L’immigré (e) en contexte professionnel occidental

immigré-Disguise1. Le contexte

L’arrivée et l’intégration

 Lorsque l’immigré prend pied dans un nouveau contexte de travail, il a toujours ce sentiment étrange de non appartenance et d’usurpation. Il ne s’agit pas d’un complexe par rapport à son niveau intellectuel, plutôt le  sentiment parasite de ne pas être  le visage attendu. Une sensation qui sait toujours s’inviter et contre laquelle l’expérience ne fait rien. L’immigré se sent toujours le choix de second rang : « ils auraient préféré une blonde aux yeux bleus ». Ce sentiment de l’imposteur on peut le porter longtemps, comme un proche parent, pas amical pour un sou, nous accompagnant dans des pérégrinations universitaires ou même professionnelles ; parasitant estime de soi et intégration sociale, dans la belle France. Une intégration par à-coups, éternels recommencements, face à un pays dit-on “ouvert”; mais dont l’expérience du vivre-ensemble demeure problématique, une paroi étanche, difficilement franchissable ; voire impossiblement franchissable pour les plus malchanceux.

La cohabitation

L’immigré se sent souvent en bas des choix préférentiels. Il est le ‘moindre’, celui dont la voix ne compte pas, dont le point de vue est caduque, un être elliptique, un son diffus, un brouillage. Parfois il s’affirme, lors d’une réunion, et là, miracle ! Il suscite des regards, de l’admiration! Enfin ! « Voilà ma valeur affirmée ! » pense-t-il, avant de retomber dans le rythme lent de l’indifférence.

L’invisibilité noire est un sujet fort dans la littérature et les textes théoriques afro-américains, comme l’ouvrage Invivible Man de Ralph Ellison (1952, Random House) ou  des sujets des Blacks Feminists.  Ce thème montre comment les Noirs ont souvent perçu leur vie/présence comme nulle, facilement tue, face à une écrasante visibilité blanche. La couleur noire représente cette invisibilité, elle écarte des lieux de pouvoirs et soustrait du droit à la parole…à l’existence. Cette invisibilité complique les relations entre communautés (surtout blanche et noire). La race blanche ayant résolu la question de son être au monde ; la noire elle, cherche sans cesse à comprendre, justifier sa présence. Ayant un emploi, elle tente de prouver son bagage, et se sent plus que toute autre amenée à combattre des ennemis physiques et invisibles, car intégrés.

Le sentiment d’échec

L’immigré voit l’échec en le mesurant aux réalités socio-économiques de son contexte d’origine. L’origine représente ce lieu qui nous a tirés comme des flèches du carquois. De là-bas à ici, il y a deux êtres, deux réalités quasi irréconciliables. L’immigré évolue avec deux accents, deux rythmes, deux salaires, deux représentations de lui-même. Le contexte d’immigration est donc un écartèlement identitaire, une manière de faire fusionner celui qu’on est et celui qu’on devient. L’échec pour l’immigré est donc de voir les humiliations qui en nouvelle terre d’accueil, vont tenter de nier sa présence, de l’invisibiliser. Il tente alors d’étouffer cette lecture dépréciative, juxtaposant à cet ante-discours, un nouveau cadre de vie.

2. La remontée

Vivre avec le poids de déplaire et de faillir

L’immigré vit avec le poids de déplaire et celui de faillir. Cette peur le tenaille, il la porte comme un vêtement. Ce vêtement est aussi visible que tout autre.  La peur est l’apanage de tous, mais la peur de l’acceptation de soi est particulièrement prégnante chez les personnes qui, parties de chez elles, doivent retrouver d’autres racines. Leur identité, avec le voyage, a été morcelée, éparpillée aux quatre coins du monde. Ils observent avec envie les êtres complets qui gravitent autour d’eux et qu’ils ne sont pas. Ils sentent le manque, cette cassure. La cassure, le sentiment de diffraction, l’écartèlement culturel, le nihilisme de l’ancien-soi.

Car dans le désir d’intégration, il y a le refus de soi, de là d’où l’on vient. On pense que c’est parce que l’on est d’ailleurs que les choses ne fonctionnent pas comme elles devraient. On veut donc éradiquer complètement ce soi dangereux, cet accent, ces vêtements, ces épices, ces manières de parler. L’on flirte alors bien vite avec la honte de soi, la colère d’être soi. On en veut à la vie le hasard de sa géographie d’origine.

On peut mettre des années avec cette peur. On peut mettre des années à mettre des mots sur son malaise, on appellera cela immaturité, mal chance, racisme (sans ignorer que cela pourrait être le cas). On trouvera des termes pour comprendre la différence de sa situation et cela ne fera que nous rappeler notre isolement.

Revenir ou pas

Immigrer c’est choisir, par choix ou par obligation, à un moment donné, de rentrer dans un système. Ce système offre des privilèges à ceux qui très souvent, doivent oublier le passé. La mort de l’ancien renouvelle l’espérance dans le nouveau. L’Occident demande alors une intégration totale, un abandon à sa cause. Adhérer à ce système c’est entrer dans des modes de fonctionnements idéologiques, faire ce qu’on doit faire parce que tout le monde le fait. Connaître une nouvelle norme. L’immigré choisit alors de re-centrer sa vie dans ce nouveau contexte. S’y sent-il chez lui ? Au début il y arrive, il essaie de s’en convaincre.  L’ambition, la peur du retour, le rejet, la solitude l’y confortent. Il négocie avec lui-même des conditions d’un retour ; sans trop y croire. Mais très souvent pour lui, le chemin (surtout pour les immigrations des pays du sud vers le nord), cette montée-là est sans marche arrière. Elle demande d’aller plus vers l’image de l’Occidental, repartir c’est souvent perçu comme régresser, se pervertir à nouveau.

Le refuge de l’exil

L’exil ou l’immigration ne sont pas toujours des temps de mort ; mais parfois des temps de renaissance. Ils nous changent et représentent,  après la naissance, notre propre choix géographique ou nouvelle naissance. L’exil en tant qu’arrachement représente finalement un départ. Il nous place dans le véritablement lieu, celui que finalement on choisit vraiment. On va s’y établir, construire, donner, mais aussi être détruit.

En fuyant l’autre, l’ancien, on va avoir des blessures, cacher ce que l’on est. On pourra aussi, parfois, le faire revivre. A force de trop le fuir, l’origine rejaillira, et l’on se surprendra à écouter les anciennes musiques, à parler avec de vieilles connaissances, à faire revivre cet accent qui représentait le blasphème. Parce qu’au final, cette soi-disant intégration, vaut-elle vraiment la peine de notre mort ‘définitive’ à nous-même ?

Pénélope Zang Mba

Le Célibat  et les femmes du XXIème siècle

beyonce-world-war-ii-650Le vingt-et-unième siècle a vu de plus en plus de femmes se lever, être à la tête de grosses entreprises, comme Sheryl Sandberg la numéro 2 de Facebook,  auteure du best seller En avant toutes, (Lattes, 2013), un livre où elle expose ses secrets de réussite; ou encore Michelle Obama qui est loin de la posture passive de la traditionnelle ‘femme de;’ et qui, bien au contraire est un élément-clé de la réélection de son célèbre mari. Le girl power, le féminisme revisité ou 2.0 de ces dernières années, avec les chanteuses américaines aux courbes aguicheuses, l’empowerment, si vous voulez encore, déifient une image de femmes fortes qui sont de la nouvelle espèce. Chimamanda Ngozie Adichie a pu écrire Nous sommes tous des féministes, suivi des Marieuses; et poser la question suivante :

Pourquoi apprend-on aux petites filles à vouloir se marier? ( Paris, Gallimard, 2015)

Il semblerait que la malédiction ou la fatalité, en tout cas quelque chose qui veut du mal aux femmes, leur donne l’injonction permanente de se lier à.

Les femmes de nos jours voient encore que la réussite de leur vie passerait ‘nécessairement’ par le mariage. Nous parlons ici de nécessité et non d’opportunité ou de projet. L’idée de ‘nécessité’ signifie que celles-ci se sentent obligées de se marier, car leur vie même ou le sens de leur vie en dépendrait. Ici, il s’agit d’un besoin vital. Ainsi, elles peuvent vivre sans un travail, sans la dernière chaussure Louboutin, mais jamais aucune n’oserait même déclarer ne pas avoir envie de se marier!

Une telle affirmation serait accueillie par un éclat de rires de l’assistance ou même de reproches sanglants, la qualifiant d’”égoiste” comme si ceux qui mettaient des enfants au monde étaient des modèles de vertu.

Pareil débat a occupé les questions des Black Women Studies lorsqu’en 1970, sous la houlette de Barbara Smith, elles ont choisi d’orienter leurs luttes non seulement d’un point de vue de l’égalité des races, de l’oppression mâle ou du  patriarcat; mais aussi sur celui de l’autonomie sexuelle. “Le genre est politique” pouvait-on entendre dans les rangs des femmes de ce mouvement, et pour beaucoup d’entre elles,  le sexuel passait par une affirmation claire, il ne s’agissait plus de nier ce fait; tant qu’à dénoncer, elles avaient donc décider de tout mettre sur la table. (références: B; Smith: Ain’t Gonna Let Nobody Turn Me Around, Forty Years of Movement building with Barbara Smith, State University of New York, 2014).

Il faut dans le domaine du célibat des voix qui se lèvent afin que le diktat du ‘mariage à tout prix’ cesse; mais que ce domaine, certes noble, devienne le résultat d’un libre consentement et non d’une pression.  Le regain des études féministes est dû au fait que certaines, surtout des femmes célèbres comme Beyoncé Knowles (ne rigolez pas, les chansons de la chanteuse ont permis à des étudiants américains de s’intéresser aux matières sur le féminisme, si vous ne croyez pas, repartez écouter Single Ladies, Put a ring on it; Run the world…Grils), et Chimamanda Ngozie ont commencé à parler des conditions des femmes dans leurs écrits; et ont ainsi apporté un renversement du regard porté sur le mot même de ‘féminisme’.  Ce mot avait été marqué au fer rouge et plusieurs féministes ne se revendiquaient plus comme telles qu’à demi-mots.  La faute à cette vague de filles de Simone De Beauvoir, ces ‘laiderons’ qui ne savaient qu’étudier, et qui cachaient, disait-on leurs frustrations derrière leurs revendications. Cette interprétation excessive avait eu pour but de défocaliser les femmes sur la lutte qu’elles menaient de front, et de les maintenir sous dépendances. Certes les femmes ont cherché à revendiquer une liberté que d’aucuns jugeront trop prégnante; mais le fond de leur combat résidait dans la simple liberté de leur choix, et du maintien et respect de leur corps. Les violences masculines, et le contexte social phallocrate n’aidaient pas ces femmes à se sentir rassurées, et elles ont donc utilisé le dernier recours: la rébellion.

Aujourd’hui, petit à petit les choses commencent à changer. La désertion de certains hommes de leurs responsabilités a profité à certaines femmes; et les études pour tous ont  permis à certaines filières d’accueillir certaines femmes qui se distinguent de manière tout à fait remarquable. Les femmes comme Oprah Winfrey ont leur propre maison de productions de films et d’émissions de télévisions; d’autres encore sont des chefs d’Etat. Cela change les paradigmes et certains hommes doivent ne plus savoir où ils en sont. Il est vrai que cela modifie considérablement les règles du jeu, car on a l’impression d’une ‘masculinisation’ de la femme, et une perte des valeurs sacrées de celle-ci comme la douceur, la fragilité, la dépendance à l’homme. Bien que ce constat puisse être vrai et même faire peur, il est cependant de l’ordre de notre époque; où les valeurs d'autonomie et de débrouillardise sont louées et enseignées dès l’enfance. L’école y a considérablement contribuée en mettant les jeunes garçons comme les petites filles sur le même pied d’égalité.

Les femmes ne font donc que suivre l’ordre immuable du temps, si bien qu’avec les demandes trop pressantes de notre époque le mariage devient ainsi, une option.

La femme vivant en Occident aura cette tendance à l’autonomie, et ne craindra pas de vivre seule. Le contexte peut considérablement orienter les attentes d’un individu; c’est dans cette optique que les femmes d’Afrique subsaharienne, les femmes d’Afrique du nord en second et certaines asiatiques vont mettre le mariage en tête de liste; là où une Européenne mettra cela en second après l’obtention de son diplôme ou de sa promotion au boulot.

Cette mutation, avant même d’être vue par les hommes est d’abord très fortement ressentie par les femmes elles-mêmes qui se voient ‘différentes’ du mode de pensée de leurs mères (et par rapport à leurs grands-mères, il y a un monde!)

La femme contemporaine est consciente d’être une sorte d’être hybride entre ancien et modernité, écartelée entre deux visions de la vie; et même pour elle, cela est complexe. Les générations futures, les jeunes filles de l’an 2000 auront résolu la question; mais il reste chez les femmes de notre époque une culpabilité enfouie, celle d’être différente de leurs mères. Nombreuses sont celles qui n’assument pas encore le fait de vivre seules, sans homme ni enfants, de payer leurs factures par elles-mêmes ou même de faire de très bonnes études. Elles choisissent toutefois de voir dans les opportunités de travail et de liberté individuelle un asile pour elle.

La femme actuelle est en construction et en affirmation identitaires. Elle doit se construire d’après le passé, ce dernier la contraignant par rapport à ses convictions issues du monde moderne. Toutefois, certaines réussissent l’entre-deux avec maestria, prenant de l’ancien et ajoutant du nouveau. Cet exercice est fragile car de toute façon, les mentalités changent vite; malgré tout, nombreuses sont les femmes qui ont décidé de sortir des carcans de la culture phagocytée, née d’une pensée dominante mâle. Il faut donc aussi que ces hommes-là, puissent accepter la naissance de nouveaux genres de femmes. Mais il faut aussi que les femmes elles-mêmes s’aident. Personne n’est plus critique à l’égard d’une femme qu’une autre femme. Beaucoup trop s’offusquent de voir ‘certaines’ se refuser à une vie maritale ‘avant 25 ans’ (l’âge du Graal), ou même s’y refuser tout court.

Le célibat en définitive peut être une magnifique transition, pleinement assumée; ou un état et un arrêt permanent. Il ne s’agit finalement pas d’être engagé ou pas; mais de rester dans l’état qui nous convient le mieux, qu’importent les sirènes. L’affaire du mariage n’est pas affaire de thiases; c’est une affaire avant tout personnelle.

Pénélope Zang Mba

La Négation du Brésil  

Negacao da Brazil

Le film, La Négation Du Brésil  de Joao Zito Araujo retrace l'histoire des telenovelas (novelas) ou des soaps operas brésiliens,  ces séries bien connues, qui jouissent d'une grande popularité en Amérique latine et même en Afrique aux heures de grande écoute.

Le réalisateur parcourt certaines séries brésiliennes qui ont marqué son enfance en s'interrogeant tout le long sur le rôle des acteurs noirs dans lesdites séries et sur la perception qu'il en a  tiré des Noirs, dans sa jeunesse. Ces séries télévisées sont vues  de manière panoramique, depuis 1963  jusqu'à 1997. On y voit des noirs ou des mulâtres campant principalement des rôles de subalternes.

Le réalisateur, qui est lauréat de la Fondation MacArthur, a déjà produit des films primés à de nombreux festivals. La Négation Du Brésil,  malgré la polémique qui a suivi sa sortie en 2000 reste un témoignage poignant de la réalité d'un racisme latent dans les médias brésiliens. Joao Zito Araujo questionne l'absence d'une communauté qui représente 50% de la population. Un nihilisme frappant, quant on sait aussi que sur "36 millions de personnes représentant la classe moyenne, les noirs représentent 6 millions", et pourtant, ils ne sont pas visibles dans les médias, comme le dit Joao Zito. La négation réside ici dans un nihilisme de l'existence d'une communauté pourtant bien présente.

Les 'petits' rôles dont on affuble bon nombre d'entre eux, ne sont pas assez représentatifs de cette communauté tout au plus sont ils dévalorisants. La force de  Joao Zito  Araujo est qu'en universitaire, il parvient à montrer plusieurs séquences où le spectateur peut percevoir la place du Noir dans les telenovelas, et comprendre l'arbitraire. Les personnages noirs n'ont quasiment pas d'existence. Ou s'ils sont là, ils doivent servir de faire-valoir.

Le réalisateur s'enquiert alors de nous montrer les divers rôles consacrés des personnages noirs en questionnant la force des stéréotypes et pourquoi pas du racisme de ce milieu télévisuel. En premier lieu arrive le  rôle de  la mammy noire,  grosse, rude et maternelle (comme dans Carinthoso). La 'mammy' confirme aussi les clichés sur la femme noire, tels qu'on le voit dans la littérature du XXème siècle. Ensuite vient  le rôle du serviteur loyal, comme dans Roque Santeiro, et le serviteur joué dans la série par Toni Tornado. Puis vient le personnage du barbouze, sorte de noir révolté et dangereux.

Tout cela indique une volonté semble-t-il de cantonner les Noirs dans des rôles secondaires et des stéréotypes où ils ne peuvent occuper les rôles d'envergure, comme le montre la série La Case de l'Oncle Tom, où un acteur blanc Sergio Cardoso est choisi pour jouer le rôle de  l'oncle Tom, ce qui provoqua une polémique, le choix d'un acteur blanc se justifiant par son talent, au lieu sans doute d'y voir une discrimination et un refus de donner à un noir un rôle principal. Tout ceci s'expliquant, aux dires  d'un réalisateur, par le "manque de maturité des acteurs noirs à cette époque" ou encore par le fait que 'les premières séries s'adressaient surtout à une classe moyenne blanche' et encore le fait que pour l'époque, "les noirs n'étaient pas télégéniques". Le même phénomène se remarquera dans Escrava ISaura où une blanche sera choisie pour jouer une esclave.

Regroupant nombre des acteurs noirs présents dans ces telenovelas, comme Zeze Motta, Ruth De Souza, Clea Simoes,  Milton Goncalves et bien d'autres,  Joao Zito Araujo tente de recueillir des témoignages expliquant le ressenti de tels rôles, et aussi du contexte dans lequel se faisait ces séries. Certains acteurs-phares vont alors donner leurs témoignages d'une époque où il n'était pas évident de dissocier le rôle joué et l'identité réelle. Plusieurs séries contribuaient à renforcer des clichés ou même dénotaient d'un certain racisme.

Tout cela conteste farouchement l'image du Brésil se voulant 'le paradis de l'intégration raciale'. Les politiques voulant vanter l'existence d'une société sans identification raciale. Ceci s'avère finalement être un 'mythe' au regard des séries et même des sujets abordés.

Les personnages noirs n'ont d'existence que par leur proximité aux maîtres blancs. Si certains réalisateurs ont tenté de mettre en scène des Noirs avancés socialement, comme dans Setime Sentido (1982), qui montre un couple mixte de la classe moyenne, cela restait en fait une pure audace et non un signe des mœurs.
Les couples mixtes étaient rares à la télévision. Les séries qui s'y heurtaient recevaient des lettres de spectateurs, tout bonnement choqués par  cela. L'actrice Zeze Motta raconte de quelle manière étaient les réactions lors des diffusions de Corpo a Corpo, une série qui racontait la vie d'une famille mixte et recomposée. Un spectateur avait pu dire: "Si j'étais acteur de télévision et qu'on me forçait à embrasser une affreuse, horrible noire comme ça, et si j'étais en manque d'argent, je me désinfecterais la bouche au javel".  Ou encore : "Je ne pense pas que Marcus Paulo ait tant besoin d'argent qu'il s'abaisse à ce point".

Autant de réactions absurdes qui  en disent long sur le climat dans lequel se déroulait ces séries.

Une autre force du film est sans aucun doute sa  manière de nous faire vivre les telenovelas à diverses époques. Avec ces séries l'on peut percevoir la société brésilienne dans ses attentes et son évolution. Même le choix des actrices était un indicateur : on choisissait les femmes noires les plus claires possibles. Tout ceci questionne aussi sur un blanchiment de la télévision, une manière de  masquer la présence noire.
Un autre constat de ces séries réside dans le fait qu'elles restent dans le cadre blanc, bourgeois, et ne reflètent en rien les réalités des favelas (bidonvilles), qui, on le sait, jouxtent pourtant nombre de quartiers et de villes huppés du Brésil.
Cette non représentation des Noirs dans leurs propres médias amènent ces derniers comme l'acteur Milton Goncalves à  se battre pour la visibilité de ceux-ci.

Les thèmes abordés sont souvent empreints d'une certaine pudeur. Dans la série Por Amor, on  voit un couple mixte confronté à la venue de leur enfant. Le père qui est blanc, refuse catégoriquement la naissance à venir. La femme, noire lui dit enfin " tu refuses cet enfant parce qu'il est noir", ce que le père refusera d'admettre. Ce silence sur le refus de  la réalité d'un 'problème' noir, devient presqu'un secret de polichinelle. Certains réalisateurs vont choisir d'en parler par la suite afin d'exposer la réalité  de la question raciale.

Les jeux des acteurs sont également analysés comme dans une série où un jeune noir se fait accuser et presque molester, sans que celui ci ne réagisse.  Cette attitude sera critiquée par une association noire comme étant une mauvaise représentation des Noirs. Cette soumission du Noir dans le jeu, ne faisant plus partie de la  norme et confortant la domination blanche,

Le film La Négation Du Brésil,  est une réussite dans sa vision panoramique. Il permet de mesurer les avancements de l'industrie des séries brésiliennes. De plus, il nous offre à voir une société aux prises avec la réalité du métissage.

Pénélope Zang Mba

Cet article est écrit dans le cadre d'un partenariat avec le 5ème édition du FIFDA qui a eu lieu du 3 au 5 septembre 2015

Negacao da Brazil, de Joel Zito Araújo (2000, 90 minutes)

Salon de coiffure made in Nigeria

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Lorsque j’étais petite, ma mère aimait m’emmener dans ces salons de coiffure achalandés, où le bruit, la musique, les ragots, les rires, l’insalubrité et la proximité aussi, étaient présents. Je m’asseyais, et une coiffeuse devait généralement m’être affiliée après qu’elle « ait fini l’autre carré de tissage, dans deux minutes… ». Les deux minutes devenaient facilement quarante minutes, et parfois, ma mère (dont la patronne prenait vite la tête en charge), s’irritait et exigeait qu’on commence ma tête, car elle était pressée. Nous mangions aussi, dans ce lieu, ce qu’on y vendait à proximité : des brochettes et du pain à la salade ou à la boulette de viande, très huilée. Ma mère parlait avec la ‘patronne’, sa tête dandinant de ci de là, au gré de sa coiffure. Moi, je n’avais pas une esthétique en matière de tresses très affirmée, on me faisait généralement des « couettes, avec des mèches dedans », juste assez pour en augmenter la longueur naturelle, et parfois le volume.

Ma mère, comme les autres femmes dont l’expérience et l’art de la séduction avaient exercé l’inspiration, rivalisait de subterfuges afin de ‘tromper l’œil’. Elle avait découvert un tissage suffisamment naturel, et si bien placé qu’elle ne jurait plus que par lui. C’était sa coiffe à la mode, et les multiples compliments de ses amis et des inconnus la confortaient dans ce choix. C’est vrai que ce tissage lui allait bien, avec ses yeux bridés, elle avait l’air, avec ces mèches noires auburn et bouclées, d’une vraie asiatique ou d’une malgache.

Moi, j’aimais écouter les grands. La patronne, dont l’influence se mesurait à son professionnalisme, à son adresse à la coiffure, participait à toute conversation écoutée d’un ton sans appel. Ses doigts jonglaient et les cheveux informes prenaient soudain une forme, un air, un éclat, une beauté, et même un parfum : la laque nous emplissait les narines à nous écœurer après la coiffure.

Les conversations étaient invariablement les mêmes: un mari trompeur, une ‘folle de fille voleuse de gars’, ou ce genre de choses. Souvent, il y avait un gars, coiffeur, aux manières efféminées, qui s’occupaient du coin des ‘hommes’, expert en coiffure masculine, mais parfois aussi en coiffures féminines. Il participait aussi à la conversation, et riait comme une femme. Fort coquet, il était aussi très apprécié des femmes du salon, toutes des habituées, qui l’appelaient de son petit nom, et essayaient par respect de ressusciter une virilité perdue : « Edu, mon petit homme », « ah, ce gars­ là il est fort ! ». Et Edu paradait, la tête haute, fort de sa célébrité. Il entrait, et c’était des acclamations, chacune de ses tenues étaient détaillées. Ma mère aussi riait, mais elle se gardait bien d’en faire trop, elle gardait la plupart du temps ses pensées pour elle mais était très exigeante avec la coiffure : « ne serre pas », « mets une raie­ là », etc.

Mais ce qui me frappait le plus dans cela c’était les films. Les femmes, clientes comme coiffeuses, étaient souvent totalement sub­ju­guées par les films Nollywood, qui passaient en boucles. Elles connaissaient chaque réplique, mais tremblaient aux mêmes parties : « là, son corps va se décomposer, tu vas voir… » ; « hihiiiii…pardon, je ne veux pas voir ça ! »

Les exclamations montaient, et des liens avec la réalité ne manquaient jamais de faire surface : « C’est vrai o, c’est ce qu’ils font dans la réalité ! Ils n’ont rien inventé ! Les clubs de milliardaires sorciers existent o ! »

Ma mère et moi nous rions de leur crédulité et de leur excitation. Nous savions que les sorciers existaient, mais nous ne prenions jamais un film comme un élément concret qui nous ferait nous exciter de la sorte. Mais pour ces femmes, toutes Nigérianes (pour les coiffeuses et le coiffeur, surtout, ou Maliennes et Sénégalaises), ces films étaient leurs liens avec leur vie. Un film finissait, et on en remettait un autre. Déjà dès le générique, il y avait une atmosphère de mort. La religion côtoyait immanquablement la sorcellerie. Les coups du sort ou malchance ne manquaient jamais de sanctionner l’imprudent qui s’était laissé vaincre par sa cupidité ou sa jalousie…

Drapeau-NigérianCes films, je ne les supportais pas, car ils me faisaient peur. Une chaîne publique chrétienne prit à son compte d’en faire son fond de commerce principal, et je me hasardais d’en regarder un chez moi. Frida et Gloria sont deux sœurs. L’aînée est belle et gentille, la deuxième aussi est belle mais méchante. L’aînée, comme pour Cendrillon rencontre son prince, riche et beau. La seconde par jalousie tue son aînée, sans que (évidemment), personne ne sache. Elle console le veuf et le met dans ses bottes. Sauf que voilà, Frida était une fille versée dans la Bible, et Dieu s’en mêle. Frida ne trouve pas le chemin du Ciel, elle hante son ex maison conjugale. Gloria, finalement perd la boule, et elle est sommée par un pasteur de tout avouer « sinon tu resteras folle ! ». L’exorcisme a lieu, Gloria est libérée, mais le choc est tel qu’elle perd son mari­ex­beau­frère. Ah oui, …elle meurt finalement à la fin. Justice divine.

Ce film que je viens de vous raconter m’a hanté pendant au moins une semaine. Gloria m’apparaissait dans ma chambre, au réveil, aux waters, en route. Je devais rompre avec ce cinéma pour toujours.

Bien que moi mon expérience fut, pour l’enfant que j’étais, assez négative, force est de constater que ces films marchent. L’industrie Nollywood est aussi influente que Hollywood, et de ses bacs sortent autant des films ‘bas de gamme’ que de très bonnes productions tournées même avec de grands acteurs reconnus.

Le cinéma nigérian ne se résume pas qu'à celui que je regardais dans les salons de coiffure, avec des doublures mal placées, des images floues, où seule importait l’histoire. Aujourd’hui, il a ses lettres de noblesse, et peut se targuer d’influencer l’Afrique entière et même le monde. Ce cinéma, est avec Bollywood, un des plus regardés. Que l’on s’imagine que dans mon pays francophone, des demandes énormes imposaient des traductions bancales, pourvu qu’on ait le film, la trame. Le concept de ces films étudie très bien leur cible et joue avec les cocktails explosifs du succès : pouvoir, sorcellerie, argent, église, rivalités féminines et amour.

Dans le salon où j’allais, les hommes avaient beau jeu de faire ‘les indifférents’ mais ils suivaient quand même. Le film Le club des milliardaires parlait au désir de pouvoir de chacun d’entre eux. Pendant des jours, ils parleraient de ce film, feraient des avertissements en fonction de ce film, etc. J’ai donc eu ma coiffe, elle est comme je voulais : « des couettes avec des mèches au bout, pour qu’on croit que ce sont mes cheveux. Au fait, madame, vous pouvez me mettre des perles ? ». Réponse de la coiffeuse : « Héééé… il va se faire tuer !!!! »

Pénélope Zang Mba

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 L'Afrique des idées est partenaire du Festival Nollywood Week qui a lieu sur Paris du 4 au 7 Juin 2015

Alice Miller et le questionnement des valeurs familiales

father-304309_640 (1)L’ouvrage d’Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, est le genre d’ouvrage dont la lecture ne nous laisse pas indifférente. Exerçant comme thérapeute, psychanalyste, Alice Miller s’intéresse aux traumatismes de l’enfant, et leurs répercussions sur l’homme, la femme adulte. Elle affirme dans son ouvrage des thèses qui, à tout le moins, peuvent paraître osées, parfois réductrices. Ces théories sont les siennes, et si elles m’ont aidé personnellement dans ma quête pour comprendre mes propres relations avec les miens, elles se sont cependant parfois heurtées à mon background d’africaine ayant grandi en Afrique. Cependant ma culture actuelle, et mon contexte de vie actuel m’amènent à m’interroger sur certains faits culturels africains, et ce qui fait notre soi-disante fierté de la famille ‘africaine’ et ses ‘valeurs’. Dans cette lecture fort intéressante sont nées des débats entre l’auteure et moi et je livre ici son interprétation de certaines de ses notions et expressions-clé.

 

Nous allons analyser ici quelques notions qui traversent le livre entier, et qui en orientent la vision de l’auteur, notions, expressions, ou « valeurs » qui peuvent dans ce livre devenir fortement discutables, bien que se portant à la discussion. 

 

Les parents et la rupture :

Dans les sociétés africaines subsistent fort heureusement de nos jours, un respect des aïeuls, des ancêtres. Birago Diop pouvait dire que « les morts ne sont pas morts », tant même après eux, continuent de perdurer le respect de leur mémoire que l’on honore en donnant à un nouveau-né, le nom du défunt…Pour ceux qui restent, les pères, mères, oncles, tantes, grands-parents…il y a de la part des plus jeunes, une révérence qui passe par les têtes basses et regards baissés, les mains derrière le dos devant un aîné, et j’en passe. Tout un langage du corps qui fait comprendre à l’aîné, qu’il est plus que respecté, mais craint. Les silences pendant la prise de parole d’un aîné, le silence face à des réprimandes, tout ceci amène un monologue où l’adulte peut se glorifier d’avoir enfin réussi à former un jeune ou « petit », qui sera tout à fait comme l’attendent les convenances et la société. Les parents frappent, encouragés par le commandement divin, insultent, récriminent l’enfant en public, sans qu’il ne soit même envisagé que cet enfant peut aussi avoir un amour-propre, et que pour lui aussi ‘le linge sale se lave en famille’. Non, il est exposé devant oncles, tantes, cousins, neveux, étrangers, et l’on sait que le respect qu’il doit à ses parents aura raison de son mutisme. Des codes sociétaux existent, l’enfant comprend très vite que son acceptation au sein du clan dépend aussi de ce que disent ses parents de lui. On aura du mal à aider scolairement, financièrement, un enfant dont les parents ont fait savoir que c’est un ‘vaurien’ ou ‘une fille qui n’aime pas l’effort’ ou une ‘paresseuse’.

C’est dans ce climat où le respect des aînés est survalorisé, et en contrepoint, l’enfant méprisé et rabaissé, que l’on peut parfois comprendre le besoin d’éloignement de certains jeunes, notamment de la diaspora. Ces derniers s’exilent, excusent un désir d’étudier, puis de trouver du travail, qui n’est en fait qu’une échappatoire à une pression familiale (élargie) qu’ils ne supportent plus. La rupture si elle n’est pas verbalisée, est dans les faits. Des westerns union alimentent un cordon déjà fébrile, et les conversations ne se font que durant les périodes clé de Noël, du Nouvel An ou des anniversaires. Le courage d’Alice Miller dans son livre est de demander à ce que cet éloignement ne soit plus une culpabilité mais qu’il soit pleinement assumé. Elle demande à l’enfant de ne plus se forcer à ‘aimer’ ses parents, mais de réaliser que si lui continue à nier ses émotions, il en subira les conséquences. Selon elle, « adultes, nous ne sommes pas obligés d'aimer nos parents », Ce 'courage' est difficile à comprendre dans le contexte africain où on aide les parents quoi qu’il arrive ; d’ailleurs on ne les met pas dans les maisons de retraite, ils meurent entourés dans la chaleur de nos cases…Mais qu’en est-il dans les faits ? 

 

« Un amour imposé n'est pas de l'amour : cela conduit tout au plus à faire « comme si », à des rapports sans vraie communication, à un simulacre d'affection chargé de camoufler la rancune, voire la haine, Un tel amour n'aboutira pas à une vraie rencontre. » Les relations d’apparat, sont ici fortement décriées. Alice Miller demande à l'adulte ayant subit de la maltraitance, d'assumer son refus d'aimer ses parents, de ne plus être le 'gentil garçon' ou la 'gentille fille'. Pour elle la maltraitance est la « méthode 'd'éducation' qui s'appuie sur la violence. Car non seulement on refuse à l'enfant son droit d'être humain au respect et à la dignité, mais on le fait vivre dans une sorte de régime totalitaire où il lui devient impossible de percevoir les humiliations, l'avilissement et le mépris dont il est victime, sans même parler de s'en défendre ». Partant parfois de sa propre expérience, Alice Miller revendique une liberté que jadis, l'enfant n'aurait même pas osé réclamer et se questionne sur l'amour filial. Cet amour qui ne doit pas être attendu de facto, surtout si en amont l'enfant a connu des sévices de tous genres. 

Le livre d’Alice Miller dans cette partie analyse la rupture comme indispensable à la survie et à l’épanouissement de soi. Ceci est certes abusif, mais il reconnaît au moins que des distances nécessaires doivent exister entre parents et enfants devenus adultes, et que ces limites doivent permettre aux premiers de ne pas user de leur droit d’aînesse comme une manipulation subtile. Alice Miller parle d’éviter le chantage affectif. 

Le Quatrième Commandement :

La bête noire d’Alice Miller oserait-on dire pourrait bien être le Quatrième Commandement de Deutéronome 5:16 : « Honore ton père et ta mère, comme l'Eternel ton Dieu te l'a commandé, afin que tes jours soient prolongés, et afin que tu sois heureux sur la terre que l'Eternel ton Dieu te donne. » Ce commandement que la plupart connaissons faisait suite à une liste reçue par Moïse, afin de régler les relations entre les hommes. Il y avait aussi le « tu ne commettras pas d’adultère », ici le Dieu de la Bible donnait des indications afin que chaque individu puisse se bien tenir en société. Parmi ces règles de vie, il était demandé à chaque individu grand ou pas d’’honorer’ ses parents. Le sens d’honorer ses parents est entendu dans le sens ‘Honoraire’ aussi bien financièrement (assister de ses biens, même quand ces derniers sont vieux), que dans le respect, l’attitude que l’on a vis-à-vis de ses parents. Cela est plus qu’une succession d’ordres et de règles à respecter que d’une véritable attitude de respect intérieur. Le sens commun a donné à ce verset une loi universelle, donnant aux parents tous les droits sur les enfants, même celui de mort : « Je peux te tuer, puisque je t’ai mis au monde » entend-on parfois de la bouche de certains parents, trop conscients de leur pouvoir et autorité ; « tu ne réussiras jamais, moi ton père je te le dis ! » entend-on encore à l’occasion. Dans le film, Le Majordome, de Lee Daniels, l'acteur principal Forest Whitaker, campant le rôle de Cecil Gaines, déclare à son fils incarné par David Oyelowo : « A qui crois-tu parler ? Je t'ai fait entrer dans ce monde, je peux t'en faire sortir !» Tirade qui en dit long sur la perception que les afro-américains et les africains tiennent de l'autorité parentale. Les parents semblent avoir reçu ici caution de détruire ou de fleurir la vie de leurs enfants. Ceci a amené chez les enfants un respect abusif, qui les contraint à faire les choses non pas par amour mais par crainte de « mourir jeune et d’être malheureux ». Les parents ayant eux-mêmes respectés voire sur-respectés leurs parents il s’ensuit un passage de témoin de traumatisés à traumatisés, ou presque, car il y aussi d’excellents parents, qui savent où est la limite.

Mais disons que cela a engendré dans les sociétés africaines surtout cette peur de la malédiction du père et de la mère. Dans le livre Alice Miller affirme que le respect de ce commandement a conduit à une forme de « pédagogie noire1 ». Le quatrième commandement est donc le mur à abattre car il maintient une forme de dépendance, liée à la crainte du châtiment. « …j’ai saisi qu’une foule de gens se détruisent en s’efforçant, comme je l’ai fait jadis, d’observer le Quatrième Commandement, sans se rendre compte du prix qu’ils font payer  à leur corps ou à leurs enfants », déclare l’auteure. Autrement dit, les hommes et les femmes sont tous sous l’emprise de la loi de ce commandement. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, embrigade notre vrai ‘moi’.

Le témoin lucide :

Le témoin lucide est défini par Alice Miller comme quelqu’un qui peut aider l’adulte à faire face à ses souffrances, et qui, par sa connaissance de ces faits et son partie pris peut aider l’adulte à se sortir du silence et du déni. 

Ici encore se pose la question de savoir si des témoins lucides existent vraiment dans notre contexte africain. Une amie me racontait que travaillant ou étant allée dans un internat de manière ponctuelle, elle avait eu vent des déclarations que l’on faisait d’une jeune fille. Celle-ci pour des raisons ou pour d’autres, s’avérait fortement grivoise. M’ayant détaillé l’affaire elle me dit pensant que cela allait animer la conversation : ‘On dit que chez elle ses frères, cousins et oncles la violent’. Je ne sus que dire sur le moment mais je ne manquais pas d’y réagir vivement. Une chose est sûre, dans le contexte africain, certains tabous persistent. Pour Alice Miller, le témoin lucide est celui qui va pouvoir accompagner l’enfant en lui disant les choses clairement, sans être passif face à la détresse de l’enfant. Trop souvent, à cause du ‘on ne parle pas de ces choses…’ ou ‘les parents n’ont jamais tort’, on laisse passer trop de raisons de s’indigner, des faits qui sont de véritables crimes. 

Exemples de personnes de renom :

Dans l’ouvrage, nombres d’auteurs et d’hommes connus sont invoqués afin de créditer les thèses selon lesquelles les blessures de l’enfance font l’homme, la femme de demain. Parcourant les vies de Marcel Proust, de Arthur Rimbaud, de Virginia Woolf, de James Joyce, Schiller, Mishima, de Kafka… Alice Miller nous fait analyser certains extraits de lettres issues de la correspondance de ces auteurs (principalement) ou d'écrits de biographes. Certaines de ses analyses paraissent quelquefois abruptes, et personnelles, car n'étant pas confirmées par des sources sûres. En analysant le cas du Japonais Mishima, elle va jusqu’à dire qu’elle pense que ce dernier aurait été violé par sa grand-mère. Ceci peut parfois n’engager qu’elle, même si il est vrai que l’analyse qu’elle fait de certains textes ou correspondances (notamment de James Joyce et de Marcel Proust), s’avèrent assez concluantes. On ne peut cependant s’empêcher de penser à une forme de réductionnisme, qui tente d’expliquer tous les ratages de la vie au seul fait d’une enfance difficile ou supposée, mais surtout la thèse qui accuse systématiquement les parents au lieu parfois de responsabiliser ces personnes connues. Elles sont toutes excusées, et la raison de leurs maladies ou mort expliquent leur enfance de maltraités. Alice Miller montre que presque tous sont morts à l’issue de maladies, bien qu’ayant soigneusement ‘honorés’ leurs parents. 

Critique de Freud :

Alice Miller montre clairement qu’elle ne s’identifie pas à une école freudienne. Elle critique ouvertement ses pairs en disant notamment que leur neutralité empêche la victime de se sentir écoutée. Il faut de l’indignation. Le thérapeute devrait pouvoir juger des faits et non pas rester passif, juste à l’écoute. La psychanalyse a tendance à justifier les parents, et à amener la victime à aller vers le ‘pardon’, car le sentiment négatif (haine) est un blâme, il est autodestructeur. Pour Alice Miller les émotions ne sont pas à bannir. En l’occurrence, dans le cas d’enfants ayant subi des maltraitances, il faut simplement s’avouer sa haine, et s’éloigner de la source de la souffrance.

Evidemment, cette lecture peut nous paraître radicale, mais c’est là aussi le style de l’auteure, qui perçoit les choses du côté exclusif de la protection de l’enfant. L’enfant est priorisé avant tout. 

Le corps (maladies) :

Si le Quatrième Commandement était la bête noire de l’auteure, le corps est son allié. Tout, dans la compréhension de la personne passe par le corps. Le corps retient tout, il a une mémoire, et cela vous ne pouvez y échapper, c’est scientifique, il n’a pas de moral, clame Alice Miller. Il est ‘le gardien de notre vérité », affirme-t-elle. Ceci elle le vérifie avec des témoignages non seulement de personnes connues mais aussi par un témoignage final sur l’anorexie qui explique comment le corps devient le juge à des émotions trop souvent niées, et comment par ses signaux il demande à être écouté. D’autres témoignages parsèment l’ouvrage. Il faut accepter nos émotions et ne pas les refouler. Il faut couper le cordon lorsqu’une relation consanguine (parentale) nous y pousse, surtout quand des maladies surgissent.

Alice Miller justifie cette écoute du corps en analysant les maladies qui, de manière systématique gangrènent ou ont gangrené la vie de certaines personnes célèbres. La maladie serait due au refoulement, et une fois la cause de ce trouble identifié (irrémédiablement père et mère), la maladie s’en va. Ceci n’est pas tout à fait contestable, tant il est vrai que faire face à la réalité peut aider l’individu sujet à des troubles intérieurs. Mais il y a par cette seule explication du corps comme un leitmotiv qui commence à lasser, et peut être encore une fois réductrice.

Notre conclusion du livre est qu’il est intéressant de voir à la lumière des thèses d’Alice Miller, (que nous nuançons), comment les rapports parents-enfants gagneraient à plus de communication, et non pas simplement régis par un rapport semble-t-il souvent de dominant-dominé. L’amour et le respect dus aux parents sont évidents et naturels lorsque les parents ne manquent pas d’être des modèles, et non pas user de leur autorité afin de manipuler leur progéniture. Toutefois, le respect, le soin dus aux parents doivent perdurer et c’est ce qui fait la force et la dignité de l’Afrique et même des peuples. Mais il ne faudrait pas que ce respect affiché et clamé ne soit que la chape qui cache des abus de toutes sortes. Haïr les parents ? Nous n’en sommes pas encore là en Afrique mais pour combien de temps ?

Réception d’Alice Miller :

Alice Miller est un auteur fort contesté (…) mais dont les thèses gagnent en ampleur. Elle a beaucoup écrit sur l’enfance maltraitée, et ses ouvrages ont connu une réception assez bonne chez ses lecteurs mais contestée chez ses pairs qui en critiquaient le réductionnisme ou les raccourcis faciles. 

Pénélope Zang Mba

Notes complémentaires:

Notre corps ne ment jamais, d’Alice Miller – Editions Flammarion, 2004

Lexique 2:

Pédagogie noire :

Education qui vise à briser la volonté de l’enfant, et, par un exercice ouvert ou caché du pouvoir, de la manipulation et du chantage, à en faire un sujet docile. 

Témoin secourable :

Personne qui prête assistance (fût-ce très épisodiquement) à un enfant maltraité, lui offre un appui, un contrepoids à la cruauté qui imprègne sa vie quotidienne. Ce rôle peut être assumé par n’importe quelle personne de son entourage : il s’agit très souvent d’un frère ou d’une sœur, mais ce peut être aussi un enseignant, une voisine, une employée de maison ou encore une grand-mère. Ce témoin est une personne qui apporte à l’enfant délaissé un peu de sympathie, voire d’amour, ne cherche pas à le manipuler sous prétexte de l’éduquer, lui fait confiance et lui communique le sentiment qu’il n’est pas « méchant » et mérite qu’on soit gentil avec lui. Grâce à ce témoin, qui ne sera même pas forcément conscient de son rôle crucial et salvateur, l’enfant apprend qu’il existe en ce monde quelque chose comme de l’amour. Si les circonstances se montrent favorables, il arrivera à faire confiance à autrui, à préserver sa capacité d’aimer et de faire preuve de bonté, à sauvegarder en lui d’autres valeurs de la vie humaine. En l’absence totale de témoin secourable, l’enfant glorifie la violence et, plus tard, l’exercera souvent à son tour, de façon plus ou moins brutale, et sous le même prétexte hypocrite.

Témoin lucide :

Le témoin lucide peut jouer dans la vie de l’adulte un rôle analogue à celui du témoin secourable auprès de l’enfant. J’entends par là une personne qui connaît les répercussions du manque de soins et de la maltraitance dans les premières années. De ce fait, elle pourra prêter assistance à ces êtres blessés, leur témoigner de l’empathie et les aider à mieux comprendre les sentiments –incompréhensibles pour les intéressés –  de peur et d’impuissance issus de leur histoire. Et de leur permettre ainsi de percevoir plus librement les options dont, aujourd’hui adultes, ils peuvent disposer. 

1 Voire lexique.

Tiré du Livre.