A la recherche d’une justice internationale : l’Afrique et la CPI

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Cette « cour pénale africaine », qui est voulue comme une réponse au biais de la CPI en Afrique, souffre des mêmes manquements et restera comme celle-ci sous l’influence des intérêts politiques des États. Le Sommet de l’Union africaine à Malabo (juillet 2014) a entériné la mise en place d’une Cour africaine de justice et des droits de l’homme. La création de cette Cour termine un processus enclenché par le Protocole sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adopté en juin 1998 à Ouagadougou et entré en vigueur en 2004. Mais elle  intervient dans le cadre d’une opposition de plus en plus vive entre certains dirigeants politiques africains, l’UA et la Cour pénale internationale (CPI).

L’idée que la CPI ne s’intéresse qu’aux Africains se retrouve dans plusieurs discours. Depuis sa mise en œuvre en 2002, la CPI a inculpé une trentaine de personnes, toutes africaines. A cet égard, elle est régulièrement accusée d’être un instrument néocolonial, ayant un biais envers l’Afrique et les leaders politiques africains. Ce sentiment aurait pu être considéré comme marginal et relevant de la partisannerie politique si l’UA et nombre de leaders politiques n’avaient tenu des propos illustrant cette perspective. En 2013,l’inculpation du président kenyan Uhuru Kenyatta et de son vice-président William Ruto pour crimes contre l’humanité à cause de leur appui financier aux violences postélectorales de 2007-2008 semble avoir ravivé les tensions latentes entre l’UA et la CPI. En effet, l’organisation panafricaine avait déjà déclaré qu’elle ne collaborerait pas avec la CPI suite à l’inculpation du président soudanais, Omar el-Bechir en 2009. Le  sommet d’Addis-Abeba d’octobre 2013 a constitué un épisode de plus dans le divorce entre les deux institutions puisque l’ordre du jour était marqué par un éventuel retrait collectif des États africains de la CPI. Même si un retrait massif n’a finalement pas eu lieu, la mise en œuvre de la nouvelle Cour de justice, qui sera compétente pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes d’agression, vient couper l’herbe sous le pied de la CPI.

Il est vrai que le poids des pays occidentaux sur le financement de l’organisation (60% du budget provient de l’Union européenne) et sur la nomination des juges peut leur donner une influence plus que raisonnable sur ses activités. C’est l’opinion du professeur ougandais Mahmood Mamdani qui considère que la CPI est trop sous influence de l’Occident et qu’on assiste à du « déjà-vu » avec la place qu’occupe le continent noir dans les travaux de ladite cour, au vu des relations historiques entre l’Europe et l’Afrique. Toutefois, cette vision négative ne résiste pas à une analyse plus poussée. Il est vrai que la CPI est défaillante sur plusieurs points. Le Conseil de sécurité de l’ONU peut lui demander de se pencher sur les activités qui peuvent être qualifiées de « crimes de guerre, contre l’humanité et d’agression » alors que trois de ses cinq membres permanents n’ont pas signé ou ratifié son traité fondateur, le Statut de Rome. Ainsi, les États-Unis, la Chine et la Russie influencent ou entravent, selon leurs intérêts politiques, l’activité de la CPI, sans pour autant la reconnaître légalement. Les récentes joutes au sein de ce Conseil a propos de l’implication de la CPI dans le conflit syrien montrent assez bien la dimension politique que l’institution a acquise en étant un instrument passif de ces États.

Mais dans le contexte africain, les critiques oublient souvent que la CPI ne s’est autosaisie que dans le cas du Kenya. L’ancien procureur, Luis Moreno Ocampo, avait décidé d’enquêter sur l’implication d’Uhuru Kenyatta et de William Ruto dans les violences postélectorales de son propre chef. Il est vrai que Kenyatta et Ruto ne sont pas les seuls hommes politiques au monde sur qui pèsent des soupçons d’incitations à des violences de masse. Dans la grande majorité des autres procès contre des citoyens africains, ce sont les États du continent qui ont eux-mêmes référé ces individus au tribunal de la Haye parce que leurs juridictions nationales sont incompétentes pour juger les crimes en question. Laurent Gbagbo a été inculpé par la CPI parce que le gouvernement ivoirien a transmis son dossier d’accusation à cette cour.  Il en est de  même pour la multitude de chefs rebelles congolais traduits dans cette instance. Sans une collaboration des États africains et de ces mêmes leaders qui vilipendent la CPI, cela n’aurait pas été possible.

Le maintien des charges contre Kenyatta et Ruto est problématique étant donné qu’ils constituent les deux plus hautes autorités étatiques du Kenya.  Où s’arrête la souveraineté nationale et où commence le droit à la justice ? Comme dans le cas de Laurent Gbagbo, les procès de ces deux hommes d’État sont fortement politisés et divisent bien souvent les citoyens de leurs pays respectifs. Ces trois personnalités sont ainsi bien différentes de celles dont la CPI avait jusqu’ici l’habitude : les premières personnes inculpées avaient rarement le même capital politique pour combattre une instance de justice internationale, plus axée sur les principes que sur le monopole de la violence, trop dépendante de la volonté des États et de leurs intérêts stratégiques pour rendre une justice véritablement impartiale.

La Cour africaine pour la justice et les droits de l’homme nouvellement créée semble répondre à ce contexte de tensions entre les chefs d’État africains et la CPI. Cette cour pénale ne devrait être opérationnelle que dans quelques années, mais le fait qu’elle ait été votée presque à l’unanimité (seul le Botswana a voté contre) est un signal assez fort envers la CPI. Le principe de subsidiarité fait de la CPI une cour de dernière instance qui ne s’occupe que des crimes pour lesquelles les justices nationales sont incompétentes. L’UA coupe ainsi l’herbe sous le pied de la CPI ; mais d’ores et déjà, on peut douter de l’engagement des États d’Afrique envers une justice continentale transparente et  vraiment juste. Une clause de ce nouveau Protocole accorde l’immunité aux chefs d’État durant leur mandat et aux « hauts fonctionnaires » en exercice. Uhuru Kenyatta, William Ruto et Omar el-Bechir ne seraient pas poursuivis par cette Cour, en dépit des sérieuses accusations de crimes contre l’humanité qui pèsent sur leurs têtes.

De plus, vu la propension des chefs d’État du continent à ne céder le pouvoir que lorsqu’on leur force la main, il est à craindre que cette clause ne soit une incitation à s’accrocher encore plus au pouvoir. Cette clause et cette cour constitueraient ainsi des obstacles à la consolidation démocratique que l’Afrique connaît depuis le début des années 1990. De plus, les États africains ne se sont pas distingués par leur engouement pour une justice africaine internationale. Le Protocole sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été signé en 1998, mais n’a été ratifié que par 15 pays sur les 53 membres de l’UA.

Toute cette controverse nous renvoie au débat sur la possibilité d’une vraie justice internationale. Tiraillée entre les considérations juridiques et la morale, elle dépend au final de la bonne volonté politique des États et de leur puissance pour sa mise en œuvre.  La Cour africaine de justice et des droits de l’homme sera confrontée aux mêmes problèmes et aux mêmes critiques que la CPI, à laquelle elle semble se substituer en ce qui concerne l’Afrique. Le poids politique des États et des leaders déterminera toujours leur position face à cette cour. Au final, les États africains vont reproduire les mêmes attitudes que celles qu’ils reprochaient à la CPI. Apres tout, la partialité est inhérente à tout mécanisme qui se base sur des considérations politiques et sur des intérêts nationaux.

Ousmane Aly Diallo

Seeking international justice in Africa with the ICC

JPG_AfricanUnion060814-e1407316301744The African Union Summit held in July 2014 in Malabo has endorsed the establishment of an African court of justice and human rights. This Court was created in June 1998 following the Protocol on the African Charter of Human and Peoples' rights in Ouagadougou, which entered into force in 2004. Nevertheless, it takes place in a context of strong opposition between African political leaders, the African Union and the ICC. This « African criminal court » is seen as an answer to the ICC bias in Africa. However it suffers from the same shortcomings and will stay, just like this institution, under the influence of the political interests of the states.


Many people think that the ICC cares only about Africans. Since its implementation in 2002, the ICC has indicted about 30 people who were all African. As a matter of fact, the institution has often been accused of being an instrument of neo-colonialization used against Africa and its political leaders. This idea could have been considered as marginal and related to political partisanship. But, the African Union and many political leaders seem to go down this path in the past few months.
The indictment of Kenyan President Uhuru Kenyatta and his Vice-president William Ruto for crimes against humanity because of their financial support to 2007-2008 post electoral violence, seems to have reignited the latent tensions between the African Union and the ICC.
Actually, in 2009 after the indictment of the Sudanese President, Omar el Bechir, the pan-African organization had already declared that it would not collaborate with the ICC.
The Addis-Ababa Summit of October 2013 was yet another step towards the separation of these two institutions, since an eventual collective withdrawal of African States was on the agenda. And even if it did not happen, the implementation of the new Court of Justice, created to prosecute war crimes, crimes against humanity and crimes of aggression, is pulling the rug out from the ICC.


It is true that the weight of western countries on the organization funding (with 60% of the budget coming from the European Union) and on nomination of judges can give them a great influence on its activities. It is the opinion of Mahomood Mamdani, an Ugandan professor who considers that western countries have way too much influence on the ICC and that, in the light of historical relations between Europe and Africa, the place occupied by the black continent in this court gives an impression of « deja vu ».


However, this negative view cannot resist an advanced analysis. It is true that the ICC has several downfalls. The UN Security Council can ask the institution to address activities such as « war or aggression crimes and crime against humanity » although 3 out of 5 permanent members have not signed or ratified its founding treaty: the Rome Statute.
Thus, the United States, China and Russia influence or hinder, according to their political interests, the ICC's work, without acknowledging it legally. The recent struggles about the involvement of the ICC in the Syrian conflict within this Council shows the political importance of the institution as it is a passive instrument of these States.


In the African context, it is often forgetten that the ICC only took the Kenya case at its own initiative. The former prosecutor, Luis Moreno Ocampo, decided to investigate the implication of Uhuru Kenyatta and William Ruto in the post electoral violence on his own initiative. It is true that Kenyatta and Ruto are not the only politicians in the world who are suspected of mass incitment to violence. For the vast majority of other trials against African citizens, individuals have been referred to the Hague Court by states themselves, because local jurisdictions are incompetent to prosecute these crimes.  Laurent Gbagbo has been charged by the ICC because the Ivorian government had transfered his case to the Court. The same goes for all the Congolese rebel leaders tried by this court. This would not have been possible without the collaboration of African states and leaders who vilify the ICC.


Besides, the ongoing charges against Kenyatta and Ruto is problematic since they are two of the highest state authorities in Kenya. Where does national sovereignty end and where does the right to justice start?
Just like the case of Laurent Gbagbo, the trials of these two statesmen are highly politicised and divide the citizens of their own countries. These three personalities are very different from what the ICC is used to handle. The first ones to be tried by the Court rarely had the same political capital to defend themselves against an international Court. The Court was more focused on principles than on the monopoly of violence because it depended too much on the states' will and their strategic interests to be able to genuinely deliver an impartial justice.


The recent creation of an African Court for justice and human rights seems to respond to this context of tensions between African state leaders and the ICC. This criminal court will become operational in a couple of years. The simple fact that it was voted almost unanimously (apart from Botswana) is a strong signal in favor of the ICC.
The ICC is, by virtue of the subsidiarity principle, the highest court for crimes for which national jurisdictions are incompetent. Thus, the African Union pulls the rug out from the ICC, but the commitment of African states towards a transparent and truthful continental justice can already be questioned.
A clause of this new Protocol gives immunity to Heads of states during their mandate and “High officials" in duty. Uhuru Kenyatta, William Ruto and Omar el Bechir shall not be prosecuted by this court, despite the serious allegations of crime against humanity they are facing. Moreover, given the Heads of States' tendency to hand over power only when they are forced to do so, it is feared that this clause will encourage them to stay in power longer.
This clause and this court could become obstacles to the democratic consolidation that started in Africa since the early nineties. Plus, African States did not stand out by their enthusiasm for an African international justice. The protocol on the African Charter on Human and Peoples' Rights was signed in 1998, but was ratified by only 15 out of 53 members of the African Union.


All this controversy brings us back to the debate on the possibility of a genuine international justice. Torn between legal considerations and morality, it finally depends on the political willingness of states and their power to implement it. The African Court of justice and human rights will face the same issues and criticisms as the ICC, to which it seems to be a substitute for Africa.
The political weight of states and leaders will always determine their position with this court. Ultimately, African states will repeat the same attitude that they reproached to the ICC. After all, partiality is inherent to any mechanism based on political considerations and national interests. 


Ousmane Aly Diallo
(Translated by: Olivia Gandzion)

 

Capitaine Mbaye Diagne: l’histoire d’un soldat et l’indifférence d’un Etat

Mbaye Diagne« Je n'ose imaginer ce que le monde aurait dit de lui si ce héros avait été blanc », Mark Doyle, journaliste de la BBC à propos de Mbaye Diagne.

Il y a beaucoup de héros autoproclamés au Sénégal. L’hagiographie, partisane et subjective par essence, exagère bien souvent les actes et les faits de nombreux valeureux hommes qui se sont distingués, au cours de leur vie, d’une manière ou d’une autre. Très peu ont eu le même humanisme, la même conscience, le même sens du devoir et la même empathie que le Capitaine Mbaye Diagne. Et très peu, au Sénégal, connaissent l’histoire de cet homme, mort à 36 ans.

Qui était cet homme? Un capitaine de l’armée sénégalaise, issu de la première promotion de l’École nationale des officiers d’active (ENOA), déployé comme observateur de la mise en œuvre des accords d’Arusha mettant fin à la guerre civile rwandaise opposant le gouvernement du président Juvénal Habyarimana et le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé. L’UNAMIR avait pour mission de faciliter la mise en œuvre des accords d’Arusha, et particulièrement la formation d’un gouvernement de transition réunissant Hutus et Tutsis, mais l’attentat contre l’avion où se trouvaient les deux présidents hutus du Rwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira avaient rendu ces accords désuets. Le génocide devait débuter après cet attentat.

La très forte polarisation ethnique avait entrainé le meurtre de la Première Ministre rwandaise, Agathe Uwilingiyimana, la nuit du 6 au 7 avril 1994. Cette Hutue modérée était considérée comme ennemie par des membres de son gouvernement, car elle était prête à partager le pouvoir avec le FPR. Juste après sa mort, un convoi des Nations unies qui récupérait des membres civils du personnel vont sauver ses enfants. Selon un des membres de l’UNAMIR Adama Daff, il y’aurait eu un débat sur les actions à entreprendre face à la situation de ces enfants. Finalement, le Capitaine Mbaye Diagne a décidé de les faire prendre place dans son véhicule non-blindé afin de les amener au QG de la mission, à l’hôtel des Mille Collines. Le Capitaine Mbaye Diagne a sauvé au moins 600 personnes civiles, hutu comme tutsi, en usant du même procédé. Une bonne blague pour décrisper l’atmosphère avec les milices Interahamwe. Une bière bien fraiche et des cigarettes à l’occasion pour franchir les barrages routiers. 

Paradoxalement, alors que les Interahamwe commençaient le massacre des Tutsis et des Hutus modérés,  les effectifs de la mission onusienne vont être réduits de manière drastique : de 2548 troupes en Octobre 1993, l’UNAMIR ne disposait plus que de 270 troupes, le 21 avril 1994. Mbaye Diagne était un de ces observateurs militaires qui étaient restés à Kigali après la résolution 912 du Conseil de sécurité qui a révisé le mandat de la mission, faisant de celle-ci un intermédiaire entre les parties, l’autorisant à mener des efforts humanitaires si possible et accueillir les civils qui chercheraient refuge auprès d’elle. La France et la Belgique procédaient au rapatriement de leurs citoyens avant de quitter le pays. En avril 1994, seuls ces 270 membres du personnel onusien constituaient l’unique force militaire présente à Kigali, capable de sauver Hutus modérés et Tutsis de la rage des génocidaires.

Les membres de l’UNAMIR ont fait preuve d’humanité et de sens du devoir en sauvant des milliers d’individus lors de ces cent jours d’enfer. Peu nombreux et peu équipés, Mbaye Diagne et ses compagnons ont permis à ceux qui avaient trouvé asile dans l’Église Sainte-Famille de Kigali, de survivre en leur apportant nourriture et protection alors que ceux qui avaient trouvé sanctuaire dans d’autres églises étaient parfois victimes de membres du clergé, politisés à mort. L’hôtel Mille-Collines sera un asile pour des milliers de Hutus modérés et des Tutsis grâce à l’entregent et à l’humanisme de ses camarades. Pendant ce temps, la guerre faisait rage entre le gouvernement et le RPF et Kigali était au cœur du front opposant les deux armées. Le 31 mai 1994, Mbaye Diagne transmettait un message du commandant des forces gouvernementales, Augustin Bizimungu, au commandant militaire de l’UNAMIR, Roméo Dallaire. La zone où se trouvait le quartier général de l’UNAMIR était maintenant sous contrôle des forces du FPR. Mbaye Diagne n’a jamais pu transmettre ce message. Un obus de mortier a explosé près de sa voiture et des éclats l’ont atteint. Il serait mort instantanément.

Mais sa mort ne doit pas être vaine, ni oubliée par le gouvernement du Sénégal. Rien ne nous rappelle le souvenir de cet homme, héros par son humanité. La commémoration des vingt ans du génocide a permis de remettre au premier plan les actes de cet homme. Mais cela suffira-t-il ? Mbaye Diagne a laissé une veuve et deux enfants (une fille âgée de 4 ans et un garçon âgé de 2 ans à sa mort). Ses deux enfants ont dû arrêter leurs études, faute de moyens. Quand on pense aux sommes colossales qui sont déversées par des responsables politiques lors des « soirées d’anniversaires » des chanteurs et autres flatteurs publics et dans le parrainage des combats de lutte, c’est répugnant, voire abject.

L’État sénégalais devrait faire plus pour honorer ce jambaar. Je ne sais pas si c’est de l’indifférence ou une simple inconscience. Mais c’est désolant de voir comment l’État sénégalais traite les plus vaillants de ses fils. En 2011, le département d’État américain commémorait la mémoire de cet homme durant le 60e anniversaire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. L’Ambassadeur de la Jordanie à l’ONU, le prince Zeid ibn Ra’ad al-Hashemi, avait proposé durant le mois d’avril, qu’une médaille de l’ONU pour le maintien de la paix porte le nom de cet homme, qu’il décrit comme le « plus grand héros que [l’organisation] ait jamais connue ». Cette requête a été positivement sanctionnée par le Conseil de Sécurité, ce 8 mai 2014. L’Ambassadeur du Sénégal à l’ONU, Abdoul Salam Diallo, a salué « un digne fils des Nations unies, soldat de la paix tombé en héros ». Il ne pourrait y avoir de meilleur moyen d’augmenter la cohésion sociale au sein de notre nation et renforcer le rapport entre le citoyen et l’État qu’en commémorant activement la mémoire de cet homme. Le fait que l’histoire de ce soldat soit si peu connue, que ses deux enfants aient dû se déscolariser montre à souhait ce qui mérite d’être fait. Plus s’impose afin que ses actes ne tombent pas dans l’oubli. Rendre hommage à cet homme, faire connaitre son histoire, l’ériger en modèle au moment où les contre-modèles pullulent, c’est augmenter l’identification des citoyens envers l’État et in extenso, rendre ce dernier plus fort et plus légitime. Mbaye Diagne peut être considéré comme héros parce qu’il a été fondamentalement humain. Sensible aux souffrances des autres, désireux d’honorer son devoir en dépit de tous les risques.  L’altruisme, le sens du sacrifice et l’humanisme auront marqué la vie de ce héros.

                                                                               Ousmane Aly Diallo

Intervention en Centrafrique : L’Afrique, toujours en retard

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Le régime de François Bozizé s’est effondré suite aux assauts soutenus de la « coalition » (Seleka en sango) des disgraciés, opposants, et mécontents. L’effondrement de ce régime a été la conclusion d’une série de troubles politiques et sécuritaires, symptomatiques de la faillite structurelle de l’État. La prise du pouvoir par cette coalition n’a pas permis de rétablir le monopole de la violence légitime de l’État dans ce pays, contesté depuis une dizaine d’années par des groupuscules armés dont certains sont originaires des pays voisins. L’anarchie et l’insécurité qui se sont installées et les séries de pillages commis par les éléments de la Seleka font qualifier la situation de « pré-génocidaire » par le département d’État américain. Après moult refus de s’impliquer dans ce dossier, la France annonçait ce 26 novembre l’envoi de 1 000 soldats pour résorber les tensions dans ce pays. La communauté des États africains, passive à certains égards, prenait acte, manquant encore une fois l’occasion de concrétiser un idéal longtemps proclamé.

Pourquoi cette situation pré-génocidaire?

Bien avant la chute du régime de François Bozizé, la Centrafrique possédait toutes les caractéristiques d’un État en faillite. Le nord de la Centrafrique était le repaire de groupuscules armés, rebelles à l’autorité des États voisins (comme le Front uni pour le changement du Tchad qui a lancé son offensive sur Ndjamena en 2008 à partir de cette région),  alors que les régions australes constituaient le territoire de nomadisation de groupes comme l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), du sinistre Joseph Kony. Le gouvernement de Bozizé a montré ses limites face à la prolifération de ces groupes, limites qui s’expliquent par des raisons plus néopatrimoniales que découlant de l’intérêt national. Le rapport de l’International Crisis Group de juin 2013, pour expliquer la démission de Bangui de certaines de ses régions comme la Vakaga et la Haute-Kotto, fait part de cette anecdote de Bozizé à son fils Jean-Francis, alors ministre de la défense : « si tu leur donnes tous les équipements qu’ils réclament, sois sûr que dans les quatre heures qui suivent, ils effectueront un coup d’État à mon encontre ».

Il n’est pas étonnant que face à cette démission de l’État et la mise à l’écart de certains groupes ethniques par le régime, tous ceux qui avaient des reproches envers Bozizé se soient coalisés au sein d’une organisation pour exprimer leurs griefs et, vu leurs premiers succès, prendre le pouvoir en République centrafricaine. L’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR), la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP), la Convention patriotique pour le Salut du Kodro, principaux membres de la Seleka, ont commencé leur offensive contre Bangui en décembre 2012 avant d’être arrêtés par les forces tchadiennes de la Mission de consolidation de la paix en Centrafrique (MICOPAX). Le non-respect des accords de Libreville II et l’obstination du régime à trouver une solution militaire au conflit ont été parmi les facteurs ayant entrainé la reprise des hostilités, la défaite de Bozizé le 24 mars 2013, et sa fuite en hélicoptère pour le Cameroun, avec bien sûr cinq mallettes dont le contenu est aisément devinable.

La Seleka est une agrégation de groupes divers, unis le temps de quelques mois par leur opposition à Bozizé. Une chose est de prendre le pouvoir, c’en est une autre que de gouverner. Michel Djotodia, chef d’État de la transition, a dissous la Seleka en septembre 2013 mais n’a pu forcer les différents groupes à déposer les armes et à retourner à leurs occupations civiles. La présence de ces différentes milices, dont le gouvernement de transition s’est déchargé, a causé la multiplication d’actes de violence (pillages, viols, meurtres…) qui s’étaient manifestés lors de la marche vers Bangui de la coalition. Le gouvernement de transition, représentatif de peu, ne pouvait jamais assurer un contrôle ferme sur tous ces groupuscules, plus intéressés par l’appât du gain que le bien-être des populations, comme l’illustre les affrontements pour le contrôle des zones minières de Gaga. La prédation a progressivement pris une tournure ethnico-religieuse. Les exactions de ces groupes de combattants, majoritairement musulmans, ont entrainé la formation de milices d’auto-défenses des populations chrétiennes, qui désiraient « jouer le match retour » en s’attaquant aux populations musulmanes. Viols, meurtres d’enfants et de femmes, pillages, profanations de symboles religieux s’associent à la malaria pour créer une situation apocalyptique au cœur de l’Afrique.

L’Afrique et la France en Centrafrique

La passivité de certains pays et organisations du continent ont quelque peu rendu nécessaires (encore une fois) le déploiement des troupes françaises en Centrafrique. Dans la perspective foucaldienne, l’émergence de la biopolitique ou gouvernance des populations était LA manifestation de la modernité. Mark Duffield ajoute à ce concept une perspective marxisante (donc structurelle) pour analyser la gouvernance mondiale libérale et son corollaire, l’intervention pour garantir la sécurité humaine. Selon son interprétation des notions de « biopouvoir » et de « biopolitique » de Foucault dans Getting Savages to Fight Barbarians, la gouvernance des populations se manifeste aussi à travers les politiques de développement où les recommandations des organisations internationales et des États du Nord confinent les sociétés des pays en développement dans des systèmes auto-régénérateurs, censés assurer leur autonomie par le strict minimum, en gouvernant par procuration leurs conditions de vie malgré la fin de la colonisation. La perpétuation de ce cycle, par les sauvages (ceux qui veulent le développement proposé par le néolibéralisme) sur les barbares (ceux qui refusent, combattent le développement) n’est ainsi qu’une continuation de l’administration indirecte, par les chefs de canton, des populations colonisées. L’idéal du développement n’a de sens ainsi que par la réalité du sous-développement. Sans ce dernier, le premier n’aura aucun sens d’où la nécessité de le pérenniser.

La résurgence des conflits internes (et l’émergence des « nouvelles guerres » si l’on souscrit à l’hypothèse de Mary Kaldor) constitue une autre manifestation de cette dialectique. Pour Duffield, elle renforce l’importance du développement et l’intervention pour rétablir la sécurité humaine des différentes entités internationales.  Si l’État ne peut pas assurer le monopole de la violence légitime dans son territoire, il est ainsi légitime d’intervenir et de gouverner les corps. Dans le contexte centrafricain, les États africains ont eu des attitudes allant de la complicité avec la Seleka à la défense armée du régime de Bozizé.  Ce régime s’est progressivement aliéné le soutien de ses voisins comme le Tchad et le Gabon à cause du non-respect des accords de paix et de transition, signés sous l’égide de la Communauté économique des États d’Afrique Centrale (CEEAC). De plus, le Tchad reprochait au régime de Bozizé son inaction dans la région du Vakaga, région qui a servi à la tentative de renversement du régime de Déby par le Front Uni pour le Tchad (FUC) en 2006. L’inaptitude du pouvoir de Bozizé à contrôler ces régions et son obstination à ne pas respecter les accords signés sous les auspices du Tchad et du Congo-Brazzaville ont sans doute contribué à son isolement au sein des pays de la CEEAC.

Bourdes et malheurs se sont abattus sur Bozizé depuis son arrivée au pouvoir. Si l’on en croit le rapport de l’International Crisis Group de juin 2013 sur la situation dans ce pays, les rapports se sont refroidis entre la RCA  d’une part et la Guinée équatoriale et le Congo-Brazzaville d’autre part depuis le décès de l’ancien président Ange-Félix Patassé. Le soutien manifeste de la RCA à Nkosazana Dlamini-Zuma à la tête de l’Union Africaine au détriment du gabonais Jean Ping a réfréné les ardeurs de Libreville envers Bozizé. Il en est de même entre Bangui et Yaoundé suite à l’affaire Ntsimi.

En dépit de cet isolement régional, Bozizé a longtemps bénéficié du soutien politique et militaire de l’Afrique du Sud face à la Seleka, et à la froideur de ses voisins. Était-ce dû au soutien de Bozizé à la candidature de Dlamini-Zuma? Ou simplement à la  volonté de l’Afrique  du Sud de s’affirmer comme pôle de puissance en Afrique subsaharienne? Sans doute toutes ces considérations ont influé sur la décision de Pretoria de déployer des troupes dans cet État en janvier 2013.

L’intervention de l’Afrique du Sud, dans un rôle que la France endossait régulièrement dans ses anciennes colonies (Hollande a refusé de prendre des mesures actives en soutien au régime en décembre 2012), n’a pas pu empêcher la chute de Bozizé comme on le sait. Mais elle constituait un pas vers le règlement des affaires du continent par les pays d’Afrique, vœu pieu souvent proclamé dans les accords par États et organismes africains. L’Afrique du Sud postapartheid a toujours privilégié  la  résolution des conflits africains par l’Afrique, reléguant de ce fait à l’arrière-plan des États qui ont toujours eu une certaine idée de leur rôle en Afrique. Seulement, ce déploiement des troupes a été mal vu par les autres pays de la CEEAC. De même, les premières pertes humaines face aux éléments de la Seleka ont suscité un débat en Afrique du  Sud, sur cette intervention hors de la SADC. L’argument de la sauvegarde d’intérêts miniers a été même avancé par les détracteurs pour critiquer la position de Pretoria. Le Tchad, le Gabon et autres satellites de la France dans la région, comme on l’a vu avait déjà des reproches envers Bozizé et n’ont pas vu d’un bon œil cette politique sud-africaine. De même, ce n’est pas la première fois que Pretoria se heurte à Paris et à ses satellites dans la médiation de conflits internes en Afrique. Que ce soit en République démocratique du Congo qu’en Côte d’Ivoire, ces États ont toujours eu des approches différentes, ambitions qui ont sans doute aggravé les violences qu’ils voulaient endiguer.

L’Afrique, toujours en retard.

Face au risque de guerre civile ethno-religieuse en Centrafrique, une intervention pour préserver la sécurité des individus s’impose, qu’importe ce qu’on peut penser de la souveraineté de ce pays. L’incapacité de l’État à assurer la sécurité des individus et l’incapacité des États africains à prévenir tout d’abord le conflit Seleka-Bozizé et ensuite les actes prédateurs des milices armées sur les populations rend le déploiement des troupes françaises quelque peu nécessaire. Comme en Côte d’Ivoire et comme au Mali,  on note un échec de l’Afrique à trouver une solution à ses propres problèmes. Si Le Monde se demande : «Qui mieux que la France pour jouer les pompiers en République centrafricaine ? », c’est que les élites africaines ont encore une fois échoué à relever les défis de l’indépendance.

L’approche de l’Afrique du Sud (axée sur la défense de Bozizé) n’était sans doute pas la meilleure mais, soutenue et amendée par les entités africaines, pouvait grandement contribuer à éviter l’état dans lequel se trouve ce pays aujourd’hui. L’isolement de la Centrafrique au sein de sa région a de même contribué à cette situation. Au final, 1000 hommes seront déployés par Paris pour une intervention de courte durée. Sans doute, les États de la CEEAC viendront en appui pour résorber la crise avec le déploiement de leurs propres troupes. Fallait-il que les églises soient brûlées, les civils attaqués, les femmes violées pour que le monde réagisse. Il est vrai que tous les yeux étaient tournés vers le Mali durant cette année 2013. Le redéploiement de soldats tchadiens basés alors en Centrafrique dans ce pays a sans doute facilité la tâche au Seleka. Quoiqu’il en soit, cette intervention ne signalera pas la fin de la crise humanitaire en Centrafrique? Il faudra gouverner les corps, contrôler les populations, et puis ce sera au tour des ONG de jouer leur sinistre partition. Mais tout d’abord inciter les sauvages à réfréner les ardeurs des barbares.