BAMAKO d’Abderahmane Sissako.

A l’heure où le FMI préconise à la France de modérer sa politique de réduction du déficit, comme il est curieux de regarder l’envers du miroir. Le film « Bamako » réalisé en 2006 par Abderahmane Sissako traite justement de cela, de la dette impayable et insoutenable qui a écrasé et écrase encore les pays africains et leurs économies et les a obligé notamment -et pas juste accessoirement- à brader leur service public.


affiche film BamakoLe « Bamako » de Sissako, c’est l’histoire d’un procès, celui que mène la société civile contre les institutions financières qui écrasent le pays, FMI et Banque mondiale. C’est l’hypothèse de la quasi-impunité de ces institutions que le film conteste. Abderahmane Sissako installe la cour de justice dans la cour de maisons que se partagent des familles. Cette superbe trouvaille donne à ce film des résonances toutes particulières.

La justice délaisse son abstraction pour s’ancrer dans le quotidien de ces familles.

Parmi ces familles, le couple de Mélé et Chaka. C’est dans les pas de Chaka qui se rend sur un chantier déserté et par le chant de Mélé que le film commence et c’est par le chant de Mélé pleurant qu’il se termine. Cet encadrement donne au procès cette tonalité de drame intérieur et nous place dans une situation difficile à exprimer. 

D’abord, affaire publique dans l’intimité de ces familles, le procès est retransmis ensuite par haut-parleur et le public se presse aussi autour de la cour. Public et privé, l’indistinction est totale. Elle pourrait correspondre de façon toute métaphorique à ces processus de privatisation exigés par le FMI et la Banque Mondiale qui brouille la frontière et affaiblit l’intérêt général. L’Afrique aurait été ainsi le premier laboratoire de ce mouvement de destruction étatique. Elle pourrait être aussi le lieu de réflexion des nouvelles façons de modéliser l’économie…

Dans ce film-plaidoyer, la parole est fleuve. C’est celle de la société civile qui ne peut plus se taire face au hold-up organisé par les institutions financières internationales. Des complices pour sûr, il y en a. Les nuances existent et le renversement de point de vue aussi.

Formidable Aminata Traoré dans ce film. Elle apparaît dans « Bamako » dans son propre rôle. Ecrivaine, militante, il faut préciser le rôle politique qu’elle a pu avoir, ancienne Ministre de la Culture et du Tourisme du Mali de 1997 à 2000. Ici, c’est une écrivaine à la barre appelée à témoigner sur l’oppression qu’exercent ces institutions financières sur l’économie du pays. Et comme l’oppression économique passe aussi par les torsions du langage, cette femme de lettres fait surgir un remède : l’inflexion symétrique du langage ou la stratégie du roseau, pas le roseau qui plie face au vent, mais celui qui, coupé, se transforme en chant.

Aminata Traoré à la barre

« L’Afrique n’est pas victime de sa pauvreté, elle est victime de ses richesses »  L’annulation d’une partie de la dette n’est pas un cadeau, « c’est une supercherie »

Aminata Traoré n’est pas la seule personnalité publique à apparaître ainsi dans ce procès, de vrais avocats comme Me Roland Rappaport ou Me William Bourdon aiguisent leurs plaidoiries.

A la barre, un candidat malheureux à l’exil économique qui n’a même pas atteint l’Europe et qui est déjà pourchassé au Maroc et en Algérie, laissé avec ses compagnons anonymes à la sécheresse du Sahara, promis à une mort certaine et pourtant encore là, à témoigner pour ceux qui ne sont jamais revenus… La mondialisation, le monde ouvert, oui, mais pas pour tout le monde.

A la barre, le chant puissant de ce paysan Zengué Semba qui se désole de ne pouvoir récolter ce qu’il a semé.

Le film d’Abderahmane Sissako nous montre de formidables réquisitoires contre ce marché de dupes Ces citoyens avides de justice exigent la condamnation du FMI et de la Banque Mondiale à de vrais travaux d’intérêt général.

On est si transporté par ces vibrants réquisitoires qu’on croirait à un documentaire, délaissant la fiction. Mais on se surprend vite à conclure « ce n’est qu’un film », oui mais un film qui ouvre la brèche…

KATANGA BUSINESS (2009) – Un film documentaire de Thierry Michel

Du business dans la rubrique culture, allons donc ! Et si on désappropriait le discours économique de la voix des seuls experts… Soyons encore plus fous, faisons en l’affaire de tous. Déplaçons donc le discours économique et adoptons une autre perspective.

Affiche_katanga_business Avec « Congo River », nous avons exploré les méandres du Congo en suivant le contre-courant du fleuve. Toujours plus haut, vers la source, tentant de surmonter le désespoir des habitants du Congo, fleuve-pays. Avec « Katanga Business », revenons sur terre et tentons d’affronter la guerre…économique qui s’y livre. Encore une guerre… Katanga Business ou la guerre des intérêts particuliers multinationaux.

Le Katanga, cette région bien nommée (katanga signifie cuivre) est une région du Congo qui détient 80% des mines du pays : cuivre, cobalt, uranium, manganèse… On croirait réciter la table de Mendeleïev, cette fameuse table d'éléments qu’on apprend en cours de chimie.

Autant de minerais qui transforment la terre en argent, sonnant et trébuchant.

Ceux qui trébuchent, les creuseurs, ces hommes venus de tout le pays pour espérer trouver quelque subsistance en creusant la terre de leurs mains nues et revendre le minerai brut souvent à prix dérisoire. Ils creusent, creusent et souvent c’est leur propre tombe qui apparaît.

C’est l’ouverture de ce film documentaire de Thierry Michel, une tombe qui se referme. Image glaçante, plus terrible encore que les maux qu’on découvre ensuite: corruption, exploitation, mépris de la vie humaine…

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Fidèle à son dispositif de montage, Thierry Michel mixe ses images aux archives en noir et blanc filmées du temps du Congo Belge à l’industrie florissante… une autre exploitation encore.

Du temps de la colonie, on pillait les ressources. Aujourd’hui, qu’en est-il ?

L’histoire de la Gécamines devient sous la caméra de Thierry Michel un petit cours d’histoire économique. Fleuron industriel du Congo Belge, nationalisée à l’indépendance, cette entreprise d’Etat est dirigée –au début du documentaire- par le canadien Paul Fortin. Nommé par le Président de la République Démocratique du Congo, c’est un patron pour le maintien de qui les salariés n’ont pas hésité à faire grève.  Ce patron illustre bien l’ancienne façon de diriger "à la papa". Mes ouailles, ayez confiance. « La politique, cela ne donne pas à manger » nous dit-il. Mais ça pourrait si on arrêtait de tirer sur les creuseurs qui manifestent pour défendre leurs droits. Oui, on tire pour assurer la sécurité des investissements…

Thierry Michel  trouve dans la région du Katanga le cœur brut et géologique des stratégies économiques mondiales. Cette région dotée de fabuleuses ressources énergétiques est convoitée par tous les pays avides de minerais pour accroître leur développement industriel. Et cela profite-t-il à la région et au pays lui-même ? Les Congolais gagnent-ils aussi ?

Pour y répondre, Thierry Michel pointe sa caméra vers le Gouverneur de la riche région et nous laisse faire notre propre idée.


KATANGA business de Thierry Michel

Moïse apparaît ainsi en Terre d’Afrique. Oui, un nom qui décide de son destin, dixit l’intéressé. Moïse Katumbi est dans le documentaire de Thierry Michel un véritable personnage. Ancien homme d’affaires ayant fait fortune et aussi président du fameux club de football TP Mazeme au Lubumbashi, il est élu gouverneur du Katanga en 2007. L’ancien homme d’affaires s’est mué en intercesseur de l’intérêt général.

Moïse gouverneur des hommes devient aussi le défenseur des creuseurs.

Moïse solution ! Scandent les creuseurs. Mais peut-il empêcher les multinationales de déloger les creuseurs ? C’est à ce titre que le personnage de Moïse Katumbi  attire la caméra et notre attention dans ce documentaire. Il est l’incarnation des contradictions à résoudre. Dans quelle mesure l’ancien homme d’affaires peut-il protéger l’intérêt général ? Comment peut-il à la fois encourager les investissements étrangers dans sa région et défendre les intérêts de ses administrés ?

On le sent sincère. Et puis, c’est sans compter sur l’aide contre-productive de certaines autorités qui s’accoquinent avec des investisseurs peu scrupuleux.

Les investisseurs indiens et chinois montent en puissance sur le continent. (Non, il n’y a pas de lien entre le manque de scrupule de la phrase précédente et ce qui suit)

« Nous attachons beaucoup d’importance à l’amitié. Nouer des liens amicaux avec l’ensemble des pays du monde est l’idée fondamentale de la politique étrangère de la Chine » nous dit l’ambassadeur chinois, Wu Zexian. Bon, il faut savoir aussi choisir ses amis…

Mais c’est vrai aussi que la Chine et la plupart des pays africains appartiennent encore au mouvement des non-alignés, feu mouvement qui se constitua comme une troisième voie pendant la guerre froide et surtout en lutte contre la colonisation.

On ne peut donc que sourire quand on découvre à la fin du documentaire que Paul Fortin de la Gécamines passe la main à l’investisseur chinois M. Min. C’est peut-être le début d’une grande amitié…

 


Post-scriptum :

Thierry Michel consacre son dernier documentaire au gouverneur du Katanga – « L’irrésistible ascension de Moïse Katumbi»-. Le film est sorti fin avril en Belgique, il est prévu en France à la rentrée, il est d’ores et déjà interdit en République Démocratique du Congo. Interdit de visa au Congo, Thierry Michel est d’ailleurs aussi menacé de mort par certains partisans (vraiment ?) de Moïse Katumbi. Faire un film n’est pas sans risques.

Congo River. Beyond Darkness.

 

 

Congo river @ Marc Capelle

Congo River. Beyond Darkness.

Film documentaire franco-belge de Thierry Michel sorti en 2006.

Produit par les Films d’Ici et les Films de la Passerelle   En donnant à son film documentaire, le sous-titre de « Beyond Darkness », Thierry Michel donne une réponse pleine d’échos au « Heart of Darkness » de Joseph Conrad paru en 1899. On croit pénétrer dans les profondeurs de la terre d’Afrique Centrale et c’est pourtant le fleuve qui nous élève…

 

Beaucoup de Congolais sont des enfants de l’eau. Le fleuve Congo est leur fleuve-mère.

Pour nous parler du Congo, de son histoire, ce peuple, ses croyances et désespérances, Thierry Michel ne va pas par quatre chemins. Dans ce film documentaire réalisé en 2006, il filme le fleuve Congo et en fait son personnage principal

Ce fleuve est la seule voie de commerce et de transports. C’est le seul moyen de communication. Et pour le cinéaste, il devient lieu d’écoute et de dialogue.

Ces femmes, ces hommes dans leurs tourments, mais aussi leurs légèretés quotidiennes.

Ces pirogues combatives, ces barges à la dérive, ces bateaux de rouille échoués.

Thierry Michel voulait pouvoir parler du passé, présent et futur de cette contrée d’Afrique centrale. Autant de temporalités que le fleuve comme concept lui permet d’aborder. Mais pas seulement. Il mixe aussi des images d’archives en noir et blanc, images sonores de l’époque coloniale, à des images en couleur, images actuelles.

Dans ces vieux extraits en noir et blanc, ces images d’antan, on peut voir à un moment des hommes travailler sous le joug moral et violent d’un côlon (quelle étrange proximité sonore) qui se voit et se donne à voir comme chef d’orchestre de son œuvre de civilisation et le tout sur un vieil air de jazz. Bonheur cinématographique qui laisse entendre la voix de la créativité libératrice.

Et que nous dit la couleur du temps qui passe ? Des choses à voir…

Que ce fleuve charrie encore ce code colonial comme seule traduction et orientation pour les commandants des barges fragiles.

Que ce fleuve n’est toujours pas ce trait d’union, voire cette colonne vertébrale que voyait Mobutu qui se servit, plus que ne servit son pays.

Entre l’amont et l’aval, il y a toujours ces cascades qui rendent le fleuve impraticable. Et il y a bien longtemps qu’entre les deux, aucun train ne circule.

Dans ce fleuve, gît aussi le rêve d’une Indépendance, feu le combat de Lumumba que les rites d’initiation des guerriers maï-maï ne cessent d’invoquer encore aujourd’hui.

Pendant les guerres, les morts flottaient tels des rondins sur le fleuve. Une croix sur une tombe, ce n’est pas un mort, mais cinquante corps assassinés Ensemble dans la mort, la haine encore en vie.

Et ces femmes violées, peut-on encore dire qu’elles vivent ? Leurs corps qui portent encore la trace barbare. Mais les hommes aussi.

Le traumatisme des congolais est vaste comme ce fleuve puissant. Et à leur désespérance se tisse une foi vive. Thierry Michel ponctue son avancée narrative de séquences où la foi des congolais et leurs prières collectives opèrent telle une litanie qui pourrait être celle du fleuve Congo.

Pour aller à la source du fleuve, ascension presque spirituelle pour le cinéaste et les contemplateurs que nous sommes, il faut des dernières prières, celles aux ancêtres. La source du fleuve puissant, la verrez-vous ?

Elle est paisible. Difficile d’imaginer alors les drames et les carcasses que le fleuve charrie.

A cette source paisible, à chaque ondulation de l’eau, on sent un cœur qui palpite, on sent un cœur vivant.

Wé Congo shi ma ma !

Toi, Congo, lève-toi !

Crédits photos : Congo river @ Marc Capell

Le poète comme boxeur

« Le poète comme boxeur », Kateb Yacine mis en scène par Kheireddine Lardjam, avec Larbi Bestam et Azzedine Benamara

Entretien avec Kheireddine Lardjam, le metteur en scène de la pièce. 

Votre pièce est intitulée « le poète comme boxeur » en référence à cette citation de Kateb Yacine « Il y a en Algérie cette impulsion qui vient du plus profond des masses, cette aspiration vers la lumière qui fait qu’on vous porte à bout de bras ; on aide un poète comme on aide un boxeur ». Y a-t-il toujours en Algérie ce même engouement populaire pour la culture en général et le théâtre en particulier ?

Ce qui m’a intéressé dans ce recueil d’entretiens que j’ai mis en scène, c’est la parole de Kateb Yacine, pas lui. Elle m’interroge sur n’importe quel poète, le poète universel. Quelle est la place du poète dans nos sociétés de consommation par exemple ? Le poète est, je cite Kateb Yacine, « au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur… Le poète, c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de la vie dans une incessante explosion».

Ces quelques lignes, ces paroles, je les recommande à tous les artistes et le spectateur qui viennent voir ce spectacle, je le prends à contrepied : il n’est pas là, juste pour recevoir, il porte véritablement les artistes. En 1997, j’ai effectué une tournée dans le triangle de la mort de l’époque (Alger, Medea, Relizane). Cela a été une année sanglante où les artistes ont été pris pour cibles, notamment à Oran. Beaucoup sont morts assassinés comme Alloua, Ferhdeheb… Je ne faisais pas, à l’époque, cette tournée par engagement, mais parce que le mois du ramadan est un mois culturel. Nous avons joué alors dans un village appelé Theniet El Had qui signifie et cela est très poétique « le pli de l’horizon ». A la fin de la représentation, l’équipe d’organisation nous a laissé à la rue. Aucun hébergement, ni repas n’avait été prévu. Et c’est donc à 22h que le public, apprenant cela, s’est mobilisé pour nous héberger dans la plus belle de leurs demeures et se sont cotisés pour nous offrir le repas. Naturellement, j’ai été très surpris de l’ampleur de la mobilisation et quand j’en ai parlé avec un vieux du public, il m’a alors dit « ce que vous faites est dangereux et très important pour notre société ». Depuis ce jour-là, j’ai décidé de faire du théâtre mon métier.

En Algérie, il semble que le théâtre reste tout de même plus populaire que le cinéma.

Vous savez quelle a été la première « entreprise » nationalisée au lendemain de l’Indépendance, avant même le pétrole ? Le théâtre, en 1963. Le pouvoir connaissait sa force et le théâtre a conservé une grande place pendant très longtemps. Ce que je fais comme théâtre, c’est un théâtre de l’urgence. A un événement correspond toujours une pièce de théâtre.

Votre théâtre est, me semble-t-il, très lié au journalisme. Vous avez été vous-même journaliste. Vous collaborez avec, entre autres, Mustapha Benfodil qui est auteur de théâtre, mais aussi journaliste. Et cette pièce, vous l’avez mise en scène, à partir d’un recueil d’entretiens de Kateb Yacine avec des journalistes.

Je ne fais pas un théâtre documentaire, ni un théâtre d’informations. Vous n’êtes pas la première à me le dire, mais si vous voyez ce lien entre théâtre et journalisme, il n’est sûrement pas conscient de ma part. Je fais un théâtre engagé et pour moi, le vrai théâtre en Algérie, ce théâtre engagé, n’est pas du tout soutenu. Ma compagnie va bientôt être la plus vieille compagnie d’Algérie. Elle a 15 ans et elle est complètement indépendante.

Existe-t-il en Algérie une politique de soutien du théâtre ?

Absolument pas. D’ailleurs, si vous allez sur le site du Ministère de la culturelle sur l’onglet « politique culturelle », vous trouverez le message « page en construction ». Pour l’homme de théâtre que je suis, c’est vraiment tout un symbole.

Kateb Yacine a une relation forte avec l’Afrique…

Kateb Yacine est le premier intellectuel algérien à avoir revendiqué l’africanité. Moi aussi, je suis africain avant d’être algérien. Je suis allé à Dakar, Bamako… et là-bas, j’ai retrouvé plus de trucs de chez moi qu’en allant au Liban ou en Syrie. Je me sens plus africain qu’arabe. Ecoutez la musique de Larbi Bestam, musicien dans notre pièce, c’est une musique africaine avant d’être algérienne. Comme algérien, je me sens africain, berbère, arabe. Pour citer Kateb Yacine « l’Algérie arabe n’existe pas ». L’histoire algérienne telle qu’elle est officiellement enseignée ne débute qu’avec l’histoire musulmane de l’Algérie qu’on nous fait croire pacifiée. « Aslim taslim ». N’oublions pas que c’était avant tout une conquête. Mais ne passons pas aussi dans l’autre extrême, l’algérianité doit passer aussi avant la berbérité.

Vous avez joué cette pièce d’abord en Algérie. L’avez-vous joué en français ?

Oui, j’ai joué la pièce en français en Algérie car la pièce est écrite en français par Kateb Yacine et je fais confiance à l’intelligence du public. Le public algérien est au moins bilingue. Il n’y a pas de traduction dans la décision de mettre en scène. Ils regardent bien Batman piraté et en français ! Pourquoi pas cette pièce ? Quant à la langue française en Algérie, la situation est désormais différente de celle qu’a connue Kateb Yacine. Il est allé à l’école française et il y en a peu qui ont pu alors. Aujourd’hui, malgré la politique d’arabisation qui a été faite en Algérie, la langue française est la première langue obligatoire enseignée dès l’âge de 8 ans, ne serait-ce que pour comprendre ceux de leur famille qui vivent en France. Personnellement, la langue française me permet de créer une distance, elle est devenue en Algérie une langue de contestation. Allez répéter ce qu’a pu écrire Kateb Yacine en français, que Dieu est mort par exemple… en français, cela choque moins. Le grand père de Kateb Yacine lui avait conseillé d’apprendre le français pour dire en français aux français qu’il n’était pas français. Quand moi, je parle français, c’est pour dire l’urgence. Je n’ai pas ce complexe du colonisé.

Voyez-vous le théâtre comme « un lieu d’éducation populaire » comme le voulait Kateb Yacine ?

Je vais vous dire et cela va vous choquer, le théâtre de Kateb Yacine ne me touche pas car c’est avant tout un théâtre d’information. A l’époque, il n’y avait pas de télé ou d’internet pour pouvoir s’informer comme aujourd’hui. Pour informer les gens de la guerre au Vietnam, Kateb Yacine a écrit une pièce. Son théâtre est très lié à cette époque là, aux moyens qui existaient alors.
Et surtout, le théâtre comme « lieu d’éducation populaire ». Qui suis-je pour éduquer ? Je ne fais pas un théâtre pour éduquer. Je fais un théâtre qui pose des questions. Je n’ai aucun mal à me séparer ici de mes pères spirituels dont Kateb Yacine fait partie. C’est parce qu’il parlait de théâtre comme « lieu d’éducation populaire » entre autres qu’on en a fait un Père de la Nation. Il faut déboulonner les statues.

Jouez-vous vos pièces dans d’autres pays d’Afrique ?

Une pièce comme celle-ci, je la vois très bien en Tunisie par exemple, ne serait-ce que parce qu’elle dit aussi qu’une « révolution n’atteint jamais qu’une partie de ces objectifs » et pour d’autres paroles encore fortes qui résonneront certainement chez les tunisiens. J’ai également un projet avec Massamba Guèye, professeur et conteur écrivain qui a créé à Dakar la Maison du Conte. D’ailleurs, les africains me reconnaissent très facilement comme africain et cela va contre cette image fausse qui fait plus des Algériens des arabes. J’ai joué en 2006/2007 « Les Justes » de Camus au Festival des Réalités à Bamako. Mais il est vrai que c’est très difficile de tourner en Afrique. Il y a beaucoup d’aides pour traverser la Méditerranée et on regarde tous vers l’Europe, mais tourner en Afrique, aller dans les pays voisins, c’est presque impossible ; c’est un vrai problème africain. D’ailleurs, la plupart, pour ne pas dire tous les artistes africains ne se rencontrent qu’en Europe. Finalement ce sont les artistes qui sont curieux de la France et pas forcément la France qui est curieuse.

D’ailleurs, quelle est la réception de votre pièce en France ?

Il y a un public en France pour nos pièces. Mais la France « officielle » ne veut pas entendre l’Algérie d’aujourd’hui. Elle reste dans les clichés. Pour que cette France « officielle » nous entende, c’est à peine si je ne devrais pas faire un spectacle en proposant au public français de se fouetter lui-même pour éprouver sa culpabilité. Non. L’Algérie d’aujourd’hui, ce n’est pas cela qu’elle dit. Ni repentance, ni oubli. Cette pièce, si vous entendez bien, elle parle de l’Algérie d’aujourd’hui, une Algérie où la religion peut être critiquée, où il existe une pensée laïque. Encore faut-il l’entendre…

 

http://www.elajouad.com

 

entretien réalisé pour Terangaweb – l'Afrique des idées par Linda Zitouni

Aliénations

« Paroles d’anciens, paroles de mes aïeux
Paroles éternelles reçues en héritage »

Ainsi débute le documentaire de Malek Bensmaïl par les paroles du chant des femmes des Aurès. Il y est en effet question d’héritage. Héritage du savoir d’un père. Le réalisateur rend hommage dans un court prélude à feu son père, le professeur Belkacem Bensmaïl, un des fondateurs de la psychiatrie algérienne. Mais aussi questionnement de l’héritage culturel par la pratique psychiatrique elle-même.

Parler de psychiatrie en Afrique et ici dans le Maghreb et monde arabe est très rare. On connaît l’importance et le prestige de Frantz Fanon qui avant que d’être au service de la lutte contre la colonisation fût psychiatre. Un psychiatre certes révolutionnaire aussi dans sa pratique. De Frantz Fanon, il n’est pourtant pas question et en même temps, le titre de ce documentaire reste imprégné de la problématique qui a agité Fanon tout au long de sa vie et sa pratique : guérir les colonisés de leur aliénation. La fête de l’indépendance est maintenant terminée, même si l’on fête cette année son cinquantenaire. Ce n’est plus la colonisation qui fait du mal à l’Algérien, mais la société algérienne elle-même avec sa violence sociale.

De la « Nechra » à la psychiatrie ou comment se dépêtre-t-on des djinns en Algérie ?

Dans la grotte de Dar Eddiwane, haut lieu mystique près de Constantine se déroule le rituel de la Nechra, cette danse rituelle que font les femmes possédées pour se libérer de leurs djinns. Les mauvais, bien sûr. On devine qu’il a dû être difficile de filmer la pratique de la Nechra, telle que nous la montre Malek Bensmaïl par les descriptions du guide et du gardien, mais aussi par quelques images assez elliptiques, sorte de reconstitution d’un rituel qui doit rester secret. La psychiatrie s’inscrit encore difficilement dans la tradition culturelle du pays. Les femmes effectuent d’abord la Nechra et si cela ne fonctionne pas, alors peut-être iront-elles consulter.

La psychiatre que Malek Bensmaïl interroge à ce sujet déclare qu’effectivement en tant que croyante musulmane, elle croit aux djinns. L’islam reconnaît en effet l’existence des djinns. Les uns protègent, les autres possèdent. Et dans la tradition culturelle algérienne, on évoque parfois l’existence des djinns pour expliquer un mal, une querelle. D’après cette psychiatre, quand on évoque ces djinns de façon récurrente, voire permanente, alors cela devient pathologique et donc objet de traitement psychiatrique.

« Avec un psy, un cheikh et l’aide de Dieu, tu guériras »

Tel est le conseil qu’un ami prodigue à cet homme se voulant homme politique et qui  s'est effondré psychologiquement à cause d’une réunion avec d’autres partis politiques qui n’a mené à rien. Chacun était occupé à tirer la couverture sur soi et cet homme qui voulait apporter des solutions aux problèmes n’a pu le supporter. Après avoir effectué un séjour à l’hôpital psychiatrique, il fait appel à un thérapeute islamique pour faire la Roqya. La Roqya est une sorte d’exorcisme légiféré par l’islam. Le thérapeute islamique prévient d’ailleurs contre la pratique de la Nechra qui détourne les croyants de l’islam. La psychiatrie oui, la Nechra non. Ainsi, psychiatrie et islam peuvent faire bon ménage.

« C’est la faute à Boumédiène ! »

Beaucoup de malades n’hésitent pas à désigner l’Etat comme source de tous leurs maux comme cette femme de ménage qui dans un cri-soupir incrimine Boumédiène, président de l’Algérie entre 1965 et 1978. L’Etat (Hokouma), ce grand Djinn ? Tous les Algériens sont-ils rendus fous par l’Etat comme l’affirme cet autre ? Sont-ils donc possédés ou s’estiment-ils dépossédés dans leur présent et confisqués d’avenir ?

Filmé dans les années 2000, à l’époque de la guerre civile ou plutôt fratricide, on perçoit de temps à autres dans les témoignages l’incidence de cette actualité. Surtout concernant les témoignages de cet autre malade « l’Emir de la Paix », son obsession d’apporter la paix sur terre et à la fois son refus d’entendre parler de concorde civile. D’ailleurs, il chante souvent « We are the world, we are the children ». Nous sommes tous frères, mais il n’y a plus de fraternité.

Malek Bensmaïl choisit de suivre et d’écouter des malades qui n’ont pas l’air si anormaux. On se surprend à guetter dans leurs paroles les indices d’anormalité, prompts à porter la sentence de folie. Or, nous découvrons dans la grande majorité des paroles sensées, voire d’une prodigieuse liberté. L’hôpital psychiatrique est aussi l’espace de ses paroles jugées « anormales » peut-être car nuisibles pour le bon fonctionnement de la société. Il faut cacher ces choses-là et l’hôpital psychiatrique est révélateur des maux de cette société.

On peut se demander comment la caméra a été autorisée à filmer ses entretiens médicaux, ses confidences, voire déclamations. Les malades, loin de cacher leurs maux, les crient parfois à qui veut entendre et enjoignent même le réalisateur à filmer et montrer ce film à l’Algérie entière. On pense à cet homme harcelé et mis sous pression par les policiers locaux pour qu’il devienne indic contre son gré ; il veut qu’on entende ces paroles pour dénoncer les dérives et la gangrène de la police locale car ce sont leurs pratiques qui le rendent malade.

« Un fou c’est quelqu’un d’intelligent qui ne sait pas faire circuler son savoir »

Presque tout se passe en huis clos avec circulation de paroles dans les couloirs blancs de cet hôpital et ces propos à huis clos nous parlent d’une société algérienne que beaucoup de ses habitants jugent forclose, soit une prison à ciel ouvert. Aux cris et transes cachés au creux de la grotte de Dar Eddiwane succèdent les paroles libres cachées au creux de l’hôpital psychiatrique qui, loin d’être dans un no man’s land de la société algérienne, en constituerait presque le cœur grouillant et palpitant où se disent et circulent ces paroles vivantes.

 

Linda Zitouni