Bruits de couloirs à Nollywood week

J’ai pris mon pied à aller voir ces films montés, produits au Nigéria. Chaque soir, au cinéma l'Arlequin, la crème des réalisateurs nigérians étaient présents avec leurs tenues aux couleurs vives et chatoyantes, bonnets yoruba pour certains. Ces artistes, producteurs, réalisateurs prenaient un plaisir fou à discuter entre eux. Ce genre de rencontres permettent souvent le temps d’un week-end, loin des bases du pays, d’échanger autour de nouveaux projets, de repenser le pays sinon le continent.

Il y avait entre eux et moi, la barrière de la langue. Ma maîtrise de l’anglais se réduisant à la simple lecture, je n’allais pas livrer ma nudité à ces anglophones arrogants qui peinent à faire le moindre effort pour dire un simple mot en français. J’ai contourné la situation en discutant avec des spectateurs. Il faut le dire, à chaque séance, la salle a rarement été pleine. Mais il y a tout de même eu du monde si on considère que la principale salle du cinéma L’Arlequin a une capacité d’au moins quatre cent personnes. Les personnes présentes, souvent des femmes d’ailleurs avaient des profils différents. Avant la projection du film Octobre 1 de Kunlé Afolayan, j’ai pu discuter avec une chef de projet informatique Nigériane, très sympathique, accompagnée par un brésilien, du moins je pense. Elle a souligné le fait d’avoir été agréablement surprise par la qualité des films présentés. Mais entre nous, est-elle objective ?

De manière générale, me dit-elle, l’élite Nigériane se tient à distance de Nollywood. Le succès de cette industrie repose avant tout sur sa réception par la base populaire nigériane. Il y a une forme de snobisme pour ces productions qui, il est vrai, ne sont pas toujours de très bonne qualité sur le plan technique. Son père, par exemple, cadre supérieur, abhorre les productions nigérianes. La mère de mon tinterlocutrice ne va pas rejeter un programme Nollywood s’il passe à la télévision, mais elle n’investira pas un écu dedans. Ce rapport quelque peu méprisant de l'intelligentsia nigeriane me fait sourire, même si on peut y voir une critique de l'esthétique et de l'improvisation qui caractérisent ces projets qui relèvent souvent de l'artisanat.

Un peu plus tard dans la soirée, assistant aux mondanités africaines et m’apprêtant à voir le dernier film du festival, à savoir Dry de Stéphanie Okéréké, deux jeunes nigérianes sont venues s’asseoir à mes côtés. Plus jeunes que ma précédente interlocutrice, elles ont un profil différent et elles sont de vrais fans des petites productions populaires de Nollywood. Ayant eu vent du festival, elles sont venues par curiosité au cinéma l’Arlequin. D’ailleurs, pour « immortaliser le moment », l’une d’entre elles ne se gêne pas  de sortir son smartphone pour filmer le film. Piraterie en direct sachant qu’il s’agissait de la première de Dry en France et qu’il n’est pas sorti au Nigeria. Courtois, je n’ai pas eu l’énergie pour faire des remontrances. Le saint des producteurs existe puisque la batterie du smartphone est tombée en rade en plein milieu du film. Cocasse. J’avais là une illustration en live de l’énorme problème que rencontre cette industrie : un téléphone portable puissant et Internet pour diffuser, tout cela étant fait avec une profonde naïveté et dans un souci de partage que pour des enjeux mercantiles. Un film n’est pas un logiciel open source.

J’ai naturellement saisi l’occasion d’échanger avec un vrai francophone, à savoir Jimmy Jean-Louis. Si je vous parle de la série américaine à succès Heroes et en particulier du personnage nommé l’Haïtien, vous verrez tout de suite qui est le comédien haïtien. Il est le parrain de cette 4ème édition de Nollywood week à Paris. L’homme est avenant et d’une extrême franchise à l’image du documentaire Jimmy goes to Nollywood.

Sur la qualité des films présentés, Jimmy Jean-Louis indique que sur ce qu’il a pu voir, les films ne sont pas encore au point. Techniquement parlant, il y a des aspects à retravailler. Disons qu’on passe un bon moment, on rigole bien, mais les standards sont loin d’être respectés.

A propos de la question de l’esthétique qui est un point souvent relevé, n’y a-t-il pas là un risque de rupture avec le public populaire qui a porté les productions de Nollywood ? Tant que les thématiques originales qui sont au cœur de Nollywood sont traitées avec qualité, la question ne se pose pas.

Comment selon lui est perçu Nollywood à Hollywood ? Pour l’instant, la perception qu’en ont les américains, c’est un épiphénomène. 

Doit-on voir une corrélation entre la place grandissante à Hollywood des comédiens d’origine nigériane comme Chiwetel Ejiofor, David Oyelowo et l’émergence progressive de Nollywood ? Non, il n’y a aucune connexion entre ces deux faits.

Entretien avec OC Ukeje, acteur nigérian

gonetoofar11La différence de production est importante entre Gone Too Far, film de petit budget produit au Royaume-Uni et les autres productions du festival.

Interrogé sur la différence de ses expériences anglaises et nigerianes, OC Ukeje, l’une des figures de cette édition 2015, confirme avec humour

 

« Il y a définitivement une différence de professionnalisme, en terme de sécurité, en terme de timing, en terme de logistique, c’était beaucoup plus standardisé à Londres. Il reste encore beaucoup de choses à accomplir au Nigeria».

Pour lui, ce manque de standards et d’exigence explique en partie l’attirance des acteurs et actrices nigérianes pour l’Occident

« Si certaines personnes se contentent de se faire un nom au Nigeria, il est important pour d’autres d’aller plus loin et de se confronter à une industrie plus compétitive».

Hollywood un Eldorado pour les acteurs nigérians ? «C’est possible» selon OC Ukeje qui avoue lui même être attiré à l’idée. Il n’en demeure pas moins parfaitement conscient du pouvoir de Nollywood sur la société nigériane. Pour lui, il reste crucial que Nollywood continue à produire des films abordants des sujets sociétaux ordinairement tabous et ce, avec un ton progressiste.

Si Before 30 a choisi de le faire par la comédie, Dazzling Mirage, de Tunde Kelani, prend un ton plus sérieux. Le film lauréat de l’édition 2015 de la Nollywood Week est saisissant en ce qu’il présente une double problématique en mettant en scène l’histoire d’une femme atteinte de la drépanocytose. Ce drame romantique, adapté du roman d’Oyinka Egbokhare montre la capacité de Nollywood à devenir une vitrine de la culture et de la littérature nigériane.

award_winners_2015                                                                                                    

Dazzling Mirage a des chances de conquérir un public autre que le public nigérian, car Nollywood s’exporte de mieux en mieux. La preuve, c’est le film Gone Too Far qui a fait de Destiny Ekaragha la première réalisatrice noire dont le film a été distribué en cinéma au Royaume-Uni.

        Un article écrit à quatre mains de Lareus Gangoueus et Ndeye Diarra

Regards multiples sur Nollywood week Paris

Dans le cadre d’un partenariat avec le festival Nollywood, l’Afrique des idées s’est proposée d’être présente sur les lieux du spectacle, à savoir le cinéma l’Arlequin, pour observer les discours de celles et ceux qui font Nollywood, capter les mots du spectateur, prendre le pouls de l'événement. Avec Ndeye Diobaye, nous avons donc été les yeux, les oreilles et occasionnellement la voix de notre thinktank sur la place du cinéma nigérian. Cet article apporte nos regards sur plusieurs oeuvres présentées au Festival Nollywood Week à Paris : Les film Gone too far de Destiny Ekaragha, Dazzling mirage de Tunde Kelani, le documentaire Jimmy goes to Nollywood (avec Jimmy Jean-Louis) et les deux épisodes de Before 30.

Before 30 / Parole de Ndeye

Le hasard fait que ma première séance n’est pas celle d’un film, mais d’une série. Au Nigéria, comme partout dans le monde, m’explique OC Ukeje, acteur dans la série Before 30, « il y a une vraie demande pour du contenu télévisé aujourd’hui ». Le binge-watching n’a donc pas de frontières.

Au vu de son synopsis, Before 30 me rappelle vaguement An African City, une série ghanéenne qui a fait beaucoup de bruits sur les réseaux sociaux l’an dernier. L’histoire est narrée par une jeune avocate, la vingtaine finissante, confrontée aux pressions familiales et sociales qui accablent les femmes nigérianes (voire africaines de façon plus globale) à se marier avant la trentaine.

Même s’il est difficile de conclure sur une série dont il nous a été donnés de voir que le pilote et le second épisode, Before 30 met en avant de manière peu subtile, le cliché de la femme nigériane accomplie cherchant désespérément un potentiel mari. Pour accompagner notre narratrice, Before 30 met en scène une palette de différentes déclinaisons de la femme africaine des temps modernes : une femme musulmane mariée, une chrétienne assez infantile qui ment sur sa virginité et pour finir une femme qui semble bien se moquer des moeurs et entend vivre librement sa sexualité.

Et si j’ai apprécié le ton franc parfois employé par les personnages, le tropisme sur le sujet des hommes était peut-être redondant. A force de tourner en dérision le cliché de femmes accomplies à la recherche du bonheur, on peut parfois se demander si la série est vraiment dénonciatrice de la pression subie par certaines femmes vis-à-vis de la nécessité de se marier. Nous saurons toutefois apprécier la mise en avant de l’histoire d’un groupe de femmes, narré par une femme : OC Ukeje, qui figure dans la série, interrogé après la diffusion répond « Il est temps que l’on parle plus des histoires des femmes dans cette industrie».

Là où Before 30 innove également, c’est dans sa représentation d’une élite nigériane, elle-même d’ordinaire peu friande des productions audiovisuelles nationales. L’accent du décor est exagéré, entre chaussures de marques, restaurants de luxe et mariages à l’étranger : 

Il présente « une Afrique au visage différent de celui généralement montré dans les médias ou dans les films» explique OC Ukeje.

« Il est important que les films soient désormais représentatifs de l’Afrique qui bouge ».

Before-30-TV-Series-Pulse

Cette Afrique qui bouge est-elle celle qui fréquente les hôtels de luxe comme présentée dans Before 30 ? Si cette série a le mérite, en effet, de montrer les étendus du boom économique que le continent africain connaît aujourd’hui, il est tout aussi important de dénoncer le fait que les femmes sont toujours confrontées aux aléas de sociétés patriarcales.

Si Before 30 a choisi de le faire par la comédie, Dazzling Mirage, de Tunde Kelani, prend un ton plus sérieux. Le film lauréat de l’édition 2015 de la Nollywood Week est saisissant en ce qu’il présente une double problématique en mettant en scène l’histoire d’une femme atteinte de la drépanocytose. Ce drame romantique, adapté du roman d’Oyinka Egbokhare montre la capacité de Nollywood a devenir une vitrine de la culture et de la littérature nigériane. Pour Tunde Kelani, qui a trouvé sa niche dans l’adaptation de romans, Dazzling Mirage a également la lourde tâche de déconstruire les préjugés qui visent les personnes atteints de cette maladie et dénoncer plus particulièrement la condition des femmes atteintes. Bien que tourné dans un anglais parfois maladroit, on peut penser que ce choix de langue est lié à la volonté de permettre à la notoriété du film de dépasser les frontières du Nigéria.

Gone too far vu par Ndeye

Cette comédie, tournée à Londres, qui met en avant le talentueux OC Ukeje, nous expose à la capacité de Nollywood aujourd’hui à franchir les frontières et s’adresser à la diaspora. Dans Gone Too Far, Yemi, un adolescent originaire du Nigéria qui n’a jamais connu Lagos,  est confronté à de nombreuses questions identitaires, alimentées par la rivalité existante entre caribéens et africains en Grande-Bretagne. L’arrivée de son grand frère, resté à Lagos, n’arrange en rien les choses pour l’adolescent. La salle est conquise, prise de fous rires et on se prend rapidement à ce déversement de cliché sur le « blédard » tout droit débarquer du continent-mère.

Gone too far vu par Laréus

https://www.youtube.com/watch?v=IEbIkZJgNGgLe premier film qui m’introduit dans le festival s’intitule Gone too far de Destiny Ekaragha. Deux frères séparés par les coutumières contraintes administratives se retrouvent à Londres. L’un a été élevé avec sa mère à Peckham, un quartier difficile de la capitale anglaise et l’autre a évolué dans un internat à Lagos. Tout heureux d’être enfin à Londres. Ce film est une sympathique comédie au coeur d’un Londres qu’on ne connait que très peu et qui met en scène le blédard absolu joué remarquablement par OC Ukéjé qui doit être un acteur de référence à Nollywood. Il est tout simplement étincelant. La réalisatrice de ce film met en scène le choc des identités au sein de ce que beaucoup appelle la communauté noire de Londres. Entre Africains et caribéens, les clichés et zones d’incompréhension sont très nombreux et, de mon point de vue, légitimes. Je ne pense pas m’avancer trop imprudemment en disant que Destiny Ekaragha a été nourrie par les univers de Spike Lee. On retrouve dans l’expédition complexe, que ces deux frères qui ne se connaissent pas, monte pour acheter le « gombo » maternel, un état de lieux, une revue de quartiers qui rappelle des plans si chers au réalisateur américain. Porté par l’humour d’OC Ukéjé, ce film remarquablement tourné traite aussi de l’immigration avec intelligence. Sur la forme, il est très peu crédible d’envisager en moins de 24 heures, autant de péripéties autour de notre blédard bien heureux. Toutefois, quel plaisir de voir un bon film…africain.

Jimmy goes to Nollywood

Banniere Nollywood WeekC'est le film documentaire qui a lancé le festival. Jimmy Jean-Louis y raconte son voyage à Lagos où il doit diriger une importante cérémonie de remises de prix récompensant les meilleures productions de Nollywood, les AMAA. Avec beaucoup d’humour, il raconte cette expédition mais surtout, il donne la parole aux acteurs de cette industrie dynamique, jeune et balbutiante. Car si en terme de volumétrie, Nollywood est bien la seconde source de production cinématographique au monde, les intervenants interrogés sont assez lucides pour souligner le manque de professionnalisme et la faiblesse des moyens qui ont longtemps accompagné les productions nigérianes. Ce qui explique le fait que les films sortent très peu en dehors du périmètre africain. Ici, il y a avant tout le constat d’une adhésion d’un public local à ce cinéma. Engouement qui s’appuie sur le fait que ces films parlent avant tout de sujets dans lesquels le public se reconnait. D’ailleurs, il n’est pas surprenant que la salle de l’Arlequin soit pleine.

Nollywood est le deuxième secteur économique du Nigeria. En travaillant sur un imaginaire spécifique dans lequel beaucoup se reconnaissent, cette industrie a tissé une vraie relation avec le public. D’ailleurs, quand Jimmy Jean-Louis sillonne les grands marchés de la capitale économique nigériane, les vcd sont partout. D’ailleurs s’agit-il des productions authentiques ou de piratages ? Les copies sont une plaie qui plombe l’économie de ce secteur d’activités. Ici, une interpellation est faite à l’endroit de l’état fédéral qui suit de loin l’émergence de ce modèle. La plue value de Nollywood étant reconnue à l’extérieur, très peu par les autorités du pays. La question importante qui revient est celle de savoir, comment passe-t-on de la quantité à la qualité, comment porte-t-on par une certaine esthétique un discours qui dépasse les frontières du Nigéria et du continent. On ressent dans le propos des intervenants qui répondent à Jimmy, à la fois la conscience d'avoir un contenu original et en même temps une soif de reconnaissance à l’international. Ce qui fait naturellement réfléchir. Parce qu’il est difficile de dire que Nollywood ne se résume qu’à un cinéma local nigérian. Son influence en Afrique subsaharienne est indiscutable. Que cache cette quête d'une reconnaissance occidentale? Est-ce que les indiens se posent une telle question?

En fait, le reportage de Jimmy Jean-Louis surprend par l’extrême lucidité des intervenants nigérians. Et c’est extrêmement positif. Car, avec cette prise de conscience, les choses peuvent évoluer de manière rapide.

Notes de Ndeye Diarra et Lareus Gangoueus

Quelle est la vision DESERTEC? Entretien avec le délégué général de Desertec France

desertecLe saviez-vous ? En six heures, l’énergie solaire reçue dans les déserts est plus importante que celle que nous consommons en un an. Cette découverte du Dr Gerhard Knies en 1986 est à l’origine du concept de la fondation Desertec créée en Janvier 2009. Le concept « Desertec » a depuis lors pour objectif de promouvoir l’existence de cette énergie propre émanant des déserts. Bien qu’ayant initialement une portée internationale, le projet DESERTEC a récemment développé des structures indépendantes à l’échelle nationale : c’est ainsi qu’est né Desertec France, dont le co-fondateur Charles Ifrah répond aujourd’hui à mes questions concernant l’avancée du projet DESERTEC

Commençons par les présentations

Je suis aujourd’hui le délégué général et co-fondateur de DESERTEC France, Francis Petitjean et moi-même avons commencé nos activités  lors de Rio+20 autour de l’animation d’un débat. DESERTEC France se consacre aujourd’hui à des actions sur la transition énergétique en France et en Afrique Francophone.

Desertec a été créé en 2009, aujourd’hui pouvez-vous évoquer des mutations dans les objectifs du Desertec Concept, ou de la forme sous laquelle la fondation Desertec se présente ? Le concept initial d’utilisation de l’énergie solaire des déserts  a-t-il gardé sa position centrale ?

Nous sommes toujours liés au Club de Rome[1], et nous percevons toujours l’électricité comme la base du développement économique. Le besoin de cette source d’énergie constitue donc toujours l’axe de la réflexion du réseau international DESERTEC. Nous sommes avant tout un réseau d’influence composé de chercheurs, universitaires et scientifiques qui cherchent à entrer en contact avec les leaders d’opinion, politiques et industriels. En dépit du maintien de cette base idéologique notre position a évolué vis-à-vis du type d’énergie que nous recommandons, aujourd’hui en plus d’une énergie solaire nous favorisons la promotion d’un mix énergétique : nous avons réalisé l’importance de technologies telles que le photovoltaïque solaire, l’éolien, l’hydraulique,

Pourquoi cette mutation dans les objectifs ?  

Notre position a été révisée par rapport au DII[2] cependant cela n’a pas affecté le statut de la fondation, c’est un mouvement de la société civil qui tend à répandre le message sur la disponibilité et l’efficacité des technologies propres, aujourd’hui nous voulons faire comprendre qu’il existe une alternative, économiquement faisable et bénéfique pour le climat, l’environnement et la planète. Notre seconde mission aujourd’hui est de convaincre les décideurs politiques et industriels de développer des projets à différentes échelles sur l’Afrique. Notre intérêt pour le continent africain découle du besoin exponentiel des économies locales : nous sommes moins dans l’optique de l’import /export, comme auparavant. Cette perspective se tient plus à long terme avec le développement d’autoroutes énergétiques pour relier les économies et faire circuler l’énergie.

Le dialogue avec les politiques se situe au centre du projet DESERTEC, à ce sujet que pensez-vous de l’effet du printemps arabe sur l’image d’un tel projet en Afrique du Nord ?

Le printemps arabe est une maturation politique, une tentative de transition démocratique comme on a pu en voir en Amérique latine ou en Europe du Sud. Là où nous nous situons face à cette situation c’est de présenter les énergies vertes comme vecteurs de pacification. Contrairement aux énergies fossiles tels que le pétrole ou le gaz qui sont des sources de conflits car elles font partie d’une transaction entre pays producteur et pays consommateur, les énergies vertes favorisent la coopération entre pays et représentent un facteur de développement économique.

Quelle place prend la population locale sur le plan du développement dans le projet DESERTEC?

Nous souhaitons principalement répondre au besoin des populations et des économies locales afin de leur permettre d’accéder à l’indépendance énergétique, les zones que nous visons souffrent souvent d’endettement énergétique et s’engagent progressivement dans la transition énergétique pour sortir de cet endettement : le programme PSM au Maroc illustre un tel engagement*.

Comment en est-on venu à la création de DESERTEC France, est-ce un projet que la Fondation s’est vue proposer ou un projet lancé par la Fondation ?

La Fondation travaille sur une dimension internationale mais favorise la création de structure dans plusieurs pays dès qu’un groupe est identifié comme suffisamment actif dans un pays. Ainsi des structures nationales se sont développées en Autriche, au Royaume-Uni, en France et en Tunisie. Il existe aussi une filiale DESERTEC en Belgique qui est en liaison avec la Commission Européenne.

Quel rôle au sein de la fondation DESERTEC, quels projets peut-on déjà citer et comment s’inscrivent-ils dans l’objectif global de DESERTEC ?

Nous avons pour champ d’action la zone francophone, dont la France et l’Afrique notamment avec laquelle la France garde des liens culturels et historiques qui créent un rôle plus important : Au niveau de la France  notre présence est importante sur le débat de la transition énergétique et ajoute un poids supplémentaire au couple franco-allemand dans ce domaine. Dans cette démarche, l’image de DESERTEC sur le continent africain est forte et positive, notre réseau universitaire est composé de plusieurs universitaires africaines : l’Union Africaine elle-même reconnait le besoin d’un développement fondé sur des partenariats durables et équitables. Via notre réseau universitaire il existe une coopération scientifique de longue date, nous nous posons comme l’un des accélérateurs de cette transition énergétique. Les projets actuels de Desertec France, reposent principalement sur des projets d’électrification rurale au Cameroun et au Sénégal[3]. Nous avons aussi mis en route des projets de centrales solaires et prévoyons une étude géostratégique, composée de cinq phases, chacune correspondant à une zone régionale de l’Afrique. Cette approche vise à mieux connaître le marché et met en avant la collaboration avec les acteurs locaux.

Où se situent les ONG au sein de cette transition énergétique ?

Les ONG sont la représentation de la société civile, elles ont donc une utilité publique car elles ont pour origine une démarche citoyenne qui vise à développer et faire avancer des sujets. Aujourd’hui, les ONG sont de plus en plus soutenues par les institutions dans leur rôle de terrain face à différents problèmes ralentissant le développement. Pour répondre à ces problèmes, les organisations à but non lucratif telles que DESERTEC ont besoin du soutien financier des acteurs politiques et économiques pour mener à bien leurs actions.

Ndeye Diarra

 

[1] Avant de devenir une fondation à part entière, le projet DESERTEC a émergé de deux fondations créées et appartenant au Club de Rome, le think thank mondial qui apparait à différents niveaux et sur différents aspects des problématiques de développement.

[2] Desertec Industrial Initiative, le consortium de la fondation DESERTEC, lequel a récemment annoncé son détachement du projet DESERTEC

[3] ASER (Agence Sénégalaise pour l’Electrification Rurale) et DESERTEC se sont lancés dans un projet d’éléctrirication de 53 villages. Au Cameroun, DESERTEC a amorcé le Solar Plan 2020 qui vise à alimenter 250 sites via l’installation de système photovoltaïque

 

L’UA et la CPI : liaisons délicates

Les dernières années ont vu d’importantes tensions se tisser entre la Cour Pénale Internationale et l’Union Africaine. Le soutien apporté par plusieurs pays membres de l’UA au président soudanais Omar-El-Bachir ainsi que l’opposition qu’a suscité le mandat d’arrêt de Mouammar Gaddafi avaient déjà indiqué une dégradation des relations entre l’Union Africaine et la justice internationale. Aujourd’hui, les accusations portées contre l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et les présidents  et vice-président kenyans Uhuru Kenyatta et William Ruto ont ravivé le débat concernant l’intervention de la CPI sur le continent africain.

A-t-on raison de parler d’un acharnement ?

imageLors du dernier sommet de l’UA, Haile Mariem Desalegn a été l’auteur d’un discours violent à l’encontre de la CPI. Cette sortie fut révélatrice une nouvelle fois du degré de désaccord entre la majorité des dirigeants africains et la CPI. Mais ces sorties hostiles du leadership politique africain dans son ensemble ne reflète pas une orientation générale à l’heure où l’exigence de réédition des comptes devient une notion imposée par le droit international. A ce sujet, il est nécessaire de modérer les propos tenus par l’actuel président de l’Union Africaine qui accusent la CPI de n’être qu’une justice aux trousses des dirigeants africains.

Certes, en dix ans d’existence la CPI n’a ouvert des procédures d’enquête qu’en Afrique et mis en accusations seize personnes tous issus du continent. En effet, son premier jugement rendu l’était pour Thomas Lubunga.

Il convient de noter que si l’Afrique est le continent le plus « visé » par les mesures de la CPI, elle est aussi le continent le mieux représenté au sein de l’institution. 

La forte présence africaine au sein de la CPI s’explique par l’adhésion massive de nombreux pays du Continent à l’autorité du Statut de Rome :47 pays africains ont participé à l’élaboration du Statut de Rome et 30 l’ont ratifiés à ce jour:

D’initiative onusienne, l’idée de la création d’une institution supranationale pour prévenir l’impunité et juger les graves crimes de violation de droits de l’homme est une avancée remarquable. C’est une initiative intéressante et utile, et nombreux sont les pays africains qui ont adhéré au Statut de Rome par mesure de protection.

L’Union Africaine avait d’ailleurs pour objectif de faire ratifier le Statut de Rome par tous ses membres.

Au-delà des gesticulations verbales et des manipulations politiciennes, l’Afrique est bien représentée aux organes de la CPI. Ce qui prouve une participation active à ses travaux. Cela est illustré par le fait que certains des plus hauts postes (juges, procureurs notamment) de la CPI soient occupés par des ressortissants de pays africains. D’ailleurs, la gambienne Fatou Bensouda est devenue procureur à la suite de Moreno Ocampo.

Cette importante implication du continent africain conteste déjà l’idée que la CPI est une institution au service de l’hégémonie occidentale. Le rôle qu’a tenu la CPI dans des dossiers auxquels elle a eu à se pencher remet aussi en question les accusations portées  par l’UA.

Il faut expliquer le mécanisme de travail de la CPI pour montrer que dans la plupart des cas elle est un organe exécuteur. La majorité si ce n’est la totalité des affaires instruites à  ce jour sur le continent africain ont été initiées soit par les gouvernements du continent eux-mêmes ou par le Conseil de Sécurité.

Il est rare en effet que l’initiative sur un cas lui appartienne. A ce jour, des huit pays d’Afrique concernés par des procédures de la CPI, la moitié a été réclamée par les gouvernements de ces pays. Deux répondent à une demande du Conseil de Sécurité.

Les crises post électorales en Cote d’Ivoire et au Kenya sont les premières instructions sur initiative propre de la CPI.

 Ainsi,  elle est moins une institution qui répond aux ambitions néo-colonialiste de l’Occident qu’un organe dont la présence sur le continent africain demeure aujourd’hui encore nécessaire. Si certains dirigeants africains tentent encore de s’abriter derrière le statut de victimes d’une quelconque hégémonie dans le domaine juridique, c’est surtout parce qu’ils espèrent encore et toujours la possibilité d’être jugés sur le sol africain.

Les accusations portées à l’encontre de la CPI sont représentatives de l’image menaçante que conserve la justice internationale pour certaines personnalités politiques africaines. Le bruit constant suscité autour du procès Hissène Habré en dit long sur les efforts que la justice panafricaine a encore à accomplir avant de pouvoir ignorer un organe comme la CPI.

Les accusations portées à l’encontre de la CPI bien qu’elles soient mal fondées peuvent avoir un effet indésirable sur l’image de l’institution judiciaire sur le continent africain : elles contredisent aussi une majorité qui soutient le rôle de la CPI. De plus, elles s’ajoutent à une liste déjà longue de critiques à l’encontre de la CPI, ce sui remet encore plus en question l’efficacité de l’institution judiciaire et l’affaiblit en ce qu’elles trouvent de nouveaux dissidents avec de nouveaux arguments contre l’institution judiciaire. Ce n’est donc pas l’exactitude mais plutôt l’impact de ces propos qui pourront et ont déjà porté préjudice à la  CPI. Toutefois en s’attaquant de la sorte à l’institution judiciaire, les dirigeants africains manquent surtout une occasion de traiter les véritables problèmes qui freinent l’efficacité de l’institution internationale. En effet, la CPI aujourd’hui rencontrent de nombreuses critiques concernant ses démarches et ses délais et les cas de Laurent Gbagbo et des chefs d’Etats kenyan auraient pu servir de base pour renforcer de telles critiques voire d’y apporter des solutions : la CPI est connu pour ses procédures qui n’aboutissent pas toujours à de résultats satisfaisants du point de vue des victimes,  les délais, le manque de précisions dans les procédures :  de telles caractéristiques pourraient être revues dans de nouvelles dispositions données au Statut de Rome; cependant il faut pour se faire que la CPI puisse regagner la conscience de certains dirigeants!

Il est important pour l’institution de ne pas se laisser fragiliser par de telles allégations. Les propos tenus lors du cinquantième anniversaire de l’UA ont le potentiel de mettre en cause l’utilité de la CP, elles ont servies à lancer un mouvement séparatiste qui souhaite voir les pays de l’UA quitter la CPI. Ce mouvement; bien que mineur aide à mesurer l’importance que la CPI doit accorder à de telles critiques, bien qu’elles soient mal fondées. Dans un continent ou l’impunité demeure encore aujourd’hui il est important pour la CPI de renforcer la coopération avec les acteurs politiques. Une telle coopération et une plus grande compréhension pourraient alors mener à l’élaboration d’un système de justice panafricain efficace, qui dès lors pourrait voir les dirigeants africains juger sur leur propre continent.

Interview de Robert Sebbag, Vice-président de Sanofi-Aventis

SEBBAG-Robert-M. Sebbag, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs et revenir sur votre parcours, ainsi que votre rôle actuel au sein de Sanofi/Aventis ?

Je suis Docteur en médecine, spécialisé sur les maladies infectieuses comme le paludisme et attaché aux hôpitaux de Paris. Actuellement, je suis Vice-président chargé de problématiques liées à l’accès aux médicaments dans les pays du Sud. Je travaille avec le continent africain, notamment compte-tenu de l’importance des problèmes dont la zone est victime dans ce domaine.

Comment se définissent les actions de Sanofi/Aventis dans la région ?

L’Afrique, comme on le sait tous, fait toujours face à des difficultés quant à l’accès aux médicaments. C’est pourquoi Sanofi, disposant d’une expérience de près de quarante ans, a pris la décision de développer un département dédié intégralement à ce problème afin de participer à la prévention face aux maladies les plus récurrentes tels que le paludisme, la maladie du sommeil ou l’ulcère de buruli.

En dehors des géants de l’industrie pharmaceutique, quels sont les autres acteurs internationaux présents en Afrique ? Leur rôle demeure-t-il majeur par rapport à celui des acteurs locaux ?

La clé vers le sixième objectif du millénaire pour le développement (qui a pour principe de faire reculer des fléaux tels que le VIH/SIDA ou le paludisme ndlr) demeure le partenariat autour duquel différents acteurs du public et du privé se regroupent. Le partenariat fonctionne notamment sur une base de la complémentarité. Nous apportons les ressources nécessaires aux acteurs locaux et eux, en échange, nous apportent le savoir et les connaissances du terrain dont nous avons besoin pour nos diverses actions. C’est un partenariat d’équilibre.

Selon vous, quels facteurs expliquent que l’accès aux médicaments sur le continent africain demeure aujourd’hui un enjeu non encore résolu ?

Le problème de l’accès aux soins sur le continent africain est multifocal. Il existe de nombreux problèmes tels que ceux du prix, des infrastructures, de la formation et des ressources humaines.

Pensez-vous qu’il serait possible de concilier certains aspects de votre intervention avec la médecine traditionnelle ?

Dans un continent tel que l’Afrique il est impossible de faire l’impasse sur la médecine traditionnelle. Elle fait en quelque sorte parti du code génétique des populations africaines, et c’est pour cela qu’il est nécessaire d’établir le contact avec les acteurs de ce type de soins, afin de voir dans quelle mesure on peut concilier la médecine traditionnelle à la médecine occidentale plus sophistiquée.

Au-delà des maladies que l’on connait mieux comme le VIH ou la malaria qui agrègent les taux les plus élevés au monde, il semblerait que l’on assiste à une recrudescence de maladies non-transmissibles. Pourriez-vous nous en dire plus sur le nouvel enjeuque représentent « les maladies invisibles » pour la transition sanitaire en Afrique ?

Pendant longtemps, le travail effectué sur le continent africain a mis en priorité les maladies transmissibles, qui comme on le sait représente le taux le plus important du continent. Néanmoins il s’avère qu’aujourd’hui on tend à se concentrer également sur d’autres maladies chroniques, non transmissibles telles que le diabète, le cancer, les maladies cardiovasculaires ou neurologiques. On essaie d’aborder la santé d’une manière plus globale et d’apporter une réponse plus générale.

Même la santé mentale n’est pas laissée en rade. Vis-à-vis d’elle, il y a une certaine stigmatisation, une réaction d’exclusion face à ce phénomène qui fait peur, paraît irrationnel, voir surnaturel en ce qu’il est lié à l’esprit. Le problème est qu’il existe très peu de spécialistes. Dans certains pays on ne trouve simplement pas de psychiatre, ni de neurologue capable d’apporter des solutions rationnelles. Il faut former des gens afin d’expliquer et de créer une prise de conscience face à ce qui n’est en rien surnaturel mais réellement une maladie.

Lors de votre intervention aux journées du Havre organisées par le Nouvel Observateur, vous avez évoqué un problème de formation des médecins sur l’ensemble du continent…

Il ne s’agit pas simplement d’une crise des médecins mais une crise du corps médical et des agents sanitaires en général. Il faut former des médecins en fonction des besoins du pays, assurer qu’il y ait des débouchés…Tout cela dépend plus largement du budget qui existe au niveau des ministères en charge de la santé. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de plaquer des systèmes telles que les systèmes français ou américains, au contraire une prise en compte de la réalité du pays est nécessaire.

L’Afrique, dans certains domaines, se présente comme un continent à deux vitesses. Ce commentaire s’applique-t-il aussi au domaine de la santé et du médical ? Existe-t-il un ou plusieurs pays qui se distinguent par leurs prouesses dans le domaine ?

Il est vrai que dans le domaine de la santé et du médical l’on a l’intention première de considérer l’ensemble comme un tout qui va mal. Cependant globalement, l’Afrique présente aujourd’hui un très fort potentiel, avec, je dois dire, une certaine avancée de l’Afrique anglophone par rapport à l’Afrique francophone. Je suis notamment optimiste face à des cas tels que le Ghana, l’Angola et le Sénégal. Souvent il s’agit d’une question de ressources et de la situation politique du pays. La Côte d’Ivoire, par exemple, semblait bien lancée avant d’être déchirée par un conflit interne.

Pensez vous que le progrès dans le domaine médical en Afrique puisse s’accomplir à une échelle continentale, c'est-à-dire au travers d’une coopération entre les Etats Africains ? Faudrait-il créer une institution supranationale qui se consacre au domaine de la santé ?

Je ne pense pas qu’on ait besoin d’une organisation supranationale de plus, compte-tenu du bon nombre qui sont déjà présentes. Il n’est pas nécessaire de créer une nouvelle machine avec de nouveaux fonctionnaires, cela mettra trop de temps à se mettre en place. Ce qu’il faut, c’est un regard pays par pays afin de se rendre compte de ce qui existe déjà et s’en servir pour faire avancer les choses.

Ndeye Diarra

Affaire Hissène Habré : la justice panafricaine en construction

HISSENE-habreMercredi 16 janvier, la ministre de la Justice sénégalaise, Aminata Touré, annonçait qu’en février se tiendrait à Dakar, l’ouverture du procès de l’ex dictateur tchadien Hissène Habré. Le soulagement qu’a suscité cette annonce a de loin dépassé la sphère des victimes du régime. Cette annonce signe l’épilogue d’un long feuilleton juridico-politique dans lequel sont apparus de nombreux acteurs. On compte parmi les participants à ce feuilleton, les institutions politiques sénégalaises, tchadiennes et belges, d’importantes organisations internationales de droit international et de défense des droits de l’homme (CIJ, UNCAT, HRW). Dernière, mais pas des moindres, l’Union Africaine a aussi contribué à cette saga de deux décennies de désaccords. L’aboutissement vers un procès est d’autant plus applaudi qu’il marque un moment décisif pour la justice africaine. Le procès Habré déterminera sa capacité à poursuivre l’un de ses dirigeants de façon équitable. On nomme déjà le « précédent Habré », une source d’inspiration pour les futures poursuites des dirigeants du Continent.

L’ascension d’un ancien « chouchou » de l’occident

Considéré par ses partisans comme un fervent combattant contre l’impérialisme occidental, Hissène Habré s’empara du pouvoir le 7 juin 1982 à l’aide de ses Forces Armées du Nord. Son régime succéda ainsi à celui de Goukouni Oueddei. 
Dans son ascension, Habré a reçu le soutien non-négligeable des États-Unis et de la France. Les deux puissances occidentales sont à l’époque très intéressées par le personnage qui pourrait leur servir de contrepoids face au déroutant leader libyen, Kadhafi. Notons au passage qu’Hissène Habré est un ancien de la rue St G. à une lointaine époque où Sciences Po formait de futurs dictateurs…

Malheureusement pour ses soutiens américains et français, Habré ne tarda pas à devenir lui-même le modèle du dirigeant qu’il devait aider à combattre. Arrivé au pouvoir, Habré s’attèle à la construction d’un régime autoritaire. Il restreint l’indépendance des institutions politiques, se munit d’une police politique (DDS) et viole les libertés politiques. S’ensuit alors la systématique chasse aux opposants du régime orchestrée avec un usage régulier et massif de la torture et d’autres formes de violations graves des droits de l’homme.

Rendant son rapport en mai 1992, la Commission d’enquête nationale créé par décret d’Idriss Déby a publié une estimation du nombre de victimes de la terreur de Habré qui serait de 40 000 morts, 54 000 prisonniers politiques et 200 000 victimes de la torture. La commission précise que ces chiffres sous-estiment certainement la réalité des choses. 
Des tchadiens, épaulés par des organisations de défense des droits de l’homme, décident de poursuivre l’ancien dictateur pour obtenir des réparations et recouvrer leur dignité. En revanche, lorsque que l’association des victimes est créée, Hissène Habré a déjà été chassé du pouvoir par Idriss Déby et a trouvé refuge au Sénégal.

Comment l’ex-dictateur est-il resté impuni à travers quatre mandats présidentiels sénégalais ?

Vingt deux-ans, c’est le temps qu’ont attendu les présumées victimes du régime avant qu’Habré n’ait à répondre des accusations dont il fait l’objet.

Il aura déjà fallu dix ans à la justice sénégalaise pour se pencher sur le cas Habré, qui aurait trouvé refuge à Dakar avec, dit-on, la modique somme de 16 milliards de francs Cfa. Abdou Diouf se serait laissé convaincre par Mitterrand d’accepter la présence d’un hôte si encombrant. Abdoul Mbaye, actuel premier ministre, à l’époque directeur général de la CBAO, avait alors donné son feu vert pour qu’une partie de cette somme soit déposée dans les caisses de sa banque. Certes, les deux hommes ne sont pas les seuls grands noms qui sortent du chapeau des personnalités citées dans le séjour quasi touristique Hissène Habré. Le soutien de l’ex-dictateur est grand dans les institutions politiques sénégalaises et chez une bonne partie de la hiérarchie maraboutique. L’ex dictateur serait très généreux en effet avec les familles religieuses.

Dix ans après le feu vert d’Abdou Diouf, l’affaire prend une tournure nouvelle lorsque des présumées victimes, appuyées par la Belgique, adressent une plainte contre ce dernier à Dakar. Le volet politique de l’affaire Habré s’approfondit avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir. Le nouveau président ne cache pas son manque de volonté sur ce dossier. Bien que Wade ait tenté à plusieurs reprises de se débarrasser du « colis » Habré, son entourage – constitué par des anciens avocats du dictateur – l’en a longuement dissuadé. De nombreuses raisons ont servi à l’administration Wade pour laisser trainer le dossier. 

Les institutions judiciaires sénégalaises annoncent d’abord leur inaptitude à juger le dictateur pour des crimes commis hors du territoire. Cette annonce fait suite à une intervention douteuse du gouvernement sénégalais dans la nomination des magistrats habilités à enquêter. Cette intervention n’échappe pourtant pas aux rapporteurs des Nations Unies, qui rappellent au gouvernement l’importance de respecter l’indépendance de la justice dans cette affaire. 

L’intervention de la Belgique, interpellée par des présumées victimes de nationalité belge, secoue de nouveau l’affaire. Après plusieurs années d’enquête, en 2005, en vertu de la fameuse et critiquée loi de compétence universelle, la Belgique lance contre Habré mandat d’arrêt international, suivi d’une demande d’extradition. Le Sénégal renvoie alors la balle dans le camp de l’Union Africaine qui, à son tour, s’octroie six mois de réflexion sur le cas Habré, retardant ainsi sa mise en accusation. 

habre-manifestationLasses de cette attente, les associations de victimes dénoncent le Sénégal auprès du Comité des Nations Unies contre la Torture. L’instance reconnait qu’en refusant de poursuivre ou d’extrader Habré, le Sénégal ne respecte pas ses engagements relatifs à la Convention contre la torture dont elle est partie. Le Comité demande aux autorités sénégalaises de prendre rapidement une décision. En juillet 2006, l’Union Africaine donne mandat au Sénégal de poursuivre d’ex dictateur « au nom de l’Afrique ». Contraint, Wade accepte, non sans amertume, de juger Habré. Le gouvernement du premier ministre Macky Sall entreprend alors une série de réformes constitutionnelles et législatives pour permettre au a la justice sénégalaise de pouvoir juger l’ex président tchadien. 

Cette avancée sur le plan du droit est toutefois relativisée par une stagnation sur le plan du financement du procès. Alors que l’Assemblée nationale du Sénégal vote une loi permettant la création d’un tribunal apte à juger Habré, il est décidé qu’aucune démarche ne sera entreprise tant que l’aide financière requise ne sera pas reçue.

Le volontarisme des nouvelles autorités sénégalaises

La chronologie de ce « feuilleton juridico-politique » met l’accent sur quelques maux de la justice en Afrique. Elle a une difficulté à conserver son impartialité et son indépendance face à une politique plus qu’intrusive, qui n’hésite pas à aller en l’encontre de la Constitution et des engagements internationaux.

Et dans cette affaire, l’on s’aperçoit que les présumées victimes sont souvent oubliées. C’est à croire que dans ce méli-mélo, l’on a oublié qu’il s’agissait d’accusations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de torture dont les preuves et les témoins ne pouvaient pas se permettre autant de délais. Inutile de préciser que certains accusateurs ne verront jamais les réparations qui leur sont dues le cas échéant. Le procès, dont le caractère juste et impartial a été annoncé pourrait pourtant être influencé par sa dimension temporelle. Pendant les différentes phases de sa préparation interminable, l’on a peut-être laissé à Habré la meilleure chance de s’en sortir : la vieillesse. 

L’affaire Habré dépeint l’avancée à double vitesse de la justice en Afrique subsaharienne. D’un côté, il existe une volonté de respecter les engagements auprès des institutions internationales. L’Union Africaine n’a cessé d’insister sur l’importance de juger Habré en Afrique. De l’autre, il y a ces hommes politiques qui feignent d’avoir saisi l’importance pour l’Afrique d’écrire son propre chapitre dans le droit international, mais continue à protéger ses homologues à n’importe quel prix. Si Wade lui-même semblait s’accorder avec l’UA concernant le fait que le jugement ne pouvait se passer ailleurs que sur le continent, sa négligence sur le dossier a alimenté les soupçons de la confusion entre immunité et impunité.

L’arrivée de Macky Sall a changé la donne. En moins d’un an, le nouveau président sénégalais, appuyé par l’efficacité de sa ministre de la justice, a fait bien plus que son prédécesseur en deux mandats. Coïncidence ? Non. L’affaire Habré sous Macky Sall prend un tournant logique : celui au cours duquel plusieurs leçons semblent enfin avoir été tirées après vingt-deux années d’attentisme et de mauvaise volonté. Entre autres, on saisit enfin l’urgence de clore un dossier qui traine depuis deux décennies. Mieux, les partisans d’Habré encore présents aujourd’hui encore dans l’administration sénégalaise ont perdu leur influence sur les décisions et n’ont pas osé intervenir.

Rien ne sert cependant de crier victoire à l’approche du procès. Nous ne sommes, vingt-deux ans après, qu’au commencement des choses.

Ndeye Diarra