Quelle unité pour l’Afrique ? Entretien avec Amzat Boukari-Yabara

JPG_Amzat_Boukari-Yabara 120315

 

 

« Africa Unite  ! », c’est le slogan mobilisateur de Bob Marley qu’a choisi l’historien Amzat Boukari-Yabara pour nommer son histoire du panafricanisme, parue à l’automne chez La Découverte.

Dans un livre stimulant et documenté, le chercheur retrace les grandes étapes de ce mouvement intellectuel, politique et culturel, qui appelle à l’émancipation et à l’unité africaines.

Depuis la révolution haïtienne en 1791 jusqu’à l’élection de Barack Obama, en passant bien sûr par les indépendances africaines et les luttes anti-impérialistes de Kwame Nkrumah au Ghana ou Thomas Sankara au Burkina Faso, il dessine une histoire globale qui, jusqu’à aujourd’hui, manquait à la littérature francophone. Boukari-Yabara y fait aussi oeuvre de militantisme, sans se dissimuler. Membre de la Ligue panafricaine-Umoja, il appelle au renouvellement du panafricanisme, conscient des réussites et des limites des expériences passées, et à la recherche de nouvelles inspirations, du côté par exemple, du bolivarisme controversé d’Hugo Chavez.

Bien sûr, ses prises de position, volontiers alternatives, parfois manichéennes, feront débat. Mais les questions qu’ils posent sur l’identité et le projet africains sont cruciales. Et font écho à la démarche menée par L’Afrique des idées, d’où la volonté de le rencontrer pour cet entretien.

Dans votre ouvrage, vous soulignez les origines américaines et caribéennes du panafricanisme…

Oui. L’unité avait déjà été pensée en Afrique dans les empires précoloniaux avant la traite et l’esclavage. Mais à partir du XVIIIe siècle aux Amériques, elle se construit en réaction au capitalisme et à l’esclavagisme. Les idées fondatrices du panafricanisme émergent: l’idée de libération, et qu’en s’unissant on devient plus fort.

Plus largement je voulais écrire une histoire des idées sur la longue durée. Chacun a une vision très parcellaire et parfois sectaire du panafricanisme. Certains diront, ce n’est que Marcus Garvey, que Nkrumah ou que Sankara. Il n’y avait pas vraiment de synthèse qui associe ces figures dans un même mouvement et qui montre dans des circonstances précises quelles ont été leurs prises de position. Plus que des histoires individuelles, le panafricanisme est une vision du monde, une globalisation à partir de l’Afrique, pour redonner une place aux Africains dans les rapports de forces internationaux. Je voulais montrer les enjeux et les débats qui ont animé toute cette histoire du panafricanisme dans sa complexité.

Pourquoi critiquez-vous autant les présidents francophones comme le Sénégalais Senghor ou l’Ivoirien Houphouët-Boigny ?

Le panafricanisme a échoué à cause des Francophones et leur attachement à la France. Dès 1919, pour le premier congrès panafricain, le député Blaise Diagne se place en rupture avec la tendance caribéenne et anglo-saxonne. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Senghor écoute davantage Kwame Nkrumah quand il essaye de mobiliser des députés francophones. Mais finalement, lui aussi se réalignera sur la France plus tard en endossant un rôle conservateur au moment par exemple de la guerre de libération de la Guinée-Bissau.

C’est aussi lié à deux modes de colonisation. Les Britanniques, avec leur indirect rule, ont été beaucoup plus pragmatiques et conciliants que la colonisation française. On le voit très bien avec Kwame Nkrumah. Il gagne les élections législatives et est nommé Premier ministre alors qu’il est en prison. Les Britanniques ont eu une forme de fair-play. Dans une colonie française, il n’aurait sans doute pas été libéré, les élections auraient été truquées et il serait mort en prison comme bien d’autres.

La confrontation entre Nkrumah et des dirigeants francophones comme Houphouët-Boigny est révélatrice de deux visions de l’Afrique qui s’opposent, et montre qu’il n’y a pas toujours un alignement des Africains sur ce que décide la métropole. Mais la plupart de ceux qui se revendiquaient de la vision de Nkrumah ont été éliminés dans les années 60. Il y a un cimetière de martyrs dans ce livre, qui disparaissent les uns après les autres. C’était important à rappeler. Que le panafricanisme est aussi extrêmement fragile. L’héritage de ces figures a souvent été balayé voire discrédité.

Le risque n’est-il pas de faire une histoire héroïque et légendaire de Nkrumah, Sankara ?

Je crois avoir fait un livre équilibré. Je souligne aussi les échecs. Je montre qu’à la fin, Nkrumah évolue vers une forme de dictature. Je dis aussi que Sankara ne faisait pas l’unanimité. Il y a des contradictions internes dans les sociétés où ces personnalités ont évolué. Même Garvey, je l’égratigne. Je ne fais pas du Lilian Thuram, ce ne sont pas mes étoiles noires. Ni un ouvrage à la gloire des héros. Ce qui m’intéresse c’est le contexte, l’historicité de leurs parcours, pas de faire une histoire romantique. Je parle aussi des difficultés liées à l’arrivée de Noirs américains en Afrique, qui n’y étaient pas attendus, et qui créait des tensions… J’ai voulu montrer les échecs pour comprendre quelles sont les erreurs à ne pas commettre pour les personnes qui voudraient relancer cette dynamique. J’en parle en conclusion en citant Amilcar Cabral, « ne cachez pas les difficultés, les fautes, les échecs, ne criez pas trop vite victoire… ».

JPG_Africa Unite 120315La force de votre livre, c’est aussi de restituer la vitalité de villes comme Accra et Dar Es Salaam des années 60 ou 70 où tout le monde se croise: intellectuels, artistes, responsables politiques…

Oui, c’est l’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiong’o qui parlait de « hub intellectuel révolutionnaire » pour Dar es Salaam. C’est ça le grand défi. On me pose souvent la question: qui aujourd’hui représente le panafricanisme ? Mais on ne peut pas citer des noms mais des lieux, là où la mémoire du panafricanisme est inscrite. La Tanzanie et le Ghana, ce sont les deux États où a vraiment existé dans un temps très court certes, mais dans un temps réel, une politique panafricaniste en tant que telle. Accra, c’était un point d’entrée de la diaspora noire des Amériques, de retour sur le continent. Ce n’est pas un hasard si Obama a fait son grand discours sur l’Afrique à Accra. Il y aussi la Tanzanie de Julius Nyerere, qui a déjà disparu depuis presque 20 ans, et qui a proposé un modèle de leadership de type panafricain. Enfin il y a plus tard l’expérience de Sankara, qui est beaucoup plus chaotique, courte et interrompue dans la brutalité. Mais qui fait ressurgir un espoir aujourd’hui au Burkina Faso.

J’ai ainsi voulu mettre en place une cartographie du panafricanisme, en soulignant également le rôle des pays originels, Haïti, le Libéria, l’Ethiopie… Ou l’Amérique du Sud et de la Caraïbe qui sont souvent oubliées alors qu’il y a eu aussi des mouvements de retour vers l’Afrique qui ont parfois mieux fonctionné que celui des Noirs américains.

La rhétorique anti-impérialiste n’est-elle pas à double tranchant, volontiers mobilisée par des dirigeants très controversés comme Sékou Touré ou Kadhafi ?

Le panafricanisme a été discrédité par des pratiques. On a voulu le caricaturer en l’associant à Kadhafi. Alors que Kadhafi était dans une logique du « moi moi moi » et que dans la dernière décennie de son règne, il s’est aligné sur Paris, et les États- Unis. On a ainsi un certain nombre de régimes qui se revendiquent du panafricanisme, mais qui sont dans l’imposture, puisque finalement ils relaient l’impérialisme. Prenez Yoweri Museveni en Ouganda. Museveni a organisé le 7e congrès panafricain à Kampala, dans sa jeunesse il était à Dar Es Salaam autour de figures importantes comme Walter Rodney ou Nyerere qui l’ont formé. Aujourd’hui, c’est le pion des Américains dans l’Afrique des Grands Lacs. Kagame pareil, derrière sa posture d’homme fort qui peut plaire à beaucoup de jeunes Africains, parce qu’il répond aux Occidentaux. Mais tout ce qui est opposition à l’impérialisme ne signifie pas nécessairement panafricanisme. Le dernier exemple en date c’est Mugabe.

Quel regard portez-vous sur l’Union africaine aujourd’hui ?

Il y a une institution en laquelle je crois, c’est celle du Parlement panafricain. Encore faudrait-il qu’il soit doté d’un réel pouvoir et composé de personnes réellement panafricanistes. C’est l’espace où on peut avoir des débats et faire remonter les aspirations populaires.

Après, pour tout ce qui est à Addis-Abeba, c’est assez figé, notamment parce que ce qui est décidé dépend en grande partie du gouvernement éthiopien. Cela crée des quiproquos. Lors du cinquantenaire de l’OUA (ancêtre de l’UA), François Hollande a été invité par le gouvernement éthiopien et pas par l’Union africaine, ça a pu être mal perçu. L’Union africaine doit se décentraliser, sortir de l’institutionnalisation, ouvrir des antennes sur le continent, avoir une visibilité auprès des populations, financer des programmes sociaux concrets. Sur le continent africain, elle doit devenir plus visible que l’ONU, le PNUD ou la FAO pour montrer qu’elle existe.

C’est une remise en cause de ce système fondé sur les chefs d’État. La réunion de 54 chefs d’État, dont aucun ne mène dans son pays une politique panafricaniste, ne peut pas donner quelque chose de panafricain. Quand les dirigeants expulsent les étrangers ou refusent depuis cinquante ans de construire un pont entre les deux capitales les plus proches du monde (Kinshasa et Brazzaville, séparées par le fleuve Congo), ils montrent dans leurs politiques nationales qu’ils sont contre cette idée d’unité. Ce n’est pas en les rassemblant que le panafricanisme nait.

Que faut-il faire alors ?

C’est un travail de longue haleine. Il faut travailler les sociétés en profondeur pour voir émerger de nouveaux leaders. Et faire évoluer les paysages politiques africains. Nous devons porter un regard critique sur ce qu’on a appelé l’ouverture au multipartisme des années 1990 qui a vu pulluler énormément de partis, entre 50 et 500 selon les pays. Ils brouillent le paysage politique et appartiennent souvent à des entrepreneurs politiques qui surfent sur la vague de la démocratisation pour chercher à s’accaparer des ressources. Il faut revenir à quelque chose de plus serré, plus clair avec moins de partis mais des grandes coalitions. C’est là que le panafricanisme doit jouer un rôle car il doit y avoir un parti panafricaniste à l’échelle continentale.

Il faut aussi mieux informer les Africains. L’Union africaine est très mauvaise en communication. Elle a perdu la bataille médiatique. On l’a vu lors de la guerre de Libye. Quand on n’est pas capable de s’imposer médiatiquement, on est faible.

Que retenez-vous de l’expérience de l’Union européenne, dont le projet semble en crise aujourd’hui ?

L’Union européenne est un modèle dans sa construction initiale. Elle est partie d’un noyau dur. Et l’Afrique pour s’unir doit elle aussi partir d’un noyau dur. C’est ce que Nkrumah avait commencé à faire avec Ghana-Guinée-Mali. Si on avait suivi cette dynamique-là, le panafricanisme aurait pu triompher. Ce qui a cassé la dynamique, c’est la création de l’OUA qui a mis tout le monde dans la même organisation alors que les gens n’étaient absolument pas d’accord, ça a freiné l’unité. Quand l’Union européenne a réussi à s’organiser de manière graduelle.

Il faut rejeter les politiques néolibérales et la technocratie de l’Union européenne. Mais saisissons ce qui peut être pertinent dans cette expérience comme les échanges universitaires Erasmus, qui contribuent vraiment au rassemblement des peuples et à la formation d’une conscience commune des jeunes Européens et qu’il faudrait reproduire en Afrique. Ou un projet industriel d’envergure à l’image d’Airbus. Aujourd’hui le continent a tous les minerais possibles pour créer une voiture 100% africaine ou un avion 100% africain comme le Brésil le fait. Cela peut être le point de départ d’une dynamique panafricaine. 

Destins croisés: Stokely Carmichael et Tavio Amorin

panafricanistesAux Etats-Unis d’Amérique la fin de la guerre de sécession marque le début de la ségrégation raciale. En 1896 la cour suprême américaine, en rendant l'arrêt Plessy contre Fergusson, officialise cette ségrégation à travers la doctrine du « séparé mais égaux ». Dès cet arrêt, les afro-descendants ne vont cesser de lutter contre cette politique raciste. Ce combat va atteindre son apogée à partir des années 50 avec des leaders comme Martin Luther King, Malcom X, Huey Newton ou encore Rosa Park.

Parallèlement, dans les colonies d'Afrique Occidentale Française, l'année 1960 marque la fin de la colonisation. Au Togo le pouvoir est détenu dès 1967 par Eyadema qui met en place une véritable dictature après l’assassinat du père de l’indépendance Sylvanus Olympio et la destitution de Nicolas Grunitzky.

C'est dans ces deux atmosphères de révolte que vont se révéler Stokely Carmichael et Tavio Amorin. Deux hommes séparés par l'histoire mais qui vont se rejoindre sur le terrain du combat pour la liberté des populations colonisées.

StokelyCarmmichaelAlors étudiant, le jeune Stokely Carmichael rejoint le SNCC (student nonviolent coordinating commitee) et le Non-violent action group. Il soutient à cette époque l'action non violente du pasteur King, l'un des leaders du mouvement pour les droits civiques. Acteur de la non violence, il mène des actions concrètes notamment des campagnes de boycott mais aussi des campagnes d'inscriptions des noirs sur les listes électorales.

Mais comment peut-on être non violent quand l'oppresseur n'hésite pas à recourir à la force et à la violence ? Stokely Carmichael ne pouvant rester insensible face aux massacres des siens décide de se radicaliser. Il s'oppose désormais aux idées de non-violence et d'intégration. Il prône alors le Black Power qui met en avant l'auto-défense et l'auto détermination des afro-descendants. Pour définir le Black Power Stokely Carmichael dira : « nous voulons le contrôle des institutions des communautés où nous vivons, nous voulons le contrôle de la terre, et nous voulons arrêter l'exploitation des populations non-blanches à travers le monde».

L'objectif du Black Power est donc d'amener les afro-descendants, d'une part à prendre conscience de ce qu'ils sont, de leurs racines, de leurs histoires, de leurs cultures, d'autre part à définir leurs propres buts et à prendre la direction d'organisations spécifiques.

Mais Stokely Carmichael voit plus loin il comprend que les afro-descendants doivent avoir un regard sur l’Afrique. En effet pour lui la fin du racisme aux Etats-Unis devait aussi passer par la fin de l'impérialisme des grandes puissances contre les pays africains. Fervent panafricain, il contribue à la création du All-African People's Revolutionary Party qui lutte pour l'unité et l'amélioration des conditions de vie des populations colonisées.

En 1969 il rejoint la terre de ses ancêtres et la Guinée du président Sékou Touré et prend le nom de Kwamé Ture en l'honneur de Kwamé N'krumah et de Sékou Touré. Toute sa vie il ne cessa de lutter pour la cause des populations colonisées. Il mourut d'un cancer en 1998.

tavioQuant à Tavio Amorin, il va se forger une conscience politique et développer ses idées pour le continent africain au cours de son parcours universitaire dans les années 80. Doté d'une vive intelligence il va s'efforcer d'analyser de manière précise la situation du continent africain.

Pour lui, la décolonisation n'a jamais eu lieu, très lucide sur la réalité du continent il met en avant le remplacement du système colonial par un système néo-colonial qui fait perdurer l’Afrique dans la dépendance. Ce système néo-colonial se caractériserait par une souveraineté inexistante des nouveaux Etats de par leur incapacité à pouvoir assurer seul leur défense et leur sécurité mais aussi par une maîtrise de l’épargne des nouveaux Etats par l'ex puissance coloniale. Il caractérise aussi ce système par une éducation qui ne prend pas comme socle la culture africaine mais celle du colon et aussi par l'absence d'une diplomatie autonome mais aligné sur celle de l'ex puissance.

Pour Tavio Amorin le combat pour éradiquer le néo-colonialisme ne peut se faire dans une Afrique désunie. Il prône donc la nécessité d'unir le continent et de faire émerger une société civile panafricaine qui serait le moteur d'une intégration africaine multidimensionnelle. Sa vision panafricaine ne se limite pas aux africains du continent mais il plaide aussi pour une intégration des afro-descendants qui doivent jouer un rôle moteur dans le combat en servant d'alliés aux africains.

Désireux de mettre en pratique ses idées il rentre au Togo pour se mettre au service du continent. A son retour il devient premier secrétaire du parti socialiste panafricain et délégué lors de la conférence nationale souveraine organisé au Togo en 1991. Mais le 23 juillet 1992, deux policiers l'abattent à bout portant avant de s'enfuir, il décédera quelques jours plus tard le 29 juillet dans un hôpital parisien.

L'histoire de Tavio Amorin et de Stokely Carmichael nous montre que les luttes des peuples Africains sont liées. Ces deux leaders partageaient une même vision : celle de voir les enfants d’Afrique dignes, forts et unis. Ils ne se contentaient pas de faire des vœux pieux. Ils ont œuvré durant toutes leurs vies à rendre cette vision concrète. Ils ont su penser leurs sociétés et apporter des solutions effectives qu'ils se sont efforcés à mettre en place.

Ces deux héros nous montrent la voie à suivre tant leurs réflexions restent actuelles. Il ne s'agit pas de ressasser le passé mais de s'approprier leurs pensées et leurs solutions en les actualisant afin qu'elles nous servent de guide dans le combat que nous seront obligés de mener et de gagner contre les forces oppressives. Tavio Amorin et Stokely Carmichael doivent nous servir de boussole car ils nous amènent à comprendre que nous ne pouvons pas combattre de manière isolés, nous devons comprendre que le panafricanisme qui est l'unité de tous les peuples noirs doit être pour nous l'horizon à atteindre.

Joël-Armel Nandjui

 

Je suis Panafricain

Nous sommes Panafricains

Que l'Afrique retienne le nom de ses HEROS

 

Source : Encyclopédie Universalis

L’Union africaine et Robert Mugabe : le panafricanisme du rejet

 

MugabeLe 22 août 2013, Robert Mugabe a été officiellement réinvesti à la tête de l’Etat du Zimbabwe. Jour déclaré férié, chomé et payé! A 89 ans, Mugabe débute donc un septième mandat et devrait gouverner le pays jusqu’en 2018 – au moins. Il ne lui restera alors plus que deux ans à tenir pour dépasser Hastings Banda du Malawi et devenir le Président le plus vieux à avoir jamais exercé le pouvoir.

Une nouvelle fois, Mugabe a démontré ses talents de politicien-stratège et son aptitude à déjouer les pronostics quant à sa chute imminente. En 2008, son grand rival Morgan Tsvangirai (du parti MDC-T) le met en ballottage défavorable au premier tour de l’élection présidentielle de 2008 ; il mène alors une campagne d’intimidation massive par les supporters de la ZANU-PF, si tant est que son adversaire boycotte le second tour et le laisse gagner sans opposition. Au printemps 2012, on le dit hospitalisé dans un état critique ; il fait mentir les rumeurs quelques jours plus tard en apparaissant en public, l’air fringant. Dernier acte cette année avec les élections du 30 juillet : malgré une campagne électorale peu suivie, il est réélu et parvient à se débarrasser du gouvernement d’union nationale avec lequel il avait été contraint de composer depuis quatre ans.

Avec 61% des suffrages, Mugabe l’insubmersible a donc gagné le droit de gouverner seul. Dans le même temps, son parti, la ZANU-PF, a raflé plus des trois quarts des sièges à l’Assemblée nationale, un retournement spectaculaire par rapport à la précédente législative, dominée par le MDC-T. Ultime humiliation infligée à Tsvangirai, la conquête de sa province natale du Manicaland : la ZANU-PF y a gagné 22 sièges contre seulement quatre pour le MDC-T.  « Old Bob » a donc signé une victoire éclatante, obtenue à coup de manipulations électorales savamment distillées. Car les élections ont été une nouvelle fois truquées, à la surprise de personne.

Pas besoin de violences ou de chasse aux anti-Mugabe cette année : le « gros du travail » s’est fait en amont, lors de l’établissement du registre électoral. Dans des conditions d’opacité les plus totales, un grand nombre d’opposants connus ou présumés ont tout simplement été rayés des listes, si bien que le jour des élections, de 300 000 (selon les autorités) à un million d’électeurs (d’après le ZESN,  Réseau zimbabwéen de soutien aux élections) ont été refoulés à l’entrée des bureaux de vote. Les listes électorales avaient été publiées la veille du scrutin seulement, rendant toute contestation impossible.

Ce véritable coup de force électoral a bien sûr été dénoncé comme une « énorme farce » par Morgan Tsvangirai : mais que pouvait bien faire l’opposition face à la machine ZANU-PF, experte en matière de tripatouillage électoral ? Après avoir déposé des requêtes auprès de la Cour constitutionnelle, le MDC-T s’est rapidement résigné, convaincu que ses démarches seraient vaines. A l’international, les habituels concernés – Etats-Unis, Union européenne, Royaume-Uni – ont réagi, mais leurs protestations ont été assez molles : beaucoup ont accueilli cette victoire avec fatalité, comme si l’hypothèse d’une défaite de Mugabe et de son départ de la Présidence leur paraissait trop incongrue pour qu’ils prennent la peine de la défendre ardemment.  

« Free and fair » : le satisfecit de l’Union africaine

Si le scénario de la victoire s’est aussi bien déroulé pour Mugabe, c’est aussi parce qu’un acteur de premier plan, l’Union africaine, a joué en sa faveur une partition inespérée. « Honnêtes, crédibles et transparentes » : c’est avec ces mots que, dès le lendemain du scrutin, l’organisation panafricaine a offert au président zimbabwéen un précieux vernis de légitimité. Pourquoi cet empressement à appuyer son soutien à une cause ouvertement douteuse ? La victoire frauduleuse de Mugabe était attendue, et finalement personne ne s’en indigne vraiment. Mais ce satisfecit si précipité de l’Union africaine pose quant à lui un réel problème, au niveau du continent.

Depuis quelques années, l’Union africaine (UA) gagne en confiance, et multiplie les signes d’autonomie vis-à-vis de l’Occident. Le crédo « des solutions africaines aux problèmes africains » n’est pas nouveau; mais en réalité, ce n’est qu’avec les récentes prises de position de l’UA qu’il commence à être mis en application. Au même titre que le président soudanais al-Bashir, au centre d’un affrontement entre la Cour pénale internationale et les dirigeants africains, Robert Mugabe est devenu une des causes symboliques de cette Union africaine qui s’enhardit et n’hésite plus à tenir tête aux nations occidentales. Ainsi, celui que l’Europe et les Etats-Unis s’acharnent à diaboliser continue de bénéficier du soutien de nombreux Etats africains, en tête desquels le puissant voisin sud-africain.  « Cessez de vous ingérer dans nos affaires » : tel est le message en filigrane adressé à l’Occident dans les déclarations de l’UA sur les élections zimbabwéennes.

Que l’Union africaine et ses organisations sous-régionales affiliées souhaitent s’attaquer elles-mêmes aux problèmes politiques du continent plutôt que de les laisser à des influences extérieures est sans aucun doute une source de satisfaction. Avec l’intervention d’AMISOM en Somalie ou la médiation actuelle entre les deux Soudans, par exemple, l’UA a manifesté un esprit d’initiative et une volonté d’agir dont on ne peut que se réjouir. Mais le cas du Zimbabwe est tout autre : en faisant de son anti-impérialisme une doctrine rigide, l’Union africaine en vient à se tromper de combat, et à travestir les idéaux du panafricanisme.

Certes, on ne saurait nier la stature et le prestige de Mugabe sur la scène politique africaine. N’importe quel opposant du MDC-T pèse bien peu à côté du libérateur du Zimbabwe, emblème de la résistance contre l’oppresseur blanc et de la solidarité anticoloniale. Pour beaucoup de chefs d’Etat, « Old Bob » n’est pas seulement le père fondateur d’une nation débarrassée de la ségrégation ; c’est aussi un camarade de lutte, qui leur a rendu d’innombrables services. L’Histoire est élogieuse, héroïque. Oui mais voilà, l’Histoire commence à dater, et depuis les années 1980, bien des choses ont changé. Les résultats économiques du Zimbabwe sous l’ère Mugabe ont été médiocres, voire par certains moments désastreux. Son règne n’aura pas été de tout repos (sic) pour de nombreux opposants, journalistes indépendants ou même civils innocents, des massacres du Gukurahundi dans les années 1980 aux violences post-électorales de 2008. Et surtout, quel que soit son bilan, Mugabe a 89 ans. Il occupe le pouvoir depuis 33 ans, et tout héros qu’il fût par le passé, il est temps pour le Zimbabwe de passer à autre chose.

En soutenant Mugabe contre vents et marées, l’Union africaine maintient à flots un grabataire de 89 ans qui, hormis son statut largement démodé de libérateur national, ne correspond en rien aux valeurs du panafricanisme qu’elle veut diffuser. En poussant le refus de l’ingérence occidentale à un niveau doctrinaire, l’UA s’enferme dans un panafricanisme du rejet, de la réaction, qui n’agit « que parce que l’Occident agit autrement ». Ce faisant, elle renoue avec les tristes pratiques de son ancêtre l’OUA, pour qui l’intégration africaine servait avant tout à un petit club de chefs d’Etat vieillissants. L’UA, à sa création en 2002, voulait justement rompre avec cette vision pervertie de l’unité continentale. Quels qu’en soient les progrès réalisés, beaucoup reste à faire : il est urgent de renouer avec un panafricanisme de l’action, des idées, qui privilégie la jeunesse, la créativité, le renouvellement des élites.

Sans fraudes, Mugabe aurait peut-être quand même gagné l’élection ; on ne le saura jamais, et cela importe finalement assez peu. On n’attendait pas forcément de l’Union africaine qu’elle prenne fait et cause pour Morgan Tsvangirai (ce que fait l’Occident sans se cacher depuis plusieurs années) : à 61 ans et après trois campagnes présidentielles infructueuses, on ne peut pas dire qu’il incarne vraiment le renouveau politique. Mais l’UA aurait pu, aurait dû se montrer ferme face à des manipulations électorales flagrantes : c’est cette attitude qui aurait été une prise de position courageuse, le signe d’une volonté d’agir : en somme, la marque de l’afro-responsabilité. Qui que l’on soit sur ce continent, on ne se maintient pas au pouvoir  pendant trois décennies en truquant des élections ; qu’on ait été un héros de l’indépendance ou un bureaucrate anonyme, il arrive un âge où l’on tire sa révérence et laisse la place aux nouvelles générations : voilà deux règles fondatrices que l’organisation panafricaine aurait pu ancrer dans les consciences. Indiscutablement, elle a échoué.

Que l’Union africaine prenne son indépendance vis-à-vis des intérêts occidentaux, on doit s’en réjouir, tant cette autonomie était attendue depuis longtemps. Mais qu’elle le fasse au prix des idéaux, et au mépris d’un panafricanisme des principes, on ne peut que s’en désoler.

 

La SADC : Géant ou nain africain ?

 

Un récent article de l’hebdomadaire britannique The Economist intitulé « Africa Rising » (l’Afrique qui monte) constatait qu’au cours de la dernière décennie, 6  des 10 économies ayant enregistré les taux de croissance les plus élevés de la planète étaient africaines. Avant de rajouter que sur 8 des 10 dernières années, le taux de croissance global de l’Afrique avait été supérieur à celui de l’Asie de l’Est. Pourtant, en dépit des nombreux progrès enregistrés, le poids relatif de l’Afrique à l’échelle de la planète demeure encore négligeable. En 2010, celui-ci représentait 2.7 % du PIB mondial (63 billions de $). Un ordre de grandeur qui bien que devant être considéré avec circonspection à bien des égards, situe le continent et son milliard d’habitants derrière l’Italie (60 millions d’habitants) ou le Brésil (190 millions d’habitants).

De la nécessité d'une intégration africaine

On l’aura bien compris, sous l’angle économique et pour des raisons précédemment évoquées à Terangaweb, la totalité du continent pèse peu, même pris «théoriquement » comme un ensemble homogène. Divisé aussi le plus souvent par les forces politiques centrifuges des pays qui le compose, son influence se réduit alors à la portion congrue sur la scène internationale.

A cet égard, l’intégration au sein de sous-ensembles régionaux constitue une sérieuse option dans la résolution de cette double difficulté africaine qu’est la faiblesse du continent à l’échelle économique et l’absence de réel projet fédérateur entre pays. Une approche inclusive, globale et gradualiste qui sans être parfaite, ni dénuée d’inconvénients, n'en constitue pas moins une réelle alternative de sortie par le haut. Probablement la meilleure en l’état actuel des choses. Le continent dispose déjà d'un certain nombre d'organisations intégrées économiquement et politiquement (UMA, UEMOA, CEMAC, SADC, EAC…). Chacune de ces entités ayant sa propre histoire, son agenda distinct, ses méthodes et moyens spécifiques, ainsi que son bilan caractéristique.

 

Une emblématique organisation régionale africaine : la SADC

 

Parmi ces communautés intégrées africaines, la SADC (acronyme pour Southern African Development Community ou Communauté de développement d’Afrique australe en français) occupe une place à part, celle qui revient au primus inter pares. Géant géopolitique et économique, la SADC cristallise les attentes et espoirs, mais aussi les doutes et craintes liés à la question de l’intégration africaine. Est-elle une structure interétatique qui fait la différence ou une coquille vide ? Fait-elle figure de modèle à émuler ou au contraire de contre-exemple à éviter ? In fine, au-delà du poids théorique de la SADC, quelle influence réelle sur la scène africaine ?  Une problématique à la mesure des enjeux de l’intégration sur le continent.

 

 

 

Etats membres de la SADC 

La SADC est officiellement née le 17 août 1992 au sommet de Windhoek (Namibie), en remplacement de la SADCC (Southern African Development Coordination Conference) fondée en 1980. Ce passage de flambeau avait alors valeur de symbole, car la SADC du début des années 80 était d’abord et avant tout une organisation inter-gouvernementale de 9 états d’Afrique australe (Angola, Botswana, Lesotho, Malawi, Mozambique, Swaziland, Tanzanie, Zambie et Zimbabwe) dirigés par la majorité noire, et qui luttaient collectivement contre la domination blanche de l’Apartheid sud-africaine. L’intention initiale était donc clairement politique. La fin des lois de ségrégation raciale en Afrique du Sud une décennie plus tard modifie de facto la donne et la nouvelle SADC qui est portée sur les fonts baptismaux réoriente son credo en tenant compte des temps nouveaux. Un changement de paradigme qui consacre la primauté de la dimension économique sur le volet politique.

 

Un géant économique aux pieds d'argile

 

La SADC d’aujourd’hui, c’est près de 260 millions d’habitants (le quart de la population africaine) sur une superficie de près de 10 millions de km2 (un tiers du continent) et pour un PIB d’environ 650 milliard de $ (environ 40 % du PIB continental). D’un point de vue pratique, l’intégration économique est réellement effective depuis 2000, date à laquelle une zone de libre-échange est progressivement instaurée. L’établissement de celle-ci n’a cependant pas de valeur contraignante puisqu’elle se fait sur la base du choix individuel de chaque état à la rejoindre. A ce jour, seuls 3 états membres sur les 15 que compte l’organisation ne l’ont pas encore fait (Angola, RD Congo et Seychelles).  Alors, la SADC géant économique africain ? A l’aune de la part relative de celle-ci au niveau du continent, assurément. Mais les chiffres ne disent pas tout. Les deux tiers de la richesse produite par la zone le sont en fait par le vrai géant, l’Afrique du Sud. Certains états membres de la SADC pourraient même être considérés comme des satellites relevant de l’aire d’influence de la nation arc-en-ciel (Lesotho et Swaziland notamment). Et à la différence d’autres organisations régionales africaines plus homogènes, les disparités socio-économiques entre nations sont parfois abyssales. Un seychellois dispose ainsi d’un revenu en moyenne 50 fois supérieur à celui d’un congolais. Une convergence économique à brève échéance est dès lors illusoire.  Enfin, on notera qu’il existe une juxtaposition d’autres ensembles sous-régionaux qui chevauchent, au gré de leurs pays membres, l’aire occupée par la SADC. Il en est ainsi de la SACU (Southern Africa Customs Union),  la COMESA (Common Market for Eastern and Southern Africa) et l’EAC (East African Community). Une situation parfois équivoque, et potentiellement génératrice d’intérêts conflictuels.  

 

 

Un bilan politique encore imparfait

 

Car au-delà de la dimension économique, l’autre aspect essentiel de la SADC est la gestion politique commune des intérêts de l’ensemble régional.  Education, santé, armes à feu, corruption… La SADC a progressivement instauré un ensemble de protocoles sur des enjeux collectifs spécifiques. Protocoles qui conditionnent ensuite la mise en place des politiques à l’échelon national. Un processus d’uniformisation qui est cependant à géométrie variable puisque nombre de domaines ne font l’objet d’aucune convention et continuent à relever exclusivement des gouvernements nationaux. A ce titre, bien plus que d’intégration, il faudrait plutôt ici parler de simple coordination politique. Un mécanisme allégé de coordination et de coopération, qui limite de facto la portée réelle du pouvoir de la SADC sur certaines questions contemporaines relevant de sa sphère (Madagascar, Zimbabwe, Congo…). 

 

Au final, quel jugement porté sur la SADC ? Un géant économique et un nain politique ? Une organisation régionale qui est le jouet d’intérêts politiques nationaux divergents, mais qui peut néanmoins s’avérer décisive pour jeter les bases d’une intégration économique réussie, vecteur de la prospérité de demain ? C’est tout cela à la fois et à ce titre, elle incarne bien les défis de l’intégration africaine. Avec sa part de possibilités et ses limites, ses espoirs et ses illusions.   

 

                                                                                                                                                                 Jacques Leroueil

                                                                                                                                                                     

                                                                                                                                                             

Mettre fin au problème institutionnel

Les évènements qui viennent de se produire au Mali sont graves et nous interpellent tous. Le coup de force de mutins ayant conduit au renversement du président élu Amadou Toumani Touré (ATT) n’est pas seulement un échec pour les citoyens maliens, il l’est pour tous les Africains concernés par l’idéal démocratique. Ce coup d’Etat ramène ce pays vingt ans en arrière, quand la voie du changement politique ne trouvait à s’exprimer que sur le terrain de la force militaire. Depuis 1991, le Mali s’était frayé un chemin original et ambitieux vers l’affirmation d’un modèle institutionnel démocratique, exemple servant de phare à tous les pays de la sous-région et au-delà. Le modèle ATT, celui de militaires renversant un pouvoir politique corrompu et autoritaire pour permettre l’émergence d’un système démocratique et régulier, sorte de maladie d’enfance des Nations africaines, a fait florès en Afrique francophone : le Niger, la Guinée Conakry, la Mauritanie ont, avec des succès incertains, suivi l’exemple malien. A chaque fois, le but affirmé était le même : en finir avec l’autoritarisme, la corruption et la gabegie politique et économique. Malgré l’opportunisme de certains de ces coups d’état militaires visant à instaurer la démocratie, l’exemple du Mali était là pour nous rappeler que le succès était tout de même possible.

Mais le coup d’Etat militaire du 22 mars 2012 à Bamako, s’ajoutant aux soubresauts de contestation politique qui n’ont cessé d’agiter le continent en 2011 et 2012, doit nous amener à repenser radicalement la question des institutions politiques en Afrique.

Ce qui vient de se jouer au Mali n’est pas une question de personne mais de système. Un président honnête, populaire, travailleur, dévoué, sans doute compétent, n’a pas été en mesure de répondre aux attentes légitimes de sa population. La croissance du pays, à 4% en moyenne sur les cinq dernières années, inférieure d’un point à la moyenne africaine, n’a pas permis d’améliorer les conditions de vie des populations. Surtout, aucune dynamique de développement socio-économique n’a véritablement été enclenchée. L’Etat malien reste pauvre et doit contrôler un territoire immense d’1 267 000 km², dont une grande partie incluse dans le désert du Sahara, où vivent notamment les populations touarègues dont certains représentants contestent le monopole du pouvoir et de la violence légitime à l’Etat malien. Sous-équipée, l’armée malienne a jusqu’à présent surtout subie les assauts répétés des rebelles touarègues. Le ressentiment au sein des troupes et de la population face à cette impotence militaire est à l’origine du renversement du président Toumani Touré. Mais quelles que soient les motivations sincères et honnêtes des mutins, seront-ils en mesure de faire mieux ? Tout laisse à croire le contraire.

Ils seront eux aussi confrontés à une capacité très limitée de mobilisation des ressources ; quand bien même ils en arrivent à des mesures radicales du type embrigadement de masse pour vaincre la rébellion touarègue, l’escalade de la violence ne peut être la solution pour mettre un terme aux revendications touarègues, et encore moins améliorer les conditions de vie des maliens. S’il est absolument nécessaire que le rapport de force soit favorable à l’Etat, il faudra aussi que les revendications sociales de la population touarègue soit entendues et satisfaites. C’est cet équilibre que recherchait le président Touré, sans succès.

Cet échec n’est toutefois pas celui d’un individu, mais de toute la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Cette institution est censée jouer un rôle supranational non seulement économique, mais également politique et militaire (avec notamment le traité de l’ECOMOG – Ecowas Ceasefire Monitoring Group – et le protocole d’assistance mutuelle en matière de défense). L’espace ouest-africain se caractérise par une multitude de défis transverses qui concernent tous les Etats de la sous-région et qu’aucun Etat pris individuellement ne peut résoudre. Ainsi du contrôle du Sahara ; de la gestion de ressources naturelles transnationales comme le fleuve Niger ou le Sénégal ; de la lutte contre la déforestation et les risques écologiques ; de la déliquescence d’Etats faibles (Guinée Bissau) devenus de véritable plaque-tournante pour tous les trafics internationaux ; des déplacements de population suite à des conflits comme la guerre civile en Côte d’Ivoire ; de la structuration internationale de mouvements terroristes. Et, surtout, du développement socio-économique. Pour enclencher la dynamique positive croissance économique/augmentation du niveau de vie/amélioration de la qualité de vie, il va falloir mobiliser des ressources colossales pour investir, agrandir les marchés pour que les entreprises locales se développent et structurer le cadre économique, réglementaire et politique d’une façon qu’aucun Etat pris individuellement ne pourra mener à court terme.

Ce constat semble évident et pourtant aucun chef d’Etat, aucun responsable politique d’envergure semble en avoir saisi la pleine mesure. Les alternances politiques amèneront des Amadou Toumani Touré : des chefs d’Etat sérieux, sincère dans leur volonté de réforme, populaire au début, mais incapables de mobiliser seuls les ressources nécessaires pour répondre au chômage des jeunes, aux besoins de protection sociale et aux aspirations au confort et à la sécurité. Il y a des préalables au renforcement de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, qui prennent du temps à mettre en place. Faire en sorte que les idées circulent et soient partagées, que les gens approfondissent leur connaissance mutuelle et leur responsabilité commune, que des mouvements politiques se structurent à l’échelon régional autour d’un programme commun clairement identifié et revendiqué. Seule la génération d’après, celle des jeunes d’aujourd’hui qui seront les responsables de demain, peut encore répondre à temps à cet impératif qui est de relancer le projet panafricain à travers des institutions sous-régionales puissantes et responsables démocratiquement devant les citoyens.

Le coup d’Etat militaire de Bamako, la crise politique ivoirienne, les coups d’Etat récurrents au Niger, au Tchad, en Centrafrique nous le rappellent cruellement : cinquante après les indépendances, nos Etats sont faibles qui plient au premier coup de semonce, qui sont à la merci des ambitions du premier venu. Il est plus qu’urgent de combler ce vide, de régler une fois pour toute ce problème institutionnel.

C’est pourquoi nous plaidons pour une République Fédérale d’Afrique de l’Ouest qui regrouperait les Etats membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) et de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), ainsi que des pays anglophones de la sous-région qui souhaiteraient rejoindre cette institution. Cet ensemble serait l’exemple le plus abouti d’intégration sous-régionale au monde, qui mettrait en commun sa politique monétaire, budgétaire, économique, sociale, agricole et militaire. Nous serons amené, au sein de l’équipe de Terangaweb, à préciser l’intérêt et les contours de cette République Fédérale d’Afrique de l’Ouest, qui aurait également pour but de rationaliser la compétition politique à travers une même élection législative qui se tiendrait en même temps à chaque échelon national, les forces politiques ainsi élues se voyant représentées à la proportionnelle au niveau supranational.

Il est temps de redonner de l’élan au projet panafricaniste en le concrétisant autour de projets viables et utiles. Il est temps de se mobiliser pour la République Fédérale d’Afrique de l’Ouest.

 

Emmanuel LEROUEIL

Pourquoi il faut renouveler le projet de l’Union africaine

Les évènements politiques de l’année 2011 et de ce début d’année 2012 illustrent une fois de plus l’inaptitude de l’Union africaine à la gestion de crise. L’émergence d’un vrai marché d’otage au Sahara avec les rebelles Touaregs comme agents économiques (très actifs) et des innocents comme biens et services ; la transformation de la Guinée-Bissau en narco-Etat susceptible de bouleverser la stabilité des régions environnantes ; la situation de la Somalie, « modèle même de l’Etat désintégré, tombé en faillite sous le coup de vingt-trois ans de guerre civile attisée par ses voisins, pays abandonné de tous, en proie aux démons des divisions ethnico-tribales » : autant de dossiers cruciaux où les institutions régionales africaines n’apportent aucune réponse crédible.

Un retour sur l’histoire de l’Organisation de l’Unité Africaine, créée en1963, devenue l’« Union Africaine » en 2002 et les perspectives qui s’étaient dessinées, montre que plus de quatre décennies après sa mise sur pied, l’institution se trouve encore dans sa phase de balbutiement. S’agit-il d’un dysfonctionnement lié au projet originel ou d’un simple manque de responsabilité des leaders nationaux ? Cette question revêt une importance particulière à l’heure où les populations africaines, après avoir pris conscience des abus et malversations dont elles sont les victimes depuis trop longtemps, se révoltent de part et d’autres du continent. Alors que les citoyens renouent avec l’engagement politique, l’union africaine est-elle une institution has been ?

Sur tous les sujets politiques chauds, l’absence de l’UA est criante, ce qui peut conduire à questionner la légitimité de cette institution. En Janvier 2008, face aux violences (ayant fait au moins 780 victimes dont le marathonien Wesley Ngetich tué par une flèche empoisonnée) qui ont suivi l'annonce de la réélection contestée du président Mwai Kibaki devant son opposant Raila Odinga, l’UA ne s’est-elle pas effacée devant une médiation internationale conduite par Koffi ANNAN ? Les Forces de Sécurité de l’Union Africaine ne font-elles pas profil bas face aux actions désastreuses perpétrées par les rebelles somaliens ? La mauvaise gestion de la crise Ivoirienne n’est-elle pas révélatrice de cette incapacité de l’UA à prendre ses responsabilités devant des situations alarmantes nécessitant une action rapide et efficace ?

A l’aune de tous les errements de l’UA, force est de se demander dans quelle mesure pourrait-on affirmer que « l’union fait la force » ? De fait, cette union n’est pas en mesure d’assurer la paix dans une quelconque région du continent africain. Et que dire lorsque, face aux conflits qui gangrènent ce continent, l’union africaine fait la « sourde oreille» pour se contenter d’un second rôle (derrière l’ONU et L’OTAN). Nos chers leaders déploient plus d’énergie à essayer de diriger les organes de l’institution qu’à régler les problèmes politiques de court et moyen terme du continent. Incapacité ou irresponsabilité de l’UA ?

Le danger est que l’inefficacité de l’UA vienne entacher et remettre en cause le projet politique panafricain. Or, aucun pays ne peut répondre seul aux défis économique (investissements en infrastructures, marché étendu), défis sécuritaires (menaces transfrontalières) et sociaux (migrations de population) qui se posent à l’Afrique aujourd’hui. Dès lors, il convient de trouver des solutions innovantes pour redynamiser l’Union africaine. De nouvelles pistes doivent être sérieusement explorées. Démocratiser les institutions panafricaines devient une priorité. Cela doit passer sans doute par des élections au-delà de l'échelle nationale, qui rendent responsables de leurs actions les dirigeants de l'UA et créent un vrai débat public panafricain. Des instances de représentation des corps de la société civile sont également envisageables et souhaitables. Pour que l'Union africaine ne soit plus une coquille vide, il devient plus qu'important de démocratiser et responsabiliser cette institution.

 

Papa Modou Diouf

Cheikh Anta Diop et l’intégration africaine: interview avec le Pr Youssou Gningue

 

 

Le 7 février 2011, à l’occasion du 26ème anniversaire du décès du penseur Cheikh Anta Diop, un comité dirigé par le Professeur Youssou Gningue organise une journée de réflexion à l’université de Dakar sur le thème des Etats Unis d’Afrique. Youssou Gningue, Professeur de Mathématiques à l’Université Laurentienne (Canada), est l’auteur d’un ouvrage à paraître, intitulé Approche stratégique vers les Etats Unis d’Afrique, dans lequel il préconise une approche pyramidale de l’intégration africaine. Il revient aussi dans cette interview accordée à Terangaweb – l'Afrique des Idées sur les principales idées de Cheikh Anta Diop sur le panafricanisme.

 

Terangaweb : Professeur, vous êtes à la tête d'un comité qui organise le 7 février prochain, en hommage à Cheikh Anta Diop,  une journée de réflexion sur le thème des Etats Unis d’Afrique. Quel est le sens de votre démarche et qu’est-ce que vous proposez au public à l’occasion de cet événement ?

 

Pr Youssou Gningue: En visite sabbatique au département de Mathématiques et Informatique (FST, UCAD), nous avons initié par la supervision de deux thèses de doctorats un projet de recherche intitulé les  Etats Unis d’Afrique. Dans ce cadre, nous organisons le 7 février 2012, en hommage à Cheikh Anta Diop,  une journée de réflexion sur le thème des Etats Unis d’Afrique. En tant que vingt sixième anniversaire de décès, cette date devrait nous permettre de commémorer la disparition de l’illustre professeur Cheikh Anta Diop et discuter sur un thème qui lui tenait à cœur. Des conférences et une exposition seront proposées au public. Une discussion sur le projet des Etats Unis d’Afrique,  la mise  en  place d’une école doctorale sur l’unité africaine et l’avenir de la journée scientifique devrait mieux nous orienter sur les  directions à emprunter.

Terangaweb : Les jeunes générations ne connaissent souvent que très peu le grand penseur qu’a été Cheikh Anta Diop. Quelles sont ses principales idées sur le panafricanisme?

Pr Youssou Gningue: Les recherches de Pr Cheikh Anta Diop ont démontré l’unité culturelle de l’Afrique noire en identifiant sa source pharaonique. Ceci est assez bien reflété par sa célèbre assertion : « Les études africaines ne sortiront pas du cercle vicieux où elles se meuvent  pour retrouver tout leur sens et  toute leur fécondité  qu’en s’orientant  vers la vallée du Nil». Dans ce cadre, il a préconisé la création d’un état d’Afrique noire et dégagé les fondements  de base économiques et culturels du futur état.

Ses recherches ont contribué considérablement au rétablissement et à l’instauration de la Conscience noire.  Son courage, sa persévérance, sa clairvoyance et son humilité devraient servir de référence et d’inspiration aux nouvelles  générations.

A mon humble avis, cet anniversaire de décès devrait être élevé en une journée scientifique nationale en attendant son extension au niveau  continental et ceci dans le cadre du futur état.

Terangaweb : Ces idées sont-elles toujours adaptées à l’évolution des Etats africains ? Quels sont aujourd’hui les enjeux et défis du panafricanisme ?

Pr Youssou Gningue: Ces idées restent en grande partie très adaptées à l’évolution des Etats africains. D’ailleurs, les adeptes de l’idée des deux états, un état d’Afrique du Nord et un état d’Afrique Noire, basent leurs argumentations sur son idée originale de l’état d’Afrique Noire. D’autres penseurs, comme le président sénégalais Abdoulaye Wade, préconisent la création d’un état continental dans toute son entité. A mon avis, ce débat détourne involontairement et innocemment la démarche panafricaniste de Pr Cheikh Anta  Diop. En effet,  la forme de fédération découlant de l’orientation actuelle du panafricanisme par les Etats-Unis et non la fusion des états n’est nullement en contradiction avec la thèse de Diop. 

Terangaweb : Comment appréhendez-vous le processus d’intégration actuellement en cours dans le cadre de l’Union Afrique ? Des intégrations sous régionales comme la CEMAC ou la CEDEAO ne seraient-elles pas socialement et économiquement plus efficaces ?

Pr Youssou Gningue: Aujourd’hui, il faut dépasser l’étape de l’Union Africaine pour embrasser l’ultime niveau qui est l’état fédéral. C’est dans ce seul cadre que pourrait être atteinte l’intégration monétaire et financière qui induirait une intégration économique et sociale plus pertinente.  Dans mon livre, Approche stratégique vers les Etats Unis d’Afrique, tout juste accepté en vue de publication, le processus proposé est de forme pyramidale. Il est basé sur la création des cinq états régionaux qui fédèrent pour créer l’état continental. En effet, le plancher occupé par tous les états, maintenus dans leurs entités, engendre au deuxième niveau les cinq états régionaux qui par la suite fédèrent pour constituer le sommet de la pyramide.

Dans le cadre de cette structure, nous utilisons la théorie de jeux et la simulation multi-agent pour modéliser les relations entre les différents états. Les résultats de cette recherche devraient nous permettre de créer un objet artificiel singeant  les aspects fédératifs. Nous l’avons baptisé l’État Virtuel d’Afrique (EVA). EVA est un outil d’évaluation quantitative, individuelle et globale de la fédération dans le but de convaincre les états indécis et réfractaires.

Notons que dans ce processus de fédération, l’organisation régionale peut être prioritairement entreprise. Un état régional peut devancer le fédéral et même jouer un rôle important dans la naissance de ce dernier. Par exemple, les pays constituant la CEDEAO peuvent anticiper le processus et créer l’Etat régional de l’Afrique de l’Ouest ce qui pourrait ainsi induire dans le projet de fédération continentale  un effet catalyseur sous la base du principe de démonstration. 

Interview réalisée par Nicolas Simel

 

Une diplomatie pour l’Union Africaine?

  A sa naissance en 1963, L’Organisation de l’Unité Africaine était le résultat d’un compromis entre deux approches panafricaines, celle de Kwame Nkrumah (plus globale et rapide) et celle de Julius Nyerere et Houphouët-Boigny acceptant les frontières des États-Nations héritées de la colonisation. Le résultat fut une réaffirmation des droits des États (souveraine égalité de chaque État-membre et non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État).
 
On en connaît la suite : les guerres civiles au Libéria, en Sierra-Leone, au Congo ; les autoritarismes ivoirien, centrafricain, ougandais et congolais ; les répressions au Biafra et au Tchad, le génocide rwandais et l’apartheid sud-africain, les guerres entre l’Éthiopie et la Somalie en 1977-78 puis entre la même Éthiopie et ce qui deviendra l’Érythrée entre 1998 et 2000, la question des mercenaires au Congo et au Nigeria dans les années 1960; malgré l’adoption en 1981 de la « Charte Africaine des droits de l’homme et des Peuples » et l’établissement en 1998 de la très faiblement dotée et notoirement inactive « Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples » ou l’entrée en vigueur de la « Convention pour l’élimination du mercenarisme » en 1985.  L’Union Africaine, entrée en fonction au sommet inaugural de Durban en 2000, devait, entre autres, mettre un terme à cette incapacité à prévenir les exactions commises contre les populations civiles et fournir un cadre institutionnel autorisant la protection des civils et la prévention des crimes contre l’humanité.
L’UA a le droit d’intervenir dans les affaires internes d’un État, en cas de « crimes de guerres, de crimes contre l’humanité et de génocides » suite à une décision de l’Assemblée (majorité des 2/3) ou dans le cas de « menaces sérieuses à l’ordre légitime ».
 
Pourtant, au-delà des quatre pays (Érythrée, Madagascar, Niger et Côte d’ivoire) suspendus de l’Union Africaine, aujourd’hui, conformément à l’article 4 de sa charte qui interdit les coups d’États et des différentes solutions adoptées par des organismes régionaux (partage du pouvoir au Kenya et au Zimbabwe, soutien aux organismes régionaux de résolution des conflits) ; il reste évident que la capacité de l’Union Africaine et de son Conseil de Paix et de Sécurité à résoudre les conflits en Afrique est encore à démontrer.
Ni les coups d’État nigérien et malgache, ni les manipulations électorales au Zimbabwe ou les conflits postélectoraux kenyan ou ivoirien n’ont été empêchés, résolus ou contenus par l’intermédiaire de la Commission de l’Union Africaine ; elle n’a été capable, à aucun moment d’intervenir ou d’organiser l’intervention d’un « hégémon » local dans un conflit interne, depuis sa naissance. Plus grave encore, il apparaît clairement que les récents développements politiques en Afrique du Nord ont lieu et sont développés sans l’Union Africaine. Elle n’est pas seulement absente des débats et tenues à l’écart des décisions prises, elle n’est pas consultée, personne ne pense à la consulter. Une telle idée paraîtrait saugrenue. Voilà le vrai bilan de près de dix ans de fonctionnement de l’organisme principal de coopération politique, économique et militaire en Afrique.
Et même lorsqu’elle agit, les résultats de la diplomatie de Jean Ping sont négligeables sinon néfastes : le pas-de-deux, les hésitations et accommodations dont elle a fait preuve avec Laurent Gbagbo sont aujourd’hui ridiculisés par son intransigeance.
 
Plus surprenant, il n’existe, à vrai dire, que peu d’Etats en Afrique (hormis l’Afrique du Sud), capable d’intervenir militairement dans aucun autre pays, sans que leur structure politique et économique n’en subissent de contrecoups définitifs et excessifs. Encore plus grave, il n’existe en Afrique de l’Ouest que deux pays, le Mali et le Nigéria dans le top 10 de ces pays militairement et économiquement capables d’assumer un rôle d’hégémon dans la région, et pourtant les contraintes imposées par leurs conflits internes et/ou limites budgétaires rendent cette capacité d’intervention inutilisable.
 
L’idée qu’un hub de pays pourrait décider d’appuyer le suivi systématique de l’Acte Constitutif de l’Union Africaine est elle-même mise à mal par l’espèce d’équilibre précaire entre différents hégémons régionaux aux intérêts divergents ou potentiellement différents. Non seulement la diplomatie militaire de l’Union Africaine est inexistante, mais elle n’est pas amenée à s’améliorer. Voilà le 1er chantier de Jean Ping.