Somalie : Les origines d’une situation chaotique

Depuis de nombreuses années, la Somalie est plongée dans un conflit à ce point complexe qu’on ne parvient pas à le juguler, ni même à le contenir. Ce conflit est si complexe et aux multiples facettes que le géographe et professeur émérite Alain Gascon s’interroge en ces termes : «Quelle(s) étiquette(s) apposer sur le(s) conflit(s) en Somalie : guerre civile, conflits de clans, guerre des gangs, jihad, séparatismes, éleveurs contre agriculteurs, lutte de « la croix contre le croissant », guerre contre le terrorisme ? Toutes sans doute. En effet, au cours de l’enchaînement tragique qui a abouti à la catastrophe actuelle, les affrontements ont, tour à tour et simultanément, pris toutes ces significations »[1]

Les familiers de l’actualité africaine ne doivent être que trop médusés, choqués et doivent se sentir impuissants devant le bal d’attentats sanglants perpétrés avec pertes et fracas à Mogadiscio et dans d’autres localités de ce territoire. Les récits et les images à glacer le sang qui nous parviennent par voie de média sont proprement écœurants. L’Afrique Des Idées vous propose une série de deux articles pour tenter de comprendre ce bourbier dans lequel est engluée la Somalie,. Dans ce premier article, nous  retournerons à la genèse du conflit en tentant d’expliquer les facteurs internes et externes qui ont contribué à plonger ce pays de la corne d’Afrique dans le chaos.

La dictature du Géneral Siad Barre ou le début de la tragédie Somalienne

Jusqu’à son indépendance en 1960, la Somalie était dominée par l’empire Britannique dans sa partie Nord tandis que le Sud du pays était sous le contrôle des Italiens. L’indépendance de 1960 réunifia ces deux entités territoriales. [2] Le 21 Octobre 1969, soit six jours après l’assassinat du président Ali Shermarke, un coup d’État mené par le général Mohamed Siad Barre remettait en question neuf années de démocratie parlementaire.[3] Ce dernier va diriger la Somalie d’une main de fer de 1969 à 1991. Durant ses années de pouvoir, ce dirigeant autoritaire a fait preuve d’une gestion clanique et patrimoniale de la chose publique. Ces mauvaises pratiques qui ont, hélas connu leurs beaux jours dans bon nombre de pays africains ont poussé les clans qui se considéraient désavantagés, sinon spoliés à s’organiser pour tenter de renverser le régime.

Par ailleurs, en ce qui concerne ses relations internationales, le régime de Siad Barre était à ses débuts, proche de Moscou et de Cuba mais ses visées expansionnistes auront raison de ces alliances. En effet, la Somalie  en 1977, sous la férule du Général Barre, fera la guerre à l’Éthiopie voisine qui  à l’époque, était déstabilisée depuis la chute du Négus Hailé Sélassié en 1974.  Compte tenu des relations devenues inamicales avec les communistes, la Somalie se tournera vers l’Ouest, notamment les États-Unis qui seront un soutien de poids de ce régime dictatorial avant de le « vomir » lorsque sa chute apparut inéluctable. La campagne militaire des troupes de Siad Barre en Ethiopie  ne fera pas long feu. En effet, dès 1978, elles se retirent de ce pays. Cette aventure malheureuse va susciter l’émergence de nouveaux groupes rebelles somaliens, bénéficiant de l’appui de l’Éthiopie.[4]

Le crépuscule du régime de Siad Barre ne marquait pas la fin des souffrances, pour ne pas dire du martyr imposé au peuple Somalien. Il s’en suivit une période de forte instabilité marquée par des violences, des affrontements incontrôlés et l’émergence de nouveaux groupes rebelles. Ces affrontements et violences avaient comme visées apparentes « l’appropriation de biens de production (terres agricoles et entreprises publiques), le contrôle des ports et aéroports reliant le pays à l’extérieur, le tout dans le cadre d’une véritable économie de guerre où les war lords étaient les figures politiques dominantes »[5].

  Les  sécessions  des années  1990 ou l’enlisement de la tragédie Somalienne

En mai 1991, il y eut une sécession dans le Nord du pays. Le Somaliland, ancienne colonie britannique rattachée à l’indépendance au reste de la Somalie anciennement italienne déclara son indépendance du reste du territoire de Somalie. Le Somaliland ne bénéficie cependant pas d’une reconnaissance ou légitimité internationale. Notons toutefois que le Somaliland ne connaît pas l’instabilité chronique que connait la Somalie et organise même des élections démocratiques. Ensuite, c’est le Puntland qui va déclarer son autonomie. Le Puntland ne remet pas en cause son appartenance à la Somalie mais se considère autonome et administre son territoire sans égards aux atermoiements de Mogadiscio. Il y a donc une sorte de partition du pays en trois entités : Somalie, Somaliland, Puntland.

Enfin, au titre des facteurs externes, notons que la grave sécheresse de 1991-1992 poussa les partenaires extérieurs à mettre en place une importante aide humanitaire qui entraîna fort malheureusement des détournements massifs. Lesquels détournements ont été à la base d’affrontements ayant comme motivation principale l’appropriation de cette aide. On voit bien que les facteurs internes et externes sont très imbriqués dans le cas somalien.

Tous ces éléments factuels ci-dessus analysés expliquent en partie la situation chaotique actuelle de la Somalie que nous verrons dans la seconde et dernière partie de cette série d’articles consacré à ce pays de la corne de l’Afrique.

Thierry SANTIME

[1] Gascon, Alain. 2008 « La Somalie en mauvais État ». http://journals.openedition.org/echogeo/4484

[2] Véron, Jean-Bernard. 2009. « La Somalie : un cas désespéré »

[3] https://academic.oup.com/rsq/article-abstract/13/2-3/75/1561614?redirectedFrom=fulltext

[4] « L’intervention en Somalie 1992-1993 ». Anne-Claire de Gayffier-Bonneville

[5] «Véron, Jean-Bernard. 2009. « La Somalie : un cas désespéré »

Attaque terroriste de Westgate, le résultat de quarante ans d’échecs en Somalie

Le parallèle a été vite établi entre l'attaque menée par les Shabaab, le 21 septembre, dans un centre commercial de Nairobi au Kenya et les attentats du 11 septembre 2001 à New York. C'est une mauvaise analogie. 


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Cette attaque, menée par une quinzaine de terroristes, a causé une soixantaine de morts et près de 200 blessés, en plein milieu urbain, ramenant la barbarie au coeur le plus moderne de la capitale kényanne, en plein septembre.  

Ce parallèle, s’il frappe l’esprit et apparaît commode en l’absence d’une analyse rigoureuse, n’en demeure toutefois pas moins inopérant. Le massacre de Nairobi surprend tout d’abord en ce qu’il mêle la modernité d’une communication relayée sur Twitter et l’obscurantisme d’individus fanatiques prêts à mourir pour tuer le plus possible. Mais bien loin de signer l’ambition d’un groupuscule terroriste à mener une guerre de l’islam contre l’Occident, ces attentats ne sont que la triste suite d’un conflit intérieur à la Somalie.

Le pays le moins administré au monde

Peuplée de plus de 10 millions d’habitants qui s’étendent sur une superficie de 640 000 km2, la Somalie est en effet classée comme le pays le plus corrompu et le moins administré au monde. Indépendante depuis 1960 et composée de territoires anciennement colonisés par l’Italie au sud et par le Royaume-Uni au nord, la Somalie n’a depuis lors quasiment connu que guerres civiles et régionales. Pendant les neuf années qui suivent son indépendance, les deux premiers présidents de la Somalie tentent d’instaurer un gouvernement démocratique mais ne parviennent pas à s’imposer dans un contexte de luttes claniques qui opposent le nord et le sud du pays. Ces divisions originelles ne seront jamais surmontées.

En 1969, le coup d’Etat du général Mohamed Siyaad Barre remplace le gouvernement élu démocratiquement par le nouveau régime de la République démocratique de Somalie, ersatz de démocratie populaire alliée à l’URSS. Cette alliance, banale dans le contexte de la décolonisation, n’est cependant qu’éphémère et ne résiste pas à l’invasion de l’Ethiopie menée en 1977 pour conquérir de l’Ogaden. L’URSS soutient en effet le gouvernement marxiste éthiopien, qui parvient à repousser l’offensive somalienne avec l’appui de troupes cubaines et sud-yéménites. La guerre de l’Ogaden ruine la Somalie, qui y perd un tiers de son matériel militaire. L’abandon du nationalisme irrédentiste et du projet de Grande Somalie achève de diviser politiquement un pays où sévit désormais une terrible famine. L’effondrement du régime en 1991 plonge la Somalie dans la guerre civile et dans un chaos où prospèrent seigneurs de guerre, pillages et trafics de drogue et d’armes.

Le président américain Bill Clinton obtient en 1992 un mandat de l’ONU pour mener l’opération Restore Hope. Première intervention au nom de l’ingérence humanitaire, elle se solde cependant par un fiasco symbolisé par la bataille de Mogadiscio, à partir de laquelle les télévisions relayeront en boucle les images du massacre de dix-neuf soldats américains. Les Etats-Unis rappellent alors leurs troupes et les casques bleus prennent le relais jusqu’en 1995. Les solutions politiques proposées sous la médiation de l’Ethiopie et du Kenya échouent également, comme en 1997, à démilitariser et à reconstruire le pays. La Somalie reste alors le théâtre d’un affrontement entre clans, le Somaliland et le Puntland ayant proclamé leur indépendance au nord. Une conférence de conciliation prévoit, en 2003, la mise en place d’institutions fédérales de transition mais ne parvient pas à restaurer un gouvernement stable et effectif.

L’Union des tribunaux islamiques, avec une plateforme religieuse très mobilisatrice, parvient à transcender les divisions entre les clans pour prendre le pouvoir en juin 2006 et rétablir un semblant d’ordre dans le sud du pays. Mais tout le monde dans la région ne voit pas d’un bon œil un régime qui repose sur la charia, même si celui-ci recueille un assentiment populaire certain. Après une rébellion manquée, une intervention militaire éthiopienne soutenue par les Etats-Unis renverse l’Union des tribunaux islamiques en décembre 2006, et une intervention de l’Union africaine, l’AMISOM, prend le relais des forces éthiopiennes début 2007 pour sécuriser le nouveau gouvernement fédéral. C’est à la suite de cette défaite qu’émerge le mouvement Al-Shabaab, constitué des jeunes les plus militants des Tribunaux islamiques (Shabaab signifie « jeunesse » en arabe). Al-Shabaab s’étend rapidement jusqu’à contrôler la grande partie du centre et du sud de la Somalie, et mène une guérilla urbaine dans les rues de Mogadiscio.

Devant la menace que le mouvement représente pour sa frontière nord, l’armée kenyane entre à son tour en scène fin 2011 pour sécuriser la zone frontalière et empêcher l’infiltration des insurgés sur son territoire. C’est dans ce contexte de près de quarante années de guerres civiles et d’instabilité régionale que doit se comprendre le massacre de Nairobi. Les Shabaab entendent en effet punir le Kenya pour son intervention en Somalie et son soutien au gouvernement de transition. Ce massacre, qui n’est ni le premier ni le dernier épisode d’une longue et sanglante histoire doit cependant nous interroger : Plusieurs décennies après les indépendances, l’Afrique est-elle condamnée aux guerres civiles et régionales ?

Rayan Nezzar

 

Visite d’un camp de réfugiés en Ethiopie

Dollo AdoDollo Ado concentre cinq camps de réfugiés situé dans la région somalienne de l’Ethiopie à seulement 200 kilomètres de la frontière avec la Somalie. L'endroit est inhospitalier, au milieu de routes poussiéreuses et de températures qui atteignent des pics considérables. La population des cinq camps s'élève à près de 200 000 personnes. Plus de 4 000 ont été enregistrés entre janvier et février 2013. Environ 150 à 200 nouvelles arrivées sont enregistrées tous les jours, avec notamment beaucoup  de femmes et d'enfants.

Dollo Ado est littéralement devenu une ville avec quelques 200 000 réfugiés qui y accèdent après plusieurs jours de marche, dont une traversée périlleuse de la frontière entre la Somalie et l’Ethiopie.

Chaque jour, le flux de réfugiés reste constant à tel point qu’un sixième camp est déjà prévu et sa construction devrait être imminente. L'insécurité alimentaire causée par les déplacements dus aux conflits et la sécheresse sont les principaux facteurs conduisant les Somaliens vers l’Ethiopie. Le caractère strict et exigeant d'entrée imposé par le Kenya, fait de l'Ethiopie un pays plus attrayant pour ces réfugiés.

En outre, la liberté de mouvement dans les camps et de traversée de l’autre coté de la frontière vers la Somalie sont permises. Ainsi, les réfugiés retournent souvent dans leur pays pour vérifier leurs avoirs et l’état de certains membres de la famille restés sur place.

Sous la coordination des agents du Haut Commissariat au Refugiés (HCR) et des fonctionnaires éthiopiens, des places sont accordées aux nouveaux arrivants dans l’un des camps.  Suivent les opérations d’enregistrement d’identité, de dépistage et d’accès aux services de base (logement, assainissement et accès à l’eau).

Les conduites d'eau et des canaux d'assainissement sont mis en place dans les camps, les distributions de vivres organisées et les abris construits.

L’eau est pompée à partir de la rivière Genale, traitée et distribuée dans les camps. Les latrines sont construites et chacune affectées à un certain nombre de familles. Les abris des réfugiés varient  d'une moitié de toit avec des brindilles et des morceaux de tissu aux tentes, aux abris de tôle ondulée ou de terre. A l’arrivée, la plupart des réfugiés sont logés dans des abris provisoires (tentes), avant d'être relogés vers un  abri de bambou plus permanent (une pièce pour chaque famille). Les murs de terre et de bambou offrant une meilleure protection contre la chaleur et la poussière.

Les distributions de nourriture ont lieu au début de chaque mois. Un panier alimentaire comprenant sept produits alimentaires y compris des denrées de base comme les légumes et le blé est distribué à chaque famille.

La livraison de produits alimentaires se déroule globalement sans encombre, mais les réfugiés sont moins préoccupés par la quantité que par la qualité et le choix des aliments. Souvent, ils vendent une partie de leur allocation pour acheter des articles de choix comme les spaghettis en provenance des marchés qui ont surgi en peu de temps près du camp.

En outre, beaucoup de gens travaillent au quotidien pour offrir des opportunités à travers des projets axés sur la nutrition, la santé, l’accès à l'eau, l’assainissement et la création d’activités génératrices de revenu.

Les programmes éducatifs à Dollo Ado sont globalement un succès, mais des défis demeurent avec moins de 100 enfants inscrits dans des camps laissant sans éducation des milliers d'enfants en âgé d’aller à l’école primaire. La formation professionnelle est garantie à travers la couture, le fraisage, la menuiserie, la tuyauterie, l’électricité et le développement des compétences propres afin d’inspirer un sentiment d'espoir et d'optimisme. Les activités génératrices de revenus  sont aussi promues avec la mise en place de plusieurs magasins où les articles allant des biens électroménagers aux vêtements sont vendus.

En termes de facilités sanitaires, les infrastructures restent inégalement réparties. Un des camps dispose d'un poste de santé tandis que qu’un autre est doté d’une maternité qui permet des accouchements sous surveillance médicale. Cependant, beaucoup de femmes choisissent encore d'accoucher à la maison. Le nombre de nouveau-nés ne cesse d'augmenter, compte tenu de ce que la planification familiale, malgré les conditions précaires de vie à Dollo reste encore un tabou. Sans oublier que les MGF constituent une grande préoccupation pour les autorités avec un taux de prévalence de 100%.

Enfin, la sécurité est un autre sujet de préoccupation à Dollo, malgré un semblant de calme dans les camps. En effet, les incidents du mois de Mars de cette année, où des militants d'Al Shabaab ont été arrêtés dans apparemment ce qui fut une tentative d’enlèvement de travailleurs étrangers, reste  un exemple frappant des réels dangers qui guettent les réfugiés.

Quoi qu’il en soit, le flux continu, significatif et régulier de réfugiés à Dollo rend sceptique sur toute éventualité de retour à la normale de la situation en Somalie. A défaut d’un retournement brusque et inattendu dans la tragédie somalienne, ces chiffres continueront de croître.

Loza Seleshie

http://data.unhcr.org/horn-of-africa/region.php?country=65&id=7

http://www.actioncontrelafaim.org/fr/content/dollo-ado-camps-de-refugies-somaliens

Diplomatie et hégémonie régionale en Afrique subsaharienne (2)

La géographie du Congo ou l'économie du Gabon : à qui le Centre ?

RDC
« L’Afrique est un revolver dont la gâchette est le Congo », disait Frantz Fanon. Cette assertion sonne comme un vœu pieux tant la RDC, à l’image de l’ensemble des Etats d'Afrique centrale, semble loin de l'émergence politique et économique. L’instabilité chronique dans cette région en est la cause principale. Le Congo, territoire immense aux ressources naturelles abondantes semble victime d'une malédiction. Son décollage aux premières lueurs de l'indépendance a été altéré par l'épopée de Mobutu ; les années qui suivirent son éviction du pouvoir furent marquées par un changement de direction politique qui n’a toutefois pas permis de rompre avec les vieux démons de la violence et d’une exploitation prédatrice des ressources nationales. L'est de la RDC est une zone poudrière qui est, à elle seuls, un nœud diffus de problèmes et d'enjeux multiples. En effet, sur ce territoire frontalier du Rwanda, cohabitent une multitude de groupes armés avec tous des agendas et des structurations différents. On y retrouve les Maï Maï, les Interhamwe, les FDLR, les rebelles du M23, les dissidents du RCD-Goma, etc.

Rwanda
A coté de cette kyrielle d'organisations militaires, le voisin rwandais est aussi une donnée à analyser avec grand intérêt. Paul Kagamé, président du Rwanda est constamment accusé de fragiliser et déstabiliser la RDC en accordant son soutien aux groupes armés qui opèrent sur le territoire congolais, avec comme base arrière le sol rwandais. Son but serait de disposer ainsi d'un levier de pression sur son puissant voisin. C'est une stratégie hélas courante sur le continent, utilisée par la Gambie qui s’est longtemps servie de la Casamance comme un moyen de pression sur le Sénégal ou de l'Algérie, qui s'appuie sur le Front Polisario pour contrarier le Maroc, etc.
L’impulsion derrière la diplomatie de Paul Kagamé est d’assumer un rôle de premier plan dans la région des Grands Lacs et, au delà, en Afrique de l'Est. Le Rwanda s'est donné les moyens de cette politique de retour après les tragiques épisodes du génocide de 1994 par le biais d'une diplomatie active et d'une économie en forte croissance.. Ce retour s’effectue avec le soutien des Etats Unis et de la Grande Bretagne qui accueillent avec bienveillance ce pays dans leur giron. Faut-il rappeler que le Rwanda post-génocide a tourné le dos à la France, allant même jusqu'à renier son identité francophone. Le rôle joué par Paris durant le génocide de 1994 reste controversé.

Gabon
Par ailleurs, dans la région centrale de l'Afrique, le Gabon occupe une place particulière malgré la modestie de sa taille et de sa population. Ainsi, ce pays joue un rôle de premier plan au sein de la CEMAC dont il est la locomotive, eu égard à sa puissance économique et financière. Le Gabon a pu s'appuyer sur ses richesses issues du pétrole pour acquérir une importance et une notoriété qui dépassent au-delà des frontières du continent. Cette importance du Gabon sur la scène internationale est aussi le fait d'une diplomatie généreuse surtout vis-à-vis de l'ancienne puissance coloniale. En effet, Omar Bongo a fini par symboliser, à lui seul, les méfaits et travers de la « Françafrique ». Sa loyauté vis-à-vis de la France a fait du Gabon un pays privilégié du pré-carré et une sorte de prolongement de l'ancienne métropole en Afrique. Omar Bongo a été fidèle à la France, que celle-ci soit de gauche ou de droite. Et elle le lui a bien rendu, notamment avec la présence de Nicolas Sarkozy à ses obsèques et l’acquiescement de l'Elysée à la transmission quasi-filiale du pouvoir à Ali Bongo, en porte-à-faux avec ses imprécations au respect de la démocratie et à la transparence dans les processus électoraux en Afrique.

Malgré elle, la Somalie plaque tournante d'une lutte d'influence féroce

La Somalie
L'Afrique orientale est sans doute la zone la plus troublée du continent avec une instabilité notoire entre les deux voisins Soudanais, les troubles frontaliers entre l'Ethiopie et son voisin érythréen, les visées rwandaises sur une partie du territoire congolais et la désagrégation de la Somalie qui est aujourd’hui, peut-être plus que l’Afghanistan, le modèle du failed state.
Aux côtés de Kigali, Nairobi et Addis-Abeba veulent aussi se positionner, voire se maintenir comme les acteurs majeurs de la zone. Curieusement, la Somalie constitue une zone d'exercice de l'influence que ces pays cultivent en Afrique orientale. La faillite de ce pays, divisé de fait en plusieurs micro-entités aux mains de chefs de guerre, de fondamentalistes shebabs et de pirates opérant dans le golfe d'Aden, inspire de la part de ses voisins une entreprise de normalisation qui cache mal un dessein hégémonique régional.

Le Kenya
Le Kenya, d’ordinaire réservé sur le plan militaire, a envahi le territoire somalien afin de combattre les milices islamistes qui ont procédé à des enlèvements de touristes et de travailleurs humanitaires étrangers sur le sol kenyan. L'Ethiopie a suivi en investissant la Somalie afin de combattre aussi les shebabs et d’éviter ainsi une jonction avec les populations autonomistes de l’Ogaden à majorité musulmane. Ces opérations, accompagnées d’un soutien logistique nécessaire au gouvernement provisoire somalien plus que dépendant de l'étranger, cachent mal une volonté des deux pays d’affirmer une puissance régionale dont le terrain de jeu est la Somalie.

Les luttes d'influence font rage en Afrique à l'instar des autres continents. Et il est intéressant de les appréhender selon une grille de lecture faisant appel à différents paramètres. Comment les intérêts nationaux peuvent-ils diverger, se croiser ou se compléter dans un grand ensemble qui est fortement tributaire des décisions et orientations prises hors de son sein ? En effet, il est courant de voir le continent africain indexé comme la cible d'une compétition hégémonique entre d'autres acteurs du jeu mondial. L'Europe qui veut préserver l'antériorité de son influence acquise par le biais du colonialisme. La Chine, qui se réveille et dont les besoins énergétiques orientent nécessairement vers le continent. L'Amérique qui veut intégrer l'Afrique dans son combat à visée universelle contre le terrorisme. C'est à oublier parfois qu'il existe une diplomatie intra africaine qui se pratique avec des leviers classiques de la politique étrangère dont dispose chaque Etat. Cette diplomatie est intéressante, notamment dans la mesure où elle se heurte aux difficultés structurelles qu'imposent souvent le caractère limité des moyens humains et matériels, mais également par la présence continue et influente des puissances occidentales à qui souvent revient le dernier mot sur des questions essentiellement afro-africaines. C'est ça aussi le paradoxe de l'Afrique, et cela ne fait que rendre la course hégémonie encore plus importante.

Hamidou Anne

Habemus Presidentum ! Une ère s’achève en Somalie

Dans l’opinion internationale, Somalie rime avec anarchie. Enlisée dans une interminable guerre civile depuis la chute du dictateur Siad Barre en 1991, la Somalie a véhiculé tant de visions de chaos, de destructions et de catastrophes humanitaires qu’il s’était développé à son égard une forme de fatalisme : beaucoup avaient tout simplement fini d’espérer pour ce pays qu’on disait ingouvernable, soumis à des logiques d’autorité trop contradictoires pour pouvoir être réconciliées, tiraillé par les revendications indépendantistes de ses régions du nord (Somaliland et Puntland), laissé à la merci des seigneurs de la guerre et des militants fondamentalistes d’al-Shabaab. L’ONU elle-même, après le retrait de sa mission UNOSOM II en 1995, était restée à distance du bourbier somalien pendant de longues années (elle n’y est revenue qu’en 2008).

Dans les médias, les images de La chute du faucon noir  (Black Hawk Down) ont aussi fait leur effet, tout comme les reportages photos montrant ces chefs de guerre patrouillant les rues de Mogadiscio à bord de leurs technicals (ces pickups montés d’une mitrailleuse lourde ou d’un lance-roquettes). Le conflit n’en finissant plus, il a même fini par donner naissance à de nouveaux concepts de science politique, comme celui de l’Etat « failli » (collapsed state) breveté par William Zartman au milieu des années 1990. Fidèle à cette image, la Somalie trône d’ailleurs en tête du Failed States Index, qui mesure le « degré d’effondrement » des pays selon des critères plus ou moins pertinents.

2012, année de renaissance pour Mogadiscio

Et pourtant, la Somalie offre depuis le début de cette année, et plus encore depuis ces dernières semaines, des motifs d’espoir. À un regain d’activité internationale (avec les conférences de Londres, organisée en février par la Grande-Bretagne, et d’Istanbul, réunissant en mai plus de 300 personnalités somaliennes venant de différents horizons) s’est ajoutée une amélioration notoire de la sécurité sur le terrain, et avant tout à Mogadiscio. La capitale somalienne semble avoir retrouvé un semblant de sérénité, et les reportages de guerre des journalistes présents sur les lieux ont fait place à des récits plus enthousiastes sur la réouverture progressive des cafés, des restaurants, des lieux de vie nocturne et autres commerces. Les membres de la grande diaspora somalienne commencent à revenir et rivalisent de projets pour leur pays natal, signe d’un climat beaucoup plus propice aux affaires.

Mais surtout, la Somalie a connu une avancée majeure au mois d’août : elle a enfin achevé sa longue période de transition en se dotant d’une nouvelle Constitution et d’un Parlement, qui a élu au début de cette semaine un nouveau Président, Hassan Sheikh Mohamud. Si la situation est encore trop instable pour évoquer les affres de la guerre civile au passé, la période actuelle marque peut-être le début d’une nouvelle ère dans la Corne de l’Afrique. A quoi tient cette soudaine poussée d’optimisme ?

AMISOM : le succès d’une opération africaine de maintien de la paix

L’amélioration de la situation en Somalie est d’abord d’ordre sécuritaire, grâce aux nombreux succès militaires enregistrés ces derniers mois face aux rebelles d’al-Shabaab. Force est de reconnaître la réussite de l’opération AMISOM, déployée par l’Union africaine depuis février 2007. Dotée à l’origine d’environ 5 000 hommes envoyés par l’Ouganda, le Burundi et Djibouti, ses effectifs ont été portés à  17 000 avec l’ajout de troupes kenyanes en octobre 2011. Malgré les difficultés techniques et logistiques, AMISOM a réussi à reprendre le contrôle du marché de Bakaara à Mogadiscio, principale source de revenus des militants islamistes, avant de les repousser vers le sud. Al-Shabaab, grandement affaiblie, se retrouve maintenant encerclée dans la ville de Kismaayo, près de la frontière kenyane. Cette dernière poche de résistance devrait s’effondrer prochainement.  De manière tout aussi importante, AMISOM a acquis une forte légitimité auprès de la population somalienne. En excluant de la mission des voisins encombrants comme l’Ethiopie ou l’Erythrée, l’Union africaine a réussi mieux que toutes les précédentes interventions extérieures à se faire accepter comme un acteur neutre, purement dévoué à la sécurité des Somaliens. Des leçons pourront être tirées de cette opération pour de futures missions de sécurité collective sur le continent.

Des progrès conséquents en matière institutionnelle

En limitant la menace d’al-Shabaab, AMISOM a ainsi permis à la Somalie de se concentrer sur des problèmes autres qu’exclusivement sécuritaires. Le pays, après avoir vécu une dizaine d’années sans gouvernement effectif, était dirigé depuis 2004 par des institutions transitoires. Exilé à Nairobi jusqu’en 2006, puis à Baidoa (où le Parlement siégeait dans un entrepôt de blé !), le Gouvernement Fédéral de Transition (TFG) n’a rejoint Mogadiscio qu’en 2007, et son pouvoir est toujours resté très limité. De plus, les institutions transitoires se sont rapidement trouvées mêlées au jeu complexe entre les clans, dont l’importance est fondamentale dans la politique somalienne. Corruption systématique – d’après un rapport de l’ONU, 8 dollars sur 10 reçus par le TFG sont détournés à des fins privées –, personnalisation des pouvoirs et compromission avec les seigneurs de guerre locaux sont ainsi devenus les attributs d’un Etat somalien de plus en plus impopulaire.

Dans ces conditions, avoir suivi (à quelques jours près) le calendrier prévu pour l’expiration de la période de transition constitue déjà un développement positif. Un comité composé selon les logiques claniques s’est chargé de sélectionner les 275 membres du nouveau Parlement fédéral somalien, qui devaient n’avoir eu aucune affiliation avec des milices ou des chefs de guerre dans le passé (30% des sièges étant réservés aux femmes). Les députés ont ensuite nommé un speaker, adopté le projet de Constitution, et célébré officiellement la fin de la transition le 20 août.  Enfin, ce mardi 11 septembre, une étape cruciale a été franchie avec l’élection à la présidence d’Hassan Sheikh Mohamud.

Certes, le processus est loin d’avoir été parfait. Intimidation, corruption et ingérence extérieure ont été partie intégrante de la transition ; les postes de député se seraient « vendus » jusqu’à 50 000 $ … Mais au vu de la situation somalienne, on peut avoir pour une fois un regard optimiste et se réjouir des progrès accomplis.

D’autant que l’élection d’Hassan Sheikh Mohamud signale avec force que les parlementaires ont bien compris les aspirations au changement du peuple somalien. Novice en politique, son élection a surpris la plupart des observateurs, qui s’attendaient plutôt à un duel de politiciens entre le Président et le Premier ministre du gouvernement de transition. Leur défaite est une condamnation sans appel de l’Etat affairiste de ces dernières années ; plus que jamais, les Somaliens ont voulu refonder leurs institutions sur de nouvelles bases. Ingénieur et universitaire de 56 ans, islamiste modéré, Mohamud s’est fait un nom au sein de la société civile, en fondant une université à Mogadiscio et en s’associant à de nombreuses ONG internationales. Son élection marque la défaite des « sortants », mais aussi la victoire des locaux sur la diaspora. C’est le deuxième enseignement de cette élection : les députés ont aussi plébiscité Mohamud pour n’avoir jamais quitté la Somalie durant la guerre civile. A l’inverse, les membres de la diaspora, fraîchement arrivés pour faire campagne, leur ordinateur portable sous le bras, n’ont recueilli que très peu de voix.

Reconstruire la Somalie, un défi insurmontable ?

Le nouveau président a désormais un mois pour nommer un Premier ministre, qui va constituer un gouvernement avant fin octobre. Avec la présidence somalienne, Hassan Sheikh Mohamud a peut-être hérité du métier le plus difficile au monde. Car l’ampleur des défis qui l’attendent est énorme.

Bien que la libération de Kismaayo soit annoncée comme imminente, la sécurité va rester un enjeu majeur. Plus de la moitié du territoire somalien est encore très faiblement étatisée, et ces régions reculées pourraient servir de bases de repli pour al-Shabaab. Inférieure dans la lutte armée conventionnelle, l’organisation risque de compléter sa reconversion (déjà initiée) vers des tactiques de terrorisme. Al-Shabaab a d’ors et déjà fait preuve de ses capacités de nuisance en organisant, deux jours après l’élection de Mohamud, un attentat-suicide contre son palais présidentiel, au cœur de Mogadiscio.

Avant qu’ils ne s’aliènent le soutien populaire en faisant le pari du « jihad global », les militants d’al-Shabaab répondaient à un triple besoin de la part des Somaliens : sécurité, intégrité et inclusion. Ces deux derniers chantiers seront primordiaux pour le nouveau gouvernement : des institutions transparentes et inclusives sont nécessaires pour accommoder la diversité des acteurs somaliens, et en ramener le plus grand nombre dans le giron de l’Etat légal.

A l’image du nouveau credo de l’Union africaine, le manque d’infrastructures est un défi pressant pour un pays ravagé par vingt années de conflit. Reconstruire des connections routières, relancer les activités portuaires, (r)établir le réseau électrique seront autant de travaux indispensables pour que la « renaissance » observée à Mogadiscio puisse être durable et se propager à l’économie nationale. La reprise économique est importante à plus d’un titre : en plus de stimuler les énergies créatives et d’attirer les investisseurs étrangers ou de la diaspora, elle seule peut éviter que ne réapparaissent de nouveaux entrepreneurs de la guerre, qui pendant des années ont trouvé dans le chaos somalien un terrain de jeu idéal pour leurs lucratives activités économiques. Garder de manière durable ces individus dans le cadre d’une économie de la paix est un pré-requis pour la stabilisation du pays.

La liste des challenges que devra relever le nouveau gouvernement somalien est encore bien trop longue pour son mandat de quatre ans : démobilisation des anciens miliciens, mise en place d’une justice transitionnelle, maintien de l’unité de l’Etat devant les pressions du Somaliland et du Puntland, arrêt de la piraterie, organisation d’élections populaires et, à terme, autonomisation de l’Etat somalien vis-à-vis de ses partenaires extérieurs… Mais le transitoire est devenu permanent, ce qui en soi est déjà une réussite. Avec l’élection de Hassan Sheikh Mohamud, le gouvernement somalien va jouir d’un moment de légitimité jamais atteint depuis 1991, et on ne peut que se joindre au message de ralliement lancé par l’ancien président battu, Sheikh Sharif Ahmed : bonne chance, Monsieur le Président !

  Vincent ROUGET  

Les dangers de l’intervention kenyane en Somalie

Le 16 octobre dernier, les forces kenyanes entraient dans le sud de la Somalie pour neutraliser al-Shabaab, mouvement islamiste en guerre contre le faible Gouvernement Fédéral de Transition (TFG). Cette intervention armée intervient après que plusieurs occidentaux ont été enlevés au Kenya, dans des zones touristiques et parmi les travailleurs humanitaires. Le Kenya n’aurait peut-être pas dû intervenir en Somalie, car cette action militaire risque d’aggraver la situation politique et humanitaire d’un pays décimé par vingt années de guerre civile.

Il convient avant tout de rappeler que cette intervention musclée s’est effectuée dans un cadre légal contestable. Le Kenya a certes invoqué son droit à la légitime défense contre la menace terroriste d’al-Shabaab – action reconnue et légitimée par les États-Unis. Pourtant, Washington n’a pas de mandat pour décider de la légalité des interventions internationales. Si l’article 51 de la Charte des Nations Unies reconnait le droit à l’autodéfense, il stipule en revanche qu’il s’exerce « jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales », et que dans tous les cas les actions militaires menées au nom du droit à la légitime défense doivent être « immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité », ce qui n’est pas le cas pour l’intervention kenyane. Bien qu’il existe une menace terroriste constante d’al-Shabaab, il est en revanche nécessaire de rappeler que le mouvement islamiste a nié sa responsabilité dans les attentats commis contre des Occidentaux sur le sol kenyan. Al-Shabaab a pourtant toujours revendiqué ses attentats, que ce soit sur le sol Somalien (attentat meurtrier du 4 octobre dernier) ou sur la scène régionale (Kampala en juillet 2010).

En outre, le Kenya n’a fait état d’aucune preuve contre les Shabaab, dans une région où opèrent de nombreux groupes criminels distincts, pirates ou milices armées. L’argument de légitime défense contre la menace des kidnappings apparaît ainsi comme un prétexte pour lancer une attaque prévue de longue date. Depuis des années, le Kenya, soutenu par les Etats-Unis, recrute et entraine des somaliens réfugiés dans le Nord du pays pour combattre al-Shabaab. Pourtant, l’intervention s’est faite sans concertation avec le TFG, certes extrêmement faible mais furieux, dont le président Sheik Sharif Sheik Ahmed a dénoncé une action « inappropriée » contre la souveraineté somalienne. Enfin, la légalité de cette intervention militaire dans le contexte national kenyan est discutable : la Constitution kenyane prévoit une approbation préalable du Parlement pour toute déclaration de guerre.

Outre les arguments légaux, l’intervention kenyane est hautement incertaine du strict point de vue militaire, et soulève de nombreux doutes quant à sa faisabilité. Les Etats-Unis et l’Ethiopie, dont la puissance militaire équivaut largement celle du Kenya, s’y essayèrent, avec le succès que l’on sait, respectivement en 1993 et 2009. Le bilan des Nations Unies et de l’Union Africaine (UA) est tout aussi médiocre. Le risque de rester enlisé dans un conflit sans fin est réel. Même si al-Shabaab s’était affaibli au cours des derniers mois, l’organisation reste néanmoins très performante dans les tactiques de guérilla. Par ailleurs, les militants d’al-Shabaab seraient actuellement ravitaillés en armes par avion. Le Kenya accuse l’Erythrée d’en être à l’origine et menace de couper les liens diplomatiques avec Asmara. L’intervention kenyane réveille pourtant des ambitions de part et d’autres. Il est vraisemblable que les Etats-Unis, qui rêvent d’éradiquer les Shabaab, aient apporté leur soutien dans la planification de cette intervention, bien que l’administration américaine affirme avoir été surprise par cet assaut. En outre, les Etats-Unis lancent régulièrement dans le sud de la Somalie des attaques de drones depuis leurs bases éthiopiennes, et viennent d’annoncer le renforcement de leur base militaire à Djibouti ainsi que l’ouverture d’une nouvelle base aux Seychelles. D’autre pays ont préféré saisir l’opportunité de combattre al-Shabaab en passant par le mandat légal d’AMISOM (Mission de maintien de la paix de l’Union africaine en Somalie). Ainsi, des troupes sierra-léonaises et djiboutiennes viendront bientôt appuyer les soldats ougandais et burundais de la mission de l’UA.

Au-delà des risques militaires, l’intervention kenyane risque d’avoir des conséquences politiques désastreuses, radicalisant et régionalisant l’action d’al-Shabaab. Le mouvement islamiste, récemment divisé et affaibli, possède désormais le meilleur des prétextes pour s’unifier contre un ennemi commun. De la même manière, l’intervention du Kenya risque de donner aux Shabaab de bonnes raisons d’agir au-delà des frontières somaliennes. Jusqu’à présent, la lutte d’al-Shabaab était avant tout une affaire de politique intérieure. La violence extrême de la guerre civile somalienne restait contenue à l’intérieur des frontières du pays, et le seul attentat commis dans un pays étranger était contre l’Ouganda, plus gros pays fournisseur de troupes pour AMISOM. Aujourd’hui, al-Shabaab a déjà annoncé des représailles contre le Kenya, comme en témoigne l’attentat à la voiture piégée près du Ministère des Affaires Etrangères somalien lors de la visite d’officiels kenyan le 18 octobre dernier. La radicalisation et la régionalisation des Shabaab risquent de mettre définitivement une croix sur les espoirs de résolution du conflit somalien. Les leçons tirées des précédentes expériences militaires semblent pourtant indiquer que seule une négociation sans pré-conditions et l’intégration politique d’al-Shabaab au sein du gouvernement permettrait de stabiliser et construire un Etat somalien viable.

Enfin, il semble nécessaire de rappeler que l’intervention kenyane a lieu au cœur d’une crise humanitaire de taille. Le bombardement de villages entiers cause d’ores des « dommages collatéraux » massifs et provoque le déplacement de populations civiles vers des zones sans aucune capacité d’absorption. L’accès au nord du Kenya est par ailleurs pratiquement bloqué pour les réfugiés qui se dirigent désormais vers l’Ethiopie. Enfin, la déclaration de guerre du Kenya restreint plus encore les chances de négociations avec les Shabaab en vue d’obtenir un accès humanitaire aux zones qu’ils contrôlent.

Marie Doucey

Somalie : autopsie d’un Etat failli

Responsable du bureau de l'Afrique de l'Est pour le New York Times et auteur de nombreux articles sur la Somalie, le journaliste américain Jeffrey Gettleman avait en 2009 qualifié cette nation de la Corne africaine de "pays le plus dangereux du monde". Deux ans plus tard, dans son dernier rapport "Global Risks Atlas 2011", la société britannique de conseil et d'analyse Maplecroft enfonce le clou en confirmant la Somalie comme destination la plus dangereuse de la planète.  Chaos, extrême pauvreté, luttes claniques entre chefs de guerres, islamisme rampant et rétrograde, piraterie… Les mots de l'actualité le plus souvent associés à la Somalie ces dernières années traduisent avec une évidence implacable la descente aux enfers qu'a connu le pays depuis la chute du régime de Syad Barre.

Un bref retour en arrière s'impose pour bien comprendre la situation et les enjeux d'aujourd'hui. Au lendemain de la guerre froide en 1991, la Somalie assiste perplexe à la chute de l'autocrate Mohammed Syad Barre et au début de la guerre civile entre différentes factions de seigneurs de guerre. Nul ne peut alors imaginer les conséquences à long terme qui découleront de ce vide. Tant pour des raisons humanitaires que pour contrôler cette zone stratégique dominant l'accès à la Mer Rouge et à son canal de Suez, les Etats-Unis lancent en 1992 l'opération "Restore Hope". Un déploiement rapide de 25.000 soldats américains suit alors. Mais au lieu d'apporter l'espoir et la paix tant attendus, l'échec patent de cette opération ne fera qu'accentuer la situation de détresse du pays. Celui-ci se voit dès lors abandonné par la communauté internationale et laissé seul face à ses propres démons.

Deux décennies plus tard, le pays en est toujours là. Plus grand que la France et peuplé d'environ 9.5 millions d'habitants, la Somalie est un rare exemple dans l'histoire moderne d'un pays sans Etat. Ce qui en fait office, le gouvernement fédéral de transition, est soutenu à bout de bras par les quelques 7000 soldats de l'Union africaine (AMISOM). Intervention militaire panafricaine qui, en dépit des meilleures intentions du monde, ne parvient même pas à assurer un semblant d'ordre dans les rues dévastées de la capitale Mogadiscio, toujours aux mains de puissantes factions claniques et de milices islamistes. L'actuel chef d'Etat, Sharif Ahmed, est assurément un homme à plaindre, non à envier. Vivant sous perfusion de la communauté internationale, ne disposant d'une autorité effective que sur les quelques pâtés de maison entourant son palais bunkerisé, il fait face à la sécession de facto des deux-tiers du territoire national (Somaliland et Puntland). Une conscience aiguë de sa position lui ferait cruellement goûter l'ironie de son titre : Président de la république de Somalie. Maire de palais eut paru plus approprié…

Rue de Mogadiscio

Les commentateurs politiques anglophones ont popularisé la notion de "Failed State" pour décrire l'incapacité plus ou moins étendue d'un Etat à assurer ses fonctions régaliennes (sécurité intérieure, défense, justice, souveraineté financière nationale par le biais de la monnaie…). Dans les milieux francophones, la traduction française du terme « Failed State » par « État failli » (on parle aussi d'Etat "faible" ou "fragile", voire en "déliquescence") ne fait pas l’unanimité, mais rend bien compte de l’idée en vogue depuis quelques années selon laquelle les sources d’instabilité internationale se trouvent dans l’impotence d’un grand nombre d’États. Dans l'exemple somalien, cette incapacité à maintenir une structure étatique effective s'est traduite par la constitution d'un terreau fertile aux trois grands maux que connaît le pays : les guerres de clans, l'islamisme et la piraterie.

Les guerres de clans : La Somalie n'est pas à un paradoxe près. C’est un pays uni en surface, mais profondément divisé en profondeur. La population y est homogène, et les habitants parlent quasiment tous la même langue (le somali), ont tous la même religion (l’islam sunnite), la même culture et la même appartenance ethnique. Mais tout ici repose sur les clans (Marehan, Ogadeen, Dulbahante,Hawije…). Ces groupes, fondés sur les liens de parenté, doivent être appréhendés à la lumière du contexte historique de la Somalie (vaste territoire sec, caractérisé par la rareté des ressources naturelles et par une multitude de tribus nomades se faisant concurrence pour les obtenir). Ces clans s'appuient sur un strict code social, seul à même de leur fournir un ensemble commun de valeurs et d'intérêts, tout en leur assurant une protection collective. Les rivalités entre clans ont toujours existé, mais le système traditionnel, basé sur un ensemble complexe de diplomatie, échanges, responsabilités et compensations, faisait que l'ordre et la paix sociale étaient maintenus.

La nouveauté, apportée par les forces coloniales, et plus tard encore renforcée sous la férule du régime de Syad Barre, fut d'introduire l'Etat centralisé. Innovation indubitablement funeste au regard du bilan spécifique de la Somalie jusqu'à nos jours. Cet Etat centralisé devenait de facto la seule instance souveraine s'imposant à tous, et le plus souvent au mépris des précédentes conventions sociales qui liaient les différents acteurs. Mais plus que tout, le tort majeur de Syad Barre aura été de se servir du levier qu'était le pouvoir central pour détourner au profit de sa propre parentèle clanique les fruits du bien collectif. Délaissés mais perspicaces, les autres clans comprirent dès lors que qui possédait le pouvoir central détenait les "clés du coffre". La chute de Barre est un moment décisif dans l’évolution du pays. Avec lui, la seule entité capable d'imposer son autorité disparaît et les clans eux-mêmes, pour les raisons invoquées plus haut, vont se mettre à lutter avec acharnement pour l'obtention du pouvoir, source de prébendes et autres avantages. (lire à ce sujet l'excellent article "Le rôle des clans somaliens dans le conflit et la construction de la paix" de Anne Marouze et Antje Mengel ). Circonstance aggravante, les différentes factions en présence en sont arrivées à un point où elles s’accommodent volontiers de l'absence d'Etat, aussi longtemps que celui-ci ne tombe pas entre les mains d'un adversaire. L'usage pernicieux du pouvoir central a contribué a dévoyé durablement la notion de "bien commun". Mais aussi longtemps que la situation actuelle perdurera, détestable état sans vainqueur et aux innombrables perdants, la Somalie continuera à être ballottée par les vents contraires de l'Histoire. Et Mogadiscio à ressembler à un champs de bataille.

L'islamisme : C'est la seconde variable de l'équation somalienne, et pour des raisons liées à l'actualité contemporaine, elle est devenue la principale préoccupation des états-majors étrangers. Cette progression de l'islamisme en Somalie doit cependant être restituée dans le temps plus long de l'histoire du pays et non simplement au gré d’évènements récents qui pourraient parfois faire perdre le sens de la perspective. Contrairement à la logique de clans, facteur de division où chacun se retranche à l'abri de sa communauté, la religion est ici un agent unificateur qui fait le lien entre toutes les parties. Musulmane dans sa quasi-totalité, la population somalienne a vu dans sa religion un élément de stabilité et d'ordre. Point de référence ultime dans un univers où tout semble s'écrouler. Et lorsqu'au début des années 90, le monde abandonna à son sort la Somalie dans le sillage des derniers Hummers de l'armée américaine, les organisations religieuses (souvent financées par des fonds saoudiens, aux généreux bienfaiteurs adeptes d'un rigoriste wahhabisme) furent parmi les seules à ne pas quitter le navire en perdition. Outre la construction de mosquées et l'implantation d'écoles coraniques, elles mirent en place un système rudimentaire mais tangible d'action sociale, au profit d'une population désemparée et démunie de tout.

Ces organisations islamistes ont alors progressivement occupé un terrain depuis longtemps abandonné par l'Etat, créant un réseau informel de tribunaux de quartiers, instaurant un minimum d'ordre là où régnait le chaos. La charia, appliquée strictement et suivie à la lettre sous peine de sévères châtiments, fut acceptée par les différents clans. Ces derniers reconnurent alors graduellement ce réseau d'autorités religieuses (plus tard baptisé Union des tribunaux islamiques) comme une influence tutélaire devant être respectée en conséquence. Quant aux récalcitrants, ils furent chassés sans ménagement de Mogadiscio. De même, en contribuant à réinstaurer la sécurité et la stabilité, mais sans exiger d'impôts et autres taxes, en surveillant étroitement les comportements déviants des particuliers mais sans s'immiscer dans leurs affaires d'argent, l'Union des tribunaux islamiques s'assura le soutien constant des opérateurs économiques.

Miliciens de la mouvance Al-Shabab

Cette union de circonstance ne doit cependant pas faire oublier ce qu'elle a toujours été. Un rassemblement hétéroclite d'organisations religieuses ayant leur propre interprétation de l'Islam et leur propre agenda politique. Des vieux leaders modérés aux jeunes milices fanatisées et surarmées des Al-Shabab, il y a plus qu'un fossé. Tout un monde. Et ce qui avait auparavant permis son ascension collective (l'Islam comme porte-étendard commun) est finalement devenu la cause de sa chute en 2006 (la crainte de voir le pays devenir un no man's land aux mains d'une internationale islamiste). Année qui vit les troupes éthiopiennes rentrer dans Mogadiscio et metttre fin à cette courte expérience de régime islamique. Addis-Abeba n'était il est vrai que le faire-valoir d'une administration Bush à la logique manichéenne et ne s'encombrant pas des subtilités du marigot politique somalien. La nuit, tous les chats sont gris. C'est bien connu. Les troupes de l'occupant sont depuis reparties, sans rien résoudre. Et les islamistes radicaux (milices Al-Shabab en tête, ces dernières s'étant depuis jurées de rendre gorge aux mécréants, en Somalie comme à l'étranger) qui ont souvent payé le prix fort de la résistance à l'envahisseur font plus que jamais figure aux yeux d'une frange importante de la population de nationalistes déterminés à rétablir l'ordre et la cohésion sociale. Leur précédent bilan est le meilleur des arguments. Et l'embarras moral lié à la pratique de la lapidation, du sectionnement des mains pour menus larcins, la soumission de la femme au diktat masculin et autres moeurs moyenâgeuses n'a que peu de poids face à la hantise du vide et de l'anarchie. Pendant ce temps, les combats entre différentes factions ont repris de plus belle…

La piraterie : La piraterie en Somalie a défrayé la chronique au cours des dernières années, rejetant presque en arrière-plan aux yeux du grand public les autres fléaux touchant le pays (chaos, luttes claniques et islamisme, déjà évoqués plus haut). Il est vrai aussi que ces flibustiers des temps modernes s'attaquent principalement aux navires marchands internationaux qui croisent au large des côtes somaliennes. Autrement dit aux intérêts économiques et stratégiques bien compris des grandes puissances ; ce qui explique la large couverture médiatique du phénomène. La plupart des téléspectateurs a plus ou moins encore vaguement en mémoire ces images de pirates audacieux s'approchant en haute mer et à vive allure de gigantesques vaisseaux, lançant des cordes sur les ponts, grimpant à bord lourdement armés et menaçants, prenant des équipages entiers en otage et ne les libérant qu'une fois la lourde rançon versée en liquide. Ce genre d'équipée fantastique captive toujours l'imagination populaire et des forban somaliens tels que Abshir Boyah, Abdul Hassan ou Garaad Mohammed ont aujourd'hui acquis une réputation qui les rapprochent de leurs "illustres" prédécesseurs qu'étaient les Jean Bart et autres frères Barberousse.

Mais sauf exception, on ne devient jamais pirate par simple goût du défi à l'autorité. Nécessité fait loi et les anciens pêcheurs devenus bandits de haute mer le diront mieux que quiconque. L'économiste Samir Amin, dans un article intitulé "Y a-t-il une solution aux problèmes de la Somalie ?" résume fort bien cette délicate situation : "Sans doute la piraterie dans l’Océan Indien fait-elle désormais problème. Encore doit-on rappeler ici – ce qui n’est jamais dit dans les médias dominants – que cette piraterie vient en réponse à une autre qui l’a précédé. Le pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la pollution de l’Océan Indien désormais sans restriction faute d’Etat somalien pour faire respecter les lois internationales. Les populations somaliennes de pêcheurs, qui en sont les victimes, n’avaient alors guère d’autre alternative que de se livrer à leur tour à la piraterie".

Aire de la menace pirate somalienne

Le journaliste Jeffrey Gettleman (précédemment cité), correspondant fréquent en Somalie, ne dit pas autre chose dans son article "The Pirates Are Winning!". Il est bon de rappeler que la piraterie somalienne a prospéré d'autant plus aisément que trois conditions idéales étaient réunies : l'anarchie, une profusion d'armes (héritage de la guerre froide) et une côte de 3000 km débouchant dans le Golfe d'Aden, fréquenté par plus de 20.000 navires annuellement. Enfin, contrairement à d'autres Etats également touchés par la piraterie tels que le Nigeria et l'Indonésie, les pirates de la Corne africaine disposent d'un immense hinterland où ils peuvent se replier sans difficulté, à l'abri de toutes représailles et avec le total soutien d'une population qui profite de leurs largesses. La partie est cependant devenue plus ardue, armateurs et grandes nations coordonnant désormais leurs efforts (l'opération Atalante de l'Union Européenne est la principale réponse militaire et diplomatique à ce jour) pour lutter contre la piraterie. Avec un succès tout relatif : selon des informations récentes fournies par le International Maritime Bureau, le taux de "succès" dans la prise de contrôle de vaisseaux par des pirates somaliens est passé de 12.1% à 11.6% entre 2009 et 2010. Mais la même étude constate également que les attaques de pirates ont progressé de 8.4% sur la même période. Et aussi longtemps que l'obtention de juteuses rançons sera infiniment plus lucrative que les chiches revenus dégagés par une capricieuse pêche, il est raisonnable de penser que les pirates somaliens continueront à prendre tous les risques pour décrocher le jackpot.

Les motifs d'espoir 
Alors la Somalie, terre damnée ? Dans les circonstances actuelles et après énumération des calamités touchant le pays, cela y ressemble fort. Et pourtant, s'arrêter à cela constituerait une erreur. Plus encore, une faute. Car les motifs d'espoir existent. Dans les zones rurales, loin du fracas des armes et des querelles de pouvoir des seigneurs de guerre, les populations se sont réorganisées, réactivant leurs précédentes lois coutumières et vivant tant bien que mal, mais dignement et en paix. La diaspora somalienne, constituée par les vagues successives d'exilés ayant souvent tout perdu, est aujourd'hui une puissante et entreprenante communauté forte d'environ 1.5 millions de personnes. Connaissant parfois de brillants succès économiques dans ses nouvelles contrées d'accueil (Afrique de l'Est, Europe, Amérique du Nord), elle contribue par ses transferts d'argent aux parents restés sur place et par ses investissements à maintenir debout, envers et contre tout, une nation qui à l'image du roseau de la fable "plie mais ne rompt pas". Et aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un pays où tout semble s'être effondré, certains secteurs économiques sont florissants. Les télécoms en sont le meilleur exemple. Il n'en faut pas plus pour que certains commentateurs qualifient la Somalie de "relatif succès économique". A voir quand même ; tout est dans la mesure et l'appréciation.

En revanche, et sans faire abstraction de l'épineuse question liée à la partition de fait du pays, le jugement porté à l'égard de l'expérience du Somaliland depuis l’auto-proclamation de son indépendance en 1991 est quant à lui assurément positif. Ayant eu à faire face aux mêmes maux que le reste du pays, le Somaliland a réussi en grande partie grâce à sa faculté à faire habilement jouer les structures de concertation claniques pour parvenir à une solution globale, satisfaisant toutes les parties. Ces organes coutumiers sont dès lors devenus la solution plutôt que le problème, travaillant main dans la main avec l'Etat. Une leçon majeure pour le futur, à l'heure de réfléchir à de possibles solutions.

Prospective

Les solutions justement. Autant tout le monde s'accorde sur le diagnostic et les symptômes du mal somalien, autant le traitement à prescrire au patient fait l'objet de recommandations et d'avis divers. A l'image de la médecine, la politique est un art, non une science exacte. Samir Amin, dans son article évoqué plus haut, considère les parties somaliennes en présence (islamistes et seigneurs de guerre) comme impuissantes dans leur capacité à proposer une solution constructive sur le long terme. Il estime en revanche que les pays de la sous-région auront un rôle majeur à jouer dans le devenir de la Somalie, à commencer par le plus grand d'entre eux : l'Ethiopie. Autre analyse, autre préconisation, celle de Bronwyn Brutton. Ce spécialiste américain des questions africaines au Council on Foreign Relations est l'auteur d'un rapport intitulé "Somalia, a new approach" dans lequel il préconise le "désengagement constructif" (constructive disengagement) à l'égard de la Somalie. En clair, observer attentivement la situation du pays mais sans y prendre part, la seule exception ne pouvant être qu'une menace terroriste réelle. Ce qui n'est pas le cas présentement, les craintes des Etats-unis sur les supposées liens entre les islamistes somaliens et Al-Qaïda étant selon lui excessives, voire injustifiées. En revanche, en cas de menace avérée, frapper vite et fort. On l'aura bien compris : voilà une approche de pure realpolitik, centrée exclusivement sur les intérêts américains et que l'on traduira lapidairement par un "débrouillez-vous, je m'en lave les mains". Cette recommandation ne saurait donc être considérée comme satisfaisante.

Aucune solution digne de ce nom ne doit reposer aussi largement sur la contingence extérieure (Samir Amin), ni tomber dans un cynisme aussi étroit de grande puissance (Bronwyn Brutton). L'expérimentation réussie du Somaliland, basée sur la reconnaissance des structures claniques traditionnelles et sur la nécessité absolue de les inclure dans la recherche d'une entente globale, est à mon sens la plus belle démonstration qu'une solution nationale peut être obtenue. Solution qui s'obtiendra probablement avec une aide étrangère, mais uniquement en complément à une dynamique autochtone qui doit rester maîtresse chez elle. Et si la résolution du problème doit passer par l'inclusion au sein du gouvernement d'éléments islamistes modérés (c'est déjà le cas dans l'actuel gouvernement) et de seigneurs de guerre jouant le jeu, qu'il en soit ainsi. C'est une solution très imparfaite mais qui a l'avantage d'être immédiatement praticable. L'heure est à la reconstruction sommaire d'un Etat tant soit peu effectif, pas à la recherche d'un énième raffinement politique au sein d'une république idéale. Une approche pragmatique du cas somalien, expurgée de tout idéalisme et de bons sentiments, mais qui n’empêche pas de regarder vers l'avenir.

Une fois l'Etat définitivement consolidé et normalisé, les querelles du passé devenues caduques et la nation enfin remise en ordre de marche, les somaliens pourront regarder dans le rétroviseur de leur passé et s'interroger, interloqués, sur cette période sombre de leur histoire. A ce moment précis de l'Histoire, dans le pire exemple de désordre et de violence que le continent ait autrefois connu, l'exhortation à l'adresse de l'Afrique de se doter de "fortes institutions et non d'hommes forts" chère à Barack Obama sera devenue réalité. Le chemin est encore long, mais du moins l'horizon est-il fixé.
 

Jacques Leroueil

Pirates somaliens: le rapport Lang décrypte les enjeux

Organisation des Nations Unies, résolution du Conseil de Sécurité, intervention d’une coalition armée internationale, il est clair que ce vocabulaire n’est pas sans rappeler les évènements libyens. Il ne s’agira cependant pas ici des mercenaires du Colonel Kadhafi mais des pirates au large de la Somalie.

Jack Lang, conseiller spécial du Secrétaire Général de l’ONU pour les questions juridiques liées à la piraterie au large des côtes somaliennes a présenté son rapport en janvier dernier. Ce document s’articule autour de 25 propositions dans le but « d’identifier des mesures supplémentaires à prendre pour aider les États de la région et d’autres [Etats] à poursuivre et incarcérer les personnes impliquées dans les activités de piraterie, et d’étudier la disposition d’États de la région à accueillir éventuellement un des possibles nouveaux mécanismes judiciaires ».

Le coût des actes de piraterie le long des côtes somaliennes supporté par la communauté  internationale s’évalue entre 7 et 12 milliards de dollars. Par ailleurs, six éléments viennent aggraver ce constat : l’intensification de la violence, la professionnalisation des pirates, l’allongement de la durée de captivité, la sophistication du mode opératoire, l’extension de la zone des attaques ainsi que l’augmentation du montant des rançons versées par navires.

Ce rapport, très instructif, nous éclaire sur cette situation complexe et souligne une fois de plus l’importance stratégique de ce couloir maritime.
 
 
                                                                                                   Youssef  Halaoua