RCA : Une recrudescence des atrocités sous le regard indifférent de la communauté internationale

Alors qu’en début 2016 tous les regards étaient remplis de l’espoir de voir la République Centrafricaine (RCA) sortir d’une troisième guerre civile,[1] ce pays niché au cœur du continent africain n’aura pourtant connu aucun répit depuis. A deux doigts d’une nouvelle crise humanitaire grave, la violence dans le Sud-est du pays explose en raison de la rivalité entre groupes armés pour le contrôle du trafic illicite qui sévit dans la région.

Le Sud-est du pays : nouveau champ de bataille entre groupe armés

Depuis mai 2017, le Sud-est du pays est le théâtre de violents affrontements entre les groupes d’auto-défense anti-Balaka pro-chrétiens et animistes et les factions ex-Séléka pro-musulmanes, en constante quête de nouveaux contrôles territoriaux. Il faut dire que les enjeux sont particulièrement élevés dans cette région située à la frontière avec la République Démocratique du Congo, puisque les opportunités de contrôle des différents trafics illicites de diamants, or et café y sont particulièrement attractives. Le récent phénomène de vide sécuritaire, découlant du départ des forces armées américaines et ougandaises installées dans ladite région depuis 2011 dans le but de combattre l’Armée de résistance du Seigneur (LRA)[2], exacerbe l’intensité des affrontements dans cette nouvelle zone rouge.

L’artillerie lourde des groupes armés face aux casques bleus

En mai dernier, une attaque d’une violence inouïe et inédite depuis 2014 a été perpétrée dans le quartier musulman de Bangassou. Cette attaque a  engendré la mort d’au moins 26 civils et d’un casque bleu marocain, alors que plusieurs militaires de la MINUSCA avaient déjà péri à proximité du quartier  durant cette même semaine[3].

Selon les experts onusiens, il viserait délibérément une base de la mission de l’ONU en Centrafrique, à l’aide d’une artillerie particulièrement lourde, puisqu’il s’agissait de mortiers et de lance-grenades[4]. Ces faits semblent refléter un ressentiment croissant vis-à-vis des casques bleus, à travers une volonté d’intimidation claire de ces derniers. Les groupes armés semblent ainsi gagner à chaque fois un peu plus de contrôle sur les territoires de la frontière, poussés par des idéaux religieux véhiculés par la manipulation de leurs leaders.

Il faut bien avouer que l’impopularité des forces des Nations-Unies provient du bilan de leur mission sur le sol centrafricain. En effet, le bilan de la mission internationale de soutien à la Centrafrique en 2013, puis celui de l’actuelle MINUSCA, établie plus récemment, n’auront pas été particulièrement concluant jusqu’à maintenant. L’ambition centrale de la mission  des casques bleus – celle de démobiliser les groupes armés – se situe depuis plusieurs années au point mort, puisque ni le gouvernement ni les groupes ne semblent y trouver leur compte en matière de négociation[5]. De ce fait, malgré la mise en place d’un fonds de plus de 40 millions de dollars, les conditions politiques et sécuritaires empêchent l’ONU de répondre à ses objectifs et font que l’organisation peine à aller au-delà de ses fonctions de contingence. L’absence de capacités à générer le changement engendre un discrédit de l’organisme, qui ne joue pas en la faveur d’une sortie négociée du conflit entre les groupes religieux.

Le bilan du côté du gouvernement n’est pas plus flamboyant, puisque le spectre des décennies d’absence de gouvernance empêche le nouveau gouvernement de reprendre ses droits sur les territoires allant au-delà de la capitale. Les spécialistes parlent d’un état fantôme où le gouvernement serait incapable d’une gestion normale du pays jusqu’aux fonctions régaliennes les plus basiques[6]. Malgré le vent d’espoir engendré par les élections de 2016, l’absence totale de budget au niveau des provinces n’est pas de bonne augure pour une potentielle évolution positive de la situation[7].

Des atrocités subies par les populations à une crise humanitaire imminente

L’attaque de Bangassou atteste d’une vague de violence particulièrement barbare alors que cette région était  récemment encore considérée comme l’un des seuls sanctuaires du pays depuis le retrait de la force française « Sangaris » en octobre 2016[8].

En raison de la recrudescence de la violence, la RCA se retrouve à nouveau au bord d’une nouvelle crise humanitaire de large envergure. Selon UN OCHA[9], en mai dernier, plus de 100'000 personnes furent victimes de déplacement interne et 19'000 se seraient rendues en République Démocratique du Congo pour y chercher refuge.  Cette dernière vague de déplacement porte la valeur totale de la population déplacée proche du million, soit un quart de la population totale du pays[10]. Les trois-quarts restants dépendent encore largement de l’aide humanitaire internationale. Au final, le pays accuse un bilan dramatique, très proche de celui d’avant les élections de 2016, alors que les financements humanitaires enregistrés au début de l’année peinent à couvrir plus de 16% des besoins identifiés par l’ONU[11].

Au-delà de la crise humanitaire qui menace de sévir dans le pays, la totalité du territoire national souffre également de lourdes vagues de violations chroniques des droits de l’homme, commises de toutes parts, en raison de l’importance des ressources naturelles. Le « mapping des violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaires commises sur le territoire de la RCA de janvier 2003 à décembre 2015 », présenté au Conseil de Sécurité de l’ONU, est assez édifiant sur le sujet.

Quel avenir pour la RCA ?

Alors que tout laisse à penser que les zones rouges du conflit sont en fréquente évolution, n’épargnant aujourd’hui presque plus aucune partie du pays, et que le contrôle effectué par les forces rebelles ne cesse d’augmenter tant sur le plan territorial qu’économique,  l’inertie politique du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et de la communauté internationale ne permettent pas d’espérer une issue négociée du conflit entre le gouvernement, les forces armées pro-chrétiennes et les forces musulmanes. L’incapacité des Nations-Unies à aller de l’avant avec le programme de « Démobilisation, Désarmement et Réintégration » des forces armées présentes sur le territoire, semble présager d’un maintien du statut quo, caractérisé par un Etat dépendant de l’aide humanitaire internationale, incapable d’administrer son territoire et dont la sécurité ne peut être garantie que par la présence de casques bleus onéreux sans grande capacité de contrôle. Seule une habile manœuvre diplomatique pourrait venir débloquer cette situation sans issue, à travers un regain de terrain et de force de négociation de la part du Conseil de Sécurité, en contraignant le Gouvernement à exiger des actions concrètes de la part des groupes, telles que la confiscation de l’économie de guerre[12]. Cependant, force est de constater que sans une active mobilisation à la fois des acteurs régionaux et internationaux, la République Centrafricaine restera encore longtemps sous perfusion humanitaire.

                                                                                                                                                                                              Nadge PORTA

 


[1] « Les élections en République centrafricaine reportées à mercredi », liberation.fr, décembre 2015 http://www.liberation.fr/planete/2015/12/25/les-elections-en-republique-centrafricaine-reportees-a-mercredi_1422888

 

 

 

[2] « Pourquoi la crise centrafricaine dure et va durer », lemonde.fr, mai 2017 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/05/26/pourquoi-la-crise-centrafricaine-dure-et-va-durer_5134074_3212.html

 

 

 

[3]« L’ONU s’alarme de l’usage inhabituel d’armes lourdes en Centrafrique », lemonde.fr, mai 2017,  http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/05/19/l-onu-s-alarme-de-l-usage-inhabituel-d-armes-lourdes-en-centrafrique_5130323_3212.html

 

 

 

[4] Ibidem.

 

 

 

[5] « Pourquoi la crise centrafricaine dure et va durer», lemonde.fr, mai 2017 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/05/26/pourquoi-la-crise-centrafricaine-dure-et-va-durer_5134074_3212.html

 

 

 

[6] Ibidem.

 

 

 

[7] Ibid.

 

 

 

[8] L’opération Sangaris avait permis, (avec 12'500 casques bleus à l’appui), le retour au calme à Bangui, la capitale de la RCA.

 

 

 

[9] United Nations Office of Coordination for Humanitarian Affairs. 

 

 

 

[10] « Central Africain Republic risks sliding back into major crisis », reliefweb.int, Juin 2017 http://reliefweb.int/report/central-african-republic/central-african-republic-risks-sliding-back-major-crisis

 

 

 

[11] UN OCHA Humanitarian Needs Plan for the Central African Republic.

 

 

 

[12] « Pourquoi la crise centrafricaine dure et va durer», lemonde.fr, mai 2017 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/05/26/pourquoi-la-crise-centrafricaine-dure-et-va-durer_5134074_3212.html

 

 

 

Théâtre et tension à Bangui

Créer dans Bangui sous couvre-feu 

30 octobre 2015. Toute la journée, le tournoiement des hélicoptères et le crépitement épisodique des armes à feu ont rappelé à qui aurait voulu s’en évader les atroces règlements de compte qui secouent la capitale centrafricaine. L’Alliance française de Bangui décide d’y montrer malgré tout, à 16h, « La soupe de Sidonie »[1], spectacle inspiré d’une pièce de kotèba[2] créé il y a dix ans par la compagnie malienne BlonBa[3].

LasoupedeSidonieL’acteur qui joue le rôle principal –celui d’un chef de famille musulman rêveur et désabusé – est chrétien. Il vit non loin du quartier de Fatima où, ce jour-là, se concentrent les événements meurtriers qui opposent des protagonistes des deux confessions. Il laisse dans les coulisses le téléphone qui le relie à sa famille restée là-bas, entre sur scène. Comme on dit au théâtre, il n’est pas tout à fait là. Le texte s’évapore, revient. Le jeu prend néanmoins. Il prend avec le public, très « mis en jeu » comme le veut la lignée théâtrale du kotèba, mais beaucoup de spectateurs gardent leur portable en main, vibreur aux aguets.

Dès sa version malienne, la pièce compte deux personnages potentiellement poreux à des chimères repeintes aux couleurs de l’Islam ou du christianisme. Ces constructions mentales contagieuses sont fondées sur l’espoir d’un salut magique, éruptif et sans appel qui est l’autre face du désespoir. Elles contribuent à alimenter l’imaginaire criminogène des islamistes de Boko Haram, de l’Armée de résistance du Seigneur qui baptise ses massacres au nom du Christ, au Mali des groupes de narco-djihadistes ou en Centrafrique même des petits gangs qui pullulent dans la foulée confessionnalisée des appétits politiques. Les personnages de la pièce ont été imaginés dans un contexte alors moins violent, moins prégnant, imaginés pour qu’on en rie. Ils ne portent pas de bombes. Ils déambulent sur un espace scénique où le réel n’est que signalé, stylisé. Mais lorsque le personnage de Dieumerci, alias Ben Laden, entre sur le plateau éructant ses objurgations fanatiques, deux dames lancent spontanément contre lui (le personnage ? le comédien ?) des malédictions qui ne sont pas théâtrales, des malédictions in vivo : feu, feu, feu, au nom du seigneur Jésus ! Puis, comme un miracle, elles sont reprises par le rire, qui annule la malédiction et l’élève au rang de symbole communicable.

Pour accéder à l’aéroport de Bangui M’Poko, il faut traverser durant environ un kilomètre le quartier « Combattant ». Le marché envahissant, désordonné, empiète sans façon sur la voierie. Chaque jour, des petits groupes armés y dépouillent les automobilistes imprudents. Les signes extérieurs d’islamité y sont menacés de mort. Pour prendre leur avion, c’est en convoi, précédés par un blindé des casques bleus de la Minusca, que les voyageurs franchissent la zone. Les visages sont à vingt centimètres des vitres impérativement closes. A l’entrée du quartier, un panneau déserté par la publicité commerciale est barré de l’inscription « Mort à la France », accompagnée d’une croix gammée. Une frustration dévorante environne l’ancienne puissance coloniale. Le sentiment justifié qu’elle a historiquement quelque chose à voir avec le délabrement du pays se traduit par l’effusion quotidienne, impuissante et douloureuse de rumeurs l’accusant de développer les stratégies les plus tordues pour entretenir le chaos. « La soupe de Sidonie » ne contourne pas cette réalité, ni la responsabilité historique, ni les ridicules de rumeurs fantasmées. Elle les montre. La pièce est donnée dans l’enceinte paisible et protégée de l’Alliance française et les Moundiou (les Blancs) sont dans le public. Alors, conformément à une pratique répandue dans toute l’Afrique, mais au théâtre cette fois, les personnages passent à l’entre-soi de la langue nationale, le sango, catimini dans lequel la critique devient à la fois plus tranchante, plus drôle et moins honnête. La communauté du public en est amputée, même si les Moundiou devinent sans peine qu’on les brocarde et le sujet de la moquerie. Là encore, le rude débat entre le réel et le théâtre est à deux doigts d’être englouti par la « vraie vie ».

Tout au long de la pièce, le personnage de Sidonie prépare un plat destiné à convaincre un « bailleur » moundiou d’abonder le compte en banque d’une ONG attrape-tout constituée pour attirer « toutes les subventions qui passent par là ». Mais les péripéties de l’histoire laissent finalement l’entreprenante mère de famille seule avec un plat constitué d’aliments qu’elle avait sous la main, « sans bailleur » et délicieux, mais trop copieux pour le manger seule et qu’elle choisit de partager avec un public trop nombreux pour en être rassasié. Par une pirouette née des contraintes de la situation centrafricaine et des conditions pratiques de la création, le directeur de l’Alliance française, puissance invitante, arrive alors, signale à tous qu’il a parfaitement suivi les lazzis en langue sango dont l’humanitarisme moundiou a été abondamment servi, mais qu’il va néanmoins compléter le met au motif qu’ « on est ensemble » ! L’artifice de cette brutale mondialisation humanitaire détend magiquement l’atmosphère et déchaine les applaudissements. La joie du théâtre fait son œuvre. Purement fictionnelle. Purement théâtrale. Si désirable dans ce qu’elle appelle !

Le rire d’autodérision est une spécialité et un talent de l’Afrique. Ce continent a été férocement placé par l’Histoire en position subalterne. L’autodérision est une marche sur laquelle montent les Africains pour se hisser au dessus d’eux-mêmes, prendre le large d’avec l’abaissement et manifester ainsi leur humaine grandeur. L’autodérision, le théâtre occidental la pratique peu et souvent la méprise. Prendre le risque de se moquer de soi-même est un danger pour le dominant. Au nord de la Méditerranée, l’Afrique malheureuse, révoltée, martyre ou combattante se vend mieux que la rigolade autour de laquelle se vivent, sur le continent, tant de prises de consciences essentielles. Il est du coup très compliqué de réunir par le théâtre une communauté mondialisée autour d’un rire capable d’étreindre ensemble les uns et les autres. La pirouette y parvient néanmoins, provoquant une joie sincère, réconfortante et partagée.

Ces quelques anecdotes, je les évoque ici parce qu’elles me travaillent et que j’ai envie de les travailler, de les mettre en débat. Jamais je n’ai ressenti aussi fort qu’à Bangui déchirée, de façon si tendue, si fragile et si puissante le fil incandescent qui sépare le réel de la fiction, feu par lequel la fiction produit le réel, en opère la sublimation et lui ouvre la voie. Feu toujours menacé par la poix glauque et muette d’un réel privé de la parole et inapte à la symbolisation. Je crois que ces situations cachent des enjeux fondamentaux pour la renaissance d’un art en voie d’épuisement là où il est prolixe et menacé d’étouffement dans les failles où affleurent les germinations nouvelles. J’ai envie de continuer l’enquête et d’en partager l’interprétation avec vous.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Prochaines livraisons : Théâtre et tension (2) – l’œuvre aux prises avec l’événement ; Théâtre et tension (3) – sur la faille sismique de l’Histoire

[1] D’après « Bougouniéré invite à dîner » de Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Alioune Ifra Ndiaye, mise en scène de Patrick Le Mauff. Adaptation dramaturgique et scénique de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, avec Léonie Assana (Sidonie), Boniface Olsène Watanga (Boubakar), Benjamin Noway Wagba (Dieumerci), Louis-Marie Ngaïssona (Dieudonné), Silius Travolta Amoda (Gloiradieu). Régie générale Silvère Kpassa-Ba-Nona. Régie son et lumière Bruno Baleboua. Décor Paul Vinlot et son équipe. Conception du lion Bamara Michel Djatao. Costumes Emmanuel Youmélé. Bruitage Gabriel Yénimatchi. Une production de l’Alliance française de Bangui. Co-production BlonBa (Mali), avec le soutien de la FAO. Un grand merci à François Grosjean, directeur de l’Alliance française, à Laetitia Pereira son assistante, à notre infatigable accompagnateur Hervé Kangada, à tout le magnifique personnel de cet espace dont ils ont su faire un lieu de ressourcement culturel au rayonnement mérité. Mes amitiés à tous les artistes, étudiants, intellectuels qui se le sont approprié dans ces temps de déchirure. Et toute mon amitié à Alain, à Albert son cuisinier et à toute son équipe qui ont inspiré et rendu possible le succulent plat de gboudou aux bananes plantain partagé par tous à la fin du spectacle.

[2] « Bougouniéré invite à dîner » http://www.blonbaculture.com/pdf/theatre/blonba-bougounierre-diner.pdf

[3] http://www.blonbaculture.com/pdf/textes/blonba-15-ans.pdf