La question raciale au Brésil

Après l’article sur La Négation du Brésil du cinéaste Joao Zito Araujo, j’ai aussi voulu faire communiquer ce film avec (Raça), son deuxième film projeté au FIFDA (Festival International des Films de la Diaspora Africaine). Les deux films ont un lien, celui de la condition noire brésilienne; le second répondant au premier. Joao Zito Araujo est un écrivain, cinéaste, spécialisé dans les documentaires sur la question raciale, notamment sur la représentation des afro-descendants. Métis, il nous livre des films sans concession où le spectateur devient témoin. Lauréat du prix MacArthur,  il a été primé de nombreuse fois, et le film Race qui fait ici l'objet de notre article a été clôturé il y a deux ans.  

Race de Joao Zito Araujo et de Megan Mylan, est un documentaire qui traite de la condition noire au Brésil, plus clairement des voies d'émancipation de la communauté noire. L'auteur engagé s’intéresse aux parcours de trois brésiliens noirs: Tiny Dos Santos, petite-fille d'esclaves, (appartenant à un groupe dont la caractéristique est qu'il a conservé des habitudes très marquées de l'Afrique comme les traditions religieuses, les chants, y associant le culte des saintes proches du catholicisme) ; Paulo Paim, seul sénateur noir (de l'époque), qui se bat pour le droit des terres; Netinho  Paula, chanteur et présentateur de télévision  qui a fondé la chaîne de télévision Da Gente, première chaîne dirigée par un Noir et pour des Noirs. Tous ces personnages nous entraînent dans une aventure palpitante où l'on voit les Noirs se battre pour leur droit à la visibilité et au respect.

Tiny se bat afin que les terres de ses ancêtres soient préservées. Cette communauté du Quilombo montre  une force sans égale afin de faire reculer les autorités qui veulent toujours plus déboiser  leur localité. Plus que la question des territoires, c'est le respect d'un groupe qui est demandé, le respect de pouvoir être différent  et de réclamer sa présence en dépit d'une envie de négation de cette dernière par les autorités.

Netinho, ex membre du groupe  Negritude Junior, tente l'impossible en fondant sa chaîne de télévision de  proximité. Une chaîne de télévision où les Noirs peuvent enfin se voir. Où ils ont l'impression qu'on s'adresse à eux, dans un pays où les plus visibles à la télévision sont les personnes de type caucasien.

Paulo Paim soutient le droit pour les démunis de conserver leurs terres, et veut faire voter  une loi  sur l’égalité raciale.

Joao Zito Araujo laisse la caméra se balader de l'un à l'autre, sans vraiment s'impliquer par la voix d'un narrateur.  Il n' y a pas ce parti pris qui ressortait de La Négation du Brésil , le lecteur est porté par l'émotion à chaque étape du film. Les étapes que chaque membre traverse sont vécues comme des montagnes à chaque fois déplacées, et c'est bien le cas. La montagne pour la naissance d'une chaîne pour les Noirs; la montagne pour faire voter une loi qui rencontre des oppositions évidentes; la montagne face à une politique d'exclusion (?)…

Les défis pour obtenir gain de cause amènent le spectateur à s'interroger sur les réels droits des Noirs au Brésil. On  a l'impression qu'il existerait une sorte de bicephalisme où d'un côté il y aurait les  avantages des Blancs et les difficultés des Noirs. Ceci ressort du fait que la tonalité même du film se veut assez pathétique,  et le ton engagé de ce documentaire ne cache pas les desseins du réalisateur. Race est clairement plus engagé que La Négation du Brésil. Le fait de laisser parler les protagonistes permet une plus grande dénonciation car ceux-ci s'expriment sans filtres.  

Race est un film épique au sens presque étymologique. Il est l'histoire d'une communauté noire  dans sa lutte pour se faire entendre, dans son droit à la parole. Le documentaire ne laisse pas le spectateur indifférent  et réussit à le  sensibiliser sur la question même du mot ‘race’, et de son emploi. En regardant le documentaire on se demande comment sont noués les fils du ‘racisme’ (forcément présent, de manière quasi évidente) dans la conscience collective. Le film nous montre que le racisme peut se cacher dans les médias, bref, les instances de pouvoir. Et pour dénouer ces fils, des individus comme les trois protagonistes du documentaire, se sentent obligés de s’impliquer.

Comme dans La Négation Du Brésil, le réalisateur interroge la visibilité noire, qui passe souvent par sa négation ou son oubli. Dans Race, les Noirs sont oubliés dans les médias, la politique. Ceux ci doivent donc créer leurs propres symboles religieux, lieux de culture, lois de vote, afin de gagner en autonomie. Si dans le La Négation Du Brésil  les Noirs avaient pu paraître passifs, dans Race, ils sont plutôt offensifs, ils font l'action politique, sociale et musicale. Ils sont aux premières lignes de leurs changements. Point de messie salutaire, dans Race, les Brésiliens noirs retroussent leurs manches et négocient, cherchent leurs propres victoires. Ils refusent le statut de victimes. En nous partageant les tranches de  vies de ces trois protagonistes Joao Zito réussit un tour de force en attirant et en captivant les spectateurs. Les combattants de la liberté que sont ces hommes et femmes, nous montrent le prix du changement.

Pénélope Zang Mba

Ce  film a été vu dans le cadre du partenariat entre l'Afrique des idées et le FIFDA (5ème édition à Paris)

La Négation du Brésil  

Negacao da Brazil

Le film, La Négation Du Brésil  de Joao Zito Araujo retrace l'histoire des telenovelas (novelas) ou des soaps operas brésiliens,  ces séries bien connues, qui jouissent d'une grande popularité en Amérique latine et même en Afrique aux heures de grande écoute.

Le réalisateur parcourt certaines séries brésiliennes qui ont marqué son enfance en s'interrogeant tout le long sur le rôle des acteurs noirs dans lesdites séries et sur la perception qu'il en a  tiré des Noirs, dans sa jeunesse. Ces séries télévisées sont vues  de manière panoramique, depuis 1963  jusqu'à 1997. On y voit des noirs ou des mulâtres campant principalement des rôles de subalternes.

Le réalisateur, qui est lauréat de la Fondation MacArthur, a déjà produit des films primés à de nombreux festivals. La Négation Du Brésil,  malgré la polémique qui a suivi sa sortie en 2000 reste un témoignage poignant de la réalité d'un racisme latent dans les médias brésiliens. Joao Zito Araujo questionne l'absence d'une communauté qui représente 50% de la population. Un nihilisme frappant, quant on sait aussi que sur "36 millions de personnes représentant la classe moyenne, les noirs représentent 6 millions", et pourtant, ils ne sont pas visibles dans les médias, comme le dit Joao Zito. La négation réside ici dans un nihilisme de l'existence d'une communauté pourtant bien présente.

Les 'petits' rôles dont on affuble bon nombre d'entre eux, ne sont pas assez représentatifs de cette communauté tout au plus sont ils dévalorisants. La force de  Joao Zito  Araujo est qu'en universitaire, il parvient à montrer plusieurs séquences où le spectateur peut percevoir la place du Noir dans les telenovelas, et comprendre l'arbitraire. Les personnages noirs n'ont quasiment pas d'existence. Ou s'ils sont là, ils doivent servir de faire-valoir.

Le réalisateur s'enquiert alors de nous montrer les divers rôles consacrés des personnages noirs en questionnant la force des stéréotypes et pourquoi pas du racisme de ce milieu télévisuel. En premier lieu arrive le  rôle de  la mammy noire,  grosse, rude et maternelle (comme dans Carinthoso). La 'mammy' confirme aussi les clichés sur la femme noire, tels qu'on le voit dans la littérature du XXème siècle. Ensuite vient  le rôle du serviteur loyal, comme dans Roque Santeiro, et le serviteur joué dans la série par Toni Tornado. Puis vient le personnage du barbouze, sorte de noir révolté et dangereux.

Tout cela indique une volonté semble-t-il de cantonner les Noirs dans des rôles secondaires et des stéréotypes où ils ne peuvent occuper les rôles d'envergure, comme le montre la série La Case de l'Oncle Tom, où un acteur blanc Sergio Cardoso est choisi pour jouer le rôle de  l'oncle Tom, ce qui provoqua une polémique, le choix d'un acteur blanc se justifiant par son talent, au lieu sans doute d'y voir une discrimination et un refus de donner à un noir un rôle principal. Tout ceci s'expliquant, aux dires  d'un réalisateur, par le "manque de maturité des acteurs noirs à cette époque" ou encore par le fait que 'les premières séries s'adressaient surtout à une classe moyenne blanche' et encore le fait que pour l'époque, "les noirs n'étaient pas télégéniques". Le même phénomène se remarquera dans Escrava ISaura où une blanche sera choisie pour jouer une esclave.

Regroupant nombre des acteurs noirs présents dans ces telenovelas, comme Zeze Motta, Ruth De Souza, Clea Simoes,  Milton Goncalves et bien d'autres,  Joao Zito Araujo tente de recueillir des témoignages expliquant le ressenti de tels rôles, et aussi du contexte dans lequel se faisait ces séries. Certains acteurs-phares vont alors donner leurs témoignages d'une époque où il n'était pas évident de dissocier le rôle joué et l'identité réelle. Plusieurs séries contribuaient à renforcer des clichés ou même dénotaient d'un certain racisme.

Tout cela conteste farouchement l'image du Brésil se voulant 'le paradis de l'intégration raciale'. Les politiques voulant vanter l'existence d'une société sans identification raciale. Ceci s'avère finalement être un 'mythe' au regard des séries et même des sujets abordés.

Les personnages noirs n'ont d'existence que par leur proximité aux maîtres blancs. Si certains réalisateurs ont tenté de mettre en scène des Noirs avancés socialement, comme dans Setime Sentido (1982), qui montre un couple mixte de la classe moyenne, cela restait en fait une pure audace et non un signe des mœurs.
Les couples mixtes étaient rares à la télévision. Les séries qui s'y heurtaient recevaient des lettres de spectateurs, tout bonnement choqués par  cela. L'actrice Zeze Motta raconte de quelle manière étaient les réactions lors des diffusions de Corpo a Corpo, une série qui racontait la vie d'une famille mixte et recomposée. Un spectateur avait pu dire: "Si j'étais acteur de télévision et qu'on me forçait à embrasser une affreuse, horrible noire comme ça, et si j'étais en manque d'argent, je me désinfecterais la bouche au javel".  Ou encore : "Je ne pense pas que Marcus Paulo ait tant besoin d'argent qu'il s'abaisse à ce point".

Autant de réactions absurdes qui  en disent long sur le climat dans lequel se déroulait ces séries.

Une autre force du film est sans aucun doute sa  manière de nous faire vivre les telenovelas à diverses époques. Avec ces séries l'on peut percevoir la société brésilienne dans ses attentes et son évolution. Même le choix des actrices était un indicateur : on choisissait les femmes noires les plus claires possibles. Tout ceci questionne aussi sur un blanchiment de la télévision, une manière de  masquer la présence noire.
Un autre constat de ces séries réside dans le fait qu'elles restent dans le cadre blanc, bourgeois, et ne reflètent en rien les réalités des favelas (bidonvilles), qui, on le sait, jouxtent pourtant nombre de quartiers et de villes huppés du Brésil.
Cette non représentation des Noirs dans leurs propres médias amènent ces derniers comme l'acteur Milton Goncalves à  se battre pour la visibilité de ceux-ci.

Les thèmes abordés sont souvent empreints d'une certaine pudeur. Dans la série Por Amor, on  voit un couple mixte confronté à la venue de leur enfant. Le père qui est blanc, refuse catégoriquement la naissance à venir. La femme, noire lui dit enfin " tu refuses cet enfant parce qu'il est noir", ce que le père refusera d'admettre. Ce silence sur le refus de  la réalité d'un 'problème' noir, devient presqu'un secret de polichinelle. Certains réalisateurs vont choisir d'en parler par la suite afin d'exposer la réalité  de la question raciale.

Les jeux des acteurs sont également analysés comme dans une série où un jeune noir se fait accuser et presque molester, sans que celui ci ne réagisse.  Cette attitude sera critiquée par une association noire comme étant une mauvaise représentation des Noirs. Cette soumission du Noir dans le jeu, ne faisant plus partie de la  norme et confortant la domination blanche,

Le film La Négation Du Brésil,  est une réussite dans sa vision panoramique. Il permet de mesurer les avancements de l'industrie des séries brésiliennes. De plus, il nous offre à voir une société aux prises avec la réalité du métissage.

Pénélope Zang Mba

Cet article est écrit dans le cadre d'un partenariat avec le 5ème édition du FIFDA qui a eu lieu du 3 au 5 septembre 2015

Negacao da Brazil, de Joel Zito Araújo (2000, 90 minutes)

La 4è édition du FIFDA, sous le signe de la motivation

– Que fais-tu cet été ?

– Cet été, je change le monde !

FIFDAlogo2000dpi-2Freedom Summer, le dernier film de Stanley Nelson, documentariste étasunien, spécialisé dans l’histoire contemporaine des africains américains a été présenté pour la première fois en dehors des USA, le 05 septembre, en ouverture de la 4 édition du Fifda. Dans cette nouvelle production, Stanley Nelson arpente son terrain favori : les Mouvements pour des Droits Civiques (le pluriel est de rigueur). Dans le prolongement de « freedom riders » (2011), et s’appuyant sur l’élan commémoratif, le cinéaste revient cinquante ans en arrière, pour tenter de saisir dans l’ensemble, toutes les sensibilités, toutes les parties qui ont pris part, au cours de l’été 1964, à une formidable aventure humaine. Si « freedom riders » racontait les tribulations des volontaires durant la traversée héroïque, « freedom summer » place la focale sur les activités effectives de ces centaines de jeunes qui ont littéralement pris d’assaut le Mississipi, levant ainsi le voile sur un des plus abjectes système de ségrégation et de terrorisme d’Etat. Les deux films reposent sur les témoignages de participants, d’historiens, de politiques et aussi sur une impressionnante somme d’archives photographiques et audio-visuelles.

Une jeunesse « folle » en mission…

« Nous étions fous, nous ne savions pas ce que nous faisions » reconnaît une participante à l’opération. Mais cette folie a été libératrice, il fallait vivre pleinement l’utopie pour affronter la société blanche du Mississipi qui tenait sur deux piliers : les lois de Jim Crow et le Klux Klux Klan. Et pourtant, sur le papier, la mission était simple : faire appliquer la loi et notamment le XV è amendement qui accordait le droit de vote et d’être éligible à tous les citoyens.   « Ce que nous voulions c’est simplement voter » déclare une actuelle élue africaine américaine. Mais dans ce « deep South », l’inscription sur les listes électorales pour les populations noires est un éprouvant parcours du combattant. Le candidat à l’enregistrement est soumis à un examen long et très exigent ; en cas de succès, il s’expose à de violentes représailles sociales : perte d’emploi, expulsion, emprisonnement, etc.

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C’est donc dans ce climat d’oppression absolue qu’affluent de toute l’Amérique ces jeunes chevaliers de la démocratie, membres de la SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee). Ils allaient intrépides, au-devant des métayers, des ouvriers des champs de coton, des domestiques les exhortant à aller s’inscrire. Aux phases de sensibilisations se mêlent celles d’éducation, de découverte mutuelle, de vie en harmonie. Enfin noirs et blancs peuvent partager la même espérance dans une Amérique nouvelle. Cette quête ultime triomphe de la peur, de l’abattement, des tentatives d’intimidations des autorités du Mississippi. Elle s’incarne mieux dans la personne de Fannie Lou Hamer.

L’héroïne qui crève l’écran…

Une autre mission du « Freedom summer » était de jeter la lumière sur la barbarie politique dans le Mississipi. Il visait à sortir de l’invisibilité les souffrances quotidiennes des milliers de noirs en donnant la parole à des êtres uniques. Fannie Lou Hamer est certainement la plus emblématique d’entre eux. Doté d’un courage et d’un franc-parler éclatant, cette ancienne employée d’une plantation effrayait plus que n’importe quel autre militant le pouvoir ségrégationniste. Le film de Stanley Nelson a le mérite de réhabiliter pour la postérité le combat personnel de cette femme d’exception. Son émouvant témoignage au « credentials committee » a du être interrompu par le président en personne. Lyndon Johnson, qui ne voulait pas que l’Amérique entendre la militante, a dû « improviser » une conférence de presse à la Maison blanche pour une insignifiante annonce. Le flegmatique Robert Moses, président de la SNCC et cerveau du « freedom summer », est au commentaire cinquante ans plus tard :

Le président Lyndon Johnson ne s’émeut pas du témoignage de Martin Luther King ! Il a peur du témoignage de Fannie Hamer. Il décida aussitôt que le pays ne devait l’entendre en direct […] Elle avait le Mississippi dans ses os. Martin Luther King ou les militants de la SNCC ne pouvaient accomplir ce que Fannie Lou Hamer a fait. Ils ne pouvaient pas être métayers et exprimer ce que cela signifiait vraiment. C’est ce que Fannie Lou Hamer a fait.

En route vers une trilogie…

Le prochain projet du réalisateur américain, présent à cette séance, sera consacré au Black Panther Party (frémissements dans la salle à l’annonce du sujet), suite logique des deux premiers volets. La continuité sur la forme (le même fond sonore variant du grave au gracile, des animations ralenties sur les photos),  comme sur le contenu (renforcé par la présence des mêmes personnages) fait de ces films de véritables documents mémoriels et assurent la transmission d’une histoire pas forcément connue. Stanley Nelson fait une œuvre salutaire.

https://www.youtube.com/watch?v=DcvsWXrS2PI

Ramcy Kabuya

Tango Negro : les origines africaines du Tango

10685336_743860012347737_964423496988455681_nSans le Tango, qui aurait su que l’Argentine fut autrefois peuplée de Noirs, et que leur histoire est liée à celle du pays de la pampa ? C’est à la question des origines de cette danse, et, au-delà, des origines africaines d’une partie du peuple argentin, que Dom Pedro, né en Angola, a réalisé Tango Negro. Le film a été projeté lors du FIFDA, en septembre dernier, au Comptoir Général de Paris. Retour sur une aventure musicale et historique saisissante, avec le réalisateur.

Sur le fil du temps : de Ntangu à Tango

Sur une place de Buenos Aires, un couple danse. Une pointe de désespoir se lit, souvent, dans le regard des partenaires, au moment de se détacher l’un de l’autre. Puis ils se raccrochent l’un à l’autre, comme en dérive, et la femme fait une moue de résignation.  

Ensuite, apparaît la photo d’une famille de Noirs dont les ancêtres furent emmenés de force en Argentine. « Le Tango, c’est trois temps de tristesse », entend-on : celle de l’immigré, celle du gaucho, et celle, moins connue, de l’esclave arraché à sa terre natale. Cette « danse de salon », affiliée à une strate élevée de la société argentine d'origine européenne, puise ses racines en Afrique, jusqu’à son nom même : Tango vient de Ntangu, ou le temps qui passe, affirme un musicologue.

Et du temps a passé, depuis l’arrivée des Noirs issus de la traite négrière du 18ème siècle sur le territoire Argentin, depuis qu’ils ont servi de chair à canon lors de la guerre d’indépendance du pays, lors du même siècle.

Aujourd’hui, un Noir en Argentine suscite l’interrogation, et est souvent confondu avec un Uruguayen. Il faut effectuer une remontée dans le temps pour s’apercevoir que les deux pays ont eu le même passé esclavagiste.

Pour le réalisateur, le voyage dans le temps permet de résoudre un mal plus profond, celui de l’identité africaine, dont les éclats se lisent un peu partout dans le monde : « le but est non seulement de contribuer à la connaissance du monde, mais aussi à nous réapproprier nos valeurs culturelles africaines présentes sur tous les continents ».

La musique, thérapie d’un peuple

Ce qui est troublant, derrière la caméra de Dom Pedro, c’est la similitude des mouvements effectués par les danseurs avec certaines danses africaines, comme le Soumou du Mali. Troublante aussi, la mélancolie de la mélodie et de la voix qui chante. C’est comme si le chanteur, quelque part en lui, portait un héritage qui survit au silence par le biais de sa voix. Un sentiment que partage l’auteur : « Ce film est d'abord une thérapie personnelle; tout au long de ma vie. Je crois que les conditions de déportation, de souffrances et de dépaysement sont à la base de la mélancolie et de la nostalgie. Personnellement, je sens encore vibrer dans mes veines les souffrances endurées par tous ceux des nôtres victimes des traitements inhumains au cours des siècles passés. Et si les spectateurs concernés peuvent se sentir réconfortés et revigorés en regardant ce film, la thérapie devient alors collective. C'est en fait une recherche de "réparation" autant morale que physique; car il nous la faut pour conjurer le mauvais sort en relation avec un certain passé depuis révolu. Voilà pourquoi je souhaite que ce film soit vu par un grand nombre des gens, aussi bien Africains que du reste du monde. On est voués à la même enseigne ! ».

Guérir le passé par la musique, donc. Pour permettre aux générations futures de mieux appréhender le monde.

Le défi des générations futures

Des générations qui devront « reprendre ce que nous aurons laissé en suspens ».

Celles-ci auront à marcher sur le fil d’une histoire à double tranchant : d’un coté, le piège de l’afrocentrisme, de l’autre celui de l’amnésie culturelle. Une menace contre laquelle l’auteur met en garde les jeunes afro-descendants d’aujourd’hui, et les jeunes en général : « alors que les uns croiront toujours à des images « façonnées » à l’avantage de certains, d’autres resteront accrochés à ce qu’ils considèrent comme une vérité intrinsèquement biblique ! ».

Il y a donc à s’écouter les uns les autres, afin d’éviter que prospère ce climat de « méfiance » inter-culturelle que l’on peut déceler aujourd’hui.

Le voyage…des mots

Mais Tango Negro se situe bien au-delà de l’histoire d’une danse. Si la musique est l’élément dominant, c’est la quête d’une terre ancestrale originelle, d’un berceau tantôt prêté à l’humanité, tantôt relégué au dernier plan, comme on peut l’entendre dans la chanson de cette femme Argentine dont les mots comportent de curieuses consonances Yoruba.  « C’est indéniable, l’Afrique a été précurseur de bien des courants dont le reste l’humanité s’est enorgueillie sans vergogne. Et le Tango est peut-être l’un de ces courants.  Beaucoup de mots ou d’expressions dans le parlé et dans la célébration des rituels religieux dans l’ensemble des pays d’Amérique latine sont d’obédience « kongo ». Et, lors de mon passage en Argentine et en Uruguay, j’ai observé que les populations usent de ces mots sans en connaitre réellement la signification ! ».

La langue, c’est bien connu, est le véhicule de l’histoire. C’est pourquoi le réalisateur exhorte les chercheurs en sciences humaines d’Afrique et d’Amérique Latine à construire entre les deux continents des ponts, des groupes de travail pour retracer les origines de ces mots. Des mots comme Nkumba, nom d’une danse du bassin du Congo, dont le nom a peu à peu dérivé en Rumba.

C’est que la guerre d’indépendance a effacé, en occasionnant la mort de centaines de milliers de militaires originaires d’Afrique, toute trace d’une contribution de ceux-ci à l’héritage culturel argentin. Si certains pourraient attribuer au film un coté « orienté », ils n’en seraient pas moins enchantés par la poésie et la charge émotionnelle dont il est imprégné, de la mélancolie du début à la note d’espoir qui le clôture.

Touhfat Mouhtare

Kinshasa est une fiction

FILM.-KINSHASA-MBOKA-TE-CHEIKFITANEWS.NET_Kin’sasa Mboka te ! Cette phrase que tous les kinois ont fait leur, a été signée par le plus fin et le plus grand des sociologues que la ville ait porté, en la personne de Franco Lwambo Makiadi. Nul autre n’a su mieux que lui, traduire dans ses chansons l’ambiance cacophonique et tonitruante de Kin, la-belle. Dans Kinshasa Makambo, le Grand-Maître montrait déjà comment dans cette ville le faux était terriblement vrai ; l’éphémère avait ce caractère pérenne et persistant et devant lui, tout se faisait et se défaisait, porté par une inextinguible rumeur, qui monstrueusement, se nourrissait d’elle-même et vivait de sa mort.

Dans la pure tradition du président de l’OK Jazz, l’orchestre Wenge BCBG, par l’entremise de J.B. Mpiana renoue avec la description urbaine. Sur l’album T.H., le morceau intitulé Kinshasa raconte la désillusion d’un villageois arrivé dans la Capitale, par défi, pour dit-il, « voir Kinshasa et puis mourir. » Mais sa déception n’a d’égal que ses espérances, rien ne correspond aux descriptions, rien ne vient flatter ses fantasmes. Il a pitié de lui-même car c’est un monde tout en contradiction qui s’ouvre à lui ; les évènements se chevauchent et se télescopent. Pendant que la police arrête des voleurs, d’autres larcins se commettent sur le même périmètre ; alors que les uns sont affligés par un deuil, les autres font entendre les fastes des réjouissances festives ; les marchés jouxtent les poubelles… Nous sommes bien dans la ville de tous les extrêmes qui ne peut mieux se désigner que la formule, « la ville qui n’en était pas une », une traduction approximative de Kinshasa Mboka te. Mais peut-être faut-il préférer cette autre traduction tout aussi hasardeuse, « Kinshasa est une fiction. » Le caractère à la fois réel et irréel de la fiction, cette sorte de présence absence se rapproche un peu plus de la phrase en lingala qui sert de titre au documentaire sorti en 2013 cosigné par Douglas Ntimasiemi et Raffi Aghekian.

Kinshasa Mboka te est une plongée profonde dans la ville. Le film, à l’instar du titre, ne nous épargne aucun paradoxe et semble même en faire une force. Mais lorsqu’on aborde cette cité monstrueuse, quelque soit le média, on se demande comment faire pour raconter une ville aussi multiple ; comment procéder pour faire tenir en 52 minutes, la métropole de plus de douze millions d’habitants. Douglas et Raffi choisissent avec une efficacité certaine, d’effectuer de multiples entrées. La première a lieu grâce à la chaine Molière TV, un média spécialisé dans l’information de proximité et qui traque, avec la complicité des kinois, les faits divers dans toutes les communes de la ville. Deuxièmement, les deux réalisateurs suivent le sculpteur Freddy Tsimba dans ses pérégrinations urbaines. L’artiste court de décharge en décharge à la recherche de «  sa matière première » tout en discourant sur les opportunités et les potentialités insoupçonnées de la ville. Les paroles d’artistes traversent tout le film : celle du plasticien, certes, mais également celle du slameur, Fier-d’être, ou celle du dessinateur Mfum’Eto, adepte du mysticisme et se présentant, le plus béatement du monde, comme un intermédiaire entre le monde visible et le « monde parallèle. ». Il faut ajouter aussi des membres de la société civile, les travailleurs sociaux intervenant auprès des enfants en rupture familiale ; les autorités communales, les représentants de la police et quelques personnages atypiques comme le chef coutumier gardien du cimetière ou le prophète Atoli complètent le tableau. Ce dernier mène une croisade contre les enseignements des missionnaires blancs tout en se confectionnant un flamboyant pédigrée. Il se présente en effet comme successeur, voir descendant de Kimpa Vita et Simon Kimbangu. Ses fidèles chantent, dans une réelle ferveur, la délivrance et la révélation que leur apporte le prophète. Ce sont tous ces foyers à partir desquels on projette les lumières sur Kinshasa.

Le constat premier : nous sommes bien loin des impressions du jeune Victor Augagneur Houang. Kinshasa n’a plus rien de la ville fantôme que regardait, enfant, le personnage d’Henri Lopès. Dans Le lys et le flamboyant, le narrateur se souvient que :

« sur la rive d’en face, on discernait les grues et les hautes tours de Léopoldville. La capitale du Congo belge ressemblait à une cité déserte, un monde de béton sans âme qui vive, une vaste nécropole assoupie dans le silence et l’immobilité. » (p. 138).

Le désert imposé par l’administration coloniale a fait place une immense foule qui se rue dans les artères de Kin dès les premières lueurs du jour. Les kinois aiment s’amasser; ils s’agglutinent autour de la moindre curiosité, commentent avec assurance, contestent avec fracas, se laissent persuader, se remettent à douter, invoquent le ciel, crient à la magie, conspuent et admirent, le tout en même temps. Les images de la ville montrent toutes un grouillement permanent, un flux ininterrompu de kinois au corps à corps avec leur ville.

Mais peu à peu les protagonistes se rejoignent tous autour d’une préoccupation commune. Une menace insidieuse pèse sur la ville. Elle tourmente aussi bien l’artiste que l’enfant abandonné ; les autorités civiles et la police nationale en font leur priorité et toute la rédaction de Molière Tv se mobilise pour contrecarrer les activités des Kuluna. C’est ainsi que l’on appelle à Kinshasa les bandes de délinquants qui sévissent dans les quartiers populaires. Le témoignage d’un ancien chef de gang est particulièrement édifiant en ce sens qu’il donne à voir l’inquiétante évolution du phénomène. Ce qui n’était qu’une guéguerre de quartier dans laquelle les rivaux s’intimidaient plus que ne s’affrontaient véritablement, s’est transformé en réseau de criminalité. Les nouveaux Kuluna usent de leur machette pour causer des blessures susceptibles d’entrainer la mort. Mais, comme d’habitude, en pareilles circonstances, ceux qui paient le plus fort tribut dans cette banalisation de la violence sont les plus fragiles, les enfants des rues qui portent en eux le traumatisme d’un coup de machette. Selon les éducateurs du centre Lokombe, ces enfants ont tout perdu et il n’est pas difficile de s’en apercevoir lorsqu’on rencontre les figures de shégué qui ont même oublié leur propre nom. Parmi ceux qui fréquent l’ONG, le jeune homme baptisé chinois koko, base électrique : la première partie du nom se traduirait par « vieux chinois », ce qui, pour un gamin d’à peine une dizaine d’année est d’un pur cynisme. Lui comme les autres enfants tentent de résister à la délinquance en se débarrassant des images de violence. Il leur faut un nouvel imaginaire, une nouvelle façon d’appréhender ce réel oppressif. Et c’est à niveau que le travail de l’artiste intervient.

Par sa sculpture, Freddy Tsimba essaie de susciter des interrogations au sein de la population tout en détournant l’arme des kuluna de son image négative et menaçante. Déplaçant sont atelier dans la rue, travaillant de jour comme de nuit, sous le regard intrigué des  habitants qui participent par leur présence, à l’élaboration de l’œuvre. Il se crée, dans la spontanéité et la familiarité kinoises, une dynamique de parole autour du geste artistique qui, se faisant, anéantit la violence des objets incriminés. Les machettes soudées se transforment en toiles, en nattes, en brique ; la froide agression se métamorphose en chaleur d’un foyer ; à l’insécurité d’avant succède le confort ; au trouble, l’apaisement. Le tour de force de l’artiste est d’instaurer une nouvelle négociation là où les mots d’un bourgmestre ne cherchaient qu’à s’attirer les faveurs de sa hiérarchie. Alors que les victimes parlent de téléphone volé, de petite délinquance, voilà que le zélé fonctionnaire fait état de grand complot contre le pouvoir et exhibe en trophées quelques adolescents sous l’emprise de la drogue et se félicite de les envoyer très vite en prison pendant que la justice populaire s’en remet aux vieilles recettes. Interrogée par les reporter de Molière, une jeune femme voit dans la prison un processus trop long et pas assez radical, elle demande donc l’émasculation pure et simple.

Mais pendant que Freddy soude dans la nuit, engageant une franche discussion avec les curieux, quelques notes au piano suivies de quelques accords de violon, transperçant les nuages, la voix d’une speakerine commente les images de la vingt cinquième commune de Kinshasa. Une maquette futuriste des plus kitchs lance la promesse d’un quartier haut de gamme sur une ile de la ville. Un premier pavillon à l’esthétique douteux sert de d’échantillon à l’ensemble à la grande satisfaction de l’ingénieur. Pendant que la première locataire s’échine sur son archet, on peut encore voir des pirogues taillées dans les troncs d’arbres glisser sur le fleuve. Et comme dans un rêve, on s’échappe par les nuages pour revenir dans les rues de Kinshasa, porté par la musique du Tout Puissant Ok Jazz. Par ce montage, plus que jamais la « cité du fleuve » apparaît comme une parenthèse, un intermède qui ne fera pratiquement jamais partie de Kinshasa, trop plate, trop molle, trop régulière, elle ne pourra qu’être ce que l’anthropologue Marc Augé appelle un « non-lieu », un espace sans identité. Kinshasa est faite d’anecdotes toujours à la limite du vraisemblable comme le poisson qui se transforme en femme au bout de l’hameçon d’un pêcheur, le faux magicien qui s’excuse auprès de l’État et qui reconnaît sa perdition mais aussi, la déconstruction de l’iconographique occidentale selon le Prophète Atoli. Son prêche s’appuie sur un « calendrier américain » racontant la victoire d’un christ blanc sur un diable noir dans une injustice totale : « les poings du premier pèsent deux mille kilos alors que ceux du second n’affichent sur la balance que deux maigres kilos. » Mais lui étant l’envoyé de Dieu, vient révéler toute la vérité sur les mensonges du christianisme.

Même sur le plan de la spiritualité Kinshasa reste en accord avec elle-même. Elle veut tout et son contraire. Mfum’Eto déclare vivre avec les esprits du monde parallèle et le chef coutumier, gardien du cimetière sait reconnaître le moment où les ancêtres sont en éveil. Mais c’est sans doute Freddy Tsimba qui résume le mieux, la dynamique contradictoire de Kinshasa : « si tu comprends trois pourcent de Kinshasa, ca te suffit pour vivre en paix. Ce n’est pas la peine d’essayer de le comprendre à cinquante pourcent car tu ne parviendras même pas aux cinq premiers. Même si tu te targues d’être kinois, le tout c’est de savoir à quelle échelle tu la maitrises. Seuls les trois pourcents te permettront de t’en sortir. Parce que Chaque jour, il y a une nouvelle ville qui nait. D’ici à demain, ce sera une nouvelle Kinshasa qu’il va falloir apprendre à connaître. »

Kinshasa Mboka té est incontestablement un des meilleurs films qui ait été fait sur l’esprit kinois.

Ramcy Kabuya

Kinshasa Mboka té

2013 – RD Congo – Belgique, Documentaire, 52 minutes
director: Douglas Ntimasiemi
scénario : Douglas Ntimasiemi – Raffi Aghekia
editing: Olivier Jourdain