« Africa Unite ! », c’est le slogan mobilisateur de Bob Marley qu’a choisi l’historien Amzat Boukari-Yabara pour nommer son histoire du panafricanisme, parue à l’automne chez La Découverte.
Dans un livre stimulant et documenté, le chercheur retrace les grandes étapes de ce mouvement intellectuel, politique et culturel, qui appelle à l’émancipation et à l’unité africaines.
Depuis la révolution haïtienne en 1791 jusqu’à l’élection de Barack Obama, en passant bien sûr par les indépendances africaines et les luttes anti-impérialistes de Kwame Nkrumah au Ghana ou Thomas Sankara au Burkina Faso, il dessine une histoire globale qui, jusqu’à aujourd’hui, manquait à la littérature francophone. Boukari-Yabara y fait aussi oeuvre de militantisme, sans se dissimuler. Membre de la Ligue panafricaine-Umoja, il appelle au renouvellement du panafricanisme, conscient des réussites et des limites des expériences passées, et à la recherche de nouvelles inspirations, du côté par exemple, du bolivarisme controversé d’Hugo Chavez.
Bien sûr, ses prises de position, volontiers alternatives, parfois manichéennes, feront débat. Mais les questions qu’ils posent sur l’identité et le projet africains sont cruciales. Et font écho à la démarche menée par L’Afrique des idées, d’où la volonté de le rencontrer pour cet entretien.
Dans votre ouvrage, vous soulignez les origines américaines et caribéennes du panafricanisme…
Oui. L’unité avait déjà été pensée en Afrique dans les empires précoloniaux avant la traite et l’esclavage. Mais à partir du XVIIIe siècle aux Amériques, elle se construit en réaction au capitalisme et à l’esclavagisme. Les idées fondatrices du panafricanisme émergent: l’idée de libération, et qu’en s’unissant on devient plus fort.
Plus largement je voulais écrire une histoire des idées sur la longue durée. Chacun a une vision très parcellaire et parfois sectaire du panafricanisme. Certains diront, ce n’est que Marcus Garvey, que Nkrumah ou que Sankara. Il n’y avait pas vraiment de synthèse qui associe ces figures dans un même mouvement et qui montre dans des circonstances précises quelles ont été leurs prises de position. Plus que des histoires individuelles, le panafricanisme est une vision du monde, une globalisation à partir de l’Afrique, pour redonner une place aux Africains dans les rapports de forces internationaux. Je voulais montrer les enjeux et les débats qui ont animé toute cette histoire du panafricanisme dans sa complexité.
Pourquoi critiquez-vous autant les présidents francophones comme le Sénégalais Senghor ou l’Ivoirien Houphouët-Boigny ?
Le panafricanisme a échoué à cause des Francophones et leur attachement à la France. Dès 1919, pour le premier congrès panafricain, le député Blaise Diagne se place en rupture avec la tendance caribéenne et anglo-saxonne. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Senghor écoute davantage Kwame Nkrumah quand il essaye de mobiliser des députés francophones. Mais finalement, lui aussi se réalignera sur la France plus tard en endossant un rôle conservateur au moment par exemple de la guerre de libération de la Guinée-Bissau.
C’est aussi lié à deux modes de colonisation. Les Britanniques, avec leur indirect rule, ont été beaucoup plus pragmatiques et conciliants que la colonisation française. On le voit très bien avec Kwame Nkrumah. Il gagne les élections législatives et est nommé Premier ministre alors qu’il est en prison. Les Britanniques ont eu une forme de fair-play. Dans une colonie française, il n’aurait sans doute pas été libéré, les élections auraient été truquées et il serait mort en prison comme bien d’autres.
La confrontation entre Nkrumah et des dirigeants francophones comme Houphouët-Boigny est révélatrice de deux visions de l’Afrique qui s’opposent, et montre qu’il n’y a pas toujours un alignement des Africains sur ce que décide la métropole. Mais la plupart de ceux qui se revendiquaient de la vision de Nkrumah ont été éliminés dans les années 60. Il y a un cimetière de martyrs dans ce livre, qui disparaissent les uns après les autres. C’était important à rappeler. Que le panafricanisme est aussi extrêmement fragile. L’héritage de ces figures a souvent été balayé voire discrédité.
Le risque n’est-il pas de faire une histoire héroïque et légendaire de Nkrumah, Sankara ?
Je crois avoir fait un livre équilibré. Je souligne aussi les échecs. Je montre qu’à la fin, Nkrumah évolue vers une forme de dictature. Je dis aussi que Sankara ne faisait pas l’unanimité. Il y a des contradictions internes dans les sociétés où ces personnalités ont évolué. Même Garvey, je l’égratigne. Je ne fais pas du Lilian Thuram, ce ne sont pas mes étoiles noires. Ni un ouvrage à la gloire des héros. Ce qui m’intéresse c’est le contexte, l’historicité de leurs parcours, pas de faire une histoire romantique. Je parle aussi des difficultés liées à l’arrivée de Noirs américains en Afrique, qui n’y étaient pas attendus, et qui créait des tensions… J’ai voulu montrer les échecs pour comprendre quelles sont les erreurs à ne pas commettre pour les personnes qui voudraient relancer cette dynamique. J’en parle en conclusion en citant Amilcar Cabral, « ne cachez pas les difficultés, les fautes, les échecs, ne criez pas trop vite victoire… ».
La force de votre livre, c’est aussi de restituer la vitalité de villes comme Accra et Dar Es Salaam des années 60 ou 70 où tout le monde se croise: intellectuels, artistes, responsables politiques…
Oui, c’est l’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiong’o qui parlait de « hub intellectuel révolutionnaire » pour Dar es Salaam. C’est ça le grand défi. On me pose souvent la question: qui aujourd’hui représente le panafricanisme ? Mais on ne peut pas citer des noms mais des lieux, là où la mémoire du panafricanisme est inscrite. La Tanzanie et le Ghana, ce sont les deux États où a vraiment existé dans un temps très court certes, mais dans un temps réel, une politique panafricaniste en tant que telle. Accra, c’était un point d’entrée de la diaspora noire des Amériques, de retour sur le continent. Ce n’est pas un hasard si Obama a fait son grand discours sur l’Afrique à Accra. Il y aussi la Tanzanie de Julius Nyerere, qui a déjà disparu depuis presque 20 ans, et qui a proposé un modèle de leadership de type panafricain. Enfin il y a plus tard l’expérience de Sankara, qui est beaucoup plus chaotique, courte et interrompue dans la brutalité. Mais qui fait ressurgir un espoir aujourd’hui au Burkina Faso.
J’ai ainsi voulu mettre en place une cartographie du panafricanisme, en soulignant également le rôle des pays originels, Haïti, le Libéria, l’Ethiopie… Ou l’Amérique du Sud et de la Caraïbe qui sont souvent oubliées alors qu’il y a eu aussi des mouvements de retour vers l’Afrique qui ont parfois mieux fonctionné que celui des Noirs américains.
La rhétorique anti-impérialiste n’est-elle pas à double tranchant, volontiers mobilisée par des dirigeants très controversés comme Sékou Touré ou Kadhafi ?
Le panafricanisme a été discrédité par des pratiques. On a voulu le caricaturer en l’associant à Kadhafi. Alors que Kadhafi était dans une logique du « moi moi moi » et que dans la dernière décennie de son règne, il s’est aligné sur Paris, et les États- Unis. On a ainsi un certain nombre de régimes qui se revendiquent du panafricanisme, mais qui sont dans l’imposture, puisque finalement ils relaient l’impérialisme. Prenez Yoweri Museveni en Ouganda. Museveni a organisé le 7e congrès panafricain à Kampala, dans sa jeunesse il était à Dar Es Salaam autour de figures importantes comme Walter Rodney ou Nyerere qui l’ont formé. Aujourd’hui, c’est le pion des Américains dans l’Afrique des Grands Lacs. Kagame pareil, derrière sa posture d’homme fort qui peut plaire à beaucoup de jeunes Africains, parce qu’il répond aux Occidentaux. Mais tout ce qui est opposition à l’impérialisme ne signifie pas nécessairement panafricanisme. Le dernier exemple en date c’est Mugabe.
Quel regard portez-vous sur l’Union africaine aujourd’hui ?
Il y a une institution en laquelle je crois, c’est celle du Parlement panafricain. Encore faudrait-il qu’il soit doté d’un réel pouvoir et composé de personnes réellement panafricanistes. C’est l’espace où on peut avoir des débats et faire remonter les aspirations populaires.
Après, pour tout ce qui est à Addis-Abeba, c’est assez figé, notamment parce que ce qui est décidé dépend en grande partie du gouvernement éthiopien. Cela crée des quiproquos. Lors du cinquantenaire de l’OUA (ancêtre de l’UA), François Hollande a été invité par le gouvernement éthiopien et pas par l’Union africaine, ça a pu être mal perçu. L’Union africaine doit se décentraliser, sortir de l’institutionnalisation, ouvrir des antennes sur le continent, avoir une visibilité auprès des populations, financer des programmes sociaux concrets. Sur le continent africain, elle doit devenir plus visible que l’ONU, le PNUD ou la FAO pour montrer qu’elle existe.
C’est une remise en cause de ce système fondé sur les chefs d’État. La réunion de 54 chefs d’État, dont aucun ne mène dans son pays une politique panafricaniste, ne peut pas donner quelque chose de panafricain. Quand les dirigeants expulsent les étrangers ou refusent depuis cinquante ans de construire un pont entre les deux capitales les plus proches du monde (Kinshasa et Brazzaville, séparées par le fleuve Congo), ils montrent dans leurs politiques nationales qu’ils sont contre cette idée d’unité. Ce n’est pas en les rassemblant que le panafricanisme nait.
Que faut-il faire alors ?
C’est un travail de longue haleine. Il faut travailler les sociétés en profondeur pour voir émerger de nouveaux leaders. Et faire évoluer les paysages politiques africains. Nous devons porter un regard critique sur ce qu’on a appelé l’ouverture au multipartisme des années 1990 qui a vu pulluler énormément de partis, entre 50 et 500 selon les pays. Ils brouillent le paysage politique et appartiennent souvent à des entrepreneurs politiques qui surfent sur la vague de la démocratisation pour chercher à s’accaparer des ressources. Il faut revenir à quelque chose de plus serré, plus clair avec moins de partis mais des grandes coalitions. C’est là que le panafricanisme doit jouer un rôle car il doit y avoir un parti panafricaniste à l’échelle continentale.
Il faut aussi mieux informer les Africains. L’Union africaine est très mauvaise en communication. Elle a perdu la bataille médiatique. On l’a vu lors de la guerre de Libye. Quand on n’est pas capable de s’imposer médiatiquement, on est faible.
Que retenez-vous de l’expérience de l’Union européenne, dont le projet semble en crise aujourd’hui ?
L’Union européenne est un modèle dans sa construction initiale. Elle est partie d’un noyau dur. Et l’Afrique pour s’unir doit elle aussi partir d’un noyau dur. C’est ce que Nkrumah avait commencé à faire avec Ghana-Guinée-Mali. Si on avait suivi cette dynamique-là, le panafricanisme aurait pu triompher. Ce qui a cassé la dynamique, c’est la création de l’OUA qui a mis tout le monde dans la même organisation alors que les gens n’étaient absolument pas d’accord, ça a freiné l’unité. Quand l’Union européenne a réussi à s’organiser de manière graduelle.
Il faut rejeter les politiques néolibérales et la technocratie de l’Union européenne. Mais saisissons ce qui peut être pertinent dans cette expérience comme les échanges universitaires Erasmus, qui contribuent vraiment au rassemblement des peuples et à la formation d’une conscience commune des jeunes Européens et qu’il faudrait reproduire en Afrique. Ou un projet industriel d’envergure à l’image d’Airbus. Aujourd’hui le continent a tous les minerais possibles pour créer une voiture 100% africaine ou un avion 100% africain comme le Brésil le fait. Cela peut être le point de départ d’une dynamique panafricaine.