivre leur gestion de façon informelle mais c’est très important qu’il ait une société civile sur place ou des institutions qui assurent ce suivi. Il y a une initiative de ce type au Nigéria liée au recouvrement des avoirs après le départ de Sani Abasha. C’est une association appelée SERAP qui demande des comptes à son gouvernement sur l’utilisation de cet argent afin de vérifier qu’il bénéficie bien à la nation.

Terangaweb : SHERPA enquête-elle sur de potentiels avoirs illicites des WADE (Père et fils) en France ?

Concernant la famille Wade et leurs potentiels avoirs en France, on s’y est intéressé aussi comme on l’a fait avec d’autres dirigeants d’Afrique et d’ailleurs. Vous savez, plus l’affaire des biens mal acquis est connue, plus on reçoit d’informations, soit de la part d’une association locale, soit des personnes qui de par leurs métiers ou leur position géographique ont accès à des données qui peuvent nous être utiles. On n’a pas l’intention, dans l’immédiat de porter plainte contre Wade bien qu’il y a eu des informations en ce sens, dans la presse, ces derniers jours. Cette question n’est pas à l’ordre du jour d’autant plus que les présidentielles sénégalaises sont toujours en cours.

Terangaweb : Transparency International (TI) France demandait récemment l’ouverture d’une enquête sur le financement du Prix Obiang de l’UNESCO. Sherpa est-elle associé à cette démarche ?

En fait la répartition des rôles entre Sherpa et TI France est difficile à comprendre. Officiellement c’est TI France qui est partie civile c’est-à- dire que eux peuvent être en communication directe avec les juges d’instruction. TI France a rejoint la plainte en 2008 pour apporter plus de poids, de légitimité étant donné que c’est une organisation internationale, reconnue et légitime sur les questions de corruption. Maintenant, l’expertise juridique nécessaire au traitement du dossier et la stratégie sont apportées par Sherpa. C’est comme si Sherpa agissait en tant qu’avocat-conseil de Transparency International. Du coup sur le financement du prix Obiang, nos informations montrent que les fonds ont été tirés des comptes du trésor public équato-guinéen, et si ces données sont confirmées par l’enquête, elles entreront de toute évidence dans l’ « affaire des biens mal acquis ».

Terangaweb : Que pensez-vous de la position de l’UNESCO dans cette affaire ?

Je pense qu’elle est extrêmement ambigüe d’autant plus que le prix avait été approuvé dans un premier temps. Ils sont particulièrement embarrassés par la situation parce que depuis sa création le prix n’a jamais été remis à cause de la mobilisation de la société civile, des intellectuels et des prix Nobel comme Desmond TUTU qui l’ont dénoncé. Cependant la décision de renommer ce prix montre qu’il y a un élan de solidarité de la part des délégations africaines qui auraient pu y voir une stigmatisation des pays africains alors même que l’Afrique décidait de proposer quelque chose d’innovant au sein d’une institution internationale.

Terangaweb : Parlons maintenant des paradis fiscaux. Pourriez-vous revenir un moment sur le fonctionnement des circuits de blanchiment d’argent ? Les chefs d’Etats africains ont-ils des circuits dédiés ?

Les circuits de blanchiment d’argent sont difficiles à appréhender du fait de leur complexité et parce que l’avantage des paradis fiscaux c’est qu’ils sont des endroits où règne le secret bancaire–. Par ailleurs, ces circuits sont très flexibles : on peut à tout moment, changer de circuit et adapter en permanence ses transactions via d’autres canaux de transferts d’argent. Cela nous empêche de savoir s’il y a des circuits dédiés pour les chefs d’Etas africains  ; vraisemblablement, il y a des transferts via des paradis fiscaux pour qu’on ne puisse pas identifier la source première de l’argent (qui peut être par exemple les caisses de l’Etat ou un pot de vin versé par une entreprise). Mais il y a aussi des intermédiaires (banques, agences immobilière, notaires, avocats…) qui jouent un rôle sur le sol français.. Ces éléments sont particulièrement intéressants à comprendre dans la mesure où il ne suffit pas seulement de démontrer et dénoncer l’existence des biens, a priori mal acquis, il faut aussi pouvoir retracer leurs origines et prouver leur caractère illicite.

Terangaweb :  Votre association a-t-elle des relais dans ces paradis fiscaux ?

Sherpa n’a pas de relais dans ces paradis fiscaux mais nous avons de nombreux échanges avec des associations partenaires, notamment basées en Espagne et aux Etats-Unis ou des procédures similaires sont en cours.

Terangaweb : Comment Sherpa accueille-t-elle les réactions de la classe politique africaine visée par l’enquête sur les biens mal acquis ? En Guinée-équatoriale, on parle d’une violation du droit international public (Maître Olivier Pardo, avocat de la Guinée équatoriale, interrogé par FRANCE 24).

La réaction de la Guinée Équatoriale est, pour nous, en décalage avec les faits. Il ne s’agit pas que d’une action associative : en ce moment le dossier est aux mains de la justice française. Et accuser la justice française, au vu de cette nouvelle perquisition, de violation du droit internationale, est pour le moins curieux. Depuis le départ, on assiste à toute une campagne de dénigrement des associations à l’origine de la plainte, de la part du gouvernement Equato-Guinéen par exemple, qui met aussi la pression sur le gouvernement français afin qu’il intervienne dans la procédure. Par ailleurs, c’est vrai que SHERPA a une image très ambiguë auprès de la diaspora et des populations locales, qui s’informent par le biais d’une presse contrôlée, et qui ont l’impression que notre travail n’est rien de plus qu’une stigmatisation de leurs leaders et, au-delà, des pays africains. Il faut aussi souligner la confonusion entre la personne du chef de l’Etat et l’institution lorsqu’on parle d’atteinte à la souveraineté de l’Etat Equato-guinéen, dans la mesure où ces biens n’appartiennent pas à l’Etat mais à la personne privée du chef de l’Etat ou de son fils.

Terangaweb : Ne faudrait-il pas vous faire connaître davantage dans l’opinion publique africaine ?

Ce serait très utile. D’ailleurs il y a pas mal de journaux en ligne qui relaient l’ « affaire des biens mal acquis » et qui ont une audience importante en Afrique, notamment Jeune Afrique. Mais concernant les pays dont les dirigeants sont visés par la plainte, il est quasi-impossible d’y faire une campagne médiatique, dans la mesure où la presse est fréquemment contrôlée par ce même pouvoir.

Terangaweb : Depuis le lancement des activités de l’association pensez-vous qu’il y a des progrès de la bonne gouvernance en Afrique ?

C’est difficile d’apprécier l’évolution de la bonne gouvernance en Afrique, parce que nous n’avons pas les données nécessaires pour créer un indice d’évaluation de la bonne gouvernance à l’aune de nos activités. Ce n’est d’ailleurs pas notre objet. Cependant Transparency International a mis en place un indice lui permettant de suivre l’état de la corruption dans ces pays, contrairement à Sherpa qui travaille sur volet juridique des financements illicites.

Entretien réalisé par Papa Modou Diouf et Joel Té Lessia pour Terangaweb

Biens mal acquis : la solitude de SHERPA

Interview de Rachel Leenhardt Chargée de communication de l’association SHERPA
 
L’image est saisissante, un camion porte-voitures s’éloigne du 42 avenue Foch, résidence parisienne du « clan » Obiang Nguema, dans le très huppé XVIème arrondissement, chargé de seize voitures de luxe, Bentley, Ferrari, Porsche, Maserati et Aston Martin. C’est la collection privée de Teodoro Obiang Nguema Mangue, ministre équato-guinéen de l’Agriculture et fils du président que les juges d’instruction français Roger Le Loire et René Grouman viennent de faire saisir. Au départ de la procédure judiciaire, on retrouve SHERPA, jeune association créée en 2001 par l’avocat français William Bourdon en vue de « protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques ». Mais derrière ce premier succès, du reste encore fragile et très préliminaire, combien réticence a-t’il fallu affronter ? Combien d’obstacles a-t-il fallu surmonter ? Nous avons rencontré l’association Sherpa dans sa solitude et sa détermination.
Qu’est-ce qui vous a amené vers Sherpa ?
Un concours de circonstances. J’ai fait des études pour travailler dans l’humanitaire, après une première expérience assez décevante en Casamance (Sénégal), J’ai eu plus envie de travailler sur les blocages, les obstacles au développement plutôt que sur des projets de terrain. Quelques temps après, je tombais sur une offre d’embauche de Sherpa…
Quelle est la composition actuelle de Sherpa?
L’association compte trois permanents : moi et deux juristes, l’une d’elles travaillant sur le volet flux financiers illicites (biens mal acquis, évasion fiscale, etc.), l’autre sur la responsabilité sociale des entreprises : actions de lobbying en France et au niveau européen et plaintes concernant les agissements des multinationales européennes dans les pays en développement – Total en Birmanie, Areva au Niger sur les mines d’uranium.
En dehors de ces trois salariées, il y a un certain nombre de bénévoles : avocats, juristes. Le président William Bourdon, avocat lui-même, est très actif sur le volet actions en justice. Des membres de son cabinet et d’autres avocats qui ont des activités parallèles collaborent aussi à l’élaboration des dossiers. Environ une quinzaine de personnes au total, en comptant les stagiaires.
 
Combien de dossiers ?
Ça dépend : entre 5 et 10 dossiers judiciaires en cours – biens mal acquis ; Mopani, affaire d’évasion fiscale en Zambie, Areva au Niger et au Gabon, un dossier sur la SOCAPALM (accaparement des terres pour l’exploitation de l’huile de palme au Cameroun)… Les délais de traitement sont très longs.
Nous avons aussi entre 5 et 10 dossiers à l’étude. Il s’agit de voir s’ils correspondent bien à notre objet et s’ils sont défendables d’un point de vue juridique (preuves, possibilité de rassembler des éléments, etc.).
 
Sherpa a-t-elle une zone géographique de prédilection ?
L’essentiel de nos dossiers concernent l’Afrique. Mais ce n’est pas un choix délibéré, c’est vraiment une question d’opportunité et de dossiers dont on nous saisit. Nous avons aussi des liens avec l’Amérique Latine et l’Asie : un dossier est en cours sur les conditions de travail pour la fabrication des jouets Disney en Chine.
Ce qui est important de saisir c’est que SHERPA travaille exclusivement en lien avec les PED. On ne traite pas par exemple de la grande corruption en France ou en Europe, même si c’est un phénomène réel. Notre stratégie est d’agir là où les crimes économiques portent le plus préjudice aux populations. Prenez par exemple le cas de la Guinée équatoriale : ce pays est très riche en ressources naturelles, notamment en pétrole. Son PIB par habitant est supérieur à celui du Japon ou de la France[i] pourtant une proportion importante de la population n’a pas accès à l’eau potable ni aux infrastructures de base. C’est quelque chose qu’on ne voit pas en France. D’où le choix de travailler avec les PED.

Travaillez-vous avec d’autres associations en Occident ou sur le terrain ?
Oui, sur chaque dossier, on a des partenaires. Sur les biens mal acquis notamment, nous sommes en partenariat avec Transparence France. Sachant que la 1ère plainte en 2007 avait été déposée avec la Fédération des Congolais de la diaspora et Survie. Sur le dossier minier en Zambie, la plainte a été déposée par cinq associations, dont deux canadiennes, une suisse et une zambienne. En général, on travaille avec des relais locaux, sinon des associations, au moins des appuis sur le terrain. C’est en partie de là que l’information vient.
En quoi votre action se différencie de celle de Transparency International France ?
Cette association travaille aussi sur les pays occidentaux. Leur rôle est plutôt de faire une veille sur la corruption, de produire des indices, de surveiller son évolution. Notre rôle à nous est de monter des dossiers qu’on peut déposer en justice.
Par exemple sur les biens mal acquis, TF nous a apporté du soutien et sa notoriété. À l’époque SHERPA n’était pas très connue, c’est ce dossier qui nous a fait connaître. Mais l’élaboration technique du dossier, c’est SHERPA qui l’a faite. Chaque fois que nous sommes sur une thématique similaire à celui d’une autre association, il nous semble plus cohérent de travailler en partenariat plutôt qu’en concurrence.
 
Comment arrivez-vous à récolter vos informations ?
En général, nous sommes contactés par quelqu’un qui accumule des informations du fait de sa situation géographique ou sa profession, un agent immobilier, ou une personne gérant un hôtel particulier, qui à un moment donné a besoin de transmettre ce qu’il sait. On fait aussi nos propres enquêtes – sur le volet biens mal acquis nous avons fait beaucoup de recherches sur les cadastres, auprès des banques et de différentes bases de données pour arriver à découvrir les biens appartenant à un dirigeant. C’est d’autant plus compliqué qu’il ne les possède pas toujours en son nom propre, mais plutôt par le biais d’une société écran, souvent placée dans une paradis fiscal. Ce sont les deux axes par lesquels nous obtenons des informations. Maintenant que l’association est un peu plus connue, sur les dossiers qu’on a ouverts, des gens nous font parvenir des informations complémentaires.
 
Les autorités françaises vous aident-elles ?
Non, au contraire, il y a plutôt des résistances. Pour arriver à faire passer la plainte sur les biens mal acquis, il a fallu trois ans. Une première plainte a été déposée avec la Fédération des Congolais de la Diaspora et Survie. L’enquête de police a confirmé nos allégations et apporté de nouveaux éléments sur des transactions suspectes et d’autres biens. Le dossier était solide mais la plainte a été rejetée. Une nouvelle plainte a été déposée en commun avec Transparency International France, celle-là aussi a été rejetée. Une troisième plainte avec constitution de partie civile a été déposée avec Transparence encore. Il y a eu un premier verdict qui a jugé la plainte recevable. Le ministère public a fait appel de cette décision. Il a fallu aller jusqu’en cassation pour obtenir l’ouverture d’une enquête judiciaire.
 
Seulement l’enquête ?
Oui. C'est-à-dire qu’il n’y a encore pas eu de procès sur les biens mal acquis. On n’en est qu’au stade de l’instruction. Il s’agit essentiellement de blocages politiques. On sait qu’il y a des liens entre dirigeants africains et français. Il s’est passé énormément de choses cette année, avec notamment les révélations de Robert Bourgi sur les mallettes… Il est clair que dans le monde politique français, tout le monde n’a pas envie que la lumière soit faite sur cette affaire.
De plus le risque existe qu’à mesure que la France se montre plus proactive dans la lutte contre ces flux financiers, ceux-ci transitent par d’autres pays. Ce sont quand même des sommes colossales qui sont injectées dans l’économie française, l’intérêt économique est évident, d’où les blocages constatés.
 
En parlant de Bourgi, justement, est-ce que ses révélations ont été intégrées au dossier sur les biens mal acquis ?
SHERPA a demandé à ce qu’il soit entendu par les juges d’instruction. Dans ses révélations sur les mallettes, il a cité les chefs d’états africains concernés par la plainte : le clan Omar Bongo, le clan Obiang – de loin le plus scandaleux de tous – et Denis Sassou Nguesso le président du Congo Brazzaville.
Bourgi a été entendu par les juges, début octobre. Il a déclaré avoir appris l’histoire des biens mal acquis… en lisant la presse.  Son audition n’a donc pas apporté de nouveaux éléments au dossier ! On a l’impression qu’il fait le tri dans ses révélations… [Ndlr : le mercredi 16 novembre 2011, la justice française a classé sans suite l’enquête ouverte suite à ces « révélations » – pour « faute de preuve »]

Hormis ces blocages politiques, est-ce qu’il y a d’autres sortes de pressions ?
Il y en a eu au départ. Un peu moins maintenant. Je pense qu’on a suffisamment de visibilité et des pressions ne feraient que rajouter foi à ce que nous dénonçons. Au départ oui, William Bourdon a été approché au moment du dépôt de la plainte, par des gens qui lui ont proposé d’importantes sommes d’argent pour retirer sa plainte. Il y a eu aussi des intimidations, des menaces.
 
Seulement sur les collaborateurs de Sherpa ?
Hélas non. Nos interlocuteurs sur le terrain sont encore plus exposés. Je pense notamment à Grégory Mintsa, citoyen gabonais qui s’était constitué partie civile avec nous dans la plainte et qui a été incarcéré fin 2010. Il a été remis en liberté mais reste en examen. Il y a aussi une troisième personne au Congo Brazzaville qui a souhaité s’associer à la plainte. Quelque temps après, sa maison a été incendiée. Lui, sa femme et ses deux filles sont morts dans l’incendie.
Tout ça fait que c’est compliqué pour nous d’associer des collaborateurs locaux aux procédures. Tout au moins de façon formelle, parce que ça les met en danger. Ici, on n’est pas aussi exposé qu’eux peuvent l’être dans leurs pays où l’impunité est beaucoup plus forte. C’est pourquoi des associations françaises ou occidentales doivent prendre en charge ce genre de dossiers, parce que les personnes sur place prennent des risques trop élevés si elles le font directement.
 
Quelle est la situation dans les autres pays européens ?
Sur les biens mal acquis, l’Institut de Bâle pour la gouvernance en Suisse et des cabinets d’avocats privés travaillent sur ces questions. En ce qui concerne l’évasion fiscale, il y a des associations très actives. Sur le cas zambien, on est en partenariat avec une association qui s’appelle la « Déclaration de Berne », qui est entre autres spécialiste de la fiscalité et du secteur extractif, et qui vient de lancer une campagne de mobilisation citoyenne sur la régulation des multinationales en Suisse. La législation européenne ne s’applique pas à la Suisse dont le régime fiscal est très attractif, ce qui fait que beaucoup d’entreprises européennes s’installent dans ce pays pour échapper aux contrôles. Heureusement qu’il y a une société civile assez mobilisée sur ces thèmes.
Il y a aussi une association espagnole, l’APDHE, qui a porté plainte contre Obiang pour l’identification et la restitution de ses biens. Une enquête est ouverte depuis 4 ans aux Etats-Unis ; elle vient de connaître une accélération, avec le lancement par le Department of Justice d’une procédure de confiscation contre le fils Obiang.
 
Comment le financement de SHERPA est-il assuré ?
Difficilement. C’est l’un de nos principaux problèmes. C’est une toute petite association, trois personnes… jusqu’à maintenant, ce sont surtout des fondations privées anglo-saxonnes qui nous ont soutenus. On n’a pas de financement public, à la fois parce que nous traitons de sujets sensibles et pour des questions structurelles. Même les fondations françaises sont assez réticentes à nous financer. Les bailleurs anglais et américains sont un peu plus ouverts sur ces questions.
On a très peu de donateurs privés. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels nous travaillons actuellement. Pour ça, il nous faut plus de notoriété vis-à-vis du public. Il faut qu’on arrive à faire passer ce message : on a besoin de plus de financement privé pour assurer notre indépendance. C’est plus facile de proposer un projet de développement que de monter un dossier judiciaire. C‘est plus long, les résultats sont incertains. Et on ne peut pas se permettre de perdre notre indépendance. De l’extérieur, on ne se rend pas forcément compte de la difficulté de faire vivre une association comme la nôtre. Il y a un vrai travail de communication à faire.
 
Avez-vous des relais auprès des universités ?
Oui, mais surtout sur le volet responsabilité des entreprises. Il y a beaucoup de masters en droit et en management qui s’intéressent à ces questions. Et la juriste de SHERPA qui s’occupe de ce thème intervient souvent pour des cours, des conférences et colloques dans les universités. Ce qui montre bien qu’on a développé un savoir et un savoir-faire dans ce domaine-là qui intéresse les futurs entrepreneurs, les académiques etc. Sur le volet flux financiers, c’est un peu plus compliqué. Ça n’empêche pas qu’on intervient, mais plutôt auprès de l’Ecole de la Magistrature sur la question de la corruption. Nous sommes aussi en lien avec des étudiants de SciencesPo. Paris et Lille sur ces questions. Mais les cours portant sur ce thème sont encore rares. Il y a tout une recherche à faire en matière de régulation économique par le droit (conception théorique, évolution des outils juridiques…) qui se fait en lien avec les universités.
 
Ce qui prend du temps…
Oui. C’est un combat de longue haleine, faire évoluer les outils juridiques. Les seuls qui existent aujourd’hui fonctionnent sur une base volontaire. Il y a un texte de l’OCDE, « principes directeurs à l’intention des multinationales », qui recommande de respecter les règles juridiques du pays, la fiscalité, la protection des enfants, etc. Mais les entreprises qui ne respectent pas ce texte ne sont pas sanctionnées. Encore un échec de l’autorégulation

Des conventions internationales encadrent-elles les flux financiers illégaux ?
Oui, la convention Merida, signée en 2003.
 
A-t-elle déjà été utilisée ?
Il y a eu, en tout et pour tout, environ 5 milliards de dollars restitués aux pays du Sud. On estime, dans le même temps, qu’entre vingt et quarante milliards de dollars sont détournés chaque année… De plus, les procédures juridiques sont complexes et ce sont seulement les États « pillés » qui peuvent les enclencher… Ainsi, il revient à la Guinée équatoriale par exemple de demander à la France la restitution des sommes détournées par son propre président ! Même en cas d’alternance, on n’est pas sûr que la procédure soit enclenchée. C’est une grosse faiblesse de la Convention. C’est un pas en avant, mais encore très en deçà du nécessaire.
Le plus urgent est que les pays qui accueillent accueil les fonds soient proactifs, entament des enquêtes sur la provenance des fonds, fassent appliquer les règlements existants qui exigent que les intermédiaires (banques, avocats, agents immobiliers) s’assurent de la provenance des fonds avant de les accepter, par exemple. La prévention est très faible dans ce domaine.
Une illustration : Édith Bongo s’est offert une Daimler Chrysler avec un chèque tiré sur le compte du Trésor Public gabonais ouvert auprès de la Banque de France ! (illustration : http://www.bakchich.info/IMG/jpg_cheque002.jpg ) Le concessionnaire automobile, de même que la Banque de France auraient dû réagir à cette transaction.
Des lois existent sur la régulation fiscale mais elles ne sont pas appliquées. Tracfin, la cellule anti-blanchiment du ministère des finances en France a lancé, en dix ans, onze alertes sur des transferts d’argent suspects, certaines concernant les pays mentionnés dans notre plainte. Le ministère n’a pas pris de mesures ! Ce n’est pas acceptable. C’est là que la société civile a un rôle à jouer. Les instruments juridiques existent, il faut qu’ils soient appliqués.
 
Pour conclure, quel est l’état actuel des procédures ouvertes en France ?
L’enquête est en cours, mais pendant ce temps, les acquisitions continuent… Il n’y a pas eu d’accroissement de vigilance de la part de l’État, ni des banques, ni des intermédiaires, malgré l’enquête qui vise ces personnes !
Le but des dépôts de plainte est d’obtenir à minima le gel de ces avoirs, le temps du déroulement de l’enquête, en espérant obtenir leur confiscation, il faut empêcher que ces personnes puissent les retirer et les délocaliser dans des paradis fiscaux. C’est justement pour ça que dès le début de l’année des plaintes ont été déposées contre les dirigeants Arabes, Ben Ali, Khadafi, Moubarak et plus récemment Al-Assad. La communauté internationale a très vite réagi. Il faut croire que c’est plus facile lorsqu’il s’agit de dirigeants déchus… Ça pose une fois de plus la question de la prévention : si on est capable de bloquer ces avoirs, une fois les dirigeants déchus, comment se fait-il qu’ils se soient retrouvés dans nos pays, dans un premier temps, et comment peut-on expliquer que cette situation ait duré aussi longtemps ? C’est pourquoi il faut encourager les États et la société civile à entreprendre des actions de leur propre chef, sans attendre une révolution.
 
Joël Té-Léssia
 
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[i] Données de la Banque Mondiale 2010, en parité de pouvoir d’achat : 34.475$ contre 33.994$ pour le Japon et 33.820$ pour la France.