Théâtre et tension à Bangui

Créer dans Bangui sous couvre-feu 

30 octobre 2015. Toute la journée, le tournoiement des hélicoptères et le crépitement épisodique des armes à feu ont rappelé à qui aurait voulu s’en évader les atroces règlements de compte qui secouent la capitale centrafricaine. L’Alliance française de Bangui décide d’y montrer malgré tout, à 16h, « La soupe de Sidonie »[1], spectacle inspiré d’une pièce de kotèba[2] créé il y a dix ans par la compagnie malienne BlonBa[3].

LasoupedeSidonieL’acteur qui joue le rôle principal –celui d’un chef de famille musulman rêveur et désabusé – est chrétien. Il vit non loin du quartier de Fatima où, ce jour-là, se concentrent les événements meurtriers qui opposent des protagonistes des deux confessions. Il laisse dans les coulisses le téléphone qui le relie à sa famille restée là-bas, entre sur scène. Comme on dit au théâtre, il n’est pas tout à fait là. Le texte s’évapore, revient. Le jeu prend néanmoins. Il prend avec le public, très « mis en jeu » comme le veut la lignée théâtrale du kotèba, mais beaucoup de spectateurs gardent leur portable en main, vibreur aux aguets.

Dès sa version malienne, la pièce compte deux personnages potentiellement poreux à des chimères repeintes aux couleurs de l’Islam ou du christianisme. Ces constructions mentales contagieuses sont fondées sur l’espoir d’un salut magique, éruptif et sans appel qui est l’autre face du désespoir. Elles contribuent à alimenter l’imaginaire criminogène des islamistes de Boko Haram, de l’Armée de résistance du Seigneur qui baptise ses massacres au nom du Christ, au Mali des groupes de narco-djihadistes ou en Centrafrique même des petits gangs qui pullulent dans la foulée confessionnalisée des appétits politiques. Les personnages de la pièce ont été imaginés dans un contexte alors moins violent, moins prégnant, imaginés pour qu’on en rie. Ils ne portent pas de bombes. Ils déambulent sur un espace scénique où le réel n’est que signalé, stylisé. Mais lorsque le personnage de Dieumerci, alias Ben Laden, entre sur le plateau éructant ses objurgations fanatiques, deux dames lancent spontanément contre lui (le personnage ? le comédien ?) des malédictions qui ne sont pas théâtrales, des malédictions in vivo : feu, feu, feu, au nom du seigneur Jésus ! Puis, comme un miracle, elles sont reprises par le rire, qui annule la malédiction et l’élève au rang de symbole communicable.

Pour accéder à l’aéroport de Bangui M’Poko, il faut traverser durant environ un kilomètre le quartier « Combattant ». Le marché envahissant, désordonné, empiète sans façon sur la voierie. Chaque jour, des petits groupes armés y dépouillent les automobilistes imprudents. Les signes extérieurs d’islamité y sont menacés de mort. Pour prendre leur avion, c’est en convoi, précédés par un blindé des casques bleus de la Minusca, que les voyageurs franchissent la zone. Les visages sont à vingt centimètres des vitres impérativement closes. A l’entrée du quartier, un panneau déserté par la publicité commerciale est barré de l’inscription « Mort à la France », accompagnée d’une croix gammée. Une frustration dévorante environne l’ancienne puissance coloniale. Le sentiment justifié qu’elle a historiquement quelque chose à voir avec le délabrement du pays se traduit par l’effusion quotidienne, impuissante et douloureuse de rumeurs l’accusant de développer les stratégies les plus tordues pour entretenir le chaos. « La soupe de Sidonie » ne contourne pas cette réalité, ni la responsabilité historique, ni les ridicules de rumeurs fantasmées. Elle les montre. La pièce est donnée dans l’enceinte paisible et protégée de l’Alliance française et les Moundiou (les Blancs) sont dans le public. Alors, conformément à une pratique répandue dans toute l’Afrique, mais au théâtre cette fois, les personnages passent à l’entre-soi de la langue nationale, le sango, catimini dans lequel la critique devient à la fois plus tranchante, plus drôle et moins honnête. La communauté du public en est amputée, même si les Moundiou devinent sans peine qu’on les brocarde et le sujet de la moquerie. Là encore, le rude débat entre le réel et le théâtre est à deux doigts d’être englouti par la « vraie vie ».

Tout au long de la pièce, le personnage de Sidonie prépare un plat destiné à convaincre un « bailleur » moundiou d’abonder le compte en banque d’une ONG attrape-tout constituée pour attirer « toutes les subventions qui passent par là ». Mais les péripéties de l’histoire laissent finalement l’entreprenante mère de famille seule avec un plat constitué d’aliments qu’elle avait sous la main, « sans bailleur » et délicieux, mais trop copieux pour le manger seule et qu’elle choisit de partager avec un public trop nombreux pour en être rassasié. Par une pirouette née des contraintes de la situation centrafricaine et des conditions pratiques de la création, le directeur de l’Alliance française, puissance invitante, arrive alors, signale à tous qu’il a parfaitement suivi les lazzis en langue sango dont l’humanitarisme moundiou a été abondamment servi, mais qu’il va néanmoins compléter le met au motif qu’ « on est ensemble » ! L’artifice de cette brutale mondialisation humanitaire détend magiquement l’atmosphère et déchaine les applaudissements. La joie du théâtre fait son œuvre. Purement fictionnelle. Purement théâtrale. Si désirable dans ce qu’elle appelle !

Le rire d’autodérision est une spécialité et un talent de l’Afrique. Ce continent a été férocement placé par l’Histoire en position subalterne. L’autodérision est une marche sur laquelle montent les Africains pour se hisser au dessus d’eux-mêmes, prendre le large d’avec l’abaissement et manifester ainsi leur humaine grandeur. L’autodérision, le théâtre occidental la pratique peu et souvent la méprise. Prendre le risque de se moquer de soi-même est un danger pour le dominant. Au nord de la Méditerranée, l’Afrique malheureuse, révoltée, martyre ou combattante se vend mieux que la rigolade autour de laquelle se vivent, sur le continent, tant de prises de consciences essentielles. Il est du coup très compliqué de réunir par le théâtre une communauté mondialisée autour d’un rire capable d’étreindre ensemble les uns et les autres. La pirouette y parvient néanmoins, provoquant une joie sincère, réconfortante et partagée.

Ces quelques anecdotes, je les évoque ici parce qu’elles me travaillent et que j’ai envie de les travailler, de les mettre en débat. Jamais je n’ai ressenti aussi fort qu’à Bangui déchirée, de façon si tendue, si fragile et si puissante le fil incandescent qui sépare le réel de la fiction, feu par lequel la fiction produit le réel, en opère la sublimation et lui ouvre la voie. Feu toujours menacé par la poix glauque et muette d’un réel privé de la parole et inapte à la symbolisation. Je crois que ces situations cachent des enjeux fondamentaux pour la renaissance d’un art en voie d’épuisement là où il est prolixe et menacé d’étouffement dans les failles où affleurent les germinations nouvelles. J’ai envie de continuer l’enquête et d’en partager l’interprétation avec vous.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Prochaines livraisons : Théâtre et tension (2) – l’œuvre aux prises avec l’événement ; Théâtre et tension (3) – sur la faille sismique de l’Histoire

[1] D’après « Bougouniéré invite à dîner » de Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Alioune Ifra Ndiaye, mise en scène de Patrick Le Mauff. Adaptation dramaturgique et scénique de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, avec Léonie Assana (Sidonie), Boniface Olsène Watanga (Boubakar), Benjamin Noway Wagba (Dieumerci), Louis-Marie Ngaïssona (Dieudonné), Silius Travolta Amoda (Gloiradieu). Régie générale Silvère Kpassa-Ba-Nona. Régie son et lumière Bruno Baleboua. Décor Paul Vinlot et son équipe. Conception du lion Bamara Michel Djatao. Costumes Emmanuel Youmélé. Bruitage Gabriel Yénimatchi. Une production de l’Alliance française de Bangui. Co-production BlonBa (Mali), avec le soutien de la FAO. Un grand merci à François Grosjean, directeur de l’Alliance française, à Laetitia Pereira son assistante, à notre infatigable accompagnateur Hervé Kangada, à tout le magnifique personnel de cet espace dont ils ont su faire un lieu de ressourcement culturel au rayonnement mérité. Mes amitiés à tous les artistes, étudiants, intellectuels qui se le sont approprié dans ces temps de déchirure. Et toute mon amitié à Alain, à Albert son cuisinier et à toute son équipe qui ont inspiré et rendu possible le succulent plat de gboudou aux bananes plantain partagé par tous à la fin du spectacle.

[2] « Bougouniéré invite à dîner » http://www.blonbaculture.com/pdf/theatre/blonba-bougounierre-diner.pdf

[3] http://www.blonbaculture.com/pdf/textes/blonba-15-ans.pdf

L’école du théâtre africain

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Une grande recréation ou bien plus! Voilà ce qu’offre Etienne Minoungou à partir de ce 25 octobre à Ouagadougou. Directeur de la troupe du Falinga, charmant personnage, à la dévotion au monde culturel extraordinaire, il offre tous les deux ans à toute l’Afrique, une communion avec le théâtre : les Récréatrales de Ouagadougou. La capitale burkinabée et ses rues poussiéreuses et ocres, deviennent le temps d’une évasion le lieu de convergences de toute une Afrique théâtrale qui peint mieux que quiconque la quotidien du continent, ses drames et ses angoisses, mais ressuscite mieux que tous les optimismes, l’espoir par la magie des mots, des scénographies. On s’y cultive. On y danse. On y révèle des génies. On y retrouve les splendeurs et la gaité créatrice des quartiers.

Berceau d’illustres créateurs, lieux d’échanges des grands de la scène africaine, on y découvre aussi les sans grades de la création, méconnus, terrés dans l’entre soi d’une communauté d’artistes honnis et modestes, que les gouvernements et les barons référents réduisent souvent au silence dans ces pays où la subversion de la création dérange. Pendant une semaine, quelques rues de Ouaga, seront le lieu de palpitation et d’effervescence de la passion, du talent, laissant libre cours au pouvoir de la distraction et de l’ART.

Cet événement est l’une des nombreuses étapes du si riche agenda culturel africain dont le cœur semble battre aux Congo, les deux. J’ai découvert suite à une curiosité récente, l’extrême richesse des scènes artistiques congolaises. Entre les festivals d’arts divers, de danses, les biennales, la dissolution de la culture de la création dans les habitudes du quotidien, le refus de la monotonie, la vitalité sans cesse renouvelée des concepts, des écoles, j’ai été follement charmé par cette productivité, qui garde toujours en elle, ce fond de résistance spirituelle et joie invincible, contre milles malheurs qui assassinent ces peuples sans jamais pourtant éteindre leur flamme. Brazzaville et Kinshasa m’ont ouvert un nouveau champ d’amour que je compte explorer ; un puits en or, un réservoir de trésors. Dans ces pays que l’on dit fragiles, peu ménagés par l’acharnement du destin, des initiatives loin des visées lucratives, émergent et impriment au ciel la légère emprise mais si précieuse artistique.

Et voici donc, le volcanique mais si mielleux Dieudonné Niangouna. Metteur en scène de renom qui écume les planches du monde jamais avare de son génie. Et voici son frère Julien Mabiala Bissila, récent lauréat du prix théâtre de RFI, grâce à son texte Chemin de fer. Météore et ovni littéraire, le cri de cœur fusionne avec les évocations solennelles des duretés de la vie. Visage hirsute, traits tirés des nuits sans sommeil, rire zébré par l’angoisse, il porte pourtant en lui l’allure franche de la joie ivre, ce détachement propre aux artistes. Faut-il parler de Hakim Bah, frêle auteur guinéen qui du haut de son jeune âge, du sommet d’un talent qui lui n’aura pas attendu, nous offre le Cadavre dans l’œil. Un bijou d’histoire qui revient sur les forfaits de Sékou Touré. Texte que la voix de Denis Lavant, dans la chaleur avignonnaise, revigore un jour d’août. J’ai découvert ainsi qu’il y avait une famille du théâtre africain, avec ses rendez-vous réguliers malgré ses rudiments, qui ébat la petite vie bohémienne, entrecoupée de moment de grande gravité, de la pointe occidentale à l’Afrique centrale. Je m’assigne comme mission, de plonger dans cet univers, pour m’imprégner d’un potentiel immense.

De toutes les minorités africaines, la famille artistique reste une des plus fragiles. L’essence subversive de la création, les libertés qu’elle s’autorise, la confinent à un rang étroit. Il faut faire exploser le génie artistique africain, c’est la parade contre le folklorisme ambiant dans lequel les tenants de l’exotisme emprisonnent l’Afrique. Cet art vivant, dont l’horizon n’est pas rétrospectif dans un passé statique, est le gage de renouvellement qui doit servir à tout le continent de nouveau souffle.

L’art africain ne dort pas au Quai Branly, non plus au Musée Dapper, il erre dans les rues du Congo.

La route

Wolé Soyinka est un homme de théâtre. C’est un paramètre que je ne maîtrisais pas le jour où je suis tombé sur ce texte, il y a quelques années au détour d’un commerce de livres. Appâté par le format de poche, j’ai sauté sur l’occasion de lire Soyinka. Seulement quand j’ai ouvert mon livre low-cost, le soufflet s’est effondré, réalisant qu’il s’agissait en fait d’une pièce de théâtre…

Si le livre a pris de la poussière depuis, cette pièce de théâtre n’a pas pris une ride, bien qu’elle date des années 60. Le sujet principal est la Route. Une route meurtrière. Une route nigériane qu’emploient chauffeurs de gbaka, foula-foula ou taxi-brousse, les grumiers, les camions citernes, les commerçants en tout genre. La base d’observation de tout ce monde de la route est sorte de tripot où coxeurs, chauffeurs, policiers, businessman se retrouvent. L’action est centrée autour de Kotonou le chauffeur et Samson son rabatteur de clients, le coxeur. Traumatisé par un énième accident auquel il a assisté, Kotonou veut lâcher ce métier extrêmement périlleux au Nigéria.

Le portrait que brosse Wolé Soyinka à la fois de la route et de ses pratiquants est celui d’une hydre se nourrissant d’un gibier disponible à satiété. Les cadavres comme les véhicules accidentés sont dépouillés par des charognards. C’est l’occasion de plonger dans un univers de chargements extrêmes des hommes et des marchandises, une corruption comme norme absolue, un espace où la frontière entre flics et voyous n’existe plus. Les personnages sont malicieux, se battant contre la fatalité et cette route carnassière à coup de gris-gris.
C’est l’occasion de faire un rapprochement avec une autre route, celle de Cormac McCarthy. Si la route tue, détruit, dévore chez Soyinka, il est intéressant de constater que chez McCarthy, malgré l’univers décharné dans lequel évolue ses personnages, elle reste le seulement élément fiable et sur de son roman. A un point tel qu’il ne faut point s’en éloigner, de peur de sombrer dans l’horreur absolue.

Celle de Soyinka est imprévisible. Elle se charge elle-même de démembrer l’individu. Alors qu’elle semble constituer un repère pour McCarthy, elle déboussole et fragilise l’individu chez Soyinka. A un point tel que malgré la noirceur de l’univers de l’américain, le lecteur ressort beaucoup plus pacifié de son texte qu’au travers des élucubrations des personnages soyinkiens traumatisés par la route.

Une dernière remarque. Sur le traitement des langues. Entre le yoruba, le pidgin nigérian et le français, il y a quelques subtilités que je n’ai pas saisies. Comme en particulier, ces personnages qui, s’exprimant dans un français (anglais) soutenu passe au pidgin sans crier gare ! C’est un artifice dont je n’ai pas réussi à saisir la raison. De plus, bien que je l’imagine complexe à réaliser, la traduction du pidgin laisse à désirer. Pour le reste, on a envie de voir cette pièce jouée tant son sujet semble intemporel.

 

Lareus Gangoueus

Wolé Soyinka, La route
Edition Hatier, Monde Noir, Collection Poche
Titre original, The road – 1ère parution en 1965
Traduit de l'anglais par Christiane Fioupou et Samule Millogo (1988), 160 pages