Le web 2.0 et les révolutions en Tunisie et Egypte

L’Égypte et la Tunisie ont investi massivement dans l’infrastructure Internet dans l’espoir d’attirer les investissements étrangers, et le nombre d’utilisateurs d’Internet n’a cessé de croître dans les deux pays. Environ 21 % de la population égyptienne a accès à Internet, tandis que la Tunisie affiche 34 % de citoyens connectés. Il ne s’agit toutefois pas du taux le plus élevé du monde arabe, des pays comme le Bahreïn et les Émirats arabes unis affichant une connectivité plus importante. La Tunisie était cependant parmi les premiers pays africains à développer cette technologie. Or, en dépit de l’avance de la Tunisie en termes de connectivité, c’est l’Égypte qui a vu une première vague de manifestations anti-Moubarak organisées sur Internet en 2005 par le mouvement Kefaya («assez » en dialecte égyptien). Le contexte politique global en Tunisie a longtemps empêché le développement d’un activisme politique sur Internet.

La lente politisation du web tunisien

Le régime tunisien était l’un des plus répressifs en termes de contrôle d’Internet, comparable à des pays comme l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine, bien qu’Internet était également perçu comme une technologie permettant d’importants gains économiques.(…). Le prix compétitif fait que l’Internet est un passe-temps favori des jeunes en Tunisie. En outre, la classe moyenne en Tunisie est plutôt large et un nombre de parents sont capables de soutenir leurs enfants tant bien que mal, même s’ils ne trouvent pas d’emploi, et qui passent leurs journées en ligne. Selon les chiffres officiels, un tiers de la population était connecté au Web. Ces chiffres sont confirmés par les statistiques de Facebook : la Tunisie y figure au 37e rang mondial en termes d’utilisateurs de Facebook par rapport au nombre total d’habitants (1,4 million soit 13,5 % en Avril 2010), trois places devant l’Allemagne (11 %) et premier pays africain.

Les Tunisiens en 2010 étaient déjà adeptes des réseaux sociaux, non seulement Facebook était le site le plus visité, mais quatre autres communautés en ligne comptaient parmi le top 25 de sites visités. La politique nationale était toutefois rarement abordée sur les sites populaires. En effet, la responsabilité juridique pour ce qui est consulté et publié en ligne était répartie entre de multiples acteurs, qui censuraient eux-mêmes le contenu des sites. Par exemple, la plupart des chartes des forums tunisiens précisaient que la discussion de la politique nationale était interdite et des blogueurs ont souvent choisi de supprimer les commentaires « sensibles » postés sur leurs blogs, de peur d’être censurés. De nombreux blogueurs tunisiens à cette époque estimaient que la cyber-dissidence était contreproductive, car trop radicale et conduisant au blocage des sites. Ils ont préféré une poussée prudente des limites. La crainte de la censure ou même des représailles plus graves ont clairement influencé le comportement des internautes tunisiens sur le Net. En outre, le lieu de résidence était déterminant dans le degré de critique choisi par les blogueurs : de nombreux blogs ouvertement politiques étaient gérés par des Tunisiens résidant à l’étranger.

(…) L’immolation de Mohamed Bouazizi a été filmée et mise en ligne par son cousin Ali, tout comme une vidéo montrant un sit-in pacifique devant la mairie. Ignoré par les autorités, le site Nawaat est devenu une source d’information incontournable pour beaucoup de Tunisiens. Le site était fréquemment mis à jour et proposait le téléchargement de photos de toutes les villes tunisiennes, et ces photos étaient ensuite échangées par téléphone portable, dépassant ainsi la communauté des internautes pour inclure quasiment la population entière (93 % de la population souscrit à un contrat de téléphone portable, selon la Banque mondiale).

Le web égyptien et l'information alternative

Si le manque de discussions et d’activités politiques à travers Internet a longtemps été caractéristique du Web tunisien, la situation en Égypte était radicalement différente. En 2005 est né Kefaya (« assez » en arabe égyptien), le premier mouvement de protestation en Égypte pour lequel Internet était un canal privilégié de mobilisation. Cette organisation unit des tendances politiques diverses, des jeunes islamistes aux communistes, avec deux revendications principales : une opposition à la présidence de Hosni Moubarak et à la possibilité que son fils Gamal« hérite » du pouvoir. En 2005, le nombre d’utilisateurs était estimé à 9 millions (soit plus de 10 % de la population). Ce nombre a atteint 17 millions en 2010 (21 % des Égyptiens), selon l’Union internationale des Télécommunications. Cette hausse s’est produite en dépit de la persistance d’un taux d’illettrisme élevé dans le pays. Internet a été adopté par la jeunesse égyptienne, qui fait preuve d’une plus grande affinité avec les nouvelles technologies et qui est en général mieux éduquée que les générations précédentes. Les Égyptiens ont également bénéficié d’un Web généralement non-censuré, ce qui les distingue nettement de leurs homologues chinois, saoudiens, et tunisiens. La marge de liberté d’expression en Égypte a généralement été plus grande en ligne que dans des publications imprimées.

Les internautes égyptiens, majoritairement issus des couches éduquées, préfèrent les sites d’information alternatifs comme les blogs aux médias traditionnels. La popularité de Al-Masry Al-Yawm par rapport à celle d’Al-Ahrâm confirme la recherche sur Internet d’informations alternatives à l’information gouvernementale, ce qui n’est pas le cas pour la presse papier. Le développement d’Internet a eu pour conséquence l’émergence de sites Web discutant des sujets évités par les médias traditionnels en raison de la censure étatique ou de l’autocensure. Le blogueur le plus connu d’Égypte, Wael Abbas, considéré comme l’une des personnes les plus influentes de l’année 2006 par la BBC, a publié des vidéos montrant la torture de personnes en garde à vue sur son blog Misr Digital, fondé en 2004.En couvrant des faits ignorés par la presse traditionnelle, les blogueurs égyptiens sont d’éminents représentants d’une nouvelle génération d’utilisateurs du Web : à la fois blogueurs, journalistes et militants politiques. Internet leur a permis de s’exprimer, tout comme aux jeunes membres des Frères musulmans quand l’État a renforcé son contrôle sur l’organisation dans les universités au cours des années 2005 et 2006.

(…) Dans des sociétés où la sphère publique a été scellée et où les médias traditionnels et organisations des droits humains ont été trop affiliés aux pouvoirs en place pour servir de canaux d’expression à la population, Internet a permis à une génération éduquée et habituée aux technologies de discuter et, dans un deuxième temps, de s’organiser. La blogosphère naissante a pu s’installer en contrepoids au journalisme classique, dominé par la langue de bois et la propagande. Dans le contexte d’un étouffement de la sphère politique générale, l’activisme soutenu par Internet s’est imposé, avec des succès variables et des échecs, comme un acteur dynamique de changement.

 

Johanne Kübler

 

NDLR : la version complète de cet article de recherche très bien documenté de la revue Averroès est disponible ici

Le  numéro 4-5 de la revue Averroès fait un focus spécial sur le "Printemps arabe". Un panorama riche et complet des dynamiques à l'oeuvre dans cette région du monde qui permet de mieux comprendre les soulèvements populaires récents.

Emigrations et politique des émigrés au Maroc

Les rapports entre les diasporas et leur pays d'origine, et plus particulièrement les politiques mises en oeuvre par les Etats pour "gérer" leurs ressortissants à l'étranger, revêtent un caractère particulièrement important en Afrique. La revue Averroès a publié une étude fouillée sur les Marocains résidant à l’étranger (MRE). Selon cette étude, ces derniers ont été, progressivement depuis les années 1990, l’objet d’une politisation graduelle qui les a portés en haut de l’agenda politique. Trois temps peuvent être isolés dans les relations entre l’Etat marocain et ses émigrés. Selon Youssef Benkirane, auteur de l'étude, des années 1960 à la fin des années 1980, l’Etat marocain jouait un rôle de « proxénète », dispensant sa main-d’oeuvre aux clients européens, récoltant sa « comptée » et gardant un contrôle coercitif, voire répressif sur ses ressortissants. Les années 1990 ouvrent une nouvelle période où l’émigration qui s’intensifie et se diversifie se soustrait au contrôle de l’Etat en même temps qu’elle devient porteuse d’enjeux importants en matière culturelle et économique. Durant cette décennie, l’Etat marocain a pu paraître absent ou pour le moins dépassé par une dynamique sur laquelle il perdit le contrôle. Au dépassement de l’Etat dans les années 1990 répond son redéploiement dans les années 2000 grâce à la mise en place d’une stratégie « paternaliste » consistant à renforcer les liens culturels et économiques des émigrés avec leur pays d’origine, et « désamorcer » en filigrane la constitution d’un champ externe de contestation politique.

Comme le fait remarquer le professeur Benkirane, " Bien que l’émigration soit un fait marquant de l’économie et de la société marocaine depuis les années 1960, il n’y a eu jusqu’à la fin des années 1980, pour reprendre Mohamed Charef (2005), « ni politique d’émigration, ni production scientifique majeure, à croire qu’il y a eu une volonté de négation d’un phénomène ». L’un des facteurs de cet oubli réside, à n’en pas douter, dans le fait que jusqu’au milieu des années 1970, on ait considéré au Maroc l’émigration comme temporaire et provisoire. Il a fallu attendre la fin des années 1980 voire les années 1990 pour que l’émigration, à la faveur de son intensification, sa diversification et son importance pour l’économie nationale, intéresse les politiques, les promoteurs économiques et les chercheurs et qu’une véritable politique commence à être pensée au lieu du contrôle politique coercitif et répressif d’antan."

Cette politique a connu un tournant lors du trentième anniversaire de la Marche Verte en 2005 où le roi Mohamed VI a annoncé des décisions importantes. Répondant aux demandes des « émigrés », Mohammed VI ouvre la voie à leur participation électorale, à leur représentation parlementaire sur la base de nouvelles circonscriptions à l’étranger et annonce la création d’un Conseil Supérieur de la Communauté marocaine à l’étranger.

Cette étude se propose d’étudier ces trois temps des rapports entre les émigrés et l’Etat marocain et plus précisément les développements qui ont eu lieu ces dernières années et qui marquent un tournant décisif.
 

Le lien PDF de l'étude (16 pages) : http://revueaverroestest.files.wordpress.com/2011/04/art-benkirane-revue-averroc3a8s-n2-repc3a8res-janv2010.pdf