Terangaweb a rencontré Rachel Leenhardt, chargée de communication de l'association SHERPA, qui mène l'enquête sur les biens mal acquis par des chefs d'Etat africains. Nous faisons le point sur l'avancée de l'enquête (perquisition de l'immeuble Obiang Nguema), sur la possibilité de poursuite judiciaire pour de nouveaux chefs d'Etat, notamment le président Wade, sur les circuits de blanchiment d'argent détourné et sur la perception dans l'opinion publique africaine de l'action de Sherpa.
Terangaweb : Bonjour, depuis le dernier entretien accordé par Sherpa à Terangaweb, l’enquête sur les biens mal acquis du clan Obiang a connu de nouveaux rebondissements. De la saisie d’une collection de voitures de luxe en septembre 2011 aux nouvelles perquisitions, qu’est-ce qui a changé ?
Sherpa : On constate une véritable avancée de l’enquête, c’est particulièrement intéressant parce l’immeuble de l’avenue Foch et tout ce qui a été perquisitionné ont été achetés en 2009 c’est-à-dire après le dépôt de la première plainte. Cela signifie donc que les Obiang (ainsi que Denis Sassou Nguesso et les Bongo) ont continué à acquérir des biens en France – vraisemblablement avec de l’argent illicite- alors même qu’ils étaient sous le coup d’une plainte. Ce qui montre que les mécanismes de préventions ne fonctionnent pas. Par ailleurs, on a obtenu une extension du mandats des juges à ces nouvelles acquisitions grâce à une demande de réquisitoire supplétif faite avec TI France. Une première demande a été rejetée par le parquet d’où le dépôt d’une seconde plainte avec constitution de partie civile pour saisir directement les juges d’instruction. On a fini par obtenir le réquisitoire supplétif qui a permis aux juges de faire cette nouvelle perquisition qui change l’allure de l’évolution du dossier. Par ailleurs l’immeuble qui a été perquisitionné n’avait pas été identifié par la Police lors de la première enquête en 2007 et c’est Sherpa qui dans une note en a démontré l’existence. Ceci a été déterminant dans l’évolution du dossier et a permis une accumulation croissante d’éléments pouvant conduire éventuellement à une mise en examen.
Terangaweb : Cela marque-t-il une reconnaissance plus forte du travail effectué par Sherpa ?
Je pense que depuis un moment le travail de Sherpa est pris au sérieux : le fait qu’on ait réussi à obtenir la nomination d’un juge d’instruction témoigne déjà de la reconnaissance de la légitimité de Sherpa et de l’importance de ses travaux. Cela veut également dire que Sherpa a su fournir les éléments nécessaires pour que ses allégations soient prises au sérieux par les autorités judiciaires. Par ailleurs, il faut aussi comprendre que Sherpa n’aurait pas réussi à faire ouvrir une enquête judiciaire sur des chefs d’États en exercice sans éléments convaincants.
Terangaweb : La Tunisie a lancé une procédure en Suisse et en France, notamment, contre près de 300 anciens dignitaires du régime, toujours dans le cadre des biens mal acquis ? N’est-ce pas un bon signe ?
Concernant des pays comme la Tunisie, il faut souligner qu’on a, là, deux cas de figure complètement différents. D’une part on a une révolution qui a conduit au départ des dirigeants qui de toute évidence étaient corrompus et qui se sont servi de leurs pouvoirs pour accumuler de l’argent et s’acheter des biens en France ; on a donc de nouvelles autorités qui, a priori, ont immédiatement besoin de ces fonds accumulés par leurs prédécesseurs pour reconstruire leur pays et partir sur de nouvelles bases. D’autre part on a trois dirigeants qui sont toujours en place qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait des enquêtes les concernant. Aussi, la coopération qui se fait avec la Tunisie est impossible avec des pays comme la Guinée Équatoriale, le Gabon ou le Congo-Brazzaville ; de plus, les biens confisqués à ces dirigeants ne peuvent être rendus aux autorités du pays tant que ces responsables sont au pouvoir.
Terangaweb : En cas de restitution de biens à un pays, Sherpa assure-t-elle le suivi de leur bonne gestion ?
Le suivi de la gestion des biens restitués est extrêmement important mais cela n’est pas directement du ressort de Sherpa. On pourra suivre leur gestion de façon informelle mais c’est très important qu’il ait une société civile sur place ou des institutions qui assurent ce suivi. Il y a une initiative de ce type au Nigéria liée au recouvrement des avoirs après le départ de Sani Abasha. C’est une association appelée SERAP qui demande des comptes à son gouvernement sur l’utilisation de cet argent afin de vérifier qu’il bénéficie bien à la nation.
Terangaweb : SHERPA enquête-elle sur de potentiels avoirs illicites des WADE (Père et fils) en France ?
Concernant la famille Wade et leurs potentiels avoirs en France, on s’y est intéressé aussi comme on l’a fait avec d’autres dirigeants d’Afrique et d’ailleurs. Vous savez, plus l’affaire des biens mal acquis est connue, plus on reçoit d’informations, soit de la part d’une association locale, soit des personnes qui de par leurs métiers ou leur position géographique ont accès à des données qui peuvent nous être utiles. On n’a pas l’intention, dans l’immédiat de porter plainte contre Wade bien qu’il y a eu des informations en ce sens, dans la presse, ces derniers jours. Cette question n’est pas à l’ordre du jour d’autant plus que les présidentielles sénégalaises sont toujours en cours.
Terangaweb : Transparency International (TI) France demandait récemment l’ouverture d’une enquête sur le financement du Prix Obiang de l’UNESCO. Sherpa est-elle associé à cette démarche ?
En fait la répartition des rôles entre Sherpa et TI France est difficile à comprendre. Officiellement c’est TI France qui est partie civile c’est-à- dire que eux peuvent être en communication directe avec les juges d’instruction. TI France a rejoint la plainte en 2008 pour apporter plus de poids, de légitimité étant donné que c’est une organisation internationale, reconnue et légitime sur les questions de corruption. Maintenant, l’expertise juridique nécessaire au traitement du dossier et la stratégie sont apportées par Sherpa. C’est comme si Sherpa agissait en tant qu’avocat-conseil de Transparency International. Du coup sur le financement du prix Obiang, nos informations montrent que les fonds ont été tirés des comptes du trésor public équato-guinéen, et si ces données sont confirmées par l’enquête, elles entreront de toute évidence dans l’ « affaire des biens mal acquis ».
Terangaweb : Que pensez-vous de la position de l’UNESCO dans cette affaire ?
Je pense qu’elle est extrêmement ambigüe d’autant plus que le prix avait été approuvé dans un premier temps. Ils sont particulièrement embarrassés par la situation parce que depuis sa création le prix n’a jamais été remis à cause de la mobilisation de la société civile, des intellectuels et des prix Nobel comme Desmond TUTU qui l’ont dénoncé. Cependant la décision de renommer ce prix montre qu’il y a un élan de solidarité de la part des délégations africaines qui auraient pu y voir une stigmatisation des pays africains alors même que l’Afrique décidait de proposer quelque chose d’innovant au sein d’une institution internationale.
Terangaweb : Parlons maintenant des paradis fiscaux. Pourriez-vous revenir un moment sur le fonctionnement des circuits de blanchiment d’argent ? Les chefs d’Etats africains ont-ils des circuits dédiés ?
Les circuits de blanchiment d’argent sont difficiles à appréhender du fait de leur complexité et parce que l’avantage des paradis fiscaux c’est qu’ils sont des endroits où règne le secret bancaire–. Par ailleurs, ces circuits sont très flexibles : on peut à tout moment, changer de circuit et adapter en permanence ses transactions via d’autres canaux de transferts d’argent. Cela nous empêche de savoir s’il y a des circuits dédiés pour les chefs d’Etas africains ; vraisemblablement, il y a des transferts via des paradis fiscaux pour qu’on ne puisse pas identifier la source première de l’argent (qui peut être par exemple les caisses de l’Etat ou un pot de vin versé par une entreprise). Mais il y a aussi des intermédiaires (banques, agences immobilière, notaires, avocats…) qui jouent un rôle sur le sol français.. Ces éléments sont particulièrement intéressants à comprendre dans la mesure où il ne suffit pas seulement de démontrer et dénoncer l’existence des biens, a priori mal acquis, il faut aussi pouvoir retracer leurs origines et prouver leur caractère illicite.
Terangaweb : Votre association a-t-elle des relais dans ces paradis fiscaux ?
Sherpa n’a pas de relais dans ces paradis fiscaux mais nous avons de nombreux échanges avec des associations partenaires, notamment basées en Espagne et aux Etats-Unis ou des procédures similaires sont en cours.
Terangaweb : Comment Sherpa accueille-t-elle les réactions de la classe politique africaine visée par l’enquête sur les biens mal acquis ? En Guinée-équatoriale, on parle d’une violation du droit international public (Maître Olivier Pardo, avocat de la Guinée équatoriale, interrogé par FRANCE 24).
La réaction de la Guinée Équatoriale est, pour nous, en décalage avec les faits. Il ne s’agit pas que d’une action associative : en ce moment le dossier est aux mains de la justice française. Et accuser la justice française, au vu de cette nouvelle perquisition, de violation du droit internationale, est pour le moins curieux. Depuis le départ, on assiste à toute une campagne de dénigrement des associations à l’origine de la plainte, de la part du gouvernement Equato-Guinéen par exemple, qui met aussi la pression sur le gouvernement français afin qu’il intervienne dans la procédure. Par ailleurs, c’est vrai que SHERPA a une image très ambiguë auprès de la diaspora et des populations locales, qui s’informent par le biais d’une presse contrôlée, et qui ont l’impression que notre travail n’est rien de plus qu’une stigmatisation de leurs leaders et, au-delà, des pays africains. Il faut aussi souligner la confonusion entre la personne du chef de l’Etat et l’institution lorsqu’on parle d’atteinte à la souveraineté de l’Etat Equato-guinéen, dans la mesure où ces biens n’appartiennent pas à l’Etat mais à la personne privée du chef de l’Etat ou de son fils.
Terangaweb : Ne faudrait-il pas vous faire connaître davantage dans l’opinion publique africaine ?
Ce serait très utile. D’ailleurs il y a pas mal de journaux en ligne qui relaient l’ « affaire des biens mal acquis » et qui ont une audience importante en Afrique, notamment Jeune Afrique. Mais concernant les pays dont les dirigeants sont visés par la plainte, il est quasi-impossible d’y faire une campagne médiatique, dans la mesure où la presse est fréquemment contrôlée par ce même pouvoir.
Terangaweb : Depuis le lancement des activités de l’association pensez-vous qu’il y a des progrès de la bonne gouvernance en Afrique ?
C’est difficile d’apprécier l’évolution de la bonne gouvernance en Afrique, parce que nous n’avons pas les données nécessaires pour créer un indice d’évaluation de la bonne gouvernance à l’aune de nos activités. Ce n’est d’ailleurs pas notre objet. Cependant Transparency International a mis en place un indice lui permettant de suivre l’état de la corruption dans ces pays, contrairement à Sherpa qui travaille sur volet juridique des financements illicites.
Entretien réalisé par Papa Modou Diouf et Joel Té Lessia pour Terangaweb