L’Intégration de la main-d’œuvre africaine

une_ncubeNous avons tous vu des reportages consacrés aux travailleurs africains non qualifiés et aux migrants économiques qui cherchent désespérément à se rendre en Europe, à bord de navires surchargés et dangereux, risquant de perdre la vie dans leur quête d’une vie meilleure. Nous avons aussi lu des articles décrivant les importants flux de migrations clandestines (auxquelles participent des commerçants et des professionnels très qualifiés) observés sur le continent africain, dont le coût humain et social est très élevé. Les motifs de ces migrations illégales et massives ne sont pas nouveaux. L’instabilité politique et la détérioration de la situation socio-économique alimentent l’aspiration pressante de nombreux jeunes et travailleurs africains à des revenus plus élevés ou à des conditions de vie décentes, à l’étranger ou même sur un autre continent. Mais l’intégration régionale pourrait-elle constituer une stratégie pour résoudre les problèmes persistants et croissants que posent ces migrations ? Nous pensons en effet qu’une intégration renforcée et des stratégies migratoires régionales cohérentes peuvent contribuer à faciliter la libre circulation de la main-d’œuvre en Afrique et à relever les défis du chômage et de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, surtout parmi les jeunes. 

Les chiffres relatifs aux émigrants africains, qu’ils soient qualifiés ou non, qu’ils migrent sur le continent ou qu’ils quittent l’Afrique pour des pays de l’OCDE, sont saisissants. D’après les estimations de l’Organisation internationale du travail (OIT), en Afrique, les travailleurs migrants représentent près de 3 % de la population adulte. Environ 50 à 80 % des ménages ruraux d’Afrique comptent au moins un membre migrant. En outre, d’après l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), la majorité des 15 000 migrants et demandeurs d’asile qui ont gagné les côtes de l’Italie et de Malte en 2012 provenaient de pays d’Afrique. L’OCDE a découvert que 21 des 40 pays les plus concernés par le problème de la « fuite des cerveaux » sont africains. Et bien que seulement 10 % environ des immigrants très instruits vivant dans des pays de l’OCDE soient africains, ce nombre est significatif, car les pays africains comptent relativement peu de citoyens d’un niveau d’instruction élevée (notamment des médecins, des infirmiers, des enseignants, des ingénieurs). De plus, il convient de souligner que ces chiffres relatifs aux migrations ne comprennent pas le nombre croissant de migrants clandestins ou sans-papiers qui franchissent les frontières au sein même de l’Afrique.

Le manque d’opportunités d’emploi décentes, la dégradation des conditions économiques et la très grande instabilité de la situation politique contribuent à l’augmentation des flux migratoires sur le continent africain. Et pourtant, de nombreux pays africains se battent pour renforcer leur croissance économique, stabiliser leur situation politique, ou relever les défis de leur développement. Les efforts d’intégration régionale visent à aider les pays africains à relever quelques-uns des défis économiques et de développement auxquels ils font face (par ex. la petite taille des marchés domestiques, la faiblesse des structures productives, la lenteur des progrès accomplis dans la mise en œuvre des réformes, la lenteur de la croissance économique, ainsi que les conflits de grande envergure et l’instabilité politique) en leur permettant de tirer profit des économies d’échelle, d’une plus vive concurrence, et d’un accroissement des investissements nationaux et étrangers. Toutefois, l’intégration régionale par la libre circulation des capitaux, les échanges commerciaux intra régionaux et les stratégies de développement ne peut réussir si la libre circulation des personnes et de la main-d’œuvre n’est pas assurée.

Depuis leur création, la plupart des communautés économiques régionales (CER) d’Afrique ont fixé des objectifs et promulgué des protocoles visant à faciliter la libre circulation des personnes au-delà des frontières nationales. Des progrès significatifs ont été réalisés par quelques CER, telles que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE). Par exemple, les passeports de la CEDEAO ont remplacé les passeports nationaux, et les citoyens de la Communauté ont le droit d’entrée, de séjour et d’installation dans tous ses États membres. D’autres CER, par contre, comme la Communauté de développement de l’Afrique australe (CDAA) et le Marché commun de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique australe (COMESA), n'ont pas réussi à pleinement mettre en œuvre leurs politiques régionales de migration, certains de leurs membres refusant de supprimer les exigences en matière de visa. En fait, certains États membres ont rechigné à adopter une politique de frontières ouvertes aux citoyens de leur communauté en raison des risques liés au renforcement de la liberté de circulation, comme la traite des êtres humains, le crime organisé et le terrorisme, et à l’augmentation de la main-d’œuvre non qualifiée, qui pourrait avoir un impact négatif sur la sécurité, la stabilité et l’économie du pays hôte. Un autre facteur expliquant les restrictions à la libre circulation des personnes est le coût engendré par la mise en œuvre des politiques migratoires, par ex. le coût élevé de la réforme de la gestion et des protocoles frontaliers, et la perte des revenus générés par les visas et les droits de douane.

Si les pays africains veulent opérer la transformation structurelle et l’intégration régionale, les travailleurs et les talents africains doivent être à même de considérer les opportunités d’emploi et d’envisager le transfert de compétences entre des industries différentes et entre plusieurs pays. La libre circulation de la main-d’œuvre au sein des communautés économiques et entre les groupements régionaux ne favorisera pas seulement la mobilité des personnes dans leur région, mais elle encouragera aussi les échanges commerciaux, la création d’emplois et de nouvelles entreprises. La fuite des cerveaux que connaissent de nombreux pays africains pourrait se transformer en un transfert transfrontalier de talents. Un infirmier ou une infirmière sans emploi au Ghana pourrait gagner sa vie décemment au Libéria tout en contribuant à de meilleurs services de santé dans le pays hôte. Un jeune diplômé d’une école technique en Tunisie pourrait trouver un emploi décent dans l’industrie de la plomberie en Afrique du Sud et contribuer à répondre aux besoins en main-d’œuvre de ce pays. Dans un certain sens, la libre circulation des personnes et de la main-d’œuvre crée également des débouchés pour la jeunesse africaine, qui est aujourd’hui au cœur des initiatives récentes et des débats de politique portant sur l’Afrique.

 

Article initialement publié sur le Blog de Mthuli Ncube, Economiste en Chef de la Banque Africaine de Développement

Lampedusa : Situer les responsabilités

Lmigrant_route_624e 3 octobre dernier, un bateau transportant environ 500 migrants originaires de la corne de l’Afrique a fait naufrage au large de Lampedusa faisant environ 300 morts dont des femmes et des enfants. Loin d’être le dernier épisode du sinistre feuilleton qui se déroule en méditerranée, une nouvelle embarcation de migrants Syriens et Palestiniens a chaviré à quelques kilomètres de Malte causant la mort d’une trentaine de personnes. Ces deux drames illustrent les conséquences des immigrations clandestines d’origine économique et politique respectivement.

Alors que de nombreuses voix s’élèvent pour condamner ce qu’il se passe en méditerranée, d’autres appellent à une surveillance accrue des frontières de l’Europe. C’est ce que fait déjà Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières. La mission de cette agence vient d’être renforcée par l’adoption d’un système de surveillance pan-européen (Eurosur). L’approche utilisée par Frontex consiste à signer des accords de partenariats avec les pays de départs, dont la Lybie, la Tunisie et le Maroc, pour renforcer les patrouilles des Gardes côtes.

Ainsi, la répression est davantage privilégiée par les deux parties impliquées dans la gestion de l’immigration clandestine que sont l’Europe et les Etats africains.[1] Malheureusement, elle se fait au détriment de la recherche de solutions aux causes de l’immigration clandestine. A y voir de près, les migrations de façon générale et en particulier l’immigration clandestine ne sont que la conséquence de l’accroissement des inégalités entre les pays. C’est aussi le point de vue de l’économiste Branko Milanovic de la Banque Mondiale.[2] Cet accroissement des inégalités provient de trois principales sources dont la mauvaise gouvernance économique dans les pays de départ, la mondialisation des échanges et les guerres menées dans les pays d’origine par les pays de destination.

D’abord, l’absence de croissance inclusive génératrice d’emplois pour tous est à la base des migrations clandestines en provenance de l’Afrique. Cela contraste avec les performances économiques de la plupart des pays du continent au cours de la dernière décennie. Même si aujourd’hui les victimes sont principalement des Erythréens et Somaliens, on ne peut occulter tous ces migrants Maliens et Sénégalais qui n’ont pas pu voir les îles Canaris ou l’Espagne ; certains ayant péris en mer alors que d’autres ont succombé dans le désert du Sahara. Ces vagues de migrations sont principalement liées à l’absence d’opportunités économiques dans les pays de départs ; car en dépit de la croissance économique, peu d’emplois sont créés pour les jeunes. Les drames successifs qui se produisent en méditerranée sont en réalité des appels aux Etats africains pour la mise en place d’institutions politique et économique plus inclusives.

Ensuite, la mondialisation des échanges, même si elle est globalement bénéfique ne profite pas nécessairement à tous. En général, ce sont surtout les catégories les plus défavorisées qui  sont les principales perdantes. Ainsi, les contrats d’exploitation de ressources naturelles défavorables aux Etats africains, l’éviction sans contrepartie des petits commerçants par de grandes chaînes de distribution et la destruction des écosystèmes naturels à travers l’exploitation des ressources minières qui s’y trouvent sont autant d’actes qui finissent par rendre l’émigration clandestine la dernière option de survie pour ces milliers d’Africains. De ce point de vue, les récents événements viennent rappeler aux institutions internationales impliquées dans la mondialisation l’ampleur de la tâche qu’il reste à faire pour qu’elle soit bénéfique pour tous ; notamment dans les pays en voie de développement.

Enfin, l’omission de l’impact humain dans les décisions de guerres prises par certains pays Européens ou Américains au cours des dernières années est également à la base de ce flux de migrations clandestines. En bombardant la Lybie ou en entretenant la guerre civile en Syrie, ces Etats ne laissent aucune alternative aux populations en dehors de l’émigration. En témoignent l’afflux massif de Libyens et de Syriens qui arrivent chaque jour sur l’île de Lampedusa. Il revient donc à l’Europe et aux Etats-Unis d’Amérique de prendre désormais en compte l’incidence des guerres sur les conditions de vie de populations avant toute action sur le terrain.

En définitive, le drame qui se déroule dans la méditerranée n’est que le prolongement de ce triste feuilleton qui met en scène les populations, frappées par le creusement des inégalités, face aux dangers de la navigation maritime. Face à ce drame, les Etats Africains, les Institutions internationales et les pays Européens ont chacune leur part de responsabilité. Quelles que soit les causes, seule la mise en place d’institutions politiques et économiques inclusives dans les pays d’origine peut endiguer l’expansion de ce phénomène qui n’honore personne.

Georges Vivien Houngbonon

 

 

 

 


[1] Il existe toutefois des accords de coopération économique qui visent à promouvoir le développement dans les pays d’origine. Cependant, ces accords restent très marginaux par rapport à l’ampleur des défis de développement dans les pays d’origine.

 

 

 

[2] Le rapport sur le développement de la Banque Mondiale en 2006 pointe aussi du doigt l’impact des inégalités sur les migrations.