Entre les prémisses d’ARPANET, projet confidentiel de réseau à distance du ministère de la Défense américain, et son populaire héritier civil qu’est Internet, moins d’un demi-siècle s’est écoulé. Une période brève qui aura vu une idée visant initialement à sécuriser les communication sensibles du Pentagone dans un contexte de guerre froide se répandre progressivement à la sphère des chercheurs universitaires américains, puis in fine toucher la totalité de la planète. Une révolution comparable aux précédentes innovations (imprimerie, chemin de fer, télégraphe, électricité, automobile, télévision…)qui ont bouleversé en profondeur les modes de vie individuels.
Les statistiques disponibles peuvent témoigner de cette croissance exponentielle : 23 ordinateurs connectés au réseau ARPANET en 1971. 40 ans plus tard, le cap des 2 milliards d’internautes a été franchi à l'échelle mondiale. L’idée avant-gardiste de scientifiques s’est ainsi muée en outil de masse, transformant radicalement la façon de communiquer, échanger, commercer.
A l'image de cette (r)évolution globale, Internet en Afrique a également connu une fantastique croissance depuis la fin des années 90. Le réseau a cependant deux particularités qui lui sont propres sur le continent : Le plus faible taux de pénétration de la planète, compensé cependant par la plus forte croissance mondiale.
Un taux de pénétration faible…
Selon les dernières données compilées par Internet World Stats, sur près de 2.1 milliards d'utilisateurs internet recensés dans le monde en mars 2011, seuls 110 millions d'entre eux sont africains, soit 5 % du total. Le taux de pénétration sur le continent atteint aujourd'hui les 11 %, à comparer avec un taux de 30 % pour l'ensemble du monde (l'Amérique du Nord approchant les 80 %, tandis que l'Europe avoisine les 60 %). Ces chiffres donnent un ordre de grandeur à une réalité qui n'aura échappé à personne : Internet demeure un moyen de communication inégalement partagé. Et en Afrique plus qu'ailleurs, il continue d'être l'apanage des classes moyennes et supérieures en milieu urbain. Un outil dont l'usage quotidien depuis son domicile reste un luxe pour l'immense majorité des habitants du continent. A noter que cette disparité est aussi visible suivant les différentes sous-régions évoquées : l'Afrique du Nord et l'Afrique du Sud font, et de loin, la course en tête. A contrario, le reste de l'Afrique subsaharienne fait toujours figure de parent pauvre.
Au-delà des données statistiques, le réseau internet doit faire face sur le continent à trois difficultés spécifiques :
– 1) Une couverture du réseau insuffisante qui privilégie le plus souvent les bordures côtières fortement densifiées et urbanisées au détriment du reste du territoire.
– 2) La faiblesse régulière de la vitesse des connexions internet (l'usage du haut débit demeure très limité), liée à l'indigence des infrastructures de télécommunications.
– 3) Le coût élevé de la connexion, qui s'explique principalement par la charge des liaisons longue distance et l'étroitesse du marché qui rendent difficile la réalisation d'économies d'échelle significatives.
Outre les freins à l'expansion mentionnés ici, les principaux obstacles à la croissance de l'Internet en Afrique demeurent la faiblesse du pouvoir d'achat, une trop longue négligence des politiques publiques à l'égard des nouvelles technologies (encore aggravée par la faiblesse des moyens mis en oeuvre) et un rapport de force le plus souvent en faveur des grands opérateurs privés. Ces derniers privilégiant le plus souvent une optique de rentabilité à court terme (logique de "comptoirs" dénoncée par certains observateurs pour qualifier la recherche d'une rentabilité immédiate et garantie consistant à n'offrir des prestations que dans les zones fortement peuplées et urbanisées le long des côtes, sans tenir compte des populations moins solvables de l'intérieur), parfois au détriment d'un schéma de développement à échéance longue qui serait plus profitable pour l'ensemble de la collectivité.
Néanmoins, ce retard africain est progressivement résorbé par un phénomène de rattrapage.
…mais en forte progression.
En dépit des nombreux défis à relever et obstacles à surmonter, l'Afrique est aujourd'hui le continent enregistrant la plus forte croissance au monde du réseau internet. Une progression de 2527 % entre 2000-2011, là où le reste du monde faisait + 480 % sur la même période. La dernière frontière. L'endroit où il faut désormais être (Orange, Vodafone, Bharti…) pour capter les réservoirs de croissance que ne peuvent plus apporter les marchés matures des pays développés.
Pendant longtemps, l'Afrique n'a eu qu'un accès extrêmement limitée à la toile : un seul câble sous-marin reliait le sud de l'Europe à l'ouest du continent africain. Aujourd'hui, initiatives et autres projets d'envergure sont partout engagés pour développer les réseaux internationaux et mieux raccorder l'Afrique au reste du monde. Avec la promesse d'une augmentation significative des débits pour les usagers. Cette nouvelle dynamique se traduit logiquement par une hausse des investissements sur le continent, les principaux projets en cours se chiffrant à plusieurs milliards de dollars, essentiellement financés par les grands opérateurs de télécommunications. C'est une véritable course contre la montre qui s'est engagée pour rafler la plus large portion d'un gâteau qui grossit d'année en année. A tel point que certains vont jusqu'à craindre un prochain excès de capacité en fibre optique pour les besoins du réseau internet en Afrique. Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche au CNRS, dans une étude intitulée L'Afrique au seuil de la révolution des télécommunications, résume assez bien ce nouveau sentiment : "Depuis 2009, le paysage de la connexion du continent au reste du monde est en train de changer radicalement, à tel point que l'on se demande si on ne passe pas d'un extrême à l'autre, d'une situation de pénurie à une situation de surcapacité en ce qui concerne les câbles à fibre optique".
Enfin, le tableau de l'évolution actuelle d'Internet en Afrique serait incomplet s'il n'était tenu compte aussi d'un phénomène de convergence technologique actuellement à l'oeuvre sur le continent et qui contribue grandement à la diffusion du web : l'Internet mobile. Avec près d'un demi-milliard d'utilisateurs de mobiles en Afrique, l'usage de terminaux portatifs est désormais entièrement entré dans les moeurs. Avec toutes les possibilités que cela implique, notamment l'usage d'une connexion internet mobile. L'Union internationale des télécommunications (UIT) estime ainsi que 29 millions de personnes sont déjà abonnées à des services d'Internet à haut débit sur mobile en Afrique. Il n'y en avait que 7 millions en 2008…
A quoi dès lors attribuer ce changement progressif de paradigme dans l'usage de l'Internet en Afrique ? Plusieurs explications pourraient être avancées, mais quelques-unes se détachent cependant.
– 1) Une dynamique démographique porteuse, se traduisant par une population jeune, réceptive aux nouvelles technologies.
– 2) Une croissance économique soutenue au cours des dernières années sur la majeure partie du continent, alimentant un pouvoir d'achat sans cesse accru d'une classe moyenne montante.
– 3) Une plus grande implication des pouvoirs publics dans la définition des schémas directeurs liés aux nouvelles technologies (notamment celles liées à Internet), associée à une modification progressive des rapports de force en leur faveur (face aux opérateurs privés).
Pour conclure
En définitive, la faiblesse du taux de pénétration d’Internet en Afrique et le corollaire négatif qui en découle (fameuse notion de "fracture numérique") sont plus que jamais d'actualité. Mais cet écart est progressivement comblé par la très forte croissance du réseau sur le continent, ce qui laisse penser qu’une uniformisation du taux de pénétration d'Internet est en cours désormais à l’échelle du monde. Perspective certainement encore lointaine mais en ligne de mire.
La démocratisation et la maturité désormais éprouvées d’Internet augurent donc encore de nombreux changements en perspective, et l'Afrique dispose d'une opportunité historique de sauter des étapes dans une perspective de développement accéléré en s'appropriant pleinement ce formidable médium que constitue Internet. La saga continue plus que jamais et l'avenir est encore à écrire.
Jacques Leroueil