Le déficit public égyptien a-t-il atteint un niveau excessif ?

En août 2016, la mission du FMI au Caire a accordé au gouvernement égyptien, un prêt de 12 milliards de dollars sur trois ans en échange de l’adoption d’un ensemble de réformes  (introduction de la TVA, baisse des subventions à la consommation d’énergie, réduction de la masse salariale de la fonction publique…)  visant à réduire le déficit budgétaire du pays. Ce dernier, en augmentation continue depuis 2007,s’élevait à 12,3% du PIB au cours de l’année 2015-2016 et devrait atteindre 11% selon le projet de loi de finances pour l’année 2017 (1). Par ailleurs, en 2015-2016 le remboursement de la dette publique constituait le principal poste de dépense publique soit une part de 30% (2), tandis que le taux d’intérêt s’élevait à 17% et la croissance à 3,8%.(3) Ces statistiques posent la question de la soutenabilité de la dette égyptienne et de l’état des finances publiques du pays.

 

 

  1. Un fastidieux arbitrage entre augmentation du taux d’intérêt et réduction des dépenses

 

  1. La hausse du déficit public égyptien impacte significativement le taux d’intérêt sur la dette publique…

L’augmentation du déficit égyptien est allée de paire depuis 2013 avec une forte hausse de la dette publique (4). En effet, la hausse du déficit a conduit l’Etat égyptien à avoir recours à un plus grand nombre de prêteurs pour assurer son financement. Au niveau national cela  a induit une hausse du taux d’intérêt sur la dette publique interne. L’ampleur de l’accroissement du déficit public a généré un choc de demande sur le marché de l’épargne et la hausse du taux d’intérêt a été un moyen d’inciter les agents à prêter davantage. Par ailleurs le taux d’intérêt a également connu une tendance haussière du fait des risques d’insolvabilité que fait peser le déficit public sur l’Etat égyptien depuis la fin des années 2000. Face à une dette risquée, les prêteurs ont exigé une prime de risque plus importante ce qui a encore amplifié la hausse du taux d’intérêt.

 

  1. … et cela pose le problème de la soutenabilité de la dette et de l’effondrement de l’investissement privé.

Comme tout Etat, l’Egypte a recours au déficit public pour financer ses dépenses de fonctionnement et d’investissement ainsi que ses politiques publiques à caractère contracyclique. Dès lors le niveau de déficit optimal est celui pour lequel la productivité marginale du déficit public est égale au taux d’intérêt. Au-delà, l’Etat exerce des externalités sur l’ensemble de l’économie et nuit à l’investissement des entreprises par effet d’éviction. En effet, l’Etat lourdement déficitaire emprunte et accapare une partie significative  de l’épargne qui, de fait n’est plus disponible pour les entreprises ou atteint un prix prohibitif. A ce titre, conscient des externalités négatives exercées par l’ampleur du déficit public sur la disponibilité de l’épargne  égyptienne, le vice-président de la Banque Mondiale pour la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord déclarait le 17 mars 2017 : «Nous devons observer une importante augmentation de l'investissement privé. Il ne s’agit pas uniquement des grandes entreprises privées. Les reformes doit être axées sur la promotion des PME et aider à développer l’esprit d’entrepreneuriat chez les jeunes.». (5)

 

En outre, le taux de croissance de la dette publique égyptienne a été plus important que le taux de croissance du PIB  au cours de la dernière décennie. Or d’après le concept de soutenabilité de la dette, la dette d’un pays peut croître de façon continue et demeurer sans risque  pour les prêteurs si et seulement si la capacité de remboursement de l’Etat croît au moins dans les mêmes proportions. Cela n’ayant pas été le cas de 2013 à 2017 du fait de la faible capacité de l’Etat égyptien à prélever les impôts, il est possible d’affirmer que le pays a atteint un niveau de déficit insoutenable et donc excessif qui se traduit d’ailleurs par des taux d’intérêt punitifs.

 

 

  1. L’Egypte doit parvenir à appliquer le plan d’austérité préconisé par le FMI tout en soutenant l’investissement privé

 

A.  Un plan d’austérité risqué tant sur le plan économique que politique

Face à la menace d’une crise économique et monétaire, l’Egypte du président Sissi a finalement adopté les mesures préconisées par le FMI lors de l’été 2016. En effet, la réduction des dépenses publiques et l’augmentation des recettes fiscales via la création de la TVA sont les deux principaux objectifs de la politique économique égyptienne.  Toutefois ces réformes touchant directement la fiscalité des entreprises risquent soit de porter atteinte à la compétitivité des entreprises égyptiennes, soit d’aggraver la hausse du taux d’inflation –qui s’élevait déjà à 30% en janvier 2017 (6)- si les producteurs décident de répercuter le montant de la TVA sur les prix de vente. Une telle possibilité risquerait de détériorer encore plus le pouvoir d’achat des Egyptiens et de raviver les mouvements sociaux qui avaient conduit au renversement du régime lors du printemps arabe de 2011.

En outre pour endiguer la hausse du taux d’intérêt s’étant élevé au taux  quasi-prohibitif de 17% au cours de l’année 2016, la Banque centrale égyptienne (BCE) a fixé à 14,75% le taux d’intérêt pour l’année 2017.(7)

 

B. Recommandations

Le gouvernement égyptien a tout intérêt à encourager l’investissement privé en simplifiant le cadre réglementaire de la création et du développement des entreprises. En effet, la création d’un guichet unique pour les procédures fiscales permettrait de simplifier les rapports entre le secteur privé et l’administration fiscale.  Cette sécurité fiscale faciliterait la collecte de l’impôt sur les sociétés, inciterait davantage d’entreprises et commerces à quitter le secteur informel pour le secteur formel et conduirait à un accroissement significatif des recettes publiques.

Il convient également de prendre en compte la productivité des dépenses publiques et de ne pas les diaboliser. En effet, si le plan du FMI inclut une réduction drastique des subventions publiques notamment dans le domaine des énergies fossiles, cette réforme peut également donner lieu à une réallocation des ressources vers des secteurs novateurs et à haute valeur ajoutée tels que la recherche ou le développement des énergies renouvelables.

La dette  et le déficit supplémentaires ne sont pas considérés comme excessifs dès lors qu’ils financent de nouveaux investissements publics qui à terme rapporteront davantage de recettes fiscales. En effet l’Egypte pourrait s’inspirer des objectifs du programme Europe 2020 visant non pas à imposer des plans d’austérité dont l’efficacité est discutable mais à favoriser l’essor d’une croissance dite « intelligente, durable et inclusive ». L’Egypte dispose à ce titre d’une importante marge de manœuvre puisque seul 10% des dépenses publiques du budget 2015-2016 ont servi à financer des dépenses d’investissement (8).

 

Sources

  1. http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/433051 « Situation économique générale de l’Egypte ».
  2. http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/433051 « Situation économique générale de l’Egypte ».
  3. http://www.jeuneafrique.com/370978/economie/pression-legypte-devalue-monnaie/
  4. http://www.coface.com/fr/Etudes-economiques-et-risque-pays/Egypte
  5. http://www.agenceecofin.com/reformes/0903-45561-egypte-les-prochaines-reformes-doivent-prioriser-l-investissement-prive-selon-la-banque-mondiale
  6. http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2017/02/11/97002-20170211FILWWW00048-egypte-l-inflation-s-envole-a-pres-de-30.php
  7. http://www.jeuneafrique.com/370978/economie/pression-legypte-devalue-monnaie/
  8. http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/433051 « Situation économique générale de l’Egypte ».

Comment la ruée éthiopienne vers l’hydroélectricité a remis en question l’équilibre préétabli de sa région

Le-barrage-Grand-RenaissanceDurant l’Antiquité, l’historien Hérodote décrit que «L’Egypte est un don du Nil.» En effet, ce fleuve a joué un rôle majeur dans le développement de ce pays d’Afrique du Nord tant dans l’agriculture que le transport et a conditionné la vie de ses habitants dans les domaines sociaux et économiques. Au début du 20ème siècle, l’octroi par le tuteur britannique d’un Traité établissant un droit sur l’ensemble du Bassin du Nil, la reconnaissance, 10 ans plus tard par l’Italie, d’un droit supplémentaire sur le bassin du Nil éthiopien et la construction de grands barrages, comme à Assouan, lui ont permis de devenir la puissance régionale dans cette partie du monde. Toutefois, les récentes crises politiques intérieures, l’affaiblissement de son économie survenu après le printemps arabe, mais surtout, la ruée contemporaine vers l’électricité amorcée par certains pays voisins, notamment l’Ethiopie, remet en cause cette hégémonie.

Après une longue phase d’instabilité marquée par des guerres et des graves crises alimentaires, l’Ethiopie, d’où partent 80% des eaux du Nil, a connu un essor économique sans précédent dans son histoire. Actuellement classée par le Fonds monétaire international (FMI) parmi les cinq économies les plus dynamiques du monde, il a eu une croissance moyenne annuelle de 10,3% au cours de la dernière décennie et, celle-ci devrait se poursuivre en 2016. De plus, son gouvernement aspire, via de larges investissements publics, à devenir un pays à revenu intermédiaire, dont le Revenu national brut (RNB) par habitant se situerait entre 1 036 et 4 085 dollars, d’ici à 2025.

Dans ce contexte et afin de soutenir ce développement, les dirigeants du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) – parti au pouvoir depuis 1991 –   ont conçu un ambitieux plan d’électrification. Pour ce faire, ils ont misé sur l’énergie provenant de l’eau car il dispose d’un potentiel hydroélectrique parmi les plus importants d’Afrique (deuxième après la République démocratique du Congo) s’élevant à 40.000 MW et ont donc entrepris la construction de plusieurs barrages, dont le projet colossal du « barrage de la Renaissance », lancé en 2011 et qui aura une capacité de 6000 MW.  Toutefois, plusieurs obstacles légaux et politiques ont dû être surmontés.

En effet, le partage des eaux du Nil était défini par les termes d’un accord signés en 1959 entre le Soudan et l’Egypte. Celui-ci prévoyait une répartition de 55,5 et 18,5 milliards de mètres cubes d’eau en faveur du Caire et de Khartoum respectivement, sans prendre en compte les nations localisées en amont du fleuve. Face à cette situation, Addis-Abeba entreprit plusieurs actions diplomatiques afin de réunir les pays riverains du Nil et remettre en cause ce pacte issu de la guerre froide.  En 2010, un traité, le New Nile Cooperative Framework Agreement qui prévoit de nouvelles modalités dans la gestion du Nil et des projets de construction de barrages, est signé entre six nations (Burundi, Éthiopie, Kenya, Rwanda, Tanzanie et Ouganda). Libéré du droit de regard et du veto égyptien, il démarra la construction de plusieurs centrales hydroélectriques.

Grâce à ces dernières, il devrait disposer d’une capacité électrique de 25.000MW à l’horizon 2030, contre 2180 MW en 2013. De plus, il est aussi prévu de créer un réseau interconnecté régional dont le cœur sera l’Ethiopie. « La principale interconnexion reliera l’Éthiopie au Kenya sur 1 100 km, pour délivrer d’abord 400 MW et per­mettre le transport de 2 000 MW lorsque les autres pays seront raccordés. Ce réseau comprendra aussi une ligne Kenya-Tanzanie de 400 kV, une ligne de 500 kV reliant l’Éthiopie au Soudan et une ligne à partir des chutes de Rusumo, pour re­lier la Tanzanie, le Rwanda et le Burundi. » À termes, cette nation de plus de 96 millions d’habitants devrait devenir le plus grand pourvoyeur d’énergie en Afrique de l’Est, lui permettant d’avoir d’énormes rentrées en devises pour assurer son développement et disposant d’un important levier politique pour maintenir sa puissance à travers la région. Mais, comment expliquer sa rapide expansion?

L’apparition de nouveaux acteurs internationaux, avec en tête la Chine, a facilité l’apport de nouveaux moyens de financement tout en permettant, aux états africains, de se libérer des contraintes imposées – comme, par exemple, initier des réformes démocratiques ou l’obligation de trouver un accord avec tous les partis impliqués dans la négociation d’un traité –  par les institutions financières tels que le Fond monétaire internationale (FMI). Par exemple, alors que des partenaires se retiraient des projets éthiopiens d'énergie hydraulique en raison de préoccupations liées à l'environnement, les compagnies chinoises prenaient une part active finançant parfois plus de 80% de ceux-ci, comme c’est le cas pour les deux barrages sur la rivière Gebba à l’ouest du pays.

Au-delà du fait que sa ruée vers l’électrification a grandement contribué et contribue à son ascension régionale, le cas éthiopien pourrait inspirer d’autres pays africains.  Si la Guinée, qui représente à elle seule le quart du potentiel hydroélectrique de l’Afrique de l’Ouest, arrivait à exploiter ces 200 sites de production identifiés à travers son territoire,  elle pourrait devenir, tout comme l’Ethiopie, un « château d’eau » qui bouleverse l’équilibre des forces dans son environnement géographique.

Szymon Jagiello​

Références

La démocratisation de l’Intellectuel

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Au cœur de l’activité de l’esprit, les saints intellectuels sont les messies du commentaire politique, tant national qu’international. Le métier se résume vulgairement à la capacité d’analyse, faisant appel au sens critique et à la méditation. Souvent perçus comme l’élite “intelligente” et précurseur, les intellectuels nous font parfois perdre le fil de leur réflexion.  A l’image d’un Sonallah Ibrahim: alors qu’avant-hier il était emprisonné dans les geôles de Gamel Abdel Nasser, hier il refusait un prix car provenant du régime d’Hosni Moubarak, aujourd’hui il se présente aux côtés  d’Abdel Fattah Al-Sissi. Celui-ci n’est qu’un exemple égyptien de « libéral » parmi tant d’autres, qui soutenaient cette révolution, si emballante soit-elle. Et le spectre du régime militaire nous est renvoyé en pleine figure. La question est de savoir quel argument, au singulier, peut justifier un tel retournement de veste?

Cher Intellectuel, ta plume est belle, ta plume nous insuffle idées et idéaux. Hier, tu étais emprisonné pour tes mots. Aujourd’hui, tu soutiens, dans le sang, cette même main qui t’a enfermé derrière les barreaux. Es-tu l’un des disparus de ce monde qui semble nous avoir échappé ?

Il est un individu doté d’une culture si développée que cela inspire une légitimité quasi-naturelle pour son intervention dans l’espace public. L’accessibilité à l’éducation s’élève au même rythme que le niveau général des études, il est donc probablement devenu plus difficile de maintenir la définition classique de l’Intellectuel. Espèce d’être des lumières, membre d’un cercle restreint élitiste, le libre accès aux médias les a fait perdre pied. D’antan, le cerveau de ces gus puisait dans des racines multidisciplinaires. Partant de visées généralistes, ce sont des thématiques précises qui gagnent, actuellement, l’expertise de cette élite. L’Intellectuel est devenu tout le monde, tel un statut qui s’intègre dans la masse collective. Et, comme c’était toujours mieux avant, sonnant l’obsession générationnelle commune, l’évolution du statut de l’intellectuel tend à poser la question erronée de sa disparition.

Face à la Crise généralisée, la contestation verbale et écrite, dans les méandres des réseaux sociaux, est devenue notre seule stimulation. Génération cul-entre-deux-chaises, il nous paraît toujours plus évident de dénigrer et de nous morfondre plutôt que de créer une évolution propre à l’aspiration de notre société. La multiplication de ce statut conféré ne fait pas démériter l’intellectuel d’aujourd’hui par rapport à son ainé. Mon regret se penchera plus sur la qualité médiocre de ceux qui se retrouvent au cœur de la médiatisation, joueurs de bas-étage dans les débats sensibles.

Il n’est pas porté disparu. L’Intellectuel existe toujours bel et bien. Toutefois, la médiocrité a réussi à rattraper cette aristocratie de l’intelligence. Les plus fous d’entre nous peuvent atteindre ce nirvana de la méditation et prétendre avoir le titre de cette élite. L’exemple le plus enchanteur est celui d’un BHL à côté de toutes les plaques de l’univers. Alors, enchantée cher Intellectuel de comptoir.

Les Frères musulmans ont bon dos…

En-Egypte-la-confrerie-des-Freres-musulmans-est-en-disgrace_article_popinLes Frères musulmans ont bon dos. Depuis la destitution du président Morsi en juillet 2013, plus de 2 500 membres (dont presque tous les dirigeants) de la confrérie sont pourchassés par le pouvoir mis en place par l’armée, avec la complicité de la justice du pays et des anciens opposants politiques des Frères. Cerise sur le gâteau, la justice vient d’interdire cette association ainsi que toutes ses activités après que les autorités eussent gelé tous leurs avoirs financiers. En agissant ainsi, le nouveau pouvoir a-t-il pris la juste mesure des conséquences désastreuses de cette chasse aux sorcières ?

Déjà, le coup d’Etat anti-démocratique dirigé contre le régime de Morsi a sapé tous les efforts d’apaisement politique qui avaient pris place depuis le départ d’Hosni Moubarak en février 2011. En effet, ce putsch aura causé plus de mal qu’il n’en a réparé, du moins pour le moment, et constitue un dangereux précédent dans une Afrique du Nord post-printemps arabe encore très fragile. Il a profondément remis en cause les fondamentaux du contrat social conclu à travers les premières élections libres et démocratiques qu’ait connu ce pays.

L’Egypte avait-elle besoin d’en arriver là ?

Le nouveau pouvoir, après avoir récupéré à son compte les manifestations géantes de la place Tahrir, a confisqué la souveraineté populaire et mis en branle une machine de répression anti-Frères sans autre fondement que le caractère religieux de la confrérie. Cette guerre sans merci contre un groupe aussi socialement ancré et aussi rigoureusement organisé risque de produire un effet paradoxal : la radicalisation des Frères et leur regain de capital sympathie auprès des masses laborieuses. En effet, l’absence d’embellie économique, ajoutée à la perte d’attractivité du pays (due au climat politique délétère), ne sera certainement pas comblée de si tôt par les nouvelles autorités. D’une part, la main (très visible) du président du Conseil suprême des forces armées, le général al-Sisi, s’occupe essentiellement d’anéantir la confrérie ; d’autre part, Adli Mansour, le magistrat qui a été désigné à la tête du pays ne possède pas les qualités politiques nécessaires à la mise en place d’une croissance durable.

Si tous les présidents impopulaires devaient être déposés après un an de gestion du pouvoir, on ne serait jamais sorti de l’auberge. 

L’action publique se retrouve sans orientation stratégique. Certes, l’Egypte avait atteint un point critique du fait du refus de Morsi d’écouter les revendications de ses opposants et de son entêtement à marginaliser les autorités militaires. De plus, il s’était mis à dos le pouvoir judiciaire ainsi que la société civile. Le mécontentement populaire qui s’y est ajouté a été la goutte de trop. Son régime est entré dans une impopularité grandissante et irrémédiable. Cependant, le processus de transition (après les régimes autocratiques de Nasser, Sadate et Moubarak) était encore trop fragile, l’apprentissage démocratique étant à peine entamé, que la destitution de Morsi n’était certainement pas la solution aux troubles sociaux du pays. Si tous les présidents impopulaires devaient être déposés après un an de gestion du pouvoir, on ne serait jamais sorti de l’auberge.

La désignation d’un magistrat comme Mansour n’est qu’un cache-misère. Personne ne peut prédire toutes les conséquences qui seront dues à l’enlisement provoqué par la persécution dont les Frères musulmans sont actuellement l’objet. Mais al-Sisi a le choix : arrêter la machine de répression, ou maintenir un conflit social auquel personne ne gagnera. Personne ne lui a jamais donné le droit de massacrer un groupe du simple fait d’une contestation sociale. Destituer le président Morsi était une erreur, persécuter les Frères en est une autre. Les autorités actuelles ont entre leurs mains une responsabilité historique : reconquérir la paix sociale. Cette dernière ne se décrète certes pas, mais elle peut s’installer progressivement à travers des mesures conciliatoires.

L’interdiction des Frères musulmans est une boîte de Pandore dont peuvent sortir tous les maux. La meilleure manière d’apaiser le climat politique est de laisser s’exprimer toutes les sensibilités. Pour le moment, ce n’est certainement pas la voie qu’ont empruntée l’armée et le gouvernement égyptiens.

Le coup d’Etat du 3 juillet 2013 : rupture ou renouveau?

Cet article présente les positions aussi articulées que tranchées d'analystes de Terangaweb-l'Afrique des Idées sur le coup d'état survenu le 03 Juillet dernier en Egypte. L'ardeur des opinions et des passions soulevées par les évènements actuels en Egypte demande que les arguments en faveur ou contre ce coup d'état soient présentés de la façon la plus forte et intelligible. Voici la contribution de Terangaweb-l'Afrique des Idées à cette conversation.

Rosalie Berthier & Loza Seleshie


Une nouvelle chance pour l'Egypte

Morsi MoubarakCe qui est advenu en Egypte, le 3 juillet, est un coup d'Etat – en tout cas si l'on se tient à une définition assez vague qui voit dans le coup un moyen de prendre le pouvoir par la force. La vraie question était de savoir si ce coup d'Etat était de la catégorie qui marque les pages les moins glorieuses de l'histoire d'une nation ou si l'on en parlerait comme une étape indispensable à la construction de la démocratie en Egypte.

Théoriquement un coup d'Etat est condamnable et à condamner. Surtout s'il est commis par un groupe qui s'autoproclame garant de la démocratie en renversant un Président dont la légitimité vient des urnes; surtout si ce groupe s'empresse de prendre des mesures anti-démocratiques visant à faire taire les partisans de l'ancien régime; encore plus lorsque ce groupe se trouve être l'armée, corps autonome, sans contrôle et ayant à son actif l'exercice du pouvoir dictatorial.

La condamnation aurait donc dû être directe et sans appel. Pourtant, appel et hésitation il y eut. Pourquoi ? La réponse se trouve au début de la description du coup. Mohamed Morsi avait-il toujours la légitimité nécessaire à l'exercice du pouvoir ? Et, au-delà, sa conduite au pouvoir a-t-elle renforcé ou affaibli cette légitimité ?

La légitimité démocratique ne se limite pas aux intrants.

Le 30 juin 2012, Mohammed Morsi a été choisi par plus de 13 millions d'électeurs comme premier Président élu en Egypte. Sa légitimité est démocratique et lui garantit le soutien d'une majorité de la population et la reconnaissance dans le système international. Mais la légitimité démocratique ne se limite pas aux intrants. Elle se travaille au quotidien. De nombreux éléments permettent néanmoins de douter de la légitimité effective de M. Morsi au moment de son renversement. Il faut d'abord rappeler que les élections n'avaient mobilisé qu'une petite moitié de la population. Ensuite, on se souviendra que le second tour opposait au candidat islamiste, Ahmed Chafik ancien Premier Ministre de l'ère Moubarak. Pour de nombreux révolutionnaires de deux maux il s'agissait de choisir le moindre. Or M. Morsi a agi comme s'il ne devait son élection qu'à une majorité approuvant l'orientation islamiste de sa politique. Il n'a même pas feint la diversité pour tenter de représenter le corps électoral – sans parler des maladresses comme la nomination d'Adel Mohamed Al-Khayat, comme gouverneur du Louxor alors que celui-ci appartient au mouvement islamiste Gamaa el -islamya responsable d'attentats dans la même région. Enfin, M. Morsi n'a pas tenu ses 64 promesses – ni dans le délai de 100 jours qu'il s'était fixé, ni dans celui d'un an que les militaires lui ont accordé [voir aussi le « morsimeter », baromètre des promesses rompues de Morsi].

Un coup d'Etat, était-ce vraiment la seule solution? Les problèmes soulevés par les coups d'Etat sont nombreux mais un est ici particulièrement important : ils invalident le processus démocratique. EN approuvant le coup d’état, l'élite libérale agit avec de bonnes intentions puisque désirant sauver le peuple de sa propre ignorance. Mais quelle légitimité pour une démocratie qui enseigne l'égalité des citoyens mais ne l'applique pas dans les faits. Une démocratie sur mesure plus ou moins flexible selon les individus n'existe pas. Cependant dans le cas de l'Egypte il faut comprendre que l'intégration du processus démocratique se fait des deux côtés. Ainsi M. Morsi a-t-il appris, à ses dépens, que se voir confier la responsabilité de gouverner ne signifie en aucun cas être un Moubarak en CDD. Un chef de l'Etat ne fait pas ce que bon lui semble, il est responsable devant les électeurs et cette responsabilité n'est pas seulement mise en jeu au moment des élections mais tout au long du mandat.

L'intervention de l'armée donne une nouvelle chance à l’Egypte

Des tentatives de négociation ont eu lieu tout au long de l'année et M. Morsi semble les avoir toutes méprisées. Utiliser le coup d'Etat pour mettre un Président face à ses responsabilités est certes une solution extrême, le dialogue de sourds entre Morsi et les libéraux avait probablement atteint cette extrémité.

Il ne faut cependant pas que cette option devienne une habitude. Ce coup d'Etat rappelle à ceux qui l'auraient oublié que l'armée contrôle toujours le pouvoir en Egypte. Elle avait décidé que Gamal Moubarak ne serait pas Président, elle a décidé que Morsi ne le serait plus. La priorité actuelle est de mettre en place les bases de la démocratie dont le peuple et lui seul serait dépositaire. L'intervention de l'armée donne une nouvelle chance à l'Egypte de recommencer le processus en apprenant de ses erreurs. La Constitution devrait par exemple prévoir un équilibre plus stable des pouvoirs. Si le Président Adli Mansour et son Premier Ministre Hazem Beblaoui parviennent à former un gouvernement accepté également par les Frères et à sortir le pays de la crise interne qui la divise, ce coup sera vu par l'histoire comme une étape du succès de la Révolution. Cela suppose que toutes les parties impliquées soient d'abord concernées par la victoire de la démocratie et non leur propre victoire pour le contrôle du pouvoir.

Rosalie Berthier


Le paradoxe de Tahrir

Mohamed Morsi est le premier président élu de manière démocratique (52% des voix) en Egypte. A un moment où la plupart des pays touchés par le printemps arabe sombraient dans le marasme, en juin 2011, l’Egypte, par les Egyptiens, a su donner du poids et un sens à la révolution en établissant un gouvernement issu de la légitimité des urnes.

Les contradictions entre Tahrir I et Tahrir II

Feb11_VICTORY_Planting_Democracy_in_Tahrir_Square_2Il y a une importante contradiction entre les valeurs défendues, il y a un peu plus d’un an, sur la place Tahrir, et les revendications actuelles. Si on parle de valeurs démocratiques, il ne faut pas se contenter d’en saisir la moitié. Il est vrai que la démocratie doit permettre d’instaurer un gouvernement élu à la majorité, mais il est aussi vrai qu’une fois ce gouvernement élu, il est légitime jusqu’à la fin de son mandat. Ce point reste essentiel pour qu’une tradition démocratique puisse subsister dans un pays qui n’a connu que des dictatures jusque-là.

Les nouveaux  occupants de la place Tahrir dénoncèrent un non-respect de la démocratie contrairement à une absence de celle-ci, comme c’était le cas il y a un an. Mohammed Morsi est accusé, en autres, d’abus de pouvoir avec les modifications constitutionnelles comme le décret constitutionnel du 22 novembre dernier lui permettant de légiférer par décret. Cette démarche avait aussi été reprochée au conseil militaire qui avait assuré la transition post-Mubarak.

 Il se peut également, comme il a beaucoup été critiqué, que le gouvernement soit incompétent dans certains domaines (surtout l’économie). Bien que la révolution ait permis une ouverture importante des médias et donc une expression plus libre des opinions politiques, elle a aussi paralysé une part non-négligeable de l’économie comme c’est le cas du tourisme. Il est vrai que la relance a été plus lente que prévu, aggravée par la crise alimentaire jamais totalement résolue depuis 2008 et aggravée récemment.                              

Même si les deux problèmes cités plus haut ne sont pas des résultats directs de la prise de pouvoir par Morsi, le fait que l’administration n’ait pas pu y remédier a servi et sert encore de justification valable pour les manifestations de la place Tahrir.  Cela est  compréhensible mais  la dimension supplémentaire de mise en cause du pouvoir en place ne l’est pas. C’est anticonstitutionnel, comme la pétition demandant la démission de Mohammed Morsi  qui aurait obtenu 22 millions de signatures. Il est précisément inscrit dans la constitution qu’une telle mesure est illégale et c’est sans doute pour cela que la cour constitutionnelle l’a refusée étant donné que les articles 151 et 152 de la constitution prévoient une destitution dans le cas où le président présente une lettre de démission ou qu’une mesure d’ « impeachment » est entreprise après un vote de la chambre des députés.

Le "dernier" des derniers coups d'états?

Y aura-t-il un coup d’état à chaque fois que le bilan d’un gouvernement ne sera pas à la hauteur des attentes d’une partie du peuple ?Le fait de destituer du pouvoir non pas uniquement le président, mais son entière administration est encore une fois une atteinte à la démocratie. D’après l’article 153 de la constitution égyptienne, si le poste de président se retrouve vacant de manière permanente, la personne présidant la chambre des députés assurera la transition. Dans le cas où la chambre ne serait pas entrée en session, comme c’est actuellement le cas, la personne présidant le conseil Shura prendra sa place. Or, les militaires ont nommé, en dehors des procédures prévues, le président de la cour constitutionnelle Adly Mansour à la tête du gouvernement de transition.

Pourquoi le dialogue n’a-t-il donc pas été favorisé ? Tour d’abord par ce que le temps fixé par le camp des militaires a été insuffisant : trois jours pour que le gouvernement en place et l’opposition puissent venir à bout de la crise. L’opposition n’est pas unie, il serait donc naïf de croire qu’un dirigeant émergerai sous le poids de la contrainte. Les alliances qui se seraient formées n’aurait-elles été plus par volonté de s’unir face à un ennemi commun que par affinités politiques ?  Plus grave encore : qui est légitime et qui ne l’est pas dans l’opposition ? La désignation au poste de premier ministre de Hazim el-Beblawi  semble confirmer  le fait que la nouvelle administration cherche à calmer les tensions.

La position des anti-Morsi par rapport aux militaires est également ambigüe. Si le fait que Morsi ait écarté du pouvoir le maréchal Tantaoui deux mois après sa prise de pouvoir a été acclamé, (surtout parce qu’il symbolisait la fin du mandat du conseil militaire, longtemps perçu comme un vestige du régime de Moubarak), il semble étrange que les actions de son remplaçant le Général Al-Sissi soient salués comme un acte de sauvegarde de la démocratie. Il est vrai que les militaires ont contribué à la réussite de la révolution en se rangeant finalement du côté des manifestants mais cela ne leur donne pas directement droit au pouvoir. Si la démocratie est la réelle cause pour laquelle on manifeste toujours sur la place Tahrir, pourquoi le coup d’état militaire n’est-il pas dénoncé ?

Le risque de radicalisation renforcé

Plus grave encore, la déposition de Morsi ne fait que ralentir un processus démocratique qui avait déjà eu beaucoup de mal à se mettre en place. Même si le camp anti-Morsi est important en nombre, celui des supporters des Frères musulmans n’est pas à négliger. Il serait très risqué de les exclure du peu de dialogue démocratique qui reste à cause de la dimension religieuse supplémentaire que risque de prendre leur combat, dans tous les sens du terme. Nombreux sont ceux qui ont déclaré vouloir aller « jusqu’au bout ». Cela mènerai-t-il jusqu’à la guerre civile au nom de l’Islam ? Morsi, avec la Tunisie est l’un de rares exemples de prise de pouvoir pacifique et démocratique par un parti Islamiste. La tournure qu’on prit les évènements au Caire lundi 8 juillet ne prédit rien de bon avec déjà 51 morts du côté des pro-Morsi et risquerait de pousser le mouvement des Frères à se tourner vers un rapport de forces avec le gouvernement et l’armée.

Loza Seleshie

Illustrations

Licence CC 3.0 par Gigi Ibrahim et Carlos Latuff

De notre génération à Mohamed Morsi

Morsi Cover TimePlus que l’insipide « où vous trouviez-vous à l’annonce des attentats du 11 Septembre 2001 ?» (au terrain de foot, dans mon cas personnel), avoir été ou non troublé par ce recours à l’armée pour résoudre une crise politique, dans le cas de l’Egypte et de Mohamed Morsi, introduit une rupture sinon philosophique, du moins intellectuelle, au sein des membres de notre génération. Je suis de ceux qui ont été troublés.

Jusqu’à preuve du contraire, Terangaweb-l’Afrique des Idées n’a pas encore exprimé de position officielle sur le sujet. Cet article sera certainement suivi (en toute probabilité, dès la semaine prochaine) par d’autres contributions, présentant des arguments d’un autre ordre, et peut-être d’une autre teneur. Mais, pas besoin de remonter au peintre autrichien pour savoir que des institutions démocratiques peuvent être subverties et utilisées à des fins autoritaires : les écoutes illégales de la NSA en sont une illustration.

Il se trouve que de l’autre côté de la barrière sahélo-saharienne, ce cas de figure, l’armée intervenant pour « résoudre » une crise politico-constitutionnelle est assez familier. Le plus récent exemple étant le Niger, où les forces armées durent intervenir pour mettre un terme à l’aventurisme politique du Président Tandja qui avait bravé les cours de justice, le parlement et la rue, dans l’idée d’obtenir le droit de se présenter à nouveau aux élections présidentielles. L’intervention de l’armée a été bénéfique pour la démocratie, étant donné qu’elle tint sa promesse et qu’elle a assez rapidement rendu le pouvoir aux civils.

Il se trouve hélas que d’autres exemples existent, de recours aux armées qui n’ont fait qu’amplifier la crise et conduit à la tête de l’Etat des généraux de pacotille, plus ou moins sanguinaires, plus ou moins antidémocrates. De la Côte d’Ivoire au Nigéria, les exemples sont légions.

Dans les pages même de Terangaweb, j'avais dénoncé la rigidité du droit de l’UA qui condamne de façon indiscriminée tous les coups d’états, quel que soit le caractère du régime renversé. La réalité peut-être complexe, les institutions doivent pouvoir s’adapter à cette complexité : qui ici oserait condamner d'avance un coup d'état contre Obiang Nguema?

Certes, mais et les hommes ?

Pour l’agnostique que je suis resté, la notion même d’«Islamisme modéré » me semble une aberration, sinon un mensonge. Je suis incapable de comprendre la dynamique de l’islam politique, du Hamas aux Frères Musulmans ou à l’AKP. Je vois mal Mahomet ou Jésus soumis au suffrage universel. Ou Dieu existe et ses commandements sont des lois, ou il n’est qu’un guide de voyage, aux avis consultatifs : tu ne voleras pas – à moins d’avoir vraiment la dalle, etc. Pour ce que ça vaut et si j’avais des pouvoir dictatoriaux, je crois que j’interdirais aux croyants de participer à la vie politique, une fois pour toute.

Hélas, les libertés de conscience, de culte et d’association sont des droits fondamentaux. Et les Frères Musulmans sont arrivés au pouvoir sur un programme politique fondamentalement illibéral, par des voies démocratiques, dans un contexte de transition non-démocratique. Leur parti longtemps ostracisé semble avoir une assise populaire assez forte, (même si les images de ces hordes de femmes voilées de la tête aux pieds, exigeant l’instauration de la Sharia, sont insupportables).

Il y a peu de chances que ma vie personnelle soit affectée directement et immédiatement, par ce qui se déroule en Egypte. Pourtant, il y a un arrière-goût d’intimidation et de kidnapping dans les propos tenus depuis une semaine par les tenants de l’islamisme politique, en Egypte et à travers l’Afrique du Nord : l’expulsion de Morsi est la preuve que la voie radicale est celle qu’ils auraient dû privilégier depuis le début. Ce n’est pas entièrement rassurant d’être informé que la démocratie leur était un choix par dépit, en attendant mieux.

La gestion absolument chaotique de la présidence par Mohamed Morsi est directement liée au dédain à peine voilé qu’il n’a cessé de démontrer pour ce machin démocratique : de la « déclaration constitutionnelle » aux pressions directes sur les autres pouvoirs, ou l’impression qu’il donnait que tout n’était que question de temps et que l’opposition avait déjà perdu, tout cela aurait dû alerter la plupart des observateurs.

Salvador Dali avait l’habitude de dire : « dans toutes les circonstances importantes de ma vie, je retrouve des évêques allongés sur une chaise longue, à la plage ». Dans mon cas personnel, je peux dire que chaque fois que je suis confronté à une crise morale forte, la page éditoriale du Wall Street Journal m’aide à trouver le bon chemin. Dans un éditorial mis en ligne, ce jeudi, le quoditien américain recommande aux « nouveaux » leaders militaires de l’Egypte de suivre « l’exemple »… du général Pinochet. C’est bien ce que je pressentais : le recours à l’armée pour résoudre des crises politiques ouvre précisément la voie à ce type de régime. C’est pour cette raison qu’il faut condamner le putsch contre Morsi.

La guerre du Nil aura-t-elle lieu ?

Barrage_1_0 "Celui qui navigue les eaux du Nil doit avoir des voiles tissées de patience" disait William Golding (1911-1993), écrivain Britannique et prix Nobel de littérature (1983) qui en fit lui-même l’expérience. Mais au-delà de l’émerveillement millénaire pour le Nil se cache un sujet aussi complexe qu’ancien. L’un des plus grands fleuves au monde, traversant multiples contrées en 6500 km, a deux sources, d’où l’appellation de Nil « blanc » émergeant du lac victoria  et situé entre la Tanzanie, le Kenya et l’Ouganda d’une part et d’autre part celle de Nil « bleu » prenant sa source en Ethiopie, au lac Tana. Ces deux sources s’unissent à Khartoum au Soudan pour ensuite déboucher vers la méditerranée avec le delta égyptien.

Bien que le Nil soit une ressource essentielle pour les pays qu'il traverse, tous n’en font pas le même usage. Il existe ainsi une exploitation plus importante au Soudan et en Egypte, lieux densément peuplés et au climat aride. A cet égard, la construction du barrage d’Assouan en 1970 sous la présidence de Nasser marque un tournant significatif et les images de l’aménagement considérable tel que le déplacement de la statue de Ramsès II sont longtemps restées l’emblème d’un renouveau économique et d’une promesse de progrès postcoloniale. Il convient tout de même de ne pas méconnaitre le profond désaccord qui existe entre les pays riverain du Nil. Face au manque de concertation de l’Egypte dans la prise de décision de la construction du barrage d’Assouan s’est formé un clivage grandissant entre les pays en amont (Ethiopie, Burundi, Congo, Kenya, Rwanda, Tanzanie et Ouganda) et ceux en aval (Soudan et Egypte).

Ce clivage puise ses sources dans une histoire qui entretient un lien étroit avec le processus de colonisation. L’empire britannique commença à manifester un intérêt particulier pour l’Egypte d’abord comme point d’accès à l’Inde au détriment d’un passage par l’Empire Ottoman (d’où la construction du canal de Suez) et ensuite en tant que point d’entrée vers l’Afrique. Ainsi fut établi en 1882, après maintes convoitises de la part d’autres puissances coloniales, le protectorat en Egypte et quelques années plus tard, en 1896, au Soudan. Bien que ce dernier fût incorporé à l’Egypte, il ne constituait pas plus qu’une expansion supplémentaire de l’empire britannique. C’est ainsi que s’est forgée une relation étroite entre ces deux pays dont le Nil constitue un poumon vital, générant par exemple 95% des ressources en eau de l’Egypte.

Prenant la mesure de l’enjeu stratégique du Nil, le Royaume-Uni s’est engagé dans une multitude de traités (1891 traité Anglo-Italien, 1902 traité Anglo-Ethiopien, 1906 traité anglo-Congolais, 1906, traité tripartite avec la France et l’Allemagne) dont la plupart excluent les pays en amont, la clause répétitive consistant à assurer le maintien du flux du Nil avec interdiction de construire un barrage sans l’accord du « gouvernement de sa majesté ». Cette tendance de répartition inégale des ressources se poursuit lors de la période postcoloniale avec notamment les multiples traités entre le Soudan et l’Egypte comme celui signé en 1959. Celui-ci accorde en effet à l’Egypte le droit de veto pour tout projet de modification du cours du Nil et organise une répartition qui ne prend pas en compte les autres pays.

L'Ethiopie veut ses barrages

Au cours des dernières années, et tout particulièrement depuis 2010, est apparue une évolution de la ligne diplomatique des autres pays en amont du Nil. Cela est notamment le cas de l’Ethiopie qui a adopté un plan de transformation et de développement à l’horizon 2015 dans lequel figure le projet de construction du Grand Barrage de la Renaissance. Celui-ci devrait être achevé sur le Nil d’ici 2015 et deviendrait ainsi le plus grand barrage d’Afrique en terme de capacité. Ce projet soulève cependant un débat sur l’impact qu'aurait ce barrage sur le débit du fleuve en Egypte et au Soudan.

L’argument avancé par l’Ethiopie est qu’il constitue le pays qui contribue le plus au Nil, étant donné que le fleuve y trouve sa source à 85%. Le pays subit en parallèle les inconvénients induits par le Nil, en particulier une érosion soutenue et par conséquent une perte considérable de sols fertiles. Dans ce combat, l’Ethiopie peut s’appuyer sur le soutien des Etats en amont qui ont signé en 2010 le traité d’Entebbe, aussi connu sous le nom de « cadre de coopération et d’accord du Nil », qui a pour principal objectif de rendre illégitime le veto Egyptien. Ce traité a été une conséquence directe de l’échec de discussions avec l’Egypte dans le cadre de l’Initiative du bassin du Nil (IBN) en 1999.

L’unité des pays situés en amont du Nil n’a pas pour autant amené l’Egypte à accepter un compromis, pas plus que les promesses du gouvernement éthiopien de fournir de l’électricité à prix réduit à l’Egypte. Face à une agriculture nationale qui risquerait d’être mise en danger, l’Egypte a catégoriquement refusé d’accepter la construction du barrage éthiopien. Le report d’un an décidé par le gouvernement éthiopien afin d’amener l’Egypte à reconsidérer sa position arrive bientôt à échéance. Par ailleurs, en dépit de la mort du Premier Ministre Ethiopien Meles Zenawi et de l’ascension au pouvoir de Mohammed Morsi, aucun des deux pays n’a changé d’avis.

En outre, à ces intérêts nationaux locaux, s’ajoutent ceux d’acteurs économiques comme la Chine et l’Inde qui investissent massivement dans la région depuis quelques années et pour lesquels ce barrage pourrait présenter un potentiel d’irrigation considérable en plus de son but principal d’exploitation électrique.

Quoi qu'il advienne, le Nil poursuivra son cours. Mais il n’est pas sûr que cela se fasse dans l’intérêt du plus grand nombre.


Loza Seleshie

De la servitude volontaire en Egypte

EgypteLe matin, à l’heure où blanchit la ville et où les nantis dorment encore du sommeil du juste, le petit peuple du Caire s’affaire à Zamalek : les gardiens sortent les 4×4 des résidents de leur immeuble, et l’astiquent soigneusement, d’autres promènent le chien de ceux qui en ont un pour l’afficher sur Facebook, et d’autres encore courent à la boulangerie ramener des croissants frais avant que la patronne n’ouvre l’œil .

Le décalage entre les niveaux de vie au Caire est criant, mais il est d’autant plus indécent qu’il conditionne totalement les mentalités et les comportements sociaux. Un relent de féodalité parfume les rues de la ville, où les pauvres doivent se soumettre à ceux qui les font vivre. Cette déférence est notamment marquée par l’utilisation de titres honorifiques datant de l’occupation ottomane («bacha , effendim), ou encore qui marquent le niveau d’études (ingénieur Untel, docteur Untel) toutes les deux phrases. Le rapport hiérarchique paraît justifier le manque de respect, la rudesse ou même l’humiliation publique de la part des employeurs, qui terrorisent parfois leur personnel de maison. Car un bon patron ici est celui qui se fait respecter. On est parfois surpris par la soumission des employés, soumission qui semble parfois volontaire lorsqu’on assiste à des scènes improbables, où untel tend sa clé de voiture à son gardien afin qu’il la lui démarre ou un autre qui refuse d’aller acheter une bouteille d’eau, parce que vraiment, à quoi cela sert d’avoir des gens de maison s’il faut tout faire soi-même.

Ce mépris social ne s’adresse pas seulement aux personnes que l’on a à son « service », mais également vis-à-vis de tous ceux qui ont une profession jugée inférieure : le serveur à qui l’on parle comme à un demeuré, le gardien de parking à qui l’on tend une pièce avec dégoût, sans compter l’éboueur dont on feint d’ignorer l’existence.

Evidemment, il est facile pour un étranger de s’insurger contre ce racisme de classe, car il faut bien vivre, et endurer son malheur dans une société qui accepte encore que le riche se comporte comme si tout lui était dû. La révolution de janvier 2011 n’a pas mis fin à la servitude volontaire, malheureusement.

Tunisie, Egypte: la « Révolution » et après?

photo 1Il y'a plus de deux cent ans, le vocabulaire politique moderne s’enrichissait d'un nouveau concept: l« Révolution ». Différent de « révolution » qui signifie le mouvement d'un mobile tournant sur lui-même, la Révolution dont il est question ici, est un bouleversement à un moment donné de l'histoire politique, économique et socio-culturelle d'une société donnée par une remise en cause de ses soubassements institutionnels.

Elle donne, pour être authentique, sur un changement palpable de l'appareil étatique par une révision souvent totale de ses fondements institutionnels et constitutionnels. D’une Révolution doit donc découler un nouvel ordre. Toutefois, l'instauration de ce nouvel ordre n'est pas sans risques, sans dangers, sans dérives de toutes sortes.
La Révolution française de 1789 est été caractéristique des dérives que les vagues du changement peuvent entraîner, des débordements qui ont chamboulé non seulement les principes moyenâgeux de la monarchie mais aussi l'intellect de ceux qui, de loin, observaient le changement s'effectuer, prendre différentes formes, connaître quelques soubresauts avant d'être effectif.

Cet après de la Révolution française vit encore, se perpétue. La rupture est consommée et les idées ont évolué et continuent de l’être. On voit que l'authenticité de toute Révolution réside dans sa capacité à faire évoluer les choses dans le bon sens ou plutôt dans le sens présent.
Quid du printemps arabe? Quelles observations découlent de ces soulèvements spontanés des peuples arabes? Le succès immédiat de ces revendications a fait couler beaucoup d'encre dans la presse mondiale. Personne n'a raté le jour où Ben Ali a été « dégagé » de la tête de la Tunisie ou le moment où Hosni Moubarak s'est vu isolé avant d'être demis de ses fonctions par son propre peuple.

photo 2Le printemps arabe a ainsi été la proie d'une sorte de tourisme journalistique voire politico- médiatique au grand bonheur des spécialistes de tout horizon qui n’ont pas manqué de lui donner une valeur hautement symbolique.
Quid de l'après "Révolutions" arabes? Les médias ont accordé moins de crédit à l'après Ben Ali et Hosni Moubarak si ce n'est en orchestrant une sinistre campagne de dénigrement qui ne fit pas long feu. Des partis islamistes ont su tirer profit du changement de régime. Est-ce réellement un changement d'ailleurs? La Révolution a-t-elle vraiment eu lieu dans ces pays?
À la demande de plus de démocratie, plus de liberté et plus de respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine, le printemps arabe a-t-il répondu dans le sens positif?
Des dérives autoritaires de Mohamed Morsi qui se prend pour Ramsès II en élargissant, à chaque réveil, ses pouvoirs au risque de rendre l’Egypte ingouvernable aux nouveaux acteurs politiques qui peinent encore à stabiliser l'Etat Tunisien, à palier les déficits structurels et institutionnels, en somme, à répondre aux attentes des révolutionnaires, qui d'entre eux a su instaurer un changement rimant avec évolution?
Le désordre qui s'est installé dans ces pays n'est pas uniquement imputable à l'en soi de la Révolution elle-même. Il témoigne aussi d'une révolution spontanée, mal organisée voire irréfléchie, relayée par un appareil médiatique gardien du dogmatisme intellectuel et des interprétations anticipées, des conclusions hâtives et réductrices.
Les révolutions arabes m'interrogent et m'étonnent sous plusieurs aspects. Elles ont en effet servi à déconstruire, démystifier un appareil d'état patrimonial, sécularisé et verrouillé depuis des générations. Et après? Le chaos, le désordre, en gros le self-help, comme dirait Kenneth Waltz.
Je pense que c'est l'après qui définit toute acte révolutionnaire. La Révolution prend sens au lendemain de son déroulement, à la fin. Elle est donc, à la fois, moyen et fin. Elle doit permettre une renaissance palpable d'institutions sur des bases meilleures donc démocratiques.
Ce qui ne se voit guère au lendemain des printemps arabes. On semble plutôt entrer dans un cercle vicieux des évidences déconstructivistes qui témoigne d'une décadence alarmante et honteuse. Au lieu d'une Révolution, j'ai plutôt l'impression d'avoir vécu un mouvement physique, une simple révolution, brouillonne, bruyante et ennuyeuse, ajoutée à celle de la Terre. J’en conclus qu'ou la Révolution n'est pas encore finie, ou l'on s'est trompé de qualificatif, ou l'on a mal jugé, ou l'on a mal compris, ou l'on a trop anticipé ; on a surestimé une révolte. 

 

Pape Modou Diouf

Taxi ? Taxi ! Retour sur une success story au Caire

Au Caire, impossible de les éviter. Khaled Khamissi en a même fait un livre intitulé « Taxi » paru en 2009, où il relate les conversations qu’il a eues avec les chauffeurs de taxi lors de ses déplacements quotidiens. Seulement voilà, à cause (entre autres) des quelques 50 000 taxis qui circulent dans le Grand Caire, l’atmosphère  était devenue irrespirable. L’Etat a alors lancé un ambitieux programme de remplacement de taxis, appuyé par les bailleurs de fonds. Retour sur les différentes phases du projet et premières conclusions.

En 2008, est lancé le Plan national de remplacement de Taxis en Egypte. La ville qui sera désignée pour le projet pilote est l’agglomération du Caire, où les véhicules de transport urbain sont responsables de près de 90% des émissions au monoxyde de carbone. Plusieurs bailleurs de fonds soutiennent alors le projet : la Banque africaine de développement (BAD), la Banque mondiale, l’agence de développement japonaise JAICA , l’Union européenne, ainsi que des fonds du Golfe. Il était urgent d’agir : la pollution au Caire devenait maximale, le nombre de véhicules étant en constante augmentation et plus prosaïquement, la productivité des travailleurs était impactée négativement , avec des temps de transport atteignant souvent deux heures par jour.

La première phase du projet  a consisté à remplacer les taxis du Caire datant de plus de 20 ans par des véhicules neufs. Le parc de taxis est en effet ancien en Egypte, avec une ancienneté moyenne de 32 ans, et plus de 60% des véhicules qui ont plus de 22 ans. Les chauffeurs de taxi, sur la base du volontariat, ont pu acquérir un nouveau véhicule avec une réduction de 25% sur le prix habituel et bénéficier d’une subvention publique et d’exonération de taxes. Un microcrédit de 7000 € à un taux raisonnable (7%) était proposé pour convaincre les plus réticents. L’objectif affiché était de remplacer près de 45 000 taxis  sur une période de 28 ans.  L’opération a été un succès : en 2009, près de 16 000 nouveaux véhicules avaient été livrés, et les données parlent d’elles-mêmes : réduction de 57 000 tonnes de CO2 et 30% d’économies d’essence. Lors de la deuxième phase du projet, 30 000 véhicules vont être remplacés, pour répondre à une forte demande, stimulée par des conditions d’accès au crédit très incitatives.

Au-delà des impacts directs et visibles de tous comme la réduction de la pollution et l’amélioration du trafic,  le projet comporte également des impacts indirects significatifs sur le long terme. La population ciblée est non seulement les chauffeurs de taxi eux-mêmes, mais aussi et surtout leurs familles, et les propriétaires des taxis possédant des véhicules de plus de 20 ans d’âge, dont au moins la moitié sont des femmes.  Les estimations de la BAD faisaient état d’une hausse du revenu moyen de 40% à l’issue du projet  grâce aux économies d’essence réalisées , à l’usage de gaz naturel au lieu d’essence, et à la baisse des frais d’entretien du véhicule. Le projet visait également à créer des emplois grâce au recyclage des anciens véhicules par des filières locales, mais également grâce à la construction des nouveaux véhicules : embauche d’ouvriers sur les sites de montage automobile, chez les fournisseurs de pièces détachées et chez les garagistes .

Au niveau des financements, le coût total du projet se chiffre à 270 millions de dollars. La BAD a contribué à hauteur de 90 millions de dollars via un prêt, le reste étant financé par le gouvernement Egyptien. Les prêts aux propriétaires de taxi sont octroyés par la Banque Sociale Nasser, une banque publique égyptienne. La subvention versée par l’Etat (660 €) à chaque propriétaire participant au programme doit être impérativement utilisée comme acompte du prêt, et afin de dissuader emprunteurs de ne pas honorer leur dette, la banque reste propriétaire du véhicule jusqu’au remboursement complet du prêt.

S’il est encore tôt pour dresser un bilan définitif du projet, force est de constater que ce méga projet  a tenu ses promesses en termes de véhicules remplacés  et de réduction de la pollution urbaine. Il suffit de se promener dans les rues du Caire pour constater que la plupart des anciens taxis, noir et blanc, omniprésents il y 5 ans, sont désormais en minorité. Les passagers des taxis ont également gagné en tranquillité : les nouveaux taxis blancs sont tous équipés d’un compteur , qui s’il n’est pas trafiqué et que le chauffeur accepte de l’enclencher, évite de négocier le prix de la course à l’infini.

Evidemment, la pollution du Caire n’a pas disparu, alimentée par les millions de véhicules qui parcourent la ville quotidiennement. Mais un projet d’une telle ampleur montre qu’il est possible d’agir à grande échelle et durablement : le projet sera d’ailleurs dupliqué à Alexandrie, deuxième ville du pays, et d’autres pays arabes (Maroc, Yemen) ont fait part de leur intérêt vis-à-vis d’une initiative de ce genre. D’autres projets de ce type sont actuellement en cours en Egypte, comme le remplacement de la flotte des bus publics. Le président élu cette semaine, qui avait fait des embouteillages au Caire un de ces axes de campagne, devra honorer ses promesses.

 Leïla Morghad

Égypte : un pays en quête d’un nouveau départ

C’est désormais officiel. Mohamed Morsi, issu des Frères Musulmans, sera le prochain président égyptien. Si cette élection marque une rupture symbolique importante, notamment parce qu’il s’agit du premier président non issu de l’Armée, le troisième pays le plus peuplé d’Afrique est confronté à une série de défis qui rendent difficile son décollage et qui le contraignent à une transition durant laquelle il reste à la recherche d’un nouveau modèle.

Une scène politique divisée

Les résultats des élections présidentielles ont dévoilé l’ampleur des tensions et la polarisation de la scène politique en pleine recomposition depuis la chute de Hosni Moubarak en février 2011.

Les conservateurs, tendance dans laquelle on peut regrouper le Parti de la Liberte et de la Justice (PLJ, branche politique des Frères Musulmans), ainsi que le Parti Al Nour ( d’influence Salafiste), apparaissent comme le principal courant à la sortie des urnes. Ces deux partis ont en effet reussi à attirer à eux seuls pres de 70% des voix aux dernières élections législatives. L’élection de Mohamed Morsi, malgré un départ en campagne tardif, a montré le degré d’organisation et la puissance du réseau de cette tendance au sein de la société, s’appuyant autant sur un discours mobilisateur de justice sociale et de références religieuses que sur des oeuvres caritatives dans les milieux défavorisés.

Les appuis de l’ancien régime, malgré leur marginalisation (ex: par une loi interdisant à d’anciens hauts fonctionnaires de se presenter aux élections) et leur relative affaiblissement depuis la chute de Moubarak, ont montré qu’ils bénéficient encore d’un soutien important parmi la population, et d’avantage encore au sein de l’appareil d’État. Le score important obtenu par l’ancien Premier Ministre Ahmed Chafik (plus de 12 millions de voix et 48,3 % des suffrages exprimés), battu de justesse aux présidentielles, démontre la capacité d’attraction que constitue ce courant, et son discours mobilisateur sur la sécurité et les garanties d’un État séculier.

Les libéraux, auxquels on peut assimiler le Parti historique Wafd, le Bloc Égyptien (coalition d’une quinzaine de parties) et d’autres mouvements apparus plus récemment à la suite de la Révolution du 25 janvier, regroupent environ 20% de l’électorat. Le rôle moteur qu’ils ont joué dans l’opposition puis dans le soulèvement contre Hosni Moubarak ne semble néanmoins pas à la hauteur de leurs espérances initiales, malgré une influence médiatique importante et des relais à l’étranger.

Enfin, le Conseil Suprême des forces Armées (CSFA), composé d’une vingtaine d’officiers supérieurs, et qui dirige de fait le pays depuis février 2011 apparaît aujourd’hui comme la réelle instance de décision, et continuera vraisemblablement à avoir des prérogatives importantes. La limitation des pouvoirs du Président que le Conseil a décidé et les probables tractations avant la déclaration du vainqueur de l’élection présidentielle démontre encore une fois le rôle incontournable des services de sécurité dans le pays et constitue l’une des principales caractéristiques de l’Égypte post-révolutionnaire (contrairement à la Tunisie par exemple).

Une économie en panne

L'Égypte dépend traditionnellement de quatre rentes :

Le Nil, qui permet l’agriculture (employant encore plus du tiers de la population) dans une vallée fertile entourée par le Sahara, a permis d’assurer la prospérité de l’Égypte pendant des siècles. La concentration de la population sur les bords du fleuve et l’insuffisance de l’agriculture à combler les besoins de la population (l’Égypte est parmi les principaux importateurs de blé au monde) révèle les limites naturelles de cette ressource.

Le tourisme, favorisé par la géographie et bien entendu par l’héritage historique de l’Égypte antique, a beaucoup souffert de l’instabilité politique qui suscite l’apprehension des touristes, faisant perdre des milliards à ce secteur pourvoyeur de devises. Suite aux événements intervenues en 2011, le secteur a perdu pres de 30% de ses revenus. Avant la Révolution, l’Égypte attirait près de 13 millions de visiteurs par an, ce qui engendrait des revenues s’élevant à environ 12.5 milliards de dollars US. Ces revenus ont reculé pour atteindre 9 milliards en 2011.

La position géostratégique, permet à l’Égypte d’engranger des droits de passage par le Canal de Suez, aujourd'hui en declin en raison de la crise économique mondiale. Elle permet aussi l’octroi d'une aide substantielle des États-Unis depuis la signature des accords de Camp David en 1978, mais l’avenir de cette aide est aujourd’hui plutôt incertain.

Les hydrocarbures enfin, même si l’Égypte n’en dispose pas autant que les autres pays de la région. Le pays détient d’importantes reserves en pétrole (sixième en Afrique) et en gaz naturel (troisième après le Nigeria et l’Algérie). Contrairement à d’autres pays arabes, la population importante nécessite pourtant une consommation intérieure élevée, ce qui limite d’autant les exportations et donc les revenus issus de ce secteur.

Les hydrocarbures enfin, même si l’Égypte n’en dispose pas autant que les autres pays de la région. Le pays détient d’importantes reserves en pétrole (sixième en Afrique) et en gaz naturel (troisième après le Nigeria et l’Algérie). Contrairement à d’autres pays arabes, la population importante necessite pourtant une consommation intérieure élevée, ce qui limite d’autant les exportations et donc les revenus issus de ce secteur.

 

Où va l'Égypte ?

Alors que le paysage politique post-révolutionnaire doit encore se stabiliser et que ses moteurs économiques sont en panne, la dette publique de l’Égypte s’est accrue au cours des derniers mois, pour approcher la barre symbolique des 200 milliards de dollars US, soit plus de 85% du PIB. Parallèlement, les réserves de la banque centrale ont fondu pour faire face à la situation, faisant sombrer l’économie égyptienne vers encore plus d’incertitude pour son avenir. Si le cycle entamé par le renversement d'Hosni Moubarak a suscité beaucoup d’espérances au sein de la population Égyptienne, et même au-delà, il reste au pays un long chemin à parcourir sur le chemin de la démocratie, de la stabilité et du développement.

Au-delà des défis politiques, économiques, ou stratégiques auxquels sera confronté le nouvel exécutif, c’est avant tout "la bombe à retardement" démographique qui fait craindre le pire. Avec une population qui a quadruplé en 60 ans et qui augmente de près d’un million de personnes chaque année, il serait difficile pour n'importe quel gouvernement au monde, si efficace et si légitime soit-il, de combler en quantité et en qualité des besoins sociaux (éducation, santé, emploi …) croissant à un tel rythme. Alors que les manifestations sont devenues désormais quasi quotidiennes, il apparaît que les Égyptiens feront preuve de beaucoup moins de patience, de retenue, et d’indulgence que par le passé envers leur gouvernement.

 

Nacim KAID-SLIMANE

Négritude, Egypte : Les erreurs de nos prédécesseurs

Négritude, Egypte Pharaonique Noire etc. Pendant plusieurs décennies, des intellectuels africains ont été très actifs pour relancer une conscience africaine plus optimiste, plus positive et tenter de donner au continent sa dignité, sa respectabilité. Mais sans la prise de conscience de la nécessité des connaissances géostratégiques, ils ont pour la plupart été plus un problème pour l'Afrique qu'une solution, relayant, souvent en bonne foi des théories et des pseudo-solutions préparées par le système dominant pour asservir tout un continent.


L'EXEMPLE DE L'EGYPTOLOGIE

Les Africains qui vivent en Afrique ou en Occident sont pris dans le tourbillon de la pensée unique occidentale et dès lors, ils sont formatés à prier, à aimer, à haïr, à réfléchir, à s'énerver, à protester, à se rebeller selon les critères bien définis par le système dominant et duquel il est difficile de s'échapper. C'est dans ce cadre que l'Egypte s'est naturellement présenté comme échappatoire virtuel, offert par le système pour donner l'illusion aux Africains de compter ou tout simplement d'avoir eux aussi compté 3000 ans auparavant. Ce qui était bien entendu ingénu et naïf de la part de ceux qui sont tombés dans le piège.

Pourquoi ce sont les intellectuels Africains dits "francophones" qui sont les plus impliqués dans l'égyptologie ? Ce n'est surement pas pour leur proximité géographique avec l'Egypte. Mais tout simplement parce qu'en Europe c'est en France qu'on parle le plus de l'Egypte antique. Notamment dès 1799 grâce à la formalisation de l'ouvrage monumentale en 37 volumes dénommé "Description de l'Egypte", du chef de l'expédition militaire de Napoléon Bonaparte, le général français Jean-Baptiste Kleber, cet ouvrage sera publié en 19 ans, c'est-à-dire entre 1809 et 1828 couvrant 4 thèmes : l'Antiquité égyptienne, l'état moderne, l'histoire naturelle et l'atlas géographique de l'Egypte.

L'histoire démarre le 19 Mai 1798, lorsque pour contester l'Egypte au Royaume Uni, Napoléon Bonaparte lance 400 navires de guerre avec 50.000 personnes à bord pour contrôler le port de Suez, point stratégique de la route des Indes orientales, mais aussi tout le patrimoine laissé par les antiques Egyptiens. Avec les militaires, sont embarqués les scientifiques, les ethnologues, les historiens qui seront à l'origine de l'ouvrage cité plus haut. Les missionnaires chrétiens vont s'en servir pour développer les théories les plus invraisemblables pour justifier l'expédition coloniale sur tout le continent africain, en ramenant le tout à une division biblique des races comme décrit dans le chapitre de la Genèse. La technique de manipulation de certains d'entre eux est celle de magnifier le géni des africains dans l'antiquité égyptienne et constater leur nullité du présent pour en expliquer la décadence et donc l'urgence de les sauver par une nouvelle civilisation. Puisque de toutes les façons les africains ne sont que des maudits soit parce qu'ils descendent du méchant Caïn qui tue son frère Abel, soit parce qu'ils viennent de Canaan l'un des 3 enfants de Noé, maudit par le père pour s'être moqué de lui parce que sourd et dénudé.

L'administration coloniale va y fonder son principal espoir pour diviser les Africains afin de mieux régner entre ceux prétendument venus d'Egypte nécessairement plus intelligents, plus entreprenants, plus beaux et les autres, plus laids, plus fainéants. Alors que les premiers sont des dépravés, des immoraux par nature, les autres sont des pacifiques et des abrutis parce que primitifs et peuvent être plus malléables pour servir les intérêts de l'Europe, voilà pourquoi ils pourront facilement être associés au pouvoir, alors que les premiers en seront exclus.

Ainsi, ce sont les prêtres français pour la plupart qui parleront de l'Egypte pharaonique noire. le prêtre F. Coulbois écrit en 1901 : "Ne serait-ce pas l'indice que ce peuple de l'Ouzighé (au Burundi), voisin d'ailleurs des sources du Nil, a la même origine que les anciens habitants du pays des Pharaons?" L'un des idéateurs de la Négritude (dite Koutchiste), l'Abbé Léonard Dessailly écrit en 1898 dans : Le Paradis terrestre et la race nègre devant la science" : "Les Kouchites sont venus de Susiane, où ils avaient construit la première civilisation avant de se disperser et ils n'en étaient pas moins des Nègres, voire des Négrilles. Ensuite chaque recul de la civilisation égyptienne est liée à la poussée de ces "kouchites" nubiens sur les descendants Miçraïm moins dégradés".

Certains intellectuels africains et d'origine africaine vont relayer les insultes de L. Dessailly en reproposant à leur manière la même Négritude. D'autres vont offrir de nouveau quant à eux l'Egypte pharaonique noire sans au préalable apporter les éléments contredisant les insultes du père Coulbois et les autres. Pire, ils n'ont nullement cherché de couper ce cordon biblique de la prétendue déchéance de la Génèse et la dégradation de la civilisation triomphante de l'Egypte antique vers les "Nègres Abrutis" modernes dont parlent ces prêtres.

L'historien français Jean-Pierre Chrétien (né en 1937) dans son livre très documenté intitulé "L'invention de l'Afrique des Grands Lacs" publié aux éditions Karthala en 2010 nous dévoile ce côté obscur des relations Europe-Afrique en nous expliquant comment les missionnaires français ont réussi à imposer la France même dans les régions d'Afrique où elle n'était pas présente en orientant la pensée des chercheurs et des observateurs en leur faisant partager leur propre regard culturel sur ces pays. Il met le doigt sur la complicité des Africains qui ont développé l'égyptologie vue sous l'angle de la hiérarchisation des valeurs civilisationnelles, sans comprendre qu'en le faisant, ils contribuaient tout simplement à alimenter et valider une partie de l'histoire africaine construite dans le but de déstabiliser les sociétés africaines et non pour les glorifier.

QUELLES LECONS POUR LA JEUNESSE AFRICAINE ?

A chaque époque de la vie d'un village, d'une nation ou d'un continent, correspond la contribution sociétale de ses sages, de ses penseurs, de ses intellectuels. Lorsqu'on se penche sur l'Afrique, et pose une question des plus anodines, à savoir : en quoi les sages africains ont-ils influencé la pensée politique ou le model économique du continent africain depuis la fin de l'occupation européenne de l'Afrique à ce jour? La réponse est connue et malheureusement pas des plus glorieuses, c'est-à-dire, peu ou quasi nulle. La plupart ont renoncé à chercher les solutions aux problèmes d'un présent peu glorieux, pour se refugier dans la contemplation d'un passé victorieux.

On dit que c'est le passé qui nous permettra de comprendre le présent et mieux préparer l'avenir. C'est dans cette logique que des intellectuels africains ont approfondie l'étude de l'Egypte antique avec brio. Mais je crois que cela a été une erreur qui a fait perdre à l'Afrique un temps précieux dans la bataille pour sa liberté mentale. Je suis convaincu au contraire que c'est en maitrisant le présent que nous serons en mesure de comprendre le passé ou tout au moins d'interpréter le passé avec moins de subjectivité servile. Le passé ne nous renseigne pas sur ce que nous voulons savoir. Le passé est une construction subjective des histoires glorieuses des plus aisés, de la minorité des plus riches. L'histoire est biaisée par sa conception.

J'ai parcouru pendant plus de 20 ans les routes des musés d'Europe pour comprendre le passé des Européens. Et au bout du compte, je me suis rendu compte que je n'avais rien compris du tout, car tous les objets présentés dans ces musés ne retraçaient que le quotidien des riches, tous les témoignages n'étaient en dernier ressort que l'expression écrite de la minorité aristocratique, bourgeoise et cléricale, jamais l'expression du peuple, le plus souvent analphabète. Ces musées racontaient tous une partie de l'histoire du passé européen. Et non l'histoire.

C'est pour cette raison que j'ai toujours eu du mal à m'approprier de l'histoire de l'Egypte antique comme africain, parce qu'aussi glorieuse soit-elle, elle n'est pas mon histoire, elle est une partie de mon histoire, elle est une infime partie de l'histoire africaine, celle des nantis, celle des plus riches, celle des puissants même dans l'Egypte antique. S'il est prouvé que je viens de cette frange de population africaine en provenance d'Egypte pharaonique, à 99%, il est de loin plus probable que mes ancêtres dans cette Egypte antique fassent plutôt partie du peuple, fasse partie de la masse des pauvres, souvent même esclaves et dont j'ignore complètement l'histoire. Et cela n'a donc pas de sens que je me mente à moi même me revigorant en m'identifiant à l'histoire sélective de la vie des dominants du passé, dans l'espoir de m'en servir pour sortir de ma peu envieuse position du dominé d'aujourd'hui. C'est un comportement qui trahit la naïveté intellectuelle de ses auteurs, car se faisant, ils ont indirectement validé le sort d'humiliation que le dominant d'aujourd'hui inflige aux Africains, oubliant systématiquement toutes nos aspirations, nos frustrations, nos revendications, nos angoisses, nos peurs, notre spiritualité, oubliant nous-mêmes, comme être humains.

Cela a-t-il un sens pour la Grèce d'aujourd'hui de passer son temps à revendiquer la paternité de la démocratie si elle croule sous les dettes et ce sont les financiers des marchés boursiers à gérer de fait le pays? De même, quel sens cela a-t-il pour les intellectuels africains de magnifier les pyramides de l'Egypte antique pour ensuite aller mendier la construction d'une minable salle de classe dans le Sahel ?

En validant la thèse des dominants dans l'Egypte antique, et en nous l'appropriant comme notre unique histoire dans cette Egypte certainement complexe, ils ont accepté et validé le statu quo actuel imposé à l'Afrique par le dominant, de la fragmentation du continent africain en micro états à la disparition progressive et inexorables des langues africaines toujours de moins en moins parlées au profit des langues du dominant. Car ils ont fait comme si rien n'était plus important de l'Egypte.

Voilà pourquoi l'histoire ne nous aide pas à comprendre le présent, mais c'est en maitrisant le présent, en domestiquant le présent que nous aurons les moyens financiers et humains pour étudier le passé, pour comprendre notre propre passé. C'est en nous concentrant à comprendre les pièges que le dominant nous a mis dans le présent pour nous empêcher de nous réveiller que nous réussirons à acquérir notre indépendance mentale, sans laquelle notre appréciation du passé ne pourra être que biaisé et déformé sous le lente grossissante du dominant du présent (Occident). Et nous ne pourrons nous réfugier que dans la consolation et la fascination de la gloire du dominant du passé (Egypte Pharaonique). Pour moi, cela n'a aucun sens de tout miser sur l'Egypte antique pour notre renaissance s'il faut attendre que ce soit les archéologues européens à nous fournir les détails de ce qu'ils ont trouvé, s'il faut aller dans les musées européens pour voir les objets africains, parce que les pays africains n'ont pas l'argent pour entretenir des musées.

Lorsque le général Kleber crée la première section africaine de la Franc-maçonnerie à Alexandrie en 1800, dénommée Loge Isis, l'idée est celle de façonner une classe dirigeante servile africaine qui pourra prendre le pouvoir dans ce qu'on a appelé l'Administration Indirecte, c'est-à-dire, des laqués, des prête-noms, des sous-préfets. C'est cette administration indirecte qui prendra ensuite dans les années 1960, le nom de "Indépendance". Aujourd'hui, les intellectuels africains (politiciens, économistes, juristes, médecins) qui y sont affiliés ont-ils compris le sens 212 ans après ?

J'ai passé 14 ans en Chine pour comprendre que les Africains avaient presque tous une seule façon de raisonner, de réfléchir et c'était le format européen. Ils ont été tous façonnés au mode de pensée européenne, à l'approche européenne, à la corruption européenne, à la violence européenne, à la politique européenne, à la division sociale européenne, à l'organisation étatique européenne, à la diplomatie européenne. C'est dans le prisme européen que vivent les africains. Et mêmes les contestations, les rebellions, les guerres civiles sont prévisibles et sont menées dans ce format européen. Les programmes scolaires sont européens, les vacances scolaires tiennent compte des saisons en Europe et non des saisons en Afrique. Les journées de travail, de repos hebdomadaire judéo-chrétiens sont européens. Cela a-t-il un sens pour des intellectuels africains noyés à l'idéologie de la supériorité européenne de revisiter objectivement le passé africain jusqu'à nous servir une référence comme celle égyptienne? Je ne crois pas. C'est pour cela que je pense que la priorité reste à comprendre le présent, à décrypter les pièges du présent et chercher comment en sortir. Le jour où nous aurons la tête hors de l'eau, nous pourrons sereinement réécrire notre histoire avec beaucoup de recul, parce qu'il n'y a pas à mon avis la souveraineté de la pensée sans la souveraineté des moyens pour construire cette pensée. Et l'intellectuel africain est même plutôt dangereux dès lors qu'il n'est pas conscient de la capacité du système à le manipuler.

Par JEAN-PAUL POUGALA, écrivain camerounais, Directeur de l’Institut d’Etudes Géostratégiques et professeur de sociologie à l’Université de la Diplomatie de Genève en Suisse.
Article publié sur le site de notre partenaire Next-Afrique

L’Egypte, puissance pauvre

Georges Sokoloff, célèbre soviétologue, avait intitulé une histoire de la Russie La Puissance pauvre. Titre paradoxal mais hautement expressif des contradictions russes. Entre « visées impériales » et « contraintes matérielles », entre sous-développement et suprématie mondiale, une tension court tout au long de l’histoire moderne de la Russie. Mais cet oxymoron, qui fit de la Russie l’empire le plus craint et le plus pauvre de l’Europe du XIX° siècle, qui fit de l’URSS l’Etat le plus fort et le plus pauvre du Bloc de Varsovie, et qui continue de faire de la Russie de Poutine un hégémon eurasiatique gangréné par le sous-développement économiques et les archaïsmes politiques, cet oxymoron se retrouve ailleurs.

L’Egypte, qui poursuit dans le doute et la douleur, sa renaissance politique depuis la chute de Moubarak, est l’illustration parfaite de ce type de contradiction. Depuis deux siècles, le pays du Nil cadence de ses rythmes internes l’histoire régionale. Il n’y a pas une réforme économique, pas une révolution politique, pas une idéologie, pas un coup d’état, que les pays voisins ne reprennent, comme un auditoire malade d’écholalie. Et pourtant, depuis deux siècles, les données dont on dispose semblent indiquer que systématiquement, les taux d’alphabétisation, d’urbanisation, de consommation, sont toujours inférieurs à ceux des pays voisins.

Puissance du nombre et de la centralisation

Deux facteurs concourent à doter ce genre de pays pauvres des instruments de la puissance internationale. La démographie d’abord : les steppes russes, infinies et répétitives, comme les berges du Nil, sont un vivier humain autrement plus important que les plaines polonaises ou les vallées syro-palestiniennes. Le despotisme politique ensuite, permet une mobilisation efficace et rapide de vastes populations au service d’une volonté impériale, ce que les régimes pluralistes ne permettent pas, ou très peu et après de longues délibérations. Ces deux facteurs démultiplient la faiblesse en force : mal nourris, analphabètes, attachés à leur glèbe, un moujik, un fellah, valent peu de choses devant les bourgeois levantins, devant les seigneurs hongrois ou polonais. Mais mettez un Nicolas I°, ou un Mehmet-Ali à la tête de ces villages dupliqués à l’infini, et vous avez la première armée de la région.

A la différence donc de ce que l’histoire occidentale enseigne – la colonisation des riches franco-britanniques sur des pauvres afro-asiatiques, l’impérialisme allemand sur les misérables pourtours slaves – , en Orient, comme en Europe de l’est, c’est l’Egypte indigente qui a dominé un Levant riche, c’est la Russie miséreuse qui a dominé une Europe de l’est plus prospère.

Soft Power égyptien

Mais là s’arrête la comparaison. Puissance pauvre économiquement et socialement, l’Egypte par contre ne manque ni d’identité nationale ni d’attraction culturelle. A la différence du vertige identitaire russe, perdu entre l’Asie et l’Europe, l’Egypte est enracinée dans une histoire qui semble la prémunir de l’impérialisme brouillant. C’est le soft power de ses écrivains, de son cinéma, de sa musique, plus que les cosaques ou les divisions blindées, qui lui ont donné son hégémonie régionale.

Aujourd’hui que la crise politique au sommet révèle, sans fard, la catastrophe économique et sociale de la base, cette double leçon ne doit pas être perdue de vue : la faiblesse économique de l’Egypte, relativement à sa région, ne l’a jamais empêché d’exercer un leadership permanent sur son environnement ; cette hégémonie fut rarement militaire et coercitive, et le plus souvent culturelle.

Certes, les pétrodollars associés à l’emprise du salafisme ont renversé, depuis les années 1970, le sens de l’influence culturelle entre les deux rives de la Mer Rouge. Mais il est peu probable que cette prégnance saoudienne, jointe au cafouillage politique au Caire, suffise à renverser une donnée de l’histoire longue. Le centralisme égyptien, démographique, culturel, historique, persiste toujours. La force culturelle et politique de l’Egypte libérale des années 30 et 40 laisse penser que la puissance pauvre sortira probablement renforcée par la démocratisation et la renonciation à la mentalité autoritaire.

Omar Saghi, article paru sur son blog

 

Crédit photo : © Amr Nabil / AP, Sipa

La crise de Suez, basculement d’un ordre mondial

La crise du canal de Suez marque un basculement des rapports de forces globaux: elle révèle l'affaiblissement des puissances européennes historiques par rapport aux nouvelles puissances américaine et soviétique. Elle illustre l’émergence des pays anciennement colonisés dans les relations internationales et démontre comment une défaite militaire peut finalement se transformer en succès politique et diplomatique.

 Les causes

La crise de Suez résulte de plusieurs facteurs. Au niveau mondial, elle intervient dans le contexte de la guerre froide et du rapprochement de l’Egypte avec l’Union Soviétique et le bloc de l’Est, ce qui se matérialise notamment par des ventes d’armes en provenance de Tchécoslovaquie.  Au niveau régional, le Proche Orient émerge d’une longue période d’occupation étrangère, et est déstabilisé à partir de la partition de la Palestine en 1947. 

En ce qui concerne l’Egypte, théâtre du conflit, le pays est en plein bouleversement politique et socio-économique entamé quatre années plus tôt avec le renversement de la monarchie, et renforcé par le pouvoir grandissant de Gamal Abdel Nasser. Dans le cadre de la mise en valeur économique du pays, Nasser souhaite construire un barrage sur le Nil, pour répondre aux besoins de l’agriculture et produire de l’électricité. Nasser sollicite en premier lieu l’aide financière et technique des Etats-Unis, mais ceux-ci refusent. Il décide alors de nationaliser la compagnie gestionnaire du canal de Suez, dont les revenus devront permettre de financer la construction du barrage d’Assouan.


Le facteur déclencheur 

«La pauvreté n’est pas une honte, mais c’est l’exploitation des peuples qui l’est. Nous reprendrons tous nos droits, car tous ces fonds sont les nôtres et ce canal est la propriété de l’Egypte. Le canal a été creusé par 120 000 Egyptiens, qui ont trouvé la mort durant l’exécution des travaux. La société du canal de Suez à Paris ne cache qu’une pure exploitation.(…) Nous irons de l'avant pour détruire une fois pour toutes les traces de l'occupation et de l'exploitation. » Discours de Gamal Abdel Nasser, à Alexandrie, le 26 juillet 1956.

Cette initiative suscite de vives réactions de la part des Français et des Britanniques, qui contrôlaient la Campanie du Canal et maitrisaient depuis prés d’un siècle cette  voie de communication stratégique au  niveau mondial. L’action servira de prétexte à une invasion de l’Egypte et une tentative de renversement de Nasser.Alors qu'Israël souhaite avant tout détruire l’armement acquis par l’Egypte et prendre le contrôle de l’entrée du golfe d’Akaba pour desserrer son isolement, la France et la Grande-Bretagne sont déterminées à reprendre le canal de Suez, pour  maintenir leur influence dans la région et sécuriser le commerce avec l'Extrême-Orient et l’approvisionnement en pétrole en provenance du Golfe. La France intervient également dans le but de faire cesser le soutien apportée par Nasser au FLN Algérien.

 L’offensive militaire

La détermination de la France, du Royaume-Uni et d'Israël à agir contre l'Égypte et à récupérer le canal de Suez se concrétise en un accord secret tripartite. Conclu à Sèvres les 22 et 23 octobre 1956, il établit le déroulement précis de l'action militaire contre Nasser et met en place un prétexte pour envahir l’Egypte: Israël doit attaquer l'Égypte le 29 octobre 1956. La France et la Grande-Bretagne lanceront alors un ultimatum aux deux belligérants pour qu'ils se retirent de la zone du canal et enclencheront une riposte le 31 octobre en cas de refus de l'Égypte de respecter l'ultimatum.

Le plan est mis à exécution comme prévu le 29 octobre. Les Britanniques prennent le commandement des opérations, en raison de la proximité de Chypre et de Malte où ils possèdent des bases militaires. Appelé plan Mousquetaire, le plan prévoyait initialement un débarquement des forces britanniques et françaises à Alexandrie, puis la prise du Caire. Cependant, l’objectif initial du plan est modifié et il est décidé que les troupes débarqueront à Port-Saïd, puis se rendront sur la zone du canal de Suez. Le rejet de l'ultimatum par les Égyptiens permet à l'aviation britannique de bombarder les aérodromes égyptiens et de déployer leurs parachutistes sur Port Said.


 

La contre-offensive diplomatique

 

L'opinion internationale est tout de suite indignée de la situation. Eisenhower,  réagit très vivement et obtient la convocation du Conseil de sécurité de l'ONU, meme si le veto de la France et de la Grande-Bretagne empêchent le vote d'une résolution. L'Égypte tente d’empêcher la circulation sur le canal en coulant des bateaux, mais ne parvient pas à résister à l’avancée des troupes terrestres. L’URSS n'hésite pas à menacer la France, la Grande-Bretagne et Israël d'une riposte nucléaire. L'OTAN brandit à son tour la menace nucléaire envers l'URSS si cette dernière utilise ses fusées atomiques.

C'est à ce moment que les États-Unis prennent une position décisive: ils exigent le retrait des forces franco-britanniques pour mettre un terme à la crise. Pour faire fléchir les puissances européennes, ils contribuent à la dévaluation de la livre sterling, menaçant la puissance britannique sur ses bases. Les pressions font plier la Grande-Bretagne, puis la France, qui acceptent un cessez le feu et la fin des opérations à partir du 6 novembre.Pour restaurer la paix en Égypte, l'ONU interpose entre Israël et l'Égypte la Force d'urgence des Nations unies (FNUE) dès le 15 novembre 1956. Cette opération marquera la naissance des Casques bleus de l'ONU.


Le basculement d'un ordre mondial

La crise de Suez marque la fin de l'influence traditionnelle des anciennes puissances coloniales dans la région. Motivée par des intérêts économiques et politiques, leur stratégie a échoué en raison d'un nouvel ordre mondial dominé par les Etats-Unis et l'URSS. Malgré les succès militaires de la coalition tripartite, ce revers humiliant profite à Nasser qui sort finalement victorieux du conflit et devient la nouvelle figure du nationalisme arabe et de la décolonisation. La crise de Suez marque clairement l'ère de la domination des puissances nucléaires américaine et soviétique dans le règlement des conflits internationaux.

Le dénouement de la crise a redoré le prestige de l'URSS, perçu désormais comme le défenseur des petites puissances contre l'impérialisme occidental. Son influence s'affirmera particulièrement en Syrie et subsiste jusqu'à aujourd’hui. Les États-Unis ont eux aussi augmenté leur prestige dans la région en faisant preuve de modération par leur attitude équilibrée. Cette restructuration des rapports de forces dans la région concentre la puissance entre les mains des deux géants nucléaires que sont les États-Unis et l'URSS. Le Proche-Orient devient ainsi un enjeu durable dans la lutte que mènent les principales puissances mondiales pour le contrôle de cette région stratégique et de ses richesses, et ce jusqu'à nos jours.

Nacim KAID-SLIMANE

L’Egypte peut-elle sortir du gouffre ?

 

Dans un mugissement inouï depuis plus d’un demi-siècle, le peuple égyptien, mastodonte du Proche-Orient, sortait de sa léthargie pour renverser la figure catalytique de ses peines. A la faim, à l’humiliation, au désœuvrement, seul un sursaut d’audace, déraisonnée mais pacifique, put répondre. C’était il y a un an. Aujourd’hui, que reste-t-il de ce combat ? Les images ont leur force : avant, les photographies d’une foule en liesse, dont le triomphe pouvait faire renaître un espoir de changement ; dernièrement, l’insupportable spectacle d’une femme à terre, battue par la police de son pays. La régression est immense et replonge le pays dans le doute.

L’Egypte dans le rouge

Les affrontements entre l’armée et les manifestants, les dommages collatéraux engendrés par les combats sur les objets de culture,  le ciblage confessionnel de certaines violences dépeint par les médias, ont suffi à susciter la crainte des vacanciers, au grand dam d’un secteur touristique pourtant vital pour l’économie égyptienne. Les informations récentes témoignent par ailleurs d’une population prise en otage par les fluctuations des matières premières, qu’illustre la ruée sur l’essence des automobilistes par peur de pénurie et d’une hausse des prix.

Devant les symptômes d’une économie à l’agonie, le pouvoir en place a jugé bon de s’en remettre au grand médecin du monde, mobilisant un prêt de 3,2 milliards de dollars auprès du Fonds Monétaire International (FMI). Il est à regretter que le gouvernement transitoire de Kamal al-Ganzouri ait prioritairement recours à l’endettement extérieur : dans un pays longtemps lésé par l’écart de richesses, une politique d’effort national, réclamant une contribution substantielle des plus riches, eût été adéquate.

Permanence de l’ancien régime

La révolution a beaucoup coûté au peuple – « jamais trop » dira-t-on. Elle demeure néanmoins inachevée ou presque nulle dans les faits. Aussi douloureux soit le constat, les outils de répression hérités de l’ère Moubarak sont intacts :dans un rapport paru lundi, Human Rights Watch appelle le nouveau Parlement à amender au plus vite ces lois, qui « restreignent la liberté d’expression et de critique du gouvernement, limitent la liberté d’association et de réunion, détiennent des personnes indéfiniment sans inculpation, et permettent aux forces de l’ordre de commettre tous les abus ».

Ce cadre autoritaire inchangé suscite le découragement des démocrates du pays. L’annonce dimanche dernier par Mohamed Al Baradei de sa décision de ne pas se présenter à l’élection présidentielle prend la forme d’une dénonciation de l’impraticabilité du terrain politique, en l’absence de garde-fous démocratiques. Doit-on se réjouir de ce coup porté à la junte militaire ? Aucunement. La mouvance libérale et laïque incarnée par l’ancien directeur général de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), suite au fiasco électoral des législatives, se trouve pulvérisée entre le marteau militaire et l’enclume islamiste.

Un nouveau souffle

Le temps finit par user les volontés, aussi ancrées soient elles. Le peuple d’Egypte peut-il encore trouver la force de persévérer ? Pour François Pradal, la révolution se poursuit, et l’impulsion vient de Suez[1]. La ville semble abriter une profonde « culture de résistance », non seulement issue des combats anticoloniaux, mais renforcée par l’immense enjeu industriel et commercial que les habitants du détroit ont en main. Si les partisans de la lutte continue sont minoritaires, « leur optimisme et leur sens tactique paraissent redoutable », à travers le tissage d’un puissant réseau syndical et interurbain, de Sokhna à Alexandrie.

En faisant du peuple un ennemi, le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) a paradoxalement aidé les égyptiens à se propulser dans l’après. La mémoire du 25 janvier et de ses martyrs n’est pas tant un soupir de nostalgie mais plutôt un message de rappel : la souveraineté populaire ne se contentera pas d’un changement factice. Aussi la manière de commémorer le 25 janvier diverge-t-elle entre le CFSA et les mouvements de jeunesse, le premier ouvrant une période de fête, les seconds un temps de deuil et de recueillement. L’évolution de la situation en Egypte, par son importance, dépasse de loin les rivages du Nil et pourra se révéler déterminante dans le prolongement du printemps arabe, ou bien son regel. C’est un peu l’exemple d’un père de famille, dont le moral et la santé se répercutent sur l’ensemble du foyer.

Punir le raïs

Nos télévisions et nos journaux se sont passionnés pour le naufrage du Costa Concordia dans la mer tyrrhénienne. Ce géant des mers, lourd et incoercible, est venu s’échouer sur un rocher banal : symboliquement, le récit fascine. Le commandant Moubarak se savait coupable d’avoir conduit son navire tout droit dans les écueils. Aujourd’hui l’embarcation s’enfonce et touche le fond, et le capitaine se défend de tout crime. Son châtiment fera justice aux victimes mais ne changera pas la réalité : le bateau continue de couler et l’Egypte reste prisonnière de sa carcasse.

Le procès de Moubarak n’est intéressant qu’à partir du moment où il constitue une étape vers le jugement de ceux qui sont toujours en place. Désormais, une lutte s’installe entre l’ancien Président, qui renvoie la responsabilité des violences aux forces armées, et le CSFA, qui peut voir dans ce procès l’occasion de blanchir le système sans perdre une once de pouvoir. En réalité, le destin de Moubarak importe peu aux égyptiens. Le peuple demande des garanties de dignité sociale, de liberté politique et de sécurité physique. Pour réaliser cela, il faudra obligatoirement changer la loi et la pratique, afin de dissocier la sphère civile et le règne militaire.

De nombreuses voix aux Etats-Unis, tel le Council on Foreign Relations se lèvent pour réclamer que le gouvernement américain cesse d’alimenter la junte en place. Si d’éventuelles sanctions sont envisageables, celles-ci ne doivent pas alourdir le fardeau qui pèse sur la population. La dimension nationale de ce bras-de-fer politique doit être préservée, dans l’attente de l’élection présidentielle. Les législatives ont permis de dessiner les grandes tendances du paysage électoral. L’émergence d’une figure charismatique chez les Frères Musulmans ne saurait tarder : l’annonce d’un candidat « d’entente nationale » est encourageante pour la suite. Encore faudra-t-il que ce scrutin ait lieu, afin de rendre aux civils leur pleine souveraineté.

Par Antoine ALHERITIERE, article initialement paru chez notre partenaire ArabsThink


[1] Lire Le Monde Diplomatique de janvier 2012, « Suez entre salafisme et révolution », p.20-21.