Le 16 octobre dernier, les forces kenyanes entraient dans le sud de la Somalie pour neutraliser al-Shabaab, mouvement islamiste en guerre contre le faible Gouvernement Fédéral de Transition (TFG). Cette intervention armée intervient après que plusieurs occidentaux ont été enlevés au Kenya, dans des zones touristiques et parmi les travailleurs humanitaires. Le Kenya n’aurait peut-être pas dû intervenir en Somalie, car cette action militaire risque d’aggraver la situation politique et humanitaire d’un pays décimé par vingt années de guerre civile.
Il convient avant tout de rappeler que cette intervention musclée s’est effectuée dans un cadre légal contestable. Le Kenya a certes invoqué son droit à la légitime défense contre la menace terroriste d’al-Shabaab – action reconnue et légitimée par les États-Unis. Pourtant, Washington n’a pas de mandat pour décider de la légalité des interventions internationales. Si l’article 51 de la Charte des Nations Unies reconnait le droit à l’autodéfense, il stipule en revanche qu’il s’exerce « jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales », et que dans tous les cas les actions militaires menées au nom du droit à la légitime défense doivent être « immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité », ce qui n’est pas le cas pour l’intervention kenyane. Bien qu’il existe une menace terroriste constante d’al-Shabaab, il est en revanche nécessaire de rappeler que le mouvement islamiste a nié sa responsabilité dans les attentats commis contre des Occidentaux sur le sol kenyan. Al-Shabaab a pourtant toujours revendiqué ses attentats, que ce soit sur le sol Somalien (attentat meurtrier du 4 octobre dernier) ou sur la scène régionale (Kampala en juillet 2010).
En outre, le Kenya n’a fait état d’aucune preuve contre les Shabaab, dans une région où opèrent de nombreux groupes criminels distincts, pirates ou milices armées. L’argument de légitime défense contre la menace des kidnappings apparaît ainsi comme un prétexte pour lancer une attaque prévue de longue date. Depuis des années, le Kenya, soutenu par les Etats-Unis, recrute et entraine des somaliens réfugiés dans le Nord du pays pour combattre al-Shabaab. Pourtant, l’intervention s’est faite sans concertation avec le TFG, certes extrêmement faible mais furieux, dont le président Sheik Sharif Sheik Ahmed a dénoncé une action « inappropriée » contre la souveraineté somalienne. Enfin, la légalité de cette intervention militaire dans le contexte national kenyan est discutable : la Constitution kenyane prévoit une approbation préalable du Parlement pour toute déclaration de guerre.
Outre les arguments légaux, l’intervention kenyane est hautement incertaine du strict point de vue militaire, et soulève de nombreux doutes quant à sa faisabilité. Les Etats-Unis et l’Ethiopie, dont la puissance militaire équivaut largement celle du Kenya, s’y essayèrent, avec le succès que l’on sait, respectivement en 1993 et 2009. Le bilan des Nations Unies et de l’Union Africaine (UA) est tout aussi médiocre. Le risque de rester enlisé dans un conflit sans fin est réel. Même si al-Shabaab s’était affaibli au cours des derniers mois, l’organisation reste néanmoins très performante dans les tactiques de guérilla. Par ailleurs, les militants d’al-Shabaab seraient actuellement ravitaillés en armes par avion. Le Kenya accuse l’Erythrée d’en être à l’origine et menace de couper les liens diplomatiques avec Asmara. L’intervention kenyane réveille pourtant des ambitions de part et d’autres. Il est vraisemblable que les Etats-Unis, qui rêvent d’éradiquer les Shabaab, aient apporté leur soutien dans la planification de cette intervention, bien que l’administration américaine affirme avoir été surprise par cet assaut. En outre, les Etats-Unis lancent régulièrement dans le sud de la Somalie des attaques de drones depuis leurs bases éthiopiennes, et viennent d’annoncer le renforcement de leur base militaire à Djibouti ainsi que l’ouverture d’une nouvelle base aux Seychelles. D’autre pays ont préféré saisir l’opportunité de combattre al-Shabaab en passant par le mandat légal d’AMISOM (Mission de maintien de la paix de l’Union africaine en Somalie). Ainsi, des troupes sierra-léonaises et djiboutiennes viendront bientôt appuyer les soldats ougandais et burundais de la mission de l’UA.
Au-delà des risques militaires, l’intervention kenyane risque d’avoir des conséquences politiques désastreuses, radicalisant et régionalisant l’action d’al-Shabaab. Le mouvement islamiste, récemment divisé et affaibli, possède désormais le meilleur des prétextes pour s’unifier contre un ennemi commun. De la même manière, l’intervention du Kenya risque de donner aux Shabaab de bonnes raisons d’agir au-delà des frontières somaliennes. Jusqu’à présent, la lutte d’al-Shabaab était avant tout une affaire de politique intérieure. La violence extrême de la guerre civile somalienne restait contenue à l’intérieur des frontières du pays, et le seul attentat commis dans un pays étranger était contre l’Ouganda, plus gros pays fournisseur de troupes pour AMISOM. Aujourd’hui, al-Shabaab a déjà annoncé des représailles contre le Kenya, comme en témoigne l’attentat à la voiture piégée près du Ministère des Affaires Etrangères somalien lors de la visite d’officiels kenyan le 18 octobre dernier. La radicalisation et la régionalisation des Shabaab risquent de mettre définitivement une croix sur les espoirs de résolution du conflit somalien. Les leçons tirées des précédentes expériences militaires semblent pourtant indiquer que seule une négociation sans pré-conditions et l’intégration politique d’al-Shabaab au sein du gouvernement permettrait de stabiliser et construire un Etat somalien viable.
Enfin, il semble nécessaire de rappeler que l’intervention kenyane a lieu au cœur d’une crise humanitaire de taille. Le bombardement de villages entiers cause d’ores des « dommages collatéraux » massifs et provoque le déplacement de populations civiles vers des zones sans aucune capacité d’absorption. L’accès au nord du Kenya est par ailleurs pratiquement bloqué pour les réfugiés qui se dirigent désormais vers l’Ethiopie. Enfin, la déclaration de guerre du Kenya restreint plus encore les chances de négociations avec les Shabaab en vue d’obtenir un accès humanitaire aux zones qu’ils contrôlent.
Marie Doucey