L’Union africaine et Robert Mugabe : le panafricanisme du rejet

 

MugabeLe 22 août 2013, Robert Mugabe a été officiellement réinvesti à la tête de l’Etat du Zimbabwe. Jour déclaré férié, chomé et payé! A 89 ans, Mugabe débute donc un septième mandat et devrait gouverner le pays jusqu’en 2018 – au moins. Il ne lui restera alors plus que deux ans à tenir pour dépasser Hastings Banda du Malawi et devenir le Président le plus vieux à avoir jamais exercé le pouvoir.

Une nouvelle fois, Mugabe a démontré ses talents de politicien-stratège et son aptitude à déjouer les pronostics quant à sa chute imminente. En 2008, son grand rival Morgan Tsvangirai (du parti MDC-T) le met en ballottage défavorable au premier tour de l’élection présidentielle de 2008 ; il mène alors une campagne d’intimidation massive par les supporters de la ZANU-PF, si tant est que son adversaire boycotte le second tour et le laisse gagner sans opposition. Au printemps 2012, on le dit hospitalisé dans un état critique ; il fait mentir les rumeurs quelques jours plus tard en apparaissant en public, l’air fringant. Dernier acte cette année avec les élections du 30 juillet : malgré une campagne électorale peu suivie, il est réélu et parvient à se débarrasser du gouvernement d’union nationale avec lequel il avait été contraint de composer depuis quatre ans.

Avec 61% des suffrages, Mugabe l’insubmersible a donc gagné le droit de gouverner seul. Dans le même temps, son parti, la ZANU-PF, a raflé plus des trois quarts des sièges à l’Assemblée nationale, un retournement spectaculaire par rapport à la précédente législative, dominée par le MDC-T. Ultime humiliation infligée à Tsvangirai, la conquête de sa province natale du Manicaland : la ZANU-PF y a gagné 22 sièges contre seulement quatre pour le MDC-T.  « Old Bob » a donc signé une victoire éclatante, obtenue à coup de manipulations électorales savamment distillées. Car les élections ont été une nouvelle fois truquées, à la surprise de personne.

Pas besoin de violences ou de chasse aux anti-Mugabe cette année : le « gros du travail » s’est fait en amont, lors de l’établissement du registre électoral. Dans des conditions d’opacité les plus totales, un grand nombre d’opposants connus ou présumés ont tout simplement été rayés des listes, si bien que le jour des élections, de 300 000 (selon les autorités) à un million d’électeurs (d’après le ZESN,  Réseau zimbabwéen de soutien aux élections) ont été refoulés à l’entrée des bureaux de vote. Les listes électorales avaient été publiées la veille du scrutin seulement, rendant toute contestation impossible.

Ce véritable coup de force électoral a bien sûr été dénoncé comme une « énorme farce » par Morgan Tsvangirai : mais que pouvait bien faire l’opposition face à la machine ZANU-PF, experte en matière de tripatouillage électoral ? Après avoir déposé des requêtes auprès de la Cour constitutionnelle, le MDC-T s’est rapidement résigné, convaincu que ses démarches seraient vaines. A l’international, les habituels concernés – Etats-Unis, Union européenne, Royaume-Uni – ont réagi, mais leurs protestations ont été assez molles : beaucoup ont accueilli cette victoire avec fatalité, comme si l’hypothèse d’une défaite de Mugabe et de son départ de la Présidence leur paraissait trop incongrue pour qu’ils prennent la peine de la défendre ardemment.  

« Free and fair » : le satisfecit de l’Union africaine

Si le scénario de la victoire s’est aussi bien déroulé pour Mugabe, c’est aussi parce qu’un acteur de premier plan, l’Union africaine, a joué en sa faveur une partition inespérée. « Honnêtes, crédibles et transparentes » : c’est avec ces mots que, dès le lendemain du scrutin, l’organisation panafricaine a offert au président zimbabwéen un précieux vernis de légitimité. Pourquoi cet empressement à appuyer son soutien à une cause ouvertement douteuse ? La victoire frauduleuse de Mugabe était attendue, et finalement personne ne s’en indigne vraiment. Mais ce satisfecit si précipité de l’Union africaine pose quant à lui un réel problème, au niveau du continent.

Depuis quelques années, l’Union africaine (UA) gagne en confiance, et multiplie les signes d’autonomie vis-à-vis de l’Occident. Le crédo « des solutions africaines aux problèmes africains » n’est pas nouveau; mais en réalité, ce n’est qu’avec les récentes prises de position de l’UA qu’il commence à être mis en application. Au même titre que le président soudanais al-Bashir, au centre d’un affrontement entre la Cour pénale internationale et les dirigeants africains, Robert Mugabe est devenu une des causes symboliques de cette Union africaine qui s’enhardit et n’hésite plus à tenir tête aux nations occidentales. Ainsi, celui que l’Europe et les Etats-Unis s’acharnent à diaboliser continue de bénéficier du soutien de nombreux Etats africains, en tête desquels le puissant voisin sud-africain.  « Cessez de vous ingérer dans nos affaires » : tel est le message en filigrane adressé à l’Occident dans les déclarations de l’UA sur les élections zimbabwéennes.

Que l’Union africaine et ses organisations sous-régionales affiliées souhaitent s’attaquer elles-mêmes aux problèmes politiques du continent plutôt que de les laisser à des influences extérieures est sans aucun doute une source de satisfaction. Avec l’intervention d’AMISOM en Somalie ou la médiation actuelle entre les deux Soudans, par exemple, l’UA a manifesté un esprit d’initiative et une volonté d’agir dont on ne peut que se réjouir. Mais le cas du Zimbabwe est tout autre : en faisant de son anti-impérialisme une doctrine rigide, l’Union africaine en vient à se tromper de combat, et à travestir les idéaux du panafricanisme.

Certes, on ne saurait nier la stature et le prestige de Mugabe sur la scène politique africaine. N’importe quel opposant du MDC-T pèse bien peu à côté du libérateur du Zimbabwe, emblème de la résistance contre l’oppresseur blanc et de la solidarité anticoloniale. Pour beaucoup de chefs d’Etat, « Old Bob » n’est pas seulement le père fondateur d’une nation débarrassée de la ségrégation ; c’est aussi un camarade de lutte, qui leur a rendu d’innombrables services. L’Histoire est élogieuse, héroïque. Oui mais voilà, l’Histoire commence à dater, et depuis les années 1980, bien des choses ont changé. Les résultats économiques du Zimbabwe sous l’ère Mugabe ont été médiocres, voire par certains moments désastreux. Son règne n’aura pas été de tout repos (sic) pour de nombreux opposants, journalistes indépendants ou même civils innocents, des massacres du Gukurahundi dans les années 1980 aux violences post-électorales de 2008. Et surtout, quel que soit son bilan, Mugabe a 89 ans. Il occupe le pouvoir depuis 33 ans, et tout héros qu’il fût par le passé, il est temps pour le Zimbabwe de passer à autre chose.

En soutenant Mugabe contre vents et marées, l’Union africaine maintient à flots un grabataire de 89 ans qui, hormis son statut largement démodé de libérateur national, ne correspond en rien aux valeurs du panafricanisme qu’elle veut diffuser. En poussant le refus de l’ingérence occidentale à un niveau doctrinaire, l’UA s’enferme dans un panafricanisme du rejet, de la réaction, qui n’agit « que parce que l’Occident agit autrement ». Ce faisant, elle renoue avec les tristes pratiques de son ancêtre l’OUA, pour qui l’intégration africaine servait avant tout à un petit club de chefs d’Etat vieillissants. L’UA, à sa création en 2002, voulait justement rompre avec cette vision pervertie de l’unité continentale. Quels qu’en soient les progrès réalisés, beaucoup reste à faire : il est urgent de renouer avec un panafricanisme de l’action, des idées, qui privilégie la jeunesse, la créativité, le renouvellement des élites.

Sans fraudes, Mugabe aurait peut-être quand même gagné l’élection ; on ne le saura jamais, et cela importe finalement assez peu. On n’attendait pas forcément de l’Union africaine qu’elle prenne fait et cause pour Morgan Tsvangirai (ce que fait l’Occident sans se cacher depuis plusieurs années) : à 61 ans et après trois campagnes présidentielles infructueuses, on ne peut pas dire qu’il incarne vraiment le renouveau politique. Mais l’UA aurait pu, aurait dû se montrer ferme face à des manipulations électorales flagrantes : c’est cette attitude qui aurait été une prise de position courageuse, le signe d’une volonté d’agir : en somme, la marque de l’afro-responsabilité. Qui que l’on soit sur ce continent, on ne se maintient pas au pouvoir  pendant trois décennies en truquant des élections ; qu’on ait été un héros de l’indépendance ou un bureaucrate anonyme, il arrive un âge où l’on tire sa révérence et laisse la place aux nouvelles générations : voilà deux règles fondatrices que l’organisation panafricaine aurait pu ancrer dans les consciences. Indiscutablement, elle a échoué.

Que l’Union africaine prenne son indépendance vis-à-vis des intérêts occidentaux, on doit s’en réjouir, tant cette autonomie était attendue depuis longtemps. Mais qu’elle le fasse au prix des idéaux, et au mépris d’un panafricanisme des principes, on ne peut que s’en désoler.

 

La nouvelle constitution du Zimbabwe : par les politiciens et pour les politciens?

MugabeLe 15 Septembre 2008, le président Robert Mugabe a été contraint à une union politique avec son principal adversaire politique :  Morgan Tsvangirai du Mouvement pour le changement démocratique (MDC-T). Cette démarche a abouti à l'Accord Politique Global (GPA) et à la fondation de l'actuel gouvernement de coalition de la ZANU-PF, le MDC-T et le MDC-M, faction au sein du MDC. Ce mariage politique compliqué a été négocié par la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC) et faisait suite aux sanglantes élections présidentielles de 2008 desquelles Tsvangirai – après avoir remporté le premier tour – avait été contraint de se retirer, du fait des violences perpétrées contre ses partisans.

En plus de rétablir la situation économique du pays, le gouvernement de coalition avait été chargé de rédiger une nouvelle constitution. Et si l’Accord politique global a permis de stabiliser une économie à la ruine, on ne peut pas en dire autant de son efficacité en ce qui concerne la rédaction de la nouvelle constitution. Le processus a traîné en longueur pendant plus de quatre ans et a été caractérisé par des querelles, un financement insuffisant et la faiblesse des mécanismes d’information et de sensibilisation de la population.

L'ingérence politique 

Le processus a également été caractérisé par des ingérences politiques.

Le « Constitution du Zimbabwe Select Committee » (COPAC)  devait en principe assurer la rédaction de la constitution. Mais en réalité, tout se joua parmi les responsables politiques. Fait révélateur, ce sont les chefs des trois principaux partis politiques – Mugabe, Tsvangirai et Ncube – et non le comité,  qui ont annoncé l'achèvement du projet de constitution en janvier dernier.

Le premier assaut porté contre le COPAC par les politiciens fut donné très tôt, lorsque les responsables des trois partis de la coalition établirent, en dehors du COPAC, au moins deux autres comités chargé de résoudre les points litigieux liés à la rédaction de la nouvelle constitution. Non seulement la direction de la réforme constitutionnelle par le COPAC était remise en question, mais plus encore : ces comités ainsi formés n'avaient pas l'expertise nécessaire pour l’accomplissement de leur travail de médiation, mais ses membres ne daignaient même pas participer aux réunions de travail. Résultat de cet échec : les responsables politiques, avec à leur tête Robert Mugabe, décidèrent de reprendre en charge la résolution de leurs différends. , échouant à accomplir les tâches pour, et même ne pas se présenter aux sessions programmées. En conséquence, les dirigeants politiques, ostensiblement dirigée par le président Mugabe, ont pris sur eux pour résoudre les désaccords. 

En outre, lorsqu’un premier projet de constitution fut publié en Juillet 2012, elle et son processus de modification furent très rapidement politisés. Si les deux factions du MDC l’approuvèrent rapidement, le président Mugabe, dans le style typique du ZANU-PF, remis le processus à zéro en introduisant plusieurs amendements qu’il savait d’avance inacceptables pour l’opposition : notamment en ce qui concerne les dispositions sur la décentralisation, le scrutin présidentielle, la création d'une cour constitutionnelle, l’autorisation de procureurs soustraits à l’autorité du ministère, le  droit foncier, le mariage pour les homosexuels, et le financement étranger des partis politiques. Pour corser l’addition, la ZANU-PF a aussi insisté pour toute une classe de nouvelles clauses soient introduites dans la constitution comme la restauration des pouvoirs présidentiels et l'introduction d’un « black empowerment ».  Tsvangirai a refusé le projet proposé ZANU-PF qui à ses yeux n'était pas "un amendement au projet mais un nouveau document, complètement réécrit". En fin de compte cependant, la plupart des trente amendements de la ZANU-PF – ont été acceptés.  La nouvelle constitution a été adoptée par le parlement, et les principaux partis politiques ont encouragés les Zimbabwéens à voter «oui» lors du prochain référendum du 16 Mars. Ce qu’ils ont fait, à une écrasante majorité.

« Se débarrasser de la créature à trois têtes »

Il est dès lors peu surprenant de constater que cette nouvelle constitution a été accueillie froidement par bien des acteurs de la société civile ; d’abord du fait de sa rédaction conduite presque sous la supervision des acteurs politiques, bafoua l’autorité de la commission indépendante et se fit sans l’implication ni la consultation des acteurs de la société civile. Ensuite parce que les dispositions qu’elle contient accordent encore un pouvoir extrêmement fort au président de la république qui peut encore déployer des troupes dans le pays sans l'approbation préalable du Parlement. Cela signifie que les évènements tels que l'Opération Murambatsvina, où les soldats avaient été déployés dans et autour de Harare en 2005 pour cibler les électeurs de l'opposition, pourraient être répétés.

Au milieu de toute cette fureur, il est facile d'oublier que le Zimbabwe a déjà une constitution – elle-même modifié à plusieurs reprises. La Constitution actuelle, encore en vigueur en attendant l’implémentation de la nouvelle constitution, contient par exemples des dispositions pour un président exécutif, deux vice-présidents, un Premier ministre, deux vice-premiers ministres, et un sénat de type américain – aucune de ces dispositions n’étaient contenues dans la constitution adoptée à l’indépendance du pays. Pour cette raison, s’il y a une chose que les Zimbabwéens devraient avoir appris depuis 1980, c’est qu’une constitution est toujours à la merci de ceux qui détiennent le pouvoir. 

Dans un communiqué disant, par exemple, le président Mugabe a rassuré les chefs traditionnels dans la province de Masvingo (sud-est) du fait que son parti allait apporter des modifications au texte constitutionnel, peu après les élections qu'il était confiant de remporter: « Nous avons convenu de cette nouvelle constitution, mais n’avons obtenu tout ce que nous voulions. C'était un compromis", a déclaré M. Mugabe. "Après les élections, nous allons modifier la constitution pour l'adapter à certains de vos points de vue. Actuellement, nous devons nous débarrasser de cette créature à trois têtes."

 

Article de Simukai Tinhu, publié initialement chez nos partenaires Think Africa Press. Traduction d'AJTL