Le débat sur l’aide au développement

Depuis le discours de Harry Truman du 29 Janvier 1949, l’aide au développement est devenue l’une des politiques majeures des institutions internationales et un sujet important du débat public global. Naturellement, la question de l’efficacité de l’aide au développement des pays les plus pauvres s'est posée. Les opinons sur ce sujet sont diverses et variées; hommes politiques, économistes, activistes d’ONGs et philanthropes n’ont pas hésité à se positionner pour ou contre la croyance selon laquelle l’aide au développement serait un facteur de croissance pour les pays sous-développés. Dans cet article qui est une revue de la littérature économique sur le sujet, nous verrons que les économistes du développement sont partagé sur l’utilité de l’aide. Deux camps s’opposent : le camp Contre l’aide mené par William Easterly et Dambisa Moyo et le camps Pour l’aide incarné par Jeffrey Sachs.

Contre

Les macroéconomistes ont commencé à s’intéresser à la question de l’aide extérieure très tôt. Dès les années 1960, le chef de fil de l’Ecole de Chicago Milton Friedman a exprimé son pessimisme et ses doutes quant à l’efficacité de l’aide. Pour Peter Bauer et lui, l’aide publique au développement est un « excellent moyen de transférer l’argent des pauvres des pays riches aux riches des pays pauvres. » Easterly et Moyo héritent de cette tradition Friedmanienne dans leurs études néoclassiques et estiment que l’aide fait plus de mal que de bien aux pays pauvres d’Afrique. De leur point de vue, au lieu d’espérer que l’aide tombe dans nos comptes nationaux, nos gouvernements devraient encourager la privatisation des sociétés et favoriser l’ouverture de marchés libres.

Beaucoup d’études économétriques corroborent leurs doutes. En effet, des études montrent que l’aide au développement n’aurait pas d’effet sur la vitesse de développement des pays sous-développés. Au contraire cet aide a même laissé des traces néfastes pour les pays qui en ont bénéficié. Quelques effets secondaires sont par exemple une appréciation inexacte de la monnaie du pays receveur, l’augmentation de la corruption mais aussi un certain laxisme sur les réformes économiques à mener. Par ailleurs, d’autres formes d’aide comme l'importation des excédents agricoles de l'occident ont affaibli les producteurs locaux. Enfin, malgré les exigences des plans d’ajustement structurels en matière de bonne gouvernance, une étroite corrélation a été faite dans certains cas entre la mal-gouvernance et l'aide bilatérale (au point de se demander si ce n'était pas l'aide qui encourageait la corruption et non la corruption présente dans certains pays pauvres qui diminuait l'efficacité de l'aide.) Mobuto, par exemple, avait, à sa mort, assez d'argent dans des banques suisses pour couvrir la totalité de la dette extérieure du Zaïre.

Examinons l’argumentaire d’Easterly et Moyo plus dans le détail.

William Easterly est sceptique sur l’aide au développement qu’il considère comme un phénomène de mode. Dans Le fardeau de l'homme blanc – l'échec des politiques occidentales d'aide aux pays pauvres, Easterly donne sa vision de l’aide extérieure. Il suspecte les missions messianiques de bienfaisance d'être intimement des missions colonisatrices. Il réfute la thèse selon laquelle les pays pauvres sont coincés dans un « piège de la pauvreté » (poverty trap) d’où il ne serait possible de les faire sortir qu'en leur envoyant massivement de l'argent. Pour appuyer ses propos, il montre des évidences statistiques qui, dit-il, prouvent que certains pays émergents ont atteint leur statut de pays développés sans apport massif d’argent de l’extérieur. Il critique notamment l’annulation de la dette des pays pauvres en soulignant les résultats négatifs qui ont été observés en lieu et place de la relance escomptée de ces pays pauvres aprés l'annulation de leur dette.

Dambisa Moyo une écrivaine et économiste zambienne (et accessoirement présentée par les médias comme « étant passée chez Goldman Sachs ») est l’auteure de L'Aide Fatale : Les ravages d'une aide inutile et de nouvelles solutions pour l'Afrique. Dans cet essai devenu best-seller, elle soutient radicalement que l’aide extérieure est mauvaise pour l’Afrique et qu’elle devrait être arrêtée. Pour Moyo, l’aide sans limites aux gouvernements africains a créé la dépendance, encouragé la corruption et enfin perpétué la mal-gouvernance et la pauvreté. Elle estime que l’aide extérieure contribue au cercle vicieux de la pauvreté et cache la vraie croissance économique de l’Afrique. Pour elle, la fin de l'aide inciterait les gouvernements à agir et à chercher des sources de financement plus durables et plus efficaces. Le livre de Moyo a eu un écho favorable auprès de certains dirigeants africains comme le président rwandais Paul Kagamé qui estime que « [L’Aide Fatale] a fourni une évaluation précise des enjeux de l’aide aujourd’hui ». Par ailleurs, le président sénégalais Abdoulaye Wade a exprimé un jugement similaire à celle de Moyo sur l'aide.

POUR

Le camp favorable à l’aide au développement tourne autour de la personne de Jeffrey Sachs économiste et conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon. Dans La Fin de la Pauvreté son ouvrage paru en 2005, Sachs écrit : « la gouvernance africaine est pauvre parce que l’Afrique est pauvre ». Pour Sachs, en prenant les mesures adéquates, la pauvreté peut être éradiquée d'ici 20 ans (notons que 1,1 milliard de personnes vivent avec moins de l'équivalent d'1$/jour). La Chine et l'Inde ont valeur d’exemples; la Chine a « sauvé » 300 millions de ses habitants de la pauvreté au cours des deux dernières décennies. Des personnes « sauvées », car pour Sachs, il y a un seuil de pauvreté en deçà duquel les individus sont piégés dans un cercle vicieux et ne peuvent en sortir qu'avec un apport d’argent extérieur suffisant. C’est la notion de « poverty trap » dont l’existence est réfutée par Easterly. Sur la courbe en S ci-dessous, on peut voir qu’un individus a besoin d’un revenu supérieur à un certain niveau pour que ses revenus futurs soient supérieurs à son revenu présent et pour qu’il sorte de la zone de pauvreté.

Le constat de Sachs est que dans une nation, il suffit qu’une génération sorte de la zone de pauvreté pour que les générations suivantes prospèrent. Ainsi, Il recommande aux organismes d’aide de fonctionner comme des sociétés de capital-risque (« venture capital ») c’est-à-dire qu’ils donnent la totalité de l’aide prévue à un pays et non juste une fraction comme c’est communément fait. Ainsi, comme tout autre start-up, les pays qui commencent leur développement doivent absolument recevoir le montant de l'aide nécessaire (et promis au sommet du G-8 en 2005). Cependant, alors qu’une start-up peut se déclarer en faillite lorsqu'elle n’a plus assez de fonds, des habitants des pays pauvres continuent à mourir massivement ce qui aurait pu être évité par une augmentation de l'aide. Pour Sachs, l'aide au développement doit donc passer de 65 milliards (en 2002) à 195 milliards de $ en 2015 afin que les pays en voie de développement entrent dans des cercles vertueux de croissance.

En résumé, pour Sachs il faut plus d’aide et pour Easterly et Moyo il ne faut plus d’aide. Pour marquer son désaccord avec les conclusions d'Easterly, Sachs l'accuse de pessimisme excessif, de surestimation des coûts de vie des pauvres dans ses recherches et d’aveuglement par rapport aux leçons tirées du passé. Par ailleurs, le philosophe et économiste nobélisé Amartya Sen félicite Easterly pour son analyse des problèmes de l’aide au développement mais il critique le jugement négatif qu’il porte sur tous les programmes liés à l’aide et le peu de crédit qu'il accorde aux organismes d’aide alors que des résultats positifs ont parfois été obtenus grâce à ceux-ci.

Quant à Moyo, les solutions de libre marché qu’elle préconise sont dans la pratique plutôt des solutions de long terme. Cinq ans ne seront peut être pas suffisants pour mettre en place ses solutions qui en plus nécessitent un cadre adéquat pour que l’échange soit propice au développement (hypothèses de la concurrence parfaite, bonne gouvernance). En outre, arrêter l’aide pour que les africains cherchent à se financer eux même comme le pense Moyo est, pour l’économiste Paul Collier une idée séduisante mais trop optimiste en ce que « ça exagère les opportunités de financement alternatifs des pays africains et sous-estime les difficultés auxquelles les sociétés africaines font face. »

Enfin, on peut se demander si on peut dire avec certitude que l’aide au développement est défavorable à la croissance ? Sur la figure ci-contre, le PIB/h des pays aidés est représenté par la courbe en rouge. Savons-nous ce qui se serait passé sans les programmes d’aide enclenchés dans les années 60 ? Aurions-nous décollé vers la courbe verte comme le pense Easterly et Moyo ? Aurions-nous régressé en dessous de la courbe jaune ? Nous ne saurons peut être jamais ; il est difficile de simuler une expérience à l’échelle des pays et il n’y a qu’une seule Afrique !

CE QUI COMPTE N’EST PAS « LA GRANDE QUESTION » MACROECONOMIQUE

Sachs, souvent désigné en « rêveur pragmatique » ne croit pas que l’augmentation de l’aide est la panacée à tous les maux. Il a clairement souligné la nécessité d'une approche non simplificatrice et unique sur le développement des pays les moins avancés ; et dans cette approche, la responsabilité des pays étrangers ne peut qu’augmenter par rapport aux solutions basées sur l’aide et non diminuer. Il propose des méthodes concrètes d’éradication de la pauvreté comme, par exemple, le financement de l’agriculture grâce à l’aide au développement (avec de meilleures semences , une irrigation améliorée et l’utilisation d’engrais, les cultures en Afrique et en d'autres endroits peuvent augmenter de 1 tonne / hectare à 3-5 tonnes/hectare). Il préconise également, sur le plan financier, les politiques de microcrédit et, sur le plan de la santé, la distribution gratuite de moustiquaires qui font souvent défaut dans les régions pauvres. L'impact économique du paludisme a été estimé en Afrique à 12 milliards $/an. Sachs estime que le paludisme peut être éradiqué avec 3milliards$/an ce qui montre que l’aide pour les projets contre le paludisme est un investissement économiquement justifié.

Comme pour le cas du paludisme, il y a beaucoup de problèmes liés au développement qui ne peuvent se résoudre actuellement avec l’aide. De fait il vaudrait mieux se focaliser sur l’efficacité des différentes politiques faisant intervenir l’aide que de débattre si dans l’absolu l’aide est bonne ou si elle ne l’est pas. C’est exactement ce que font Abhijit Banerjee et Esther Duflo du Jameel Poverty Action Lab auteurs de Repenser la pauvreté. Ils ont fait des expériences en situation réelle sur des sujets microéconomiques simples et ont pu montrer que les formes d’interventions suivantes que peut prendre l'aide au développement sont très efficaces:

– les subventions accordées aux parents et exclusivement réservées à l'éducation des enfants et à leurs soins de santé,
– Les subventions des uniformes scolaires et des manuels
– l'enseignement correctif des adultes analphabètes afin qu’ils sachent lire et écrire
– Les subventions des médicaments vermifuges, vitamines et suppléments nutritionnels
– Les programmes de vaccination et de prévention du VIH/SIDA
– Les subventions des pulvérisateurs contre le paludisme et des moustiquaires
– L’approvisionnement en engrais adaptés
– L’ approvisionnement en eau potable

Tout compte fait, la question de l’aide au développement n’est pas une question de souveraineté mais bien une question économique qui doit répondre à des exigences d’efficacité. L’aide existe encore mais elle a changé vers une autre forme prenant en compte de plus en plus les recommandations venant d’évidences microéconomiques des différentes sous-questions du développement. Nous devrions donc parler d’aides au pluriel et examiner leurs utilités séparément. Néanmoins, nous devrons reconnaitre qu’à long-terme, l’Afrique devra trouver dans ses propres fonds, les moyens pour maintenir sa croissance.

Abdoulaye Ndiaye

Autres articles sur l’aide au développement parus sur Terangaweb :

La dette, un frein au développement

Vers l’autofinancement du développement en Afrique ?

 

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3 façons d’améliorer l’éducation

La féminisation de la pauvreté Partie I et Partie II

 

Quand l’Afrique rencontre Friedman

La face cachée du capitalisme
Seule une crise, réelle ou supposée, peut produire des changements. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées en vigueur dans le contexte. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables.
Milton Friedman, 1982
 
Dans son ouvrage édité en 1962, Capitalisme et liberté, Milton Friedman défend l’idée selon laquelle le capitalisme est l’unique moyen de construire une société libre. Il soutient ainsi qu’il n’y a aucun moyen pour améliorer la situation de l’homme de la rue qui arrive à la cheville des activités productives libérées par un système de libre entreprise. Plus tard, en 1980, dans La liberté du choix, il s’attachera à démontrer la supériorité du libéralisme économique sur les autres systèmes économiques tels que l’interventionnisme et ceux en rapport avec les idées prônées par le marxisme.
 
Il convient, bien évidemment, de préciser ce sur quoi repose la doctrine libérale prônée par Friedman. Dans un tel monde, l’économie n’est bridée par aucune contrainte et aucune ingérence de la part de l’État n’est tolérée car les marchés s’autorégulent. Auteur de The Shock Doctrine paru en 2007, Naomi Klein résume la doctrine de Friedman en ces termes :
« Premièrement, les gouvernements doivent faire sauter toutes les règles et les régulations qui se dressent sur le chemin de l’accumulation des profits. Deuxièmement, ils devraient vendre tous les biens qu’ils possèdent, et que des entreprises pourraient gérer dans un but lucratif. Troisièmement, ils devraient radicalement diminuer le financement des programmes sociaux. »
 
Pour Friedman, un « traitement de choc » est le seul remède possible pour la mise en place d’un système libéral et ce sur le long terme. Il s’agit, somme toute, d’imposer immédiatement après un choc (sans égard à sa nature) des réformes économiques douloureuses pendant que la population est trop occupée à assurer sa survie pour se révolter. Toujours est-il que dans ce contexte, la terreur devient un élément prépondérant de la transition vers une économie de marché. Ce qu’il qualifie de « traitement de choc » n’est, pour d’autres, qu’un « capitalisme du désastre. » Selon Naomi Klein, cette théorie développée par M. Friedman permettrait d’annihiler les capacités critiques de la population pour faire passer des mesures économiques drastiques pouvant par là même porter atteinte aux libertés fondamentales des individus.
 
Le remède préconisé par Friedman semble se transposer parfaitement à l’époque où nous vivons, et en Afrique tout particulièrement. Les gouvernements l’ont certes modernisée, mais l’idée principale a traversé les années sans prendre une seule ride : profiter d’une crise pour s’autoriser tous les excès. La récente crise financière reste un exemple très éloquent, surtout au sein des pays africains où les prix sont montés en flèche ; sans parler du chômage et de la pauvreté.
 
La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International : des institutions pro-Friedman ?
 
Friedman ne croyait pas particulièrement au FMI et à la BM bien qu’elles furent bien positionnées pour appliquer sa théorie des crises. Toutefois, pour certains comme Davison Budhoo, ancien économiste du FMI, l’ajustement structurel tel que pratiqué par le FMI dans les années 80-90 pouvait être assimilable à de la torture dans la mesure où l’institution faisait fi des conséquences que pourraient avoir sa politique sur les populations des pays concernés.
 
Ces programmes visaient, lors de leur mise en place, à augmenter les exportations des pays endettés en vue de leur donner des liquidités qui devaient, par la suite, servir à rembourser les prêts accordés. Quantité d’économies africaines ont à cette époque bénéficié de ces programmes (Sénégal, Ghana…). Le FMI exigeait le plus souvent de ces pays qu’ils dévaluent leur monnaie tout en procédant à des coupes budgétaires sur les dépenses en services sociaux, en soins de santé et dans le secteur de l’éducation ; sans compter les privatisations et les baisses de salaires qui suivirent. L’application des ces mesures aura ainsi contribué à faire croître les inégalités dans la quasi totalité des pays concernés. À partir de ce moment, le FMI et la BM ne se contentaient plus de leur rôle de supervision, mais se retrouvaient à gérer les pays eux-mêmes. Malheureusement, il est déplorable que pareille chose continue de se produire pour la plupart des pays africains.
 
 Les modèles économiques ne sont pas éternels. À certains moments, ils sont utiles ; à d’autres, ils deviennent désuets et doivent être abandonnés.
Michel Camdessus
 
Dans presque tous les pays, Afrique comprise, où ont été appliqués les fondements de cette doctrine ultralibérale, et ce, à la suite de crises, les résultats se sont révélés être un échec cuisant — l’exemple le plus marquant étant celui du plan économique proposé par les Chicago Boys au Chili après l’accession au pouvoir du Général Pinochet. La principale conséquence du « traitement de choc » tel que préconisé par Friedman a toujours été et restera l’accroissement des inégalités socio-économiques. La libéralisation à outrance n’est, de toute évidence, pas un modèle à appliquer aux pays africains au risque de voir leur situation s’empirer. Un crédit illimité auprès du FMI ne nous sera d’aucune utilité si nos gouvernements ne font preuve de plus d’efficacité.
 
Nous devons souligner qu’il n’est pas exclu que la mise en place d’une économie de marché soit une réussite, à condition que celle-ci se fasse progressivement. La grande majorité des économies africains, mais aussi des pays émergents, dont la Chine, en sont de bons exemples. Mais la question qui se pose est la suivante : que faire quand ce « capitalisme du désastre » s’opère déjà et appauvrit les sociétés africaines qui en sont victimes ? Si la doctrine de l’ultralibéralisme nous a enseigné une chose, il s’agit de jamais laisser les politiques décider seuls des changements auxquels nous aurons à faire face. Il est donc de la responsabilité et du devoir de tout un chacun d’agir et de faire entendre sa voix. À cette fin, l’information reste la seule arme dont nous disposons. C’est en étant informés que nous pouvons comprendre et prévenir les dérives des politiques qui dirigent nos pays.
 
 
Mame Diarra Sourang