Trois entrepreneurs des TIC en Afrique anglophone

Herman Heunis, le créateur du concurrent de Facebook en Afrique anglophone

Cet ingénieur originaire de Namibie est le seul africain à pouvoir se vanter de tenir tête à Facebook ! En Afrique du Sud, il écrase le géant californien. Son réseau social Mxit (http://www.mxit.com/), lancé en 2003, compte aujourd’hui plus de 10 millions d’utilisateurs en Afrique du Sud là où Facebook peine avec 3,9 millions de comptes. En tout, en Afrique sub-saharienne, Mxit compte près de 24 millions d’utilisateurs et ne cesse de croître. Ce service permet aux utilisateurs d’échanger des messages (à l’image des tchat) sur téléphone mobile pour un prix beaucoup moins important que le prix des SMS classique (environ 1 centime contre 75 centimes…). Plus proche de la réalité africaine où le téléphone mobile fait office d'ordinateur portable (près de 500 millions de mobiles sur le continent), Mxit s’est imposé avec sa simplicité d’usage comme le maître des réseaux sociaux en Afrique du Sud. L'une des clés de son succès est que le service soit exclusivement proposé sur Mobile. Le parc des téléphones mobiles en Afrique du Sud est 8 fois plus important que celui des PC. Mixt a même conquis d’autre continent, puisque les consommateurs Indonésiens ont adopté ce service. Une simplicité à l’image de son fondateur, amoureux de la nature et des voyages en VTT. Herman Heunis vit et innove depuis Stellenbosch (en Afrique du sud), au milieu des vignobles. 

Chris Uwaje, le parrain Nigerian de la cybersécurité

Chris Uwaje est un personnage central et influent de la scène technologique africaine. Considéré comme le gourou de l’innovation au Nigeria, cet ingénieur informatique évolue depuis plus de trente ans dans le milieu des nouvelles technologies. Trente années à essayer de convaincre et d’évangéliser le Nigeria. Ce pionnier dirige l’entreprise Connect Technologies, et préside l’Institut des développeurs de logiciel du Nigeria (ISPON). Spécialiste de l’utilisation des technologies appliquées à la gouvernance, il est également l’un des premiers à avoir compris les enjeux de la cybersécurité en Afrique de l’Ouest. Il donne des conférences un peu partout dans le monde et sensibilise à la nécessité pour les Etats africains d’exister sur les territoires digitaux mais aussi d’être capables de s’y défendre et de contre-attaquer. Entrepreneur et militant de la cause technologique, il est certain que la création de logiciel et le développement d’un écosystème de codeurs africains pourra contribuer au développement économique du continent. «Les banquiers ont des banques, les professeurs ont des écoles…Mais les développeurs de logiciels n’ont pas de lieu consacré à leur profession», aime-t-il à dire en martelant que le développement de logiciel pourra générer des millions d’emplois au Nigeria.

Ndubuisi Ekekwe, la microélectronique au service des NTIC

La notice biographique de Ndubuisi Ekekwe indique qu'il détient deux doctorats (dont un en génie électrique et informatique de l'Université Johns Hopkins, Baltimore) quatre maîtrises et un MBA de l'Université de Calabar, au Nigéria, terminé en mars 2009. Il est le fondateur de l'Atlantique Semiconductors & Microelectronics Ltd (Fasmicro). C'est la première maison de conception de circuit intégré en Afrique . Il a aussi occupé le poste de Directeur de banque à la Diamond Bank of Lagos. Le Professeur Ekekwe est un inventeur – notamment titulaire d'un brevet américain sur une puce utilisée dans les robots chirurgicaux. Il a aussi rédigé une feuille de route sur la monnaie unique africaine où il a présenté cette étude à un congrès de l'Union Africaine. Il vit actuellement à Boston et a fait partie de l'équipe qui a créé le capteur XL à l'intérieur des iPhone et iPod. Il est l'auteur d'un document stratégique sur l'avenir de la microélectronique au Nigeria à l'horizon 2020 qui fait autorité dans le domaine.

Philippe Jean

Rupu, la startup kenyane du web qui monte…

Peut être ne connaissez vous pas Rupu ? Vous avez plus de chance d’avoir entendu parler de Groupon, entreprise américaine au succès phénoménal ayant lancé avec brio le concept de site d’achats groupés. Pour vous faire une idée, rendez-vous directement sur leur site : www.groupon.com. Rupu est le Groupon à la sauce kenyane ! Même concept, même discount attractif, même modèle économique. Je suis tombée par hasard sur Rupu, en suivant un lien sur Facebook que plusieurs de mes amis kenyans avaient « liké ». Cela faisait un moment que je m’intéressais à ce type de business et j’ai sauté sur l’occasion pour envoyer un email à l’équipe de Rupu en leurs proposant une interview. Ils l’ont rapidement acceptée et nous nous sommes retrouvés après nos journées de travail respectives autour d’un verre. J’ai donc eu le plaisir de rencontrer Ben Maina, CEO de Rupu et Munyutu Waigi, co-fondateur de Rupu. Ben et Munyutu sont de jeunes entrepreneurs brillants, dynamiques et charismatiques :

Ben Maina s’occupe des affaires quotidiennes de Rupu tandis que Munyutu, travaillant en parallèle sur d’autres projets, est consultant et accompagne l’évolution stratégique de Rupu. Ben vient du secteur des télécoms. Il a d’abord travaillé dans le développement de projets auprès d’un fournisseur d’accès à internet pendant 5 ans puis chez Zuku (offre triple play kenyane) en tant que directeur du marketing pendant 2 ans. Il a ensuite décidé de laisser parler sa fibre entrepreneuriale en participant à la création de Rupu. C’est en réalité Munyutu qui l’a invité à rejoindre cette aventure, ce que Ben a tout de suite accepté. Il est alors devenu directeur du marketing chez Rupu en novembre 2010 et en avril 2011 il passe CEO alors que Munyutu développe de nouveaux projets.

Munyutu Waigi, co-fondateur de Rupu

Munyutu a un background de consultant (il a notamment travaillé pour Accenture). Après diverses expériences (dont certaines dans les NTIC), Munyutu décide d’entrer chez Ringier (http://www.ringier.ch/), entreprise suisse qui opère dans divers secteurs dont le développement de sites et services sur Internet. Munyutu décide de les aider à lancer Rupu au Kenya. Il n’a fallu que 2 mois après la première rencontre pour que Munyutu ouvre la plateforme d’achats groupés kenyane. Munyutu me raconte qu’à l’origine ce n’est pas la version kenyane de Groupon qui était en préparation mais un autre type de plateforme internet. Mais le Groupon américain attire l’attention du jeune entrepreneur. Les retours sur investissement sont énormes et le marché Kenyan lui semble prêt. Pourquoi ne pas pousser le projet dans une nouvelle direction ? C’est en 2010 que l’idée émerge et elle est immédiatement mise en œuvre. En effet, le modèle de Groupon demande des investissements minimum : il faut monter le site certes mais il n’y a pas de stocks à acheter ou à gérer par exemple. De plus, les prestations de service sont délivrées par les commerçants partenaires. Le tout est d’adapter l’offre au marché kenyan. En 5 semaines Rupu est lancé.

Je reviens sur ce point clef « adapter l’offre au marché kenyan », qu’est-ce que cela signifie exactement ?
1. Pour Ben et Munyutu, le point le plus important est le suivant: arriver à gagner la confiance des futurs clients. En effet, le e-commerce est un marché complètement neuf au Kenya. Les gens sont très réticents à laisser leurs coordonnées bancaires sur un site internet. Il faut véritablement « éduquer » le potentiel client à faire confiance au modèle que Rupu propose. Mais le marché évolue vite et en très peu de temps l’équipe de Rupu commence à voir la différence. Le client commence à apprivoiser l’outil. 2011 voit le nombre de deals augmenter et confirmer la pertinence du modèle.
2. Arriver à évoluer sur un marché beaucoup plus restreint qu’aux Etats Unis et en Europe où le taux de pénétration d’internet n’a aucune commune mesure avec celui, bien moindre, du Kenya (environ 10%).
3. En plus « d’éduquer » le consommateur, il s’agit également de faire bouger les lignes du côté des opérateurs de paiement en ligne. Le marché est tellement nouveau que les entreprises développant ce type de produit sont tout aussi nouvelles. Il s’agit pourtant pour Rupu d’assurer une qualité de service irréprochable. Ils ont donc du avancer main dans la main avec d’autres acteurs du secteur pour parvenir à une offre solide. Pour information suivez ce lien pour découvrir la liste de leurs partenaires et comprendre comment les clients paient sur le site de Rupu: https://www.rupu.co.ke/page/how_to_buy.

Une première question se pose : quel est le profile type du client de Rupu? Ben et Munyutu avaient pour cible, au départ, les personnes âgées de 18 à 40 ans, hommes et femmes. Depuis plus d’un an que Rupu est en ligne, il a plutôt attiré la tranche 24-40ans (80% de leur clientèle), et il s’agit à 56% de femmes. Ils viennent plutôt de la « upper class », ils ont majoritairement accompli des études supérieures et vivent principalement à Nairobi et à Mombasa. A noter qu’effectivement, les deals sont plutôt focalisés sur ces deux villes. Il est encore trop tôt pour proposer des affaires ailleurs (accès internet moindre, clientèle cible moins importante, etc).

Deuxième acteurs clés : les commerçants qui participent à la formule. Qui sont-ils ? Au début, Ben et Munyutu ont tout simplement frappé à la porte des entreprises qui semblaient correspondre à l’offre qu’ils voulaient proposer. Ils ont consulté leurs amis, leurs familles, leurs réseaux pour savoir ce que de potentiels clients pouvaient rechercher. Puis ils ont répété ce qui a marché et corrigé les erreurs commises. Il n’est toutefois pas facile de convaincre un commerçant de travailler avec Rupu, selon Ben et Munyutu. C’est un marché complètement nouveau, il est très difficile de convaincre les gens qu’un tel modèle puisse marcher et, même, leur être bénéfique. En effet, il s’agit de proposer des deals deux fois moins chers au client et de laisser 50% de la marge restante à Rupu… Ce modèle est exactement le même que celui du Groupon américain. Mais en prenant le temps de prouver par des chiffres que le modèle fonctionne et de convaincre de sa pertinence en tant qu’outil marketing pour les commerçants, ils ont progressivement réussi à entrer en partenariat avec de plus en plus d’entreprises. Et maintenant que la sauce a pris, ce sont les commerçants qui viennent frapper à leur porte …

Mais est-ce que ces commerçants partenaires sont capables de gérer le flux de nouveaux clients ? En effet, tous les deals fonctionnent sur l’effet volume : « je vous fais profiter d’un massage à 1000 Kenyan Shillings (9€) à condition que cette offre attire 15, 20, 30 clients ». Du coup, la question est de savoir si ce salon de massage sera capable d’assumer un nombre de clients soudainement supérieur à la demande habituelle. La question n’est pas anodine car si tel n’était pas le cas la publicité qu’offre Rupu au commerçant pourrait vite jouer en sa défaveur si ce dernier n’était pas capable d’assurer une bonne qualité de services. Il est donc important, et pour Rupu et pour son partenaire, de trouver le moyen d’éviter ce genre de problème. Ben et Munyutu m’expliquent alors que, lors de la mise en place d’un partenariat avec un commerçant, Rupu joue un vrai rôle de conseiller. Ils aident le commerçant à structurer au mieux son deal en fonction de ses capacités. Pourquoi ne pas imposer un nombre maximum de massages que vous voulez mettre à disposition du public (par exemple 10 plutôt qu’une offre indéfinie et illimitée qui pourrait voir ce chiffre largement augmenter) ? Pourquoi ne pas étaler dans le temps la période de validité du « coupon massage » vendu par Rupu ? 10 deals étalés sur 3 mois sont plus faciles à gérer que 10 deals à assurer sur 1 semaine. De plus, le client doit systématiquement appeler pour réserver ou prévenir les commerçants suffisamment à l’avance pour que ces derniers puissent s’organiser. Ces quelques règles permettent donc d’assurer aux commerçants les services que Rupu vend sur son site.

Ben Maina, PDG de Rupu

Mais à part Ben et Munyuty, qui se cachent derrière Rupu ? L’équipe est encore petite : 10 personnes travaillent à temps plein (la majorité avec un background dans le secteur des nouvelles technologies ainsi que du staff administratif (RH et financier). 7 autres personnes travaillent et sur Rupu et sur d’autres projets financés par Ringier. Ben et Munyutu insistent pourtant sur une chose : le marché est tellement nouveau qu’il n’existe pas de personne ayant un profil professionnel ou académique qui corresponde exactement au business développé par Rupu. Il s’agit davantage de trouver des personnes motivées par le projet qui ont une personnalité en adéquation avec la startup et ceux qui y travaillent déjà. Ben et Munyutu investissent essentiellement dans des personnalités et leur potentiel. L’ambiance de travail est détendue, le dialogue ouvert, les blagues fusent mais, attention, on prend son travail au sérieux et les résultats doivent être là. Ben et Munyutu tiennent à ce que chacun puisse prendre des initiatives et ne reste pas cantonner à des travaux répétitifs sans prise de responsabilités comme dans la plupart des grosses entreprises kenyanes. L’âge moyen au bureau est de 25-26 ans. Les équipes sont donc très jeunes ! C’est le dynamisme et la réactivité qui comptent : Munyutu a une idée pour faire évoluer la plateforme, il en parle à Ben qui la relaie aux équipes et un débat ouvert s’en suit. Si l’impression générale est bonne, si les outils sont là, l’idée est mise en place aussitôt. Munyutu insiste sur le fait qu’il a envie de venir tous les jours au travail et d’apprendre de nouvelles choses, chose possible dans l’environnement particulièrement stimulant qu’ils ont réussi à créer.

Au fait, vers quoi se dirige la belle énergie des équipes de Rupu ? Ben et Munyutu font un premier constat : nous étions 4ème sur le marché quand Rupu a été créé, nous sommes devenus 1er en 6 mois. Et après de nombreuses nuits passées au bureau, de poids perdu puis gagné, quelle satisfaction de rencontrer des gens qui vous apprennent par hasard qu’ils ont acheté un deal sur Rupu ! La prochaine étape c’est d’accompagner ce business vers un marché grand public avec une base clientèle beaucoup plus importante. Le but est de faire connaître à un maximum de personnes Rupu et de les amener à acheter au moins une fois sur le site. En réalité Ben et Munyutu aimeraient dans un premier temps qu’un maximum de personnes achète en ligne, pas nécessairement sur Rupu. Le tout est d’attirer la population kenyane vers un marché nouveau. Ben et Munyutu comptent travailler 1 ou 2 ans de manière intensive sur le marché kenyan avant de réfléchir à une expansion régionale. Il faut néanmoins tenir compte du fait que le taux de pénétration d’internet dans les pays d’Afrique de l’est n’est pas toujours très élevé et qu’on ne peut pas s’aventurer sur un marché trop jeune sous peine de ne pas décoller. Il faudra faire les bons choix stratégiques…

Et c’est tout ce qu’on leurs souhaite !  Pour les habitants de Nairobi et pour les curieux voici leur site : www.rupu.co.ke

Léa Guillaumot
 

Le web 2.0 et les révolutions en Tunisie et Egypte

L’Égypte et la Tunisie ont investi massivement dans l’infrastructure Internet dans l’espoir d’attirer les investissements étrangers, et le nombre d’utilisateurs d’Internet n’a cessé de croître dans les deux pays. Environ 21 % de la population égyptienne a accès à Internet, tandis que la Tunisie affiche 34 % de citoyens connectés. Il ne s’agit toutefois pas du taux le plus élevé du monde arabe, des pays comme le Bahreïn et les Émirats arabes unis affichant une connectivité plus importante. La Tunisie était cependant parmi les premiers pays africains à développer cette technologie. Or, en dépit de l’avance de la Tunisie en termes de connectivité, c’est l’Égypte qui a vu une première vague de manifestations anti-Moubarak organisées sur Internet en 2005 par le mouvement Kefaya («assez » en dialecte égyptien). Le contexte politique global en Tunisie a longtemps empêché le développement d’un activisme politique sur Internet.

La lente politisation du web tunisien

Le régime tunisien était l’un des plus répressifs en termes de contrôle d’Internet, comparable à des pays comme l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine, bien qu’Internet était également perçu comme une technologie permettant d’importants gains économiques.(…). Le prix compétitif fait que l’Internet est un passe-temps favori des jeunes en Tunisie. En outre, la classe moyenne en Tunisie est plutôt large et un nombre de parents sont capables de soutenir leurs enfants tant bien que mal, même s’ils ne trouvent pas d’emploi, et qui passent leurs journées en ligne. Selon les chiffres officiels, un tiers de la population était connecté au Web. Ces chiffres sont confirmés par les statistiques de Facebook : la Tunisie y figure au 37e rang mondial en termes d’utilisateurs de Facebook par rapport au nombre total d’habitants (1,4 million soit 13,5 % en Avril 2010), trois places devant l’Allemagne (11 %) et premier pays africain.

Les Tunisiens en 2010 étaient déjà adeptes des réseaux sociaux, non seulement Facebook était le site le plus visité, mais quatre autres communautés en ligne comptaient parmi le top 25 de sites visités. La politique nationale était toutefois rarement abordée sur les sites populaires. En effet, la responsabilité juridique pour ce qui est consulté et publié en ligne était répartie entre de multiples acteurs, qui censuraient eux-mêmes le contenu des sites. Par exemple, la plupart des chartes des forums tunisiens précisaient que la discussion de la politique nationale était interdite et des blogueurs ont souvent choisi de supprimer les commentaires « sensibles » postés sur leurs blogs, de peur d’être censurés. De nombreux blogueurs tunisiens à cette époque estimaient que la cyber-dissidence était contreproductive, car trop radicale et conduisant au blocage des sites. Ils ont préféré une poussée prudente des limites. La crainte de la censure ou même des représailles plus graves ont clairement influencé le comportement des internautes tunisiens sur le Net. En outre, le lieu de résidence était déterminant dans le degré de critique choisi par les blogueurs : de nombreux blogs ouvertement politiques étaient gérés par des Tunisiens résidant à l’étranger.

(…) L’immolation de Mohamed Bouazizi a été filmée et mise en ligne par son cousin Ali, tout comme une vidéo montrant un sit-in pacifique devant la mairie. Ignoré par les autorités, le site Nawaat est devenu une source d’information incontournable pour beaucoup de Tunisiens. Le site était fréquemment mis à jour et proposait le téléchargement de photos de toutes les villes tunisiennes, et ces photos étaient ensuite échangées par téléphone portable, dépassant ainsi la communauté des internautes pour inclure quasiment la population entière (93 % de la population souscrit à un contrat de téléphone portable, selon la Banque mondiale).

Le web égyptien et l'information alternative

Si le manque de discussions et d’activités politiques à travers Internet a longtemps été caractéristique du Web tunisien, la situation en Égypte était radicalement différente. En 2005 est né Kefaya (« assez » en arabe égyptien), le premier mouvement de protestation en Égypte pour lequel Internet était un canal privilégié de mobilisation. Cette organisation unit des tendances politiques diverses, des jeunes islamistes aux communistes, avec deux revendications principales : une opposition à la présidence de Hosni Moubarak et à la possibilité que son fils Gamal« hérite » du pouvoir. En 2005, le nombre d’utilisateurs était estimé à 9 millions (soit plus de 10 % de la population). Ce nombre a atteint 17 millions en 2010 (21 % des Égyptiens), selon l’Union internationale des Télécommunications. Cette hausse s’est produite en dépit de la persistance d’un taux d’illettrisme élevé dans le pays. Internet a été adopté par la jeunesse égyptienne, qui fait preuve d’une plus grande affinité avec les nouvelles technologies et qui est en général mieux éduquée que les générations précédentes. Les Égyptiens ont également bénéficié d’un Web généralement non-censuré, ce qui les distingue nettement de leurs homologues chinois, saoudiens, et tunisiens. La marge de liberté d’expression en Égypte a généralement été plus grande en ligne que dans des publications imprimées.

Les internautes égyptiens, majoritairement issus des couches éduquées, préfèrent les sites d’information alternatifs comme les blogs aux médias traditionnels. La popularité de Al-Masry Al-Yawm par rapport à celle d’Al-Ahrâm confirme la recherche sur Internet d’informations alternatives à l’information gouvernementale, ce qui n’est pas le cas pour la presse papier. Le développement d’Internet a eu pour conséquence l’émergence de sites Web discutant des sujets évités par les médias traditionnels en raison de la censure étatique ou de l’autocensure. Le blogueur le plus connu d’Égypte, Wael Abbas, considéré comme l’une des personnes les plus influentes de l’année 2006 par la BBC, a publié des vidéos montrant la torture de personnes en garde à vue sur son blog Misr Digital, fondé en 2004.En couvrant des faits ignorés par la presse traditionnelle, les blogueurs égyptiens sont d’éminents représentants d’une nouvelle génération d’utilisateurs du Web : à la fois blogueurs, journalistes et militants politiques. Internet leur a permis de s’exprimer, tout comme aux jeunes membres des Frères musulmans quand l’État a renforcé son contrôle sur l’organisation dans les universités au cours des années 2005 et 2006.

(…) Dans des sociétés où la sphère publique a été scellée et où les médias traditionnels et organisations des droits humains ont été trop affiliés aux pouvoirs en place pour servir de canaux d’expression à la population, Internet a permis à une génération éduquée et habituée aux technologies de discuter et, dans un deuxième temps, de s’organiser. La blogosphère naissante a pu s’installer en contrepoids au journalisme classique, dominé par la langue de bois et la propagande. Dans le contexte d’un étouffement de la sphère politique générale, l’activisme soutenu par Internet s’est imposé, avec des succès variables et des échecs, comme un acteur dynamique de changement.

 

Johanne Kübler

 

NDLR : la version complète de cet article de recherche très bien documenté de la revue Averroès est disponible ici

Le  numéro 4-5 de la revue Averroès fait un focus spécial sur le "Printemps arabe". Un panorama riche et complet des dynamiques à l'oeuvre dans cette région du monde qui permet de mieux comprendre les soulèvements populaires récents.

Y aura-t-il un Facebook africain ?

Le continent africain est souvent cité en exemple pour illustrer la fracture numérique à l’échelle globale, comme l’ont mentionné Jacques Leroueil et Philippe Jean dans la série d’articles  Internet en Afrique : état des lieux. Pourtant, sur les 119 millions d’internautes africains recensés, 32 millions d’entre eux ont un compte Facebook (source : Socialbakers.com). Plus d’un quart des Africains utilisant Internet régulièrement sont donc connectés au réseau social le plus populaire au monde, qui compte plus de 725 millions d’utilisateurs à l’échelle de la planète.

Au-delà des chiffres, divers facteurs expliquent cette success story de Facebook sur le continent africain. Le faible taux de pénétration d’Internet conjugué à l’essor de la téléphonie mobile a sensiblement contribué à l’utilisation des téléphones portables pour se connecter aux réseaux sociaux à un coût raisonnable. Il est également aisé de garder contact avec les amis partis étudier ou travailler à l’étranger, une observation empirique permettant de constater que la plupart des utilisateurs africains affichent plusieurs centaines de contacts sur Facebook, dépassant ainsi de loin les 120 amis de l’utilisateur moyen de ce réseau. Facebook a lui-même su s’adapter à l’utilisateur africain en proposant une navigation en plusieurs langues locales, parmi lesquelles l’arabe, l’afrikaans et le swahili.  Avec 8 millions d’utilisateurs, l’Egypte est le pays qui recense le plus d’adeptes sur le continent, suivi par l’Afrique du Sud, le Maroc et le Nigéria. Le taux de croissance des utilisateurs demeure élevé, allant jusqu’à 120% par mois en République démocratique du Congo.

On peut alors s’interroger sur l’absence de l’équivalent africain de Facebook, alors que la plupart des pays émergents ont le leur, comme Orkut au Brésil ou Renren en Chine. L’internaute africain refuserait-il de se cloîtrer dans un réseau local ostracisant, ou est-il encore à la recherche du réseau social africain qui lui ressemble ?

Il existe pourtant déjà plusieurs réseaux sociaux africains, qui connaissent un franc succès. Les plus connus sont Afrigator, Zoopy et Ushahidi. Les deux premiers réseaux cités sont sud-africains, et ont été lancés en 2007. Leur positionnement diffère cependant. Afrigator est à la fois un réseau social et un agrégateur de blogs,tandis que Zoopy propose essentiellement des vidéos courtes d’actualité, que les utilisateurs peuvent commenter et partager. Ushahidi est quant à lui sur un segment bien différent : créé après les élections au Kenya en 2008, il permet aux utilisateurs de signaler les incidents violents qui ont lieu à travers le pays par le biais de leur téléphone portable, réalisant ainsi un mapping de la crise politique qui sévit dans le pays. Ce concept de cartographie sociale s’est par la suite exporté dans d’autres pays africains, tel que le Zimbabwe, la Côte d’Ivoire (Wonzomai) ou encore l’Egypte (Zabatak).

Ces trois réseaux sociaux se caractérisent donc par des modalités d’utilisation différentes, et fragmentent ainsi le modèle du réseau social en une multitude de circuits parallèles, à l’inverse même du facteur clé de succès de Facebook, à savoir rendre l’utilisateur captif et dépendant du réseau, que ce soit pour s’informer, suivre les faits et gestes de ses amis, et activer ses contacts professionnels. C’est donc l’absence d’un réseau social multi-fonctions à l’échelle du continent qui a poussé deux étudiants africains à lancer en février dernier Farafyn, réseau social se revendiquant « purement africain » et disponible dans les langues locales les plus courantes. Même s’il est encore tôt pour se prononcer sur le réussite à long terme de ce concept, le site connaît pour l’instant un succès relatif, avec tout au plus quelques centaines d’utilisateurs, la plupart sénégalais et ivoiriens.

La croissance exponentielle de Facebook en Afrique semble donc traduire une forte volonté d’adhésion à un réseau globalisant, loin des revendications d’appartenance à des réseaux locaux. Les dirigeants africains ont d’ailleurs rapidement compris le poids de Facebook dans les débats politiques locaux : rares sont les chefs d’Etat à ne pas posséder au moins une fan page officielle.

Leïla Morghad

Internet en Afrique : état des lieux

Entre les prémisses d’ARPANET, projet confidentiel de réseau à distance du ministère de la Défense américain, et son populaire héritier civil qu’est Internet, moins d’un demi-siècle s’est écoulé. Une période brève qui aura vu une idée visant initialement à sécuriser les communication sensibles du Pentagone dans un contexte de guerre froide se répandre progressivement à la sphère des chercheurs universitaires américains, puis in fine toucher la totalité de la planète. Une révolution comparable aux précédentes innovations (imprimerie, chemin de fer, télégraphe, électricité, automobile, télévision…)qui ont bouleversé en profondeur les modes de vie individuels.

Les statistiques disponibles peuvent témoigner de cette croissance exponentielle : 23 ordinateurs connectés au réseau ARPANET en 1971. 40 ans plus tard, le cap des 2 milliards d’internautes a été franchi à l'échelle mondiale. L’idée avant-gardiste de scientifiques s’est ainsi muée en outil de masse, transformant radicalement la façon de communiquer, échanger, commercer.
A l'image de cette (r)évolution globale, Internet en Afrique a également connu une fantastique croissance depuis la fin des années 90. Le réseau a cependant deux particularités qui lui sont propres sur le continent : Le plus faible taux de pénétration de la planète, compensé cependant par la plus forte croissance mondiale.

Un taux de pénétration faible…

Selon les dernières données compilées par Internet World Stats, sur près de 2.1 milliards d'utilisateurs internet recensés dans le monde en mars 2011, seuls 110 millions d'entre eux sont africains, soit 5 % du total. Le taux de pénétration sur le continent atteint aujourd'hui les 11 %, à comparer avec un taux de 30 % pour l'ensemble du monde (l'Amérique du Nord approchant les 80 %, tandis que l'Europe avoisine les 60 %). Ces chiffres donnent un ordre de grandeur à une réalité qui n'aura échappé à personne : Internet demeure un moyen de communication inégalement partagé. Et en Afrique plus qu'ailleurs, il continue d'être l'apanage des classes moyennes et supérieures en milieu urbain. Un outil dont l'usage quotidien depuis son domicile reste un luxe pour l'immense majorité des habitants du continent. A noter que cette disparité est aussi visible suivant les différentes sous-régions évoquées : l'Afrique du Nord et l'Afrique du Sud font, et de loin, la course en tête. A contrario, le reste de l'Afrique subsaharienne fait toujours figure de parent pauvre.

Au-delà des données statistiques, le réseau internet doit faire face sur le continent à trois difficultés spécifiques :

– 1) Une couverture du réseau insuffisante qui privilégie le plus souvent les bordures côtières fortement densifiées et urbanisées au détriment du reste du territoire.

– 2) La faiblesse régulière de la vitesse des connexions internet (l'usage du haut débit demeure très limité), liée à l'indigence des infrastructures de télécommunications.

– 3) Le coût élevé de la connexion, qui s'explique principalement par la charge des liaisons longue distance et l'étroitesse du marché qui rendent difficile la réalisation d'économies d'échelle significatives.

Outre les freins à l'expansion mentionnés ici, les principaux obstacles à la croissance de l'Internet en Afrique demeurent la faiblesse du pouvoir d'achat, une trop longue négligence des politiques publiques à l'égard des nouvelles technologies (encore aggravée par la faiblesse des moyens mis en oeuvre) et un rapport de force le plus souvent en faveur des grands opérateurs privés. Ces derniers privilégiant le plus souvent une optique de rentabilité à court terme (logique de "comptoirs" dénoncée par certains observateurs pour qualifier la recherche d'une rentabilité immédiate et garantie consistant à n'offrir des prestations que dans les zones fortement peuplées et urbanisées le long des côtes, sans tenir compte des populations moins solvables de l'intérieur), parfois au détriment d'un schéma de développement à échéance longue qui serait plus profitable pour l'ensemble de la collectivité.

Néanmoins, ce retard africain est progressivement résorbé par un phénomène de rattrapage.

…mais en forte progression.

En dépit des nombreux défis à relever et obstacles à surmonter, l'Afrique est aujourd'hui le continent enregistrant la plus forte croissance au monde du réseau internet. Une progression de 2527 % entre 2000-2011, là où le reste du monde faisait + 480 % sur la même période. La dernière frontière. L'endroit où il faut désormais être (Orange, Vodafone, Bharti…) pour capter les réservoirs de croissance que ne peuvent plus apporter les marchés matures des pays développés.

Pendant longtemps, l'Afrique n'a eu qu'un accès extrêmement limitée à la toile : un seul câble sous-marin reliait le sud de l'Europe à l'ouest du continent africain. Aujourd'hui, initiatives et autres projets d'envergure sont partout engagés pour développer les réseaux internationaux et mieux raccorder l'Afrique au reste du monde. Avec la promesse d'une augmentation significative des débits pour les usagers. Cette nouvelle dynamique se traduit logiquement par une hausse des investissements sur le continent, les principaux projets en cours se chiffrant à plusieurs milliards de dollars, essentiellement financés par les grands opérateurs de télécommunications. C'est une véritable course contre la montre qui s'est engagée pour rafler la plus large portion d'un gâteau qui grossit d'année en année. A tel point que certains vont jusqu'à craindre un prochain excès de capacité en fibre optique pour les besoins du réseau internet en Afrique. Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche au CNRS, dans une étude intitulée L'Afrique au seuil de la révolution des télécommunications, résume assez bien ce nouveau sentiment : "Depuis 2009, le paysage de la connexion du continent au reste du monde est en train de changer radicalement, à tel point que l'on se demande si on ne passe pas d'un extrême à l'autre, d'une situation de pénurie à une situation de surcapacité en ce qui concerne les câbles à fibre optique".

Enfin, le tableau de l'évolution actuelle d'Internet en Afrique serait incomplet s'il n'était tenu compte aussi d'un phénomène de convergence technologique actuellement à l'oeuvre sur le continent et qui contribue grandement à la diffusion du web : l'Internet mobile. Avec près d'un demi-milliard d'utilisateurs de mobiles en Afrique, l'usage de terminaux portatifs est désormais entièrement entré dans les moeurs. Avec toutes les possibilités que cela implique, notamment l'usage d'une connexion internet mobile. L'Union internationale des télécommunications (UIT) estime ainsi que 29 millions de personnes sont déjà abonnées à des services d'Internet à haut débit sur mobile en Afrique. Il n'y en avait que 7 millions en 2008…

A quoi dès lors attribuer ce changement progressif de paradigme dans l'usage de l'Internet en Afrique ? Plusieurs explications pourraient être avancées, mais quelques-unes se détachent cependant.

– 1) Une dynamique démographique porteuse, se traduisant par une population jeune, réceptive aux nouvelles technologies.

– 2) Une croissance économique soutenue au cours des dernières années sur la majeure partie du continent, alimentant un pouvoir d'achat sans cesse accru d'une classe moyenne montante.

– 3) Une plus grande implication des pouvoirs publics dans la définition des schémas directeurs liés aux nouvelles technologies (notamment celles liées à Internet), associée à une modification progressive des rapports de force en leur faveur (face aux opérateurs privés).

Pour conclure

En définitive, la faiblesse du taux de pénétration d’Internet en Afrique et le corollaire négatif qui en découle (fameuse notion de "fracture numérique") sont plus que jamais d'actualité. Mais cet écart est progressivement comblé par la très forte croissance du réseau sur le continent, ce qui laisse penser qu’une uniformisation du taux de pénétration d'Internet est en cours désormais à l’échelle du monde. Perspective certainement encore lointaine mais en ligne de mire.

La démocratisation et la maturité désormais éprouvées d’Internet augurent donc encore de nombreux changements en perspective, et l'Afrique dispose d'une opportunité historique de sauter des étapes dans une perspective de développement accéléré en s'appropriant pleinement ce formidable médium que constitue Internet. La saga continue plus que jamais et l'avenir est encore à écrire.
 

Jacques Leroueil