Par Giovanni DJOSSOU pour l’Afrique des Idées
Le 7 décembre 2022 s’est ouvert à Paris le procès contre les projets pétroliers de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. Selon les différentes ONG ayant assigné la firme française en justice, ces projets engendreraient des dommages colossaux et irréversibles tant sur l’environnement que sur les droits humains. Face à ces accusations, Total se défend en mettant en avant sa bonne foi via son « plan de vigilance ». Quant au gouvernement Ougandais, partie prenante à 15% dans ces projets, il en appelle au « droit à se développer ».
Pour entendre correctement la situation, un retour en arrière s’impose. En 2006, un important gisement de pétrole (l’équivalent 6,5 milliards de barils) est découvert sous les eaux et les rives du lac Albert, l’un des plus grands lacs d’Afrique (5 270km2), à la frontière entre l’Ouganda et la République Démocratique du Congo. En 2007, la compagnie pétrolière britannique Tullow Oil, spécialisée dans l’exploitation des gisements en Afrique et en Amérique du Sud, acquiert les droits d’exploitation de ce gisement. En 2020, après plusieurs années de négociations, TotalEnergies rachète la quasi-totalité des droits pour un montant de 575 millions de dollars. En 2021, le Conseil des ministres ougandais adopte le projet du géant pétrolier français.
La nature des projets Tilenga et EACOP
Le projet de TotalEnergies est double. D’un côté, le projet Tilenga qui prévoit la construction de puits forés et le projet complémentaire EACOP (EAST African Crude Oil Pipeline) qui prévoit l’acheminement du pétrole extrait d’un oléoduc chauffé de 1 443 km traversant l’Ouganda et la Tanzanie, ce qui en ferait le plus long pipeline chauffé du monde.
Ce « mégaprojet », évalué à 10 milliards de dollars, est porté par trois entités : TotalEnergies, à hauteur de 62%, les compagnies pétrolières nationales d’Ouganda et de Tanzanie (30% (15% + 15%)) ainsi que la troisième plus importante compagnie pétrolière chinoise, CNOOC (8%).
Le programme d’exploitation comprend la production de 216 000 barils de pétroles par jour au travers des 419 puits créés.
Un projet dangereux pour l’environnement et les populations locales
Dès 2019, avant même l’approbation du projet par le gouvernement ougandais, quatre associations ougandaises (Afiego, CRED, Nape, Navoda) et deux ONG françaises (Les Amis de la Terre, Survie) assignent TotalEnergies en justice. Parmi les griefs les plus notables, les ONG pointent du doigt le fait qu’un tiers des puits forés l’est dans le parc naturel de Murchison Fall, le plus vieux et plus grand parc naturel du continent. L’oléoduc de 1 443km, traversant 16 aires protégées dont des parcs nationaux et des réserves animalières, met en grand danger la survie de certaines espèces et plus largement, la biodiversité. Enfin, selon Me Louis Cofflard, avocat de l’ONG Amis de la Terre, le programme conduira à l’émission de 33 millions de tonnes de CO2 par an, soit trente fois les émissions annuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie réunies.
Si le projet entraîne des conséquences sur la nature, il en a tout autant sur les droits humains et l’activité humaine. La construction des infrastructures liées au projet d’extraction a provoqué le déplacement des plus de 18 000 foyers. Selon les ONG assignant TotalEnergies en justice, ce déplacement de populations provoque des situations de famine en chaîne ainsi qu’une forte hausse de la déscolarisation d’enfants. Enfin, le risque de contamination des deux grands lacs de la région (Albert, Victoria) est une menace pour l’accès à l’eau potable, pour 40 millions de personnes.
TotalEnergies montre patte blanche
Face à si mauvaise presse, les conséquences négatives pour TotalEnergies ne se sont pas fait attendre. Le programme Tilenga-EACOP a été placé sur la liste rouge de l’UICN (l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature) et onze banques partenaires, parmi lesquelles trois françaises (BNP, Société Général, Crédit Agricole) ou la britannique HSBC, se sont désengagées du projet, dès avril 2021.
Les opposants à l’initiative de TotalEnergies reprochent à la firme l’établissement d’un « plan de vigilance » trop léger. En effet, la loi Rana Plaza (du nom de l’immeuble s’étant effondré en 2013 au Bangladesh du fait de la négligence des multinationales de la « fast-fashion ») créée en 2017, oblige les entreprises à « établir une stratégie explicite visant à prévenir les atteintes graves aux droits humains et à leurs libertés fondamentales ».
Dans un communiqué datant du 12 octobre 2022, TotalEnergies défend son plan de vigilance en présentant les conclusions des « experts tiers » qu’elle a mandatés (sans plus de précision sur leur identité). La compagnie pétrolière affirme agir sur la préservation de la biodiversité avec 1 000 hectares de forêts restaurés, pour permettre le déplacement des chimpanzés, 10 000 hectares de forêts préservés, mais aussi la mise en place d’un programme dont l’objectif sera l’accroissement de 25% des populations de lions et d’éléphants dans le parc nature de Murchison Fall.
Concernant les habitants, le groupe assure avoir signé des accords de compensation avec la très large majorité des 18 000 foyers concernés par les relocalisations. Ces accords viseraient en priorité le développement de l’emploi, de l’éducation et « le respect du droit des femmes ».
Préservation de l’environnement plutôt que développement économique ?
Dans son communiqué et toujours selon les experts mandatés, Total garantit que 70% des habitants concernés par les déplacements déclarent observer une amélioration de leur vie depuis l’indemnisation, pendant que 28% ne notent aucun changement, ne laissant supposément que 2% de mécontents. Sur ce point, Matthieu Orphelin, député EELV de Maine-et-Loire, affirmait dans une tribune au journal Le Monde, le 28 mars 2022, que 100 000 personnes ne pouvaient plus cultiver leurs terres librement et que journalistes et activistes ougandais subissaient des pressions, des menaces et des arrestations par des « personnes associées à la major pétrolière ainsi que des Etats ougandais et tanzanien ».
Au-delà de ces questions -pourtant essentielles évidemment- une plus importante encore semble s’imposer à la vue de ce dossier: comment concilier préservation de l’environnement et développement économique ?
Pour Me Louis Cofflard : « C’est la survie de la planète qui est en jeu, au travers de ce genre de projet. (…) L’Agence internationale de l’Energie estime qu’il faudrait arrêter tous les projets d’exploitation des énergies fossiles, si l’on veut respecter les accords de Paris ». Ce discours s’entend. Peut-être est-il plus facile de le tenir lorsqu’on est résident de la 7e puissance mondiale, qui n’a été que très peu regardante sur les effets négatifs de son industrialisation sur la nature. En d’autres termes : comment des pays dont les ressources reposent essentiellement sur l’exploitation des énergies fossiles (ce qui est le cas d’un grand nombre de pays d’Afrique) sont-ils censés se développer ?
L’Ouganda est un pays dont 41% des 40 millions d’habitants vit sous le seuil de pauvreté. Depuis de nombreuses années déjà, les grands groupes mondiaux de l’énergie, dont TotalEnergies fait partie, établissent des programmes « développement contre pétrole », dont les termes de l’échange sont inégaux mais qui semblent être la stratégie suivie par l’Ouganda, la Tanzanie et bien d’autres Etats du continent. Peut-on les blâmer ? Pour exemple (même si le nombre est dérisoire), en plus des programmes d’éducation et de droit des femmes, Total affirme avoir créé 279 emplois locaux grâce à son projet Tilenga-EACOP.
Pourtant, malgré la trajectoire que semble emprunter l’Ouganda, sa ministre de l’Energie Ruth Nankabirwa, assure que le pays a « engagé un processus de transition écologique. (…) Le but est de sortir de la cuisson au charbon et au bois ». Néanmoins, les coûts engendrés par cette transition sont un obstacle de taille.
Un verdict dans le procès de TotalEnergies est attendu pour le 28 février 2023. Me Ophélie Claude, avocate de la multinationale française prévient d’ores-et-déjà : « Aucun plan de vigilance ne sera jamais assez parfait. C’est impossible et trop complexe à mettre en œuvre ». Si Total perd son procès, le projet est- il avorté ? Si oui, quid des stratégies établies par les gouvernement ougandais et tanzanien ?
L’Afrique peut-elle se permettre d’avoir comme préoccupation première la préservation de son environnement? La question peut paraître provocatrice et semble assurément anachronique. Pourtant, c’est un choix de société auquel les dirigeants des Etats du continent sont, et seront davantage encore, confrontés demain. La position des ONG occidentales, qui ne voient le problème que par leur prisme, doit-elle primer sur la volonté des pays concernés ? Est-il normal qu’une ONG, à des milliers de kilomètres puisse, par son action, influer sur un projet de développement d’un pays africain (quoique l’on pense dudit projet) ?
Plus important que tout : comment faire en sorte que la protection de l’environnement ne devienne pas une arme redoutable dans le jeu de la compétition internationale, empêchant les « petits » de devenir moins petits ? Cette question fait déjà rage concernant l’exploitation de l’Amazonie, par le Brésil et ses voisins.
En une question comme en cent -et reprenant les propos de François Soudan, rédacteur en chef de Jeune Afrique- : « l’Afrique doit-elle rester pauvre pour que la planète respire » ?
Références:
https://www.nouvelobs.com/ecologie/20221208.OBS66869/au-proces-de-total-pour-ses-projets-en- ouganda-et-tanzanie-c-est-la-survie-de-l-humanite-qui-est-en-jeu.html
https://www.ouest-france.fr/economie/energie/petrole/climat-le-mega-projet-petrolier-de-total-en- ouganda-symbole-de-ce-qu-il-ne-faut-plus-faire-8a7712ae-10bc-11ec-9117-940091b907ce
https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/28/totalenergies-doit-stopper-ses-projets-eacop-et- tilenga-en-ouganda_6119509_3232.html
https://www.jeuneafrique.com/1219536/societe/lafrique-doit-elle-rester-pauvre-pour-que-la- planete-respire/
https://totalenergies.com/fr/medias/actualite/communiques-presse/Devoir-de-vigilance- TotalEnergies-regrette-le-refus-par-les-ONG-de-la-mediation-proposee
https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2008-3-page- 97.htm#:~:text=La%20d%C3%A9forestation%20en%20Amazonie%20br%C3%A9silienne%20r%C3%A9 sulte%20en%20grande%20partie%20des,g%C3%A9n%C3%A9rant%20d’importantes%20cons%C3%A 9quences%20environnementales.