Quel est le bilan humain de la traite négrière ?

Le commerce des esclaves africains sur la côte Atlantique (commerce triangulaire) et sur la côte australe donnant sur l'océan indien va représenter un drame humain d’une ampleur historique inégalée et un handicap démographique pour l’Afrique dont les effets vont perdurer jusqu’à nos jours. Les estimations varient quant au nombre exact d’Africains arrachés au continent pour être vendus comme esclaves. Selon les travaux récents de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières, Essai d’histoire globale, 2004), quelques 11 millions d’Africains auraient été vendus comme esclaves sur la côte Atlantique entre le XV° et le XIX° siècle, auxquels il faut ajouter les 17 millions d’esclaves africains vendus entre le VIII° et le XX° siècle dans le commerce transsaharien et la traite de l’océan indien. Soit au total, pour Pétré-Grenouilleau, 28 millions d’esclaves déportés de l’Afrique.

Des travaux plus anciens, comme ceux d’Henry Queneuil (De la traite des Noirs et de l’esclavage, 1907) estimaient à environ 80 millions le nombre d’Africains vendus hors du continent comme esclave entre le XV° siècle et le début du XX° siècle. Le différentiel est énorme entre cette estimation et celle de Pétré-Grenouilleau. Cette différence s'explique par l'absence ou le caractère partiel des statistiques disponibles à l'époque. Mais l'impact humain de la traite négrière ne peut se cantonner à répertorier le nombre d'esclaves vendus. Comme le précisait le théoricien américain panafricaniste W.E.B. Dubois, il importe de prendre en considération, au-delà des esclaves vendus et arrivés à destination, toutes les victimes collatérales de ce commerce, ceux qui sont morts plutôt que de se laisser capturer, ceux qui n’ont pas survécu aux conditions de détention et de transport, les enfants qui sont morts parce que leurs parents ont été capturés. Pris dans ce cadre large, W.E.B Dubois estime qu’il faut compter en moyenne 4 victimes collatérales pour 1 esclave vendu, soit près de 100 millions de personnes selon l’estimation intiale de Pétré-Grenouilleau, et plus de double si l’on s’appuie sur les chiffres de Queneuil. 100 millions de personnes, c’est la population totale du continent africain au début du XX° siècle…

La principale conséquence de ce dépeuplement de masse est la baisse relative de la place de l’Afrique dans le monde : entre 1500 et 1900, les Africains sont passés de 17% à 7% du total de la population mondiale. Dans le même temps, mis à part la population amérindienne décimée, les autres régions du monde ont connu de fortes poussées démographiques : la Chine et l’Europe multiplient leur population par cinq. L’importance du facteur démographique est connue : plus y a de population, plus forte est la division du travail et donc la productivité.  Le dépeuplement de l’Afrique a donc été un frein important à son développement. Comme le remarquent Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray (Le temps de l’Afrique) : « Ces saignées démographiques successives expliquent la faible densité moyenne de l’Afrique subsaharienne : elle était au milieu du XX° siècle quinze fois moindre que celle de l’Europe ou de l’Inde. L’Afrique a donc longtemps été un continent " sous-peuplé ", au regard tant des autres continents que de l’extraordinaire richesse de ses ressources naturelles. »  

Emmanuel Leroueil

Interview de Kangni Alem sur « Esclaves »

Suite à la recension de son roman "Esclaves", l'écrivain togolais Kangni Alem a accepté de répondre aux questions de Lareus Gangoueus.

Kangni Alem, on ne vous présente plus. Enseignant de littérature et de théâtre à l’université, romancier, nouvelliste, dramaturge, vous avez obtenu le Grand Prix de la littérature d’Afrique noire en 2001 pour Cola cola jazz. "Esclaves" est votre dernier roman paru en mai 2009. Quel ressenti, quel retour avez-vous eu suite à cette parution?
K A : Si je m’en tiens à l’enthousiasme de mon éditrice chez Lattès, il n’y a pas à craindre pour la carrière de ce livre. Il vivra sa vie. Les ventes sont régulières, vu que beaucoup de librairies, dont la Fnac, l’ont présenté en coup de cœur. Mais fondamentalement, le lectorat africain a été présent au rendez-vous, car le sujet du livre, l’esclavage, pouvait difficilement le laisser insensible. Paraît-il que j’ai ouvert une brèche dans un mur de silence, défloré un tabou de la littérature africaine. Rien que pour cela, je suis en paix avec moi-même et satisfait, puisque je savais dès le départ à quoi je m’exposais.

La sortie de ce roman s’est faite avec un buzz autour la thématique du roman, fait suffisamment rare dans la blogosphère africaine pour être relevé. Comment l’expliquez-vous ? A-t-il suscité le débat que, je suppose, vous espériez ?
K A : Tout est parti d’une recension par le romancier béninois Florent Couao-Zotti sur son blog. L’article, repris dans la presse béninoise, a attiré plusieurs lecteurs vers le blog de l’écrivain, puisque c’était le seul endroit où le dialogue était facile. L’échange autour du sujet du roman, l’esclavage dans le Danhomé du 19e siècle, a vite tourné au vinaigre. Il faut savoir que l’actuel Bénin, ex Danhomé, est réputé avoir été un des plus grands profiteurs de la traite négrière ; et beaucoup de zones d’ombres persistent sur le rôle que ses monarques auraient eu dans l’expansion de ce commerce entre le Golfe de Guinée et le Brésil, vu que le Portugal possédait un fort à Ouidah, la ville portuaire du royaume. Etant donné que le roman mettait en scène les rivalités entre le directeur du fort portugais, l’aventurier Francisco Chacha de Souza et deux des souverains les plus connus du royaume, Adandozan et Guézo, le public béninois s’est le premier senti interpellé. Après, le débat s’est étendu aux panafricanistes de tout poil qui ont cru déceler dans mon récit une tentative de révisionnisme, vu qu’il serait indécent de raconter les complicités africaines dans un commerce qui a éparpillé les fils d’Afrique dans les Amériques. Dans l’ensemble, je trouve riche le débat suscité sur la blogosphère autour d’Esclaves. J’y ai d’ailleurs participé un peu, pour répondre à quelques attaques sur le Net, mais dans l’ensemble il s’agit plus d’établir le dialogue avec les internautes que de tenter de me défendre.

Ce roman historique a, selon les différentes sources, été écrit en sept ans. Pouvez-vous nous décrire votre travail de recherche sur les données historiques et dans quelle condition vous avez pu produire ce roman ?

K A : Dans le détail, j’ai mis 4 ans à me documenter et 3 ans à écrire le roman. Les années de documentation furent riches. Deux ans à voyager sur la côte atlantique, du Nigeria au Ghana et à tenter de comprendre pourquoi cette chape de silence sur un passé qui fut pourtant nôtre, et qui nous a constitué qu’on le veuille ou non. J’avais aussi remarqué que le plus gros des stocks d’esclaves prélevés sur notre côte finissaient au Brésil, ou à Cuba. J’ai alors cherché à comprendre comment les esclaves dans le Nouveau Monde ont vécu le servage sur place. Le Brésil s’est imposé par le nombre important de tentatives de révoltes d’esclaves, j’ai alors décidé d’y aller. Quelques cours rapides de Portugais plus tard, je me suis retrouvé à fouiner dans les archives à Recife, Rio de janeiro et Salvador de Bahia. Les rapports de police m’ont surtout comblé. On y trouve des détails qui font les délices d’un romancier. Mais il a fallu trier dans la masse d’informations et construire la fiction patiemment. J’avoue avoir pris du plaisir à créer cette alchimie entre le fait vrai et les personnages fictifs, tout en restant attentif au sens final des actes des esclaves. La fiction historique n’a de sens que si elle s’en tient aux conclusions des archives, et non à la logique des personnages inventés.

N’avez-vous pas eu le sentiment de stigmatiser une certaine couche des populations béninoises et togolaises désignés sous le terme d’Afro-brésiliens, et en particulier les descendants de Chacha Da Souza ?

K A : Stigmatiser ? Non. Vous savez, les faits sont têtus. Beaucoup de Togolais par exemple s’étonnent que je puisse raconter qu’une famille aussi illustre que la famille Olympio du Togo ait eu pour ancêtre un esclavagiste, lui-même né en servage à Rio de Janeiro et revenu pratiquer la vente d’esclaves sur la côte ! Sauf que, cette vérité qui existe dans les articles des historiens togolais, personne n’a jamais osé la dire ouvertement sous peine de se voir taxé de vendu au pouvoir en place, qui entretient une rivalité avec ladite famille depuis 1963, date de l’assassinat de Sylvanus Olympio, père de l’Indépendance togolaise. On oublie que les gestes de l’époque n’avaient de sens que dans un contexte, et que la honte des pères n’est pas celle des fils. Quant aux descendants de Chacha de Souza, disons que je refuse d’entrer dans leur argumentaire qui tend à faire de leur ancêtre un « esclavagiste positif » ! D’ailleurs le débat continue, je présenterai le roman au Bénin le 16 Octobre et le 26 Octobre à Lomé (en compagnie de mes amis Sami Tchak, Couao-Zotti et Philippe Dalembert, je m’attends à des passes d’armes mémorables avec les descendants des familles « incriminées ». Je suis décidé à répondre aux simplifications par une approche plus complexe des mentalités d’époque qui ne justifient pas qu’on relativise les actes posés par les uns et les autres. Il est temps d’accepter aussi ce que nous avons été ! 

Votre personnage principal tente un baroud d’honneur lors d’une mutinerie sur le navire qui le conduit aux Amériques. Par une invocation de ses croyances magico-religieuses, il tente de faire dévier la trajectoire du bateau. Une scène difficile à interpréter où le lecteur que je suis a eu l’impression que vous n’y croyez pas vous-même. Cette scène n’est-elle pas une sorte de remake d’un monde de croyances qui s’effondre, faisant penser ainsi à celui du célèbre roman de Chinua Achebe? Avez-vous eu du mal dans l’écriture de cette rupture, de cet épisode ?

K. A : J’avais en tête le scepticisme d’Achebe, en effet, décrivant l’effondrement des valeurs traditionnelles dans Things Fall Apart. Je ne sais pas si c’est nécessaire de croire ou de ne pas croire à la puissance des divinités invoquées par l’esclave Miguel, je voulais décrire le doute du détenteur de pouvoir quand soudain il perd ses repères. D’ailleurs, techniquement, la route du bateau a bel et bien été déviée, ce qui était l’objectif recherché. Le résultat n’est ni immédiat ni conforme au souhait de Miguel, mais il s’est passé quelque chose. Les dieux avaient-il la carte géographique du Nouveau Monde ? Remarquez, le Vodou est devenu le Candomblé au Brésil, en s’adaptant aux rituels de la religion catholique. Il y a une blague au Togo qui dit que les fétiches ne traversent pas l’océan. A méditer.

Vous décrivez dans la seconde partie de votre roman, le parcours du Prêtre vaudou devenu Miguel au Brésil et surtout la préparation d’une des plus grandes révoltes d’esclaves d’Amérique du sud. On a le sentiment que malgré l’esclavage qu’il subit, votre personnage semble avoir beaucoup plus de marge de manœuvre au Brésil qu’en Afrique. Est-ce votre propos ?

K A : Oui. Acculé, il n’avait d’autre choix que la révolte. Mieux, converti à l’islam, il a intégré un nouvel imaginaire où le sacrifice de soi prend une dimension révolutionnaire. Son ancienne religion ne lui aurait jamais permis cela, qui relativise l’affrontement physique et donne trop la prééminence aux pouvoirs des esprits. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent à l’intérieur du même homme. Ce n’est pas minimiser le rôle du Vodou dans le Nouveau Monde, il a permis spirituellement aux esclaves de tenir debout et de ruser ; mais l’islam a fourni aux esclaves, en sus d’une idéologie, un moyen puissant de roublardise, l’écriture. Dans les archives de la police de Bahia, j’ai ri quand j’ai lu que les maîtres croyaient tous leurs esclaves illettrés, jusqu’au jour où ils ont découvert que les talismans qui circulaient parmi eux étaient des messages qu’ils se passaient en arabe. Belle leçon, n’est ce pas ? Le naïf n’est pas toujours celui qu’on croit, et il a fallu du culot aux esclaves musulmans de Bahia pour élaborer leur stratégie de révolte qui a failli réussir.

La suite de l'interview est disponible sur le blog de Lareus Gangoueus: http://gangoueus.blogspot.com/2009/09/interview-de-kangni-alem-sur-esclaves.html

 

Kangni Alem : « Esclaves »

Il est rare d’être confronté à un buzz sur un événement quelconque suscité par la blogosphère africaine. C’est pourtant ce qui s’est passé sur le blog de l’écrivain béninois Florent Couao-Zotti, lorsqu’il a produit un article à l’occasion de la sortie d’« Esclaves » le dernier roman du togolais Kangni Alem. Un ouvrage qui lance une polémique sur la question de l’esclavage sur la côte du Golfe de Guinée et le retour de ceux qui se sont désignés par le terme d’Afro-brésiliens, esclaves ayant participé à des révoltes et ayant été banni du Brésil.

J’attendais la sortie de cet ouvrage depuis plus d’un an après avoir pris connaissance du projet de Kangni Alem lors d’une interview de l’auteur accordée à Africultures en compagnie de Patrice Nganang. Ayant eu le plaisir d’échanger et d’écouter cet auteur de référence dans les lettres africaines, persuader de son exigence et de sa capacité à secouer le cocotier de nos contradictions, je m’attendais à une exhumation peu conventionnelle de la question de l’esclavage en Afrique et des formes de collaboration avec les négociants européens. Les attentes, vous le voyez, furent nombreuses, et elles furent largement comblées.

J’aimerais tout de suite dire que j’ai eu le sentiment que Kangni Alem proposait un approfondissement de la thématique du roman de Maryse Condé, j’ai nommé Ségou, dont la lecture est encore toute fraîche dans mon esprit. Il aura fallu 25 ans pour qu’un intellectuel africain reprenne le flambeau de ce sujet. Maryse Condé proposait plusieurs clichés de toute une Afrique de l’Ouest du début du 19ème siècle en pleine mutation, ravagée par les guerres, l’esclavage interne et la traite négrière.

Le propos de Kangni Alem est circonscrit au royaume Danhomé. Et il choisit de concentrer son attention sur le parcours de l’aventurier portugais Don Francisco Felix Da Souza dit « Chacha » qui a fait fortune grâce au commerce des esclaves par l’entremise de la prise de pouvoir du roi Guézo. Le personnage narrateur est un prêtre vodoun compromis dans la destitution du roi éclairé Adandozan orchestrée par Chacha et Gankpan. Il appartient à l’élite de ce royaume. Sa participation forcée au complot va entraîner la déportation de sa famille vers les Amériques puis la sienne. Le prêtre vodoun, sujet dévoué de l’ancien roi, fait une description des intrigues qui règnent dans et autour la cour royale. Il brosse un portrait de l’étonnant personnage Chacha, aventurier portugais solitaire qui va mettre dans sa poche tout un royaume. Puis il témoigne de sa déportation vers le Brésil, vit l’esclavage sur cette terre lointaine.

Kangni Alem publie un roman passionnant où il réalise la prouesse de mouvoir ses personnages dans un contexte historique extrêmement délicat et finalement très peu connu. Il restitue la situation d’élites africaines confrontées à la pression des négriers, mais également conscients de la saignée de la Traite négrière, en jetant ainsi le pavé dans la mare de la collaboration de certaines élites africaines au trafic transatlantique. Ce qui est intéressant, c’est de constater la nuance qu’introduit l’écrivain togolais. Les situations ne sont ni noires ni blanches. Il souligne également l’action de certaines élites lettrées musulmanes sur le sol brésilien et leurs actions dans l’une des plus grandes révoltes d’esclaves sur le continent américain.

Kangni Alem mène une réflexion sur les fêlures du système traditionnel mais également sur l’absence de cohésion du groupe face à l’adversité et le système esclavagiste mais également sur l’absurdité de la condition humaine qui longtemps après avoir été opprimée s’érige en bourreau et reproduit les violences contre lesquelles elle a combattu comme ce fut le cas de certains afro-brésiliens. Rien de nouveau sous le soleil. C’est donc un texte qui laisse des pistes passionnantes à explorer et qui, j’espère va susciter des débats vifs à Porto-Novo, à Ouidah, à Cotonou (et, je l’espère, sur les côtes africaines) où l’écrivain semble être attendu de pieds fermes par certains défenseurs de la mémoire de Chacha.
 

Lareus Gangoueus

Kangni Alem, Esclaves
1ère parution 2009, 250 pages

Voir l'interview accordé au Figaro ainsi que le blog de Kangni Alem
Critiques de Nathalie Philippe, Bibliosurf, Opoto
Voir également la critique de Viceroy of Ouidah de Bruce Chatwin sur le blog de Zarline