En 1952, Fanon publie un livre qui est une sorte de décryptage de l'aliénation. Le titre de son ouvrage Peau noire masques blancs exprime l'orientation de ses préoccupations : suivre le cheminement qui fait d'un Noir un "Nègre blanc". A partir de ses propres expériences, Fanon veut mettre en évidence, à l'intention du colonisé, les mécanismes psychosociaux qui lui masquent les causes de son oppression et l'aider ainsi à se libérer des complexes dont il est victime par le fait colonial : « Ce travail voudrait être un miroir à infrastructure progressive où pourrait se retrouver le Noir en voie de désaliénation ».
Le cliché racial
Loin d'être une entreprise civilisatrice, nous dit Fanon, la colonisation est avant tout « une gigantesque affaire commerciale », un acte de pillage, donc d'asservissement. Mais « il n'est pas possible d'asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part ». D'où la fabrication du racisme « qui n'est que l'explication émotionnelle, affective, quelquefois intellectuelle de cette infériorisation ». Et ce racisme à une double fonction :
1/ Légitimer l'asservissement des peuples colonisés en présentant la colonisation comme une nécessité historique, morale même, découlant de la présupposé supériorité du Blanc et de la barbarie du Noir. Car dans cet Occident chrétien, il était difficile de justifier par la seule poursuite de l'intérêt et le seul droit du plus armé, l'oppression d'autres populations humaines, d'autres "créatures de Dieu". Aussi fallut-il faire de l'Afrique « un repaire de sauvages, un pays infesté de superstitions et de fanatisme, voué au mépris, lourd de la malédiction de Dieu, pays d'anthropophages, pays de nègres » qu'il fallait civiliser. Le cliché racial, raciste était né.
2/ Diminuer la volonté de résistance des colonisés en leur faisant voir la cause de leur oppression dans leur propre infériorité, c'est-à-dire en les aliénant culturellement. En effet, « quand on réfléchit aux efforts qui ont été déployés pour réaliser l'aliénation culturelle si caractéristique de l’époque coloniale, on comprend que rien n'a été fait au hasard et que le résultat global recherché par la domination coloniale était bien de convaincre les indigènes que le colonialisme devait les arracher à la nuit. Le résultat consciemment recherché par le colonialisme était d'enfoncer dans la tête des indigènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaillement, et animalisation ». Pour atteindre cet objectif, les colons ne vont pas lésiner sur les moyens : « l'expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif vont se doubler d'une mise à sac des schémas culturels » du colonisé.
C'est ainsi qu'on va assister à la destruction des valeurs et des modalités d'existence du colonisé, à la dévalorisation de son langage, de son habillement, de ses techniques. Tout cela « pour l'amener à confesser l'infériorité de sa culture, à reconnaître l'irrationalité de sa nation et, à l'extrême, le caractère inorganisé et non fini de sa propre structure biologique », afin d'évacuer en lui toute velléité de rébellion. Mais devant cette agression culturelle, comment va réagir le colonisé ?
L'aliénation culturelle
Dans un premier temps, « ayant assisté à la liquidation de ses systèmes de références, à l'écroulement de ses schémas culturels, il ne lui reste plus qu’à reconnaître avec l'occupant que Dieu n'est pas de son côté ». En effet, l'oppresseur, par le caractère global et effrayant de son autorité, arrive à imposer au colonisé de nouvelles façons de voir singulièrement péjoratives à l'égard de ses formes originelles. Ainsi le Noir, intériorisant le regard dépréciatif porté par le colon sur lui, en vient à souffrir de ne pas être Blanc et à vouloir se lactifier. C'est le phénomène de l'aliénation culturelle.
Les indices du comportement aliéné du colonisé se manifestent tout d'abord dans son rapport avec sa propre culture et avec la société coloniale. Sur le plan culturel, l'aliénation se traduit par l'inhibition, l'intériorisation des valeurs censées fonder la suprématie du colonisateur, notamment la langue : « Parler une langue, c’est assumer une culture, un monde… Le Noir sera d'autant plus Blanc, c'est-à-dire se rapprochera plus du véritable homme qu'il aura fait sienne la langue française ».
La libération culturelle
Dans un second temps, sentant qu'il est en train de se perdre, de s'enliser dans la culture du colon, le colonisé fait volte-face et revient vers ses racines. En effet, « pour assurer son salut, pour échapper à la suprématie de la culture blanche, le colonisé sent la nécessité de revenir vers des racines ignorées. Parce qu'il se sent devenir aliéné, le colonisé s'arrache du marais où il risquait de s'enliser et, à corps perdu, il accepte, il décide d'assumer, il confirme sa culture, il revendique avec fierté son passé anté-colonial ». Cette plongée dans le gouffre du passé – condition de liberté – peut être aussi source de liberté si le colonisé, après s'être écarté « de la grande erreur blanche », n'est pas victime du « grand mirage noir », la négritude.
Tout en reconnaissant la Négritude comme un élément historiquement et psychologiquement nécessaire, Fanon s'en méfie. Pour lui, s'appuyer sur le passé n'a de sens qu'au contact de la réalité actuelle, faute de quoi la culture devient folklore : « Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir ». Pour Fanon, l'entreprise de libération culturelle ne saurait s'arrêter à la seule revalorisation d'un patrimoine ancestral car la « situation coloniale arrête dans sa quasi totalité la culture nationale. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de culture nationale, de vie culturelle nationale, d'inventions culturelles ou de transformation culturelle dans le cadre d'une domination coloniale ».
Aussi longtemps qu'un pays n'est pas réellement indépendant, il faut que toute activité culturelle ait un caractère militant car il s'agit avant tout de créer les bases d'une culture nationale : « La culture négro-africaine, c'est autour de la lutte des peuples qu'elle se densifie et non autour des chants, des poèmes ou du folklore. Senghor, qui est également membre de la Société Africaine de Culture… n'a pas craint, lui non plus, de donner l'ordre à sa délégation d'appuyer les thèses françaises sur l'Algérie. L'adhésion à la culture négro-africaine, à l'unité culturelle de l'Afrique, passe d'abord par un soutien inconditionnel à la lutte de libération des peuples. On ne peut pas vouloir le rayonnement de la culture africaine si on ne contribue pas concrètement à l'existence des conditions de cette culture, c'est à dire à la libération du continent… Se battre pour la culture nationale, c'est d'abord se battre pour la libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible ».
La lutte contre l'aliénation culturelle est donc intrinsèquement liée à la lutte de libération nationale. Et pour Fanon, le contenu violent de cette lutte n'est pas destructeur mais a un caractère émancipateur.
David Gakunzi, article initialement publié sur Africa Time for Peace et Pensées Noires