A la recherche d’une justice internationale : l’Afrique et la CPI

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Cette « cour pénale africaine », qui est voulue comme une réponse au biais de la CPI en Afrique, souffre des mêmes manquements et restera comme celle-ci sous l’influence des intérêts politiques des États. Le Sommet de l’Union africaine à Malabo (juillet 2014) a entériné la mise en place d’une Cour africaine de justice et des droits de l’homme. La création de cette Cour termine un processus enclenché par le Protocole sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adopté en juin 1998 à Ouagadougou et entré en vigueur en 2004. Mais elle  intervient dans le cadre d’une opposition de plus en plus vive entre certains dirigeants politiques africains, l’UA et la Cour pénale internationale (CPI).

L’idée que la CPI ne s’intéresse qu’aux Africains se retrouve dans plusieurs discours. Depuis sa mise en œuvre en 2002, la CPI a inculpé une trentaine de personnes, toutes africaines. A cet égard, elle est régulièrement accusée d’être un instrument néocolonial, ayant un biais envers l’Afrique et les leaders politiques africains. Ce sentiment aurait pu être considéré comme marginal et relevant de la partisannerie politique si l’UA et nombre de leaders politiques n’avaient tenu des propos illustrant cette perspective. En 2013,l’inculpation du président kenyan Uhuru Kenyatta et de son vice-président William Ruto pour crimes contre l’humanité à cause de leur appui financier aux violences postélectorales de 2007-2008 semble avoir ravivé les tensions latentes entre l’UA et la CPI. En effet, l’organisation panafricaine avait déjà déclaré qu’elle ne collaborerait pas avec la CPI suite à l’inculpation du président soudanais, Omar el-Bechir en 2009. Le  sommet d’Addis-Abeba d’octobre 2013 a constitué un épisode de plus dans le divorce entre les deux institutions puisque l’ordre du jour était marqué par un éventuel retrait collectif des États africains de la CPI. Même si un retrait massif n’a finalement pas eu lieu, la mise en œuvre de la nouvelle Cour de justice, qui sera compétente pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes d’agression, vient couper l’herbe sous le pied de la CPI.

Il est vrai que le poids des pays occidentaux sur le financement de l’organisation (60% du budget provient de l’Union européenne) et sur la nomination des juges peut leur donner une influence plus que raisonnable sur ses activités. C’est l’opinion du professeur ougandais Mahmood Mamdani qui considère que la CPI est trop sous influence de l’Occident et qu’on assiste à du « déjà-vu » avec la place qu’occupe le continent noir dans les travaux de ladite cour, au vu des relations historiques entre l’Europe et l’Afrique. Toutefois, cette vision négative ne résiste pas à une analyse plus poussée. Il est vrai que la CPI est défaillante sur plusieurs points. Le Conseil de sécurité de l’ONU peut lui demander de se pencher sur les activités qui peuvent être qualifiées de « crimes de guerre, contre l’humanité et d’agression » alors que trois de ses cinq membres permanents n’ont pas signé ou ratifié son traité fondateur, le Statut de Rome. Ainsi, les États-Unis, la Chine et la Russie influencent ou entravent, selon leurs intérêts politiques, l’activité de la CPI, sans pour autant la reconnaître légalement. Les récentes joutes au sein de ce Conseil a propos de l’implication de la CPI dans le conflit syrien montrent assez bien la dimension politique que l’institution a acquise en étant un instrument passif de ces États.

Mais dans le contexte africain, les critiques oublient souvent que la CPI ne s’est autosaisie que dans le cas du Kenya. L’ancien procureur, Luis Moreno Ocampo, avait décidé d’enquêter sur l’implication d’Uhuru Kenyatta et de William Ruto dans les violences postélectorales de son propre chef. Il est vrai que Kenyatta et Ruto ne sont pas les seuls hommes politiques au monde sur qui pèsent des soupçons d’incitations à des violences de masse. Dans la grande majorité des autres procès contre des citoyens africains, ce sont les États du continent qui ont eux-mêmes référé ces individus au tribunal de la Haye parce que leurs juridictions nationales sont incompétentes pour juger les crimes en question. Laurent Gbagbo a été inculpé par la CPI parce que le gouvernement ivoirien a transmis son dossier d’accusation à cette cour.  Il en est de  même pour la multitude de chefs rebelles congolais traduits dans cette instance. Sans une collaboration des États africains et de ces mêmes leaders qui vilipendent la CPI, cela n’aurait pas été possible.

Le maintien des charges contre Kenyatta et Ruto est problématique étant donné qu’ils constituent les deux plus hautes autorités étatiques du Kenya.  Où s’arrête la souveraineté nationale et où commence le droit à la justice ? Comme dans le cas de Laurent Gbagbo, les procès de ces deux hommes d’État sont fortement politisés et divisent bien souvent les citoyens de leurs pays respectifs. Ces trois personnalités sont ainsi bien différentes de celles dont la CPI avait jusqu’ici l’habitude : les premières personnes inculpées avaient rarement le même capital politique pour combattre une instance de justice internationale, plus axée sur les principes que sur le monopole de la violence, trop dépendante de la volonté des États et de leurs intérêts stratégiques pour rendre une justice véritablement impartiale.

La Cour africaine pour la justice et les droits de l’homme nouvellement créée semble répondre à ce contexte de tensions entre les chefs d’État africains et la CPI. Cette cour pénale ne devrait être opérationnelle que dans quelques années, mais le fait qu’elle ait été votée presque à l’unanimité (seul le Botswana a voté contre) est un signal assez fort envers la CPI. Le principe de subsidiarité fait de la CPI une cour de dernière instance qui ne s’occupe que des crimes pour lesquelles les justices nationales sont incompétentes. L’UA coupe ainsi l’herbe sous le pied de la CPI ; mais d’ores et déjà, on peut douter de l’engagement des États d’Afrique envers une justice continentale transparente et  vraiment juste. Une clause de ce nouveau Protocole accorde l’immunité aux chefs d’État durant leur mandat et aux « hauts fonctionnaires » en exercice. Uhuru Kenyatta, William Ruto et Omar el-Bechir ne seraient pas poursuivis par cette Cour, en dépit des sérieuses accusations de crimes contre l’humanité qui pèsent sur leurs têtes.

De plus, vu la propension des chefs d’État du continent à ne céder le pouvoir que lorsqu’on leur force la main, il est à craindre que cette clause ne soit une incitation à s’accrocher encore plus au pouvoir. Cette clause et cette cour constitueraient ainsi des obstacles à la consolidation démocratique que l’Afrique connaît depuis le début des années 1990. De plus, les États africains ne se sont pas distingués par leur engouement pour une justice africaine internationale. Le Protocole sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été signé en 1998, mais n’a été ratifié que par 15 pays sur les 53 membres de l’UA.

Toute cette controverse nous renvoie au débat sur la possibilité d’une vraie justice internationale. Tiraillée entre les considérations juridiques et la morale, elle dépend au final de la bonne volonté politique des États et de leur puissance pour sa mise en œuvre.  La Cour africaine de justice et des droits de l’homme sera confrontée aux mêmes problèmes et aux mêmes critiques que la CPI, à laquelle elle semble se substituer en ce qui concerne l’Afrique. Le poids politique des États et des leaders déterminera toujours leur position face à cette cour. Au final, les États africains vont reproduire les mêmes attitudes que celles qu’ils reprochaient à la CPI. Apres tout, la partialité est inhérente à tout mécanisme qui se base sur des considérations politiques et sur des intérêts nationaux.

Ousmane Aly Diallo

L’Adieu aux (hommes en) armes

Dans l'introduction du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Karl Marx écrit : "Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce"

(Cette phrase est ressortie depuis, pour un oui, pour un non, qu'il s'agisse des "deux François, socialistes Français" ou des deux "Bush"; même si dans dans ce dernier cas, les termes ont probablement été inversés)

On pourrait aisément appliquer le même adage à l'Afrique contemporaine. Dans la catégorie prisonnier politique, leader de la lutte contre le suprématisme racial en Afrique australe devenu président de la République, Nelson Mandela et Robert Mugabe sautent directement à l'esprit. Dans le sous-genre leader pan-arabe et pan-africain, les images de Nasser et Khadafi s'imposent douloureusement en tête.

rawlingsandthomassankaraMais s'il y a une tradition solidement ancrée dans l'histoire du continent qui aujourd'hui s'affaisse rapidement dans la farce, c'est celle du capitaine-président. Malgré leurs défauts, les capitaines Thomas Sankara et Jerry Rawlings ont laissé dans l'imaginaire africain – ou à tout le moins, ouest-africain – de belles caricatures de jeunes hommes en colère, révoltés et superbement idéalistes, debout contre les rentes et l'exploitation des pauvres. Sankara a été sauvé par la mort. Rawlings bénéficie cahin-caha de cette image de réformateur, mais s'évertue avec une incroyable persévérance à affiner son image de vieux grognon. C'est la tragédie.

 

sanogoPour la farce, l'histoire nous a offert d'autres capitaines : Moussa Dadis Camara en Guinée et Amadou Haya Sanogo au Mali. A la tête du Conseil national pour la démocratie et le développement qui prit le pouvoir à la mort de Lansana Conté en décembre 2008, Dadis Camara se fit remarquer par sa volonté initiale de lutter contre le trafic de drogue, par l'intempérance de ces décisions et ses discours-fleuves, à la Chavez, mais surtout par le massacre de septembre 2009 où sous (ou malgré?) ses ordres, les forces armées guinéennes exécutent plus de 150 manifestants et organisent le viol d'un centaine de femmes.

On connaît la suite, Dadis Camara essaiera d'arrêter son aide-de-camp Aboubacar Diakité, accusé d'avoir supervisé ces crimes. Diakité tirera sur Camara. Camara sera expédié d'urgence au Maroc, d'où il rejoindra le Burkina, sous la protection d'un autre capitaine, Blaise Compaoré. Puis Moussa Dadis Camara rencontrera le Dieu des Chrétiens. Et Moïse Dadis Camara devint exilé au pays des hommes intègres.

L'épopée de Sanogo est, pour elle, probablement terminée. Une partie des journalistes maliens continue de lui servir du "mon capitaine", avec une servilité jamais vue depuis Michel Droit. Et si Sanogo continue de bénéficier d'un véritable pouvoir de nuisance au Mali, son aventure est terminée. Il restera quelque part, comme une note de bas de page dans la grande histoire de l'insurrection islamiste au Sahel.

Mais l'analyse de Marx allait au delà du contraste tragédie/farce. Il écrivit également que "la tradition de toutes les générations mortes pès[ait] d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants."

Je crois que cette conception de la tradition, de son poids dans l'histoire se-faisant est l'aspect le plus important. Il y a quelque chose d'inéluctable dans l'établissement d'une forme de tradition démocratique en Afrique subsaharienne. Je me rend peut-être otage du hasard en écrivant ceci, mais j'y crois fermement : le temps des capitaines-présidents est révolu.

Plus jamais. Plus jamais l'Afrique subsaharienne ne connaîtra ce type d'épopée. L'anachronisme de ce recours est évident. Sanogo et Camara n'ont bénéficié de "l'engouement des foules" que suite à une crise exceptionnelle : la mort de Condé, leader éternel et éternellement agonisant de la Guinée, et la foudroyante percée du MNLA dans le Nord-Mali. Et même dans ces circonstances originales, le retour à une sorte de légalité constitutionnelle se fit en moins de deux ans.

Quelque chose dans l'air du temps, certainement. Le poids de l'histoire et le souvenir des expériences catastrophiques du passé, probablement. L'aspiration profonde des "peuples" et des hommes à la liberté, aussi. Ce que Saul Bellow dans les "aventures d'Augie March" appelle "l'éligibilité universelle à être noble".

Mais bien plus que cela : le rôle joué par cette maudite "communauté internationale".

C'est son assentiment et sa réprobation, sa puissance militaire, économique et financière, le pouvoir qu'elle possède aujourd'hui d'ostraciser et détruire les régimes récalcitrants, ses cours criminelles et ses droits fondamentaux. C'est toute cette architecture internationale, le rêve de Wilson en voie de réalisation, qui a finalement gagné. C'est la hantise de la Haye qui a vaincu Dadis, c'est la grogne de la CEDEAO et le risque d'une banqueroute financière qui ont éloigné Sanogo du pouvoir.

L'Afrique a dit adieu aux hommes en armes. Sankara est mort. Le Franc CFA l'a probablement tué.

Un petit saut à la Haye, Monsieur le Président?

uhuru KenyattaLa commission électorale indépendante kényanne a annoncé hier l'élection de Uhuru Kenyatta, fils prodigue du "Père de l'Indépendance" Jomo Kenyatta, à la présidence de la république, au terme d'une élection "complexe, mais crédible et transparente" selon le porte-parole de la commission. Son rival, le premier ministre Raila Odinga entend contester les résultats des suffrages auprès de la Cour Suprême, tout en appelant au calme et à la modération.

Ces résultats sont à la fois différents et tellement proches des élections de décembre 2007 et février 2008, qui avaient vu la victoire de Mwai Kibaki (déjà contre Raila Odinga) et occasionné de violents affrontements ethniques, causant la mort de 1300 personnes et le déplacement de près de 400.000 kényans. Les résultats de ce samedi 09 mars n'ont jusqu'ici occasionné aucune explosion de violence. Et c'est en partie la résultante de la nouvelle constitution adoptée en aout 2010. C'est également, une des "heureuses" conséquences des troubles de 2008. Suite à ceux-ci, un "gouvernement d'unité nationale" a été mis en place, avec Mwai Kibaki comme président de la république, Raila Odinga comme premier ministre et Uhuru Kenyatta comme vice-premier ministre.

Mais ce calme "retrouvé" ne peut être que temporaire. Suite aux violences de 2008 et à la lenteur de la justice kényane à en traquer et condamner les coupables, une commission d'enquête a été mise en place. Elle attribua à six personnalités publiques kényanes la responsabilité principale dans l'organisation de ces violences inter-ethniques. La liste secrète fut transmise à Kofi Annan président du « panel d’éminentes personnalités africaines » chargé de faciliter la sortie de crise.Ce dernier la remit au procureur de la Cour Pénale Internationale (à l'époque), Luis Moreno Ocampo, qui ne la dévoila qu’en décembre 2010.

« Les Six d’Ocampo » est le surnom donné à ce groupe d'instigateurs supposés: Mohammed Hussein Ali, Henry Kosgey, Francis Kirimi Muthaura, Joshua Arap Sang, William Ruto et… Uhuru Kenyatta.

Ainsi ont été élus président et vice-président du Kenya deux hommes accusés de crimes contre l'humanité par la Cour Pénale Internationale.

William Ruto, ancien soutien d'Olinga ne se serait pas allié à Kenyatta, par solidarité carcérale assure-t-il. Kenyatta, pour sa part, a réitéré ce samedi, sa détermination à collaborer entièrement avec les institutions internationales, et compte bien être présent à la Haye, en juillet prochain, pour la suite de son procès.

Il est fort possible, évidemment, que Kenyatta et Ruto, et les quatre autres membres de la liste d'Ocampo soient innocents. Mais du point de vue de la Justice et des victimes, quel gâchis!

Qui cette situation embarrasse-t-elle le plus? La CPI qui aura accepté de repousser les procès au lendemain des élections. L'Union Africaine qui aura plaidé pendant deux ans pour cette solution. Kofi Annan, missionnaire éternel et expert en compromis qui sortit de son chapeau le gouvernement de coalition de 2008. Les électeurs kényans qui auront inventé le principe "innocent jusqu'à preuve de l'absurde"?

Nous évoquions ici même le cas de Laurent Gbagbo dont le procès à la Haye achève de présenter la CPI comme suppôt des gouvernements en place, contrainte autant qu'enthousiaste à ne juger que ceux que le pouvoir en place et la justice nationale "indépendante, forcément indépendante" daignent lui confier. Avec le cas Kenyatta, nous abordons un degré supérieur dans l'aberration.

Si l'on comprend bien, il faudra organiser les conseils des ministres en fonction des audiences de Kenyatta. Et s’il est condamné par la cour, le ministre de la justice qu’il aura nommé devra signer son arrêté d’extradition, son ministre de l’intérieur désignera les officiers de police qui le conduiront à l’aéroport. Le Président pourra passer la journée à Nairobi, mais devra dormir à la Haye. Et le budget 2014 devra inclure un poste dédié aux voyages pénitenciers du Président.

Les discours à la nation du Président de la République seront en duplex depuis la Haye, évidemment. Pour ses voyages internationaux, le président devra porter un bracelet électronique, demander une permission des juges de la CPI et faire tamponner son carnet de prisonnier par les autorités aéroportuaires – en même temps que son passeport diplomatique. Les accréditations des ambassadeurs se feront par Skype. Etc.

On nage en plein délire : ce n'est plus la justice internationale, c'est "Les Affranchis".

Affaire Hissène Habré : la justice panafricaine en construction

HISSENE-habreMercredi 16 janvier, la ministre de la Justice sénégalaise, Aminata Touré, annonçait qu’en février se tiendrait à Dakar, l’ouverture du procès de l’ex dictateur tchadien Hissène Habré. Le soulagement qu’a suscité cette annonce a de loin dépassé la sphère des victimes du régime. Cette annonce signe l’épilogue d’un long feuilleton juridico-politique dans lequel sont apparus de nombreux acteurs. On compte parmi les participants à ce feuilleton, les institutions politiques sénégalaises, tchadiennes et belges, d’importantes organisations internationales de droit international et de défense des droits de l’homme (CIJ, UNCAT, HRW). Dernière, mais pas des moindres, l’Union Africaine a aussi contribué à cette saga de deux décennies de désaccords. L’aboutissement vers un procès est d’autant plus applaudi qu’il marque un moment décisif pour la justice africaine. Le procès Habré déterminera sa capacité à poursuivre l’un de ses dirigeants de façon équitable. On nomme déjà le « précédent Habré », une source d’inspiration pour les futures poursuites des dirigeants du Continent.

L’ascension d’un ancien « chouchou » de l’occident

Considéré par ses partisans comme un fervent combattant contre l’impérialisme occidental, Hissène Habré s’empara du pouvoir le 7 juin 1982 à l’aide de ses Forces Armées du Nord. Son régime succéda ainsi à celui de Goukouni Oueddei. 
Dans son ascension, Habré a reçu le soutien non-négligeable des États-Unis et de la France. Les deux puissances occidentales sont à l’époque très intéressées par le personnage qui pourrait leur servir de contrepoids face au déroutant leader libyen, Kadhafi. Notons au passage qu’Hissène Habré est un ancien de la rue St G. à une lointaine époque où Sciences Po formait de futurs dictateurs…

Malheureusement pour ses soutiens américains et français, Habré ne tarda pas à devenir lui-même le modèle du dirigeant qu’il devait aider à combattre. Arrivé au pouvoir, Habré s’attèle à la construction d’un régime autoritaire. Il restreint l’indépendance des institutions politiques, se munit d’une police politique (DDS) et viole les libertés politiques. S’ensuit alors la systématique chasse aux opposants du régime orchestrée avec un usage régulier et massif de la torture et d’autres formes de violations graves des droits de l’homme.

Rendant son rapport en mai 1992, la Commission d’enquête nationale créé par décret d’Idriss Déby a publié une estimation du nombre de victimes de la terreur de Habré qui serait de 40 000 morts, 54 000 prisonniers politiques et 200 000 victimes de la torture. La commission précise que ces chiffres sous-estiment certainement la réalité des choses. 
Des tchadiens, épaulés par des organisations de défense des droits de l’homme, décident de poursuivre l’ancien dictateur pour obtenir des réparations et recouvrer leur dignité. En revanche, lorsque que l’association des victimes est créée, Hissène Habré a déjà été chassé du pouvoir par Idriss Déby et a trouvé refuge au Sénégal.

Comment l’ex-dictateur est-il resté impuni à travers quatre mandats présidentiels sénégalais ?

Vingt deux-ans, c’est le temps qu’ont attendu les présumées victimes du régime avant qu’Habré n’ait à répondre des accusations dont il fait l’objet.

Il aura déjà fallu dix ans à la justice sénégalaise pour se pencher sur le cas Habré, qui aurait trouvé refuge à Dakar avec, dit-on, la modique somme de 16 milliards de francs Cfa. Abdou Diouf se serait laissé convaincre par Mitterrand d’accepter la présence d’un hôte si encombrant. Abdoul Mbaye, actuel premier ministre, à l’époque directeur général de la CBAO, avait alors donné son feu vert pour qu’une partie de cette somme soit déposée dans les caisses de sa banque. Certes, les deux hommes ne sont pas les seuls grands noms qui sortent du chapeau des personnalités citées dans le séjour quasi touristique Hissène Habré. Le soutien de l’ex-dictateur est grand dans les institutions politiques sénégalaises et chez une bonne partie de la hiérarchie maraboutique. L’ex dictateur serait très généreux en effet avec les familles religieuses.

Dix ans après le feu vert d’Abdou Diouf, l’affaire prend une tournure nouvelle lorsque des présumées victimes, appuyées par la Belgique, adressent une plainte contre ce dernier à Dakar. Le volet politique de l’affaire Habré s’approfondit avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir. Le nouveau président ne cache pas son manque de volonté sur ce dossier. Bien que Wade ait tenté à plusieurs reprises de se débarrasser du « colis » Habré, son entourage – constitué par des anciens avocats du dictateur – l’en a longuement dissuadé. De nombreuses raisons ont servi à l’administration Wade pour laisser trainer le dossier. 

Les institutions judiciaires sénégalaises annoncent d’abord leur inaptitude à juger le dictateur pour des crimes commis hors du territoire. Cette annonce fait suite à une intervention douteuse du gouvernement sénégalais dans la nomination des magistrats habilités à enquêter. Cette intervention n’échappe pourtant pas aux rapporteurs des Nations Unies, qui rappellent au gouvernement l’importance de respecter l’indépendance de la justice dans cette affaire. 

L’intervention de la Belgique, interpellée par des présumées victimes de nationalité belge, secoue de nouveau l’affaire. Après plusieurs années d’enquête, en 2005, en vertu de la fameuse et critiquée loi de compétence universelle, la Belgique lance contre Habré mandat d’arrêt international, suivi d’une demande d’extradition. Le Sénégal renvoie alors la balle dans le camp de l’Union Africaine qui, à son tour, s’octroie six mois de réflexion sur le cas Habré, retardant ainsi sa mise en accusation. 

habre-manifestationLasses de cette attente, les associations de victimes dénoncent le Sénégal auprès du Comité des Nations Unies contre la Torture. L’instance reconnait qu’en refusant de poursuivre ou d’extrader Habré, le Sénégal ne respecte pas ses engagements relatifs à la Convention contre la torture dont elle est partie. Le Comité demande aux autorités sénégalaises de prendre rapidement une décision. En juillet 2006, l’Union Africaine donne mandat au Sénégal de poursuivre d’ex dictateur « au nom de l’Afrique ». Contraint, Wade accepte, non sans amertume, de juger Habré. Le gouvernement du premier ministre Macky Sall entreprend alors une série de réformes constitutionnelles et législatives pour permettre au a la justice sénégalaise de pouvoir juger l’ex président tchadien. 

Cette avancée sur le plan du droit est toutefois relativisée par une stagnation sur le plan du financement du procès. Alors que l’Assemblée nationale du Sénégal vote une loi permettant la création d’un tribunal apte à juger Habré, il est décidé qu’aucune démarche ne sera entreprise tant que l’aide financière requise ne sera pas reçue.

Le volontarisme des nouvelles autorités sénégalaises

La chronologie de ce « feuilleton juridico-politique » met l’accent sur quelques maux de la justice en Afrique. Elle a une difficulté à conserver son impartialité et son indépendance face à une politique plus qu’intrusive, qui n’hésite pas à aller en l’encontre de la Constitution et des engagements internationaux.

Et dans cette affaire, l’on s’aperçoit que les présumées victimes sont souvent oubliées. C’est à croire que dans ce méli-mélo, l’on a oublié qu’il s’agissait d’accusations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de torture dont les preuves et les témoins ne pouvaient pas se permettre autant de délais. Inutile de préciser que certains accusateurs ne verront jamais les réparations qui leur sont dues le cas échéant. Le procès, dont le caractère juste et impartial a été annoncé pourrait pourtant être influencé par sa dimension temporelle. Pendant les différentes phases de sa préparation interminable, l’on a peut-être laissé à Habré la meilleure chance de s’en sortir : la vieillesse. 

L’affaire Habré dépeint l’avancée à double vitesse de la justice en Afrique subsaharienne. D’un côté, il existe une volonté de respecter les engagements auprès des institutions internationales. L’Union Africaine n’a cessé d’insister sur l’importance de juger Habré en Afrique. De l’autre, il y a ces hommes politiques qui feignent d’avoir saisi l’importance pour l’Afrique d’écrire son propre chapitre dans le droit international, mais continue à protéger ses homologues à n’importe quel prix. Si Wade lui-même semblait s’accorder avec l’UA concernant le fait que le jugement ne pouvait se passer ailleurs que sur le continent, sa négligence sur le dossier a alimenté les soupçons de la confusion entre immunité et impunité.

L’arrivée de Macky Sall a changé la donne. En moins d’un an, le nouveau président sénégalais, appuyé par l’efficacité de sa ministre de la justice, a fait bien plus que son prédécesseur en deux mandats. Coïncidence ? Non. L’affaire Habré sous Macky Sall prend un tournant logique : celui au cours duquel plusieurs leçons semblent enfin avoir été tirées après vingt-deux années d’attentisme et de mauvaise volonté. Entre autres, on saisit enfin l’urgence de clore un dossier qui traine depuis deux décennies. Mieux, les partisans d’Habré encore présents aujourd’hui encore dans l’administration sénégalaise ont perdu leur influence sur les décisions et n’ont pas osé intervenir.

Rien ne sert cependant de crier victoire à l’approche du procès. Nous ne sommes, vingt-deux ans après, qu’au commencement des choses.

Ndeye Diarra

 

Le procès à La Haye des Six d’Ocampo

Ligne du haut puis ligne du bas, de gauche à droite : Joshua Arap Sang, Mohammed Hussein Ali, William Ruto, Henry Kosgey, Francis Kirimi Muthaura et Uhuru Kenyatta.

L’entêtement que mettent le Gouvernement et le corps politique kenyans à repousser après les élections présidentielles de 2012, voire empêcher la procédure judiciaire ouverte par la Cour Pénale Internationale contre les « Six d’Ocampo » est symptomatique d’une défiance chronique à l’égard de la justice internationale et, plus grave, d’une indifférence coupable vis-à-vis des tensions politico-ethniques latentes au Kenya. Un sabotage de ce procès, à un an des élections présidentielles, pourrait transformer ces tensions en folie meurtrière.

« Les Six d’Ocampo » est le surnom donné au groupe formé par Mohammed Hussein Ali, William Ruto, Uhuru Kenyatta, Henry Kosgey, Francis Kirimi Muthaura et Joshua Arap Sang, personnalités publiques kenyanes désignées comme étant les instigateurs des affrontements post-électoraux de 2007/2008 qui provoquèrent la mort de 1300 Kenyans et le déplacement interne de 350,000 personnes. Cette liste a été composée par une Commission d’enquête créée au lendemain de ces violences.

Devant la lenteur de la justice kenyane et l’échec des tentatives d’établissement d’un tribunal national chargé de juger les responsables de ces violences, Koffi Annan, président du « panel d’éminentes personnalités africaines » chargé de faciliter la sortie de crise, établi en janvier 2008, remit cette liste tenue secrète jusqu’alors (et dont la composition nourrit bien des spéculations) au procureur de la Cour Pénale Internationale, Luis Moreno Ocampo, qui ne la dévoila qu’en décembre 2010.

Parmi les « Six d’Ocampo », on compte trois proches du Premier ministre Raila Odinga :

• William Ruto (ancien ministre de l’enseignement supérieur, suspendu en octobre 2010 pour corruption et candidat déclaré aux présidentielles de 2012), accusé d’avoir organisé les violences à caractères ethniques dans sa circonscription électorale, où des centaines de Kikuyus, perçus comme sympathisants du Président Kibaki ont été pourchassés et expulsés par des bandes de jeunes Kalenjins (groupe ethnique de Ruto, Kosgey et Sang).

• Henry Kosgey (Président de l’Orange Democratic Mouvement, ODM, Parti du Premier ministre Odinga, ancien ministre de l’industrialisation, démissionnaire en Janvier 2011 suite à des accusations de corruption), « organisateur et planificateur principal des violences commises contre les sympathisants du PNU (Party of National Unity du Président Kibaki) » selon les accusations de la CPI.

• Joshua Arap Sang, ancien animateur de radio, accusé d’avoir incité les jeunes Kalenjins à la haine et à des actes de violences contre les Kikuyus.

Et trois fidèles du Président Mwai Kibaki :

• Mohammed Hussein Ali (ancien chef de la police kenyane), responsable présumé des brutalités policières perpétrées principalement contre les sympathisants d’Odinga.

• Uhuru Kenyatta (fils aîné de Jomo Kenyatta, actuel Vice Premier ministre, et candidat déclaré aux présidentielles de 2012) soupçonné d’avoir  mobilisé le gang politico-religieuse Kikuyu « les Mungiki », responsable de terribles atrocités durant la crise post-électorale.

• et Francis Kirimi Muthaura (directeur de la fonction publique et directeur du conseil de sécurité Nationale) accusé d’avoir dirigé la répression gouvernementale durant la crise.

En mars 2010, la Cour autorisait son procureur à déclencher (de son propre chef, ce qui est une première) une enquête contre ces six personnalités pour les crimes contre l’humanité suivants: déportation et déplacement forcé de population, meurtre, autres actes inhumains, persécution pour motifs d’ordre politique, viols et autres violences à caractère sexuel. En septembre 2010, les « Six » étaient assignés à comparaître devant la CIP.

Les réactions politiques à ces accusations ne se sont pas fait attendre. D’abord, une motion parlementaire fut votée – une seule voix contre – demandant au gouvernement de se retirer du Statut de Rome (instituant la CPI). Ensuite, dès Janvier 2011, le gouvernement décida d’allouer 60 millions de dollars à la défense des accusés, avant de ramener cette aide à 6 millions.

Le 30 mars 2011, le gouvernement Kenya déposait une requête auprès de la CPI contestant sa compétence et demandant le report du procès, au nom du principe de complémentarité (la CPI ne peut intervenir dans un pays que lorsque les tribunaux locaux ne peuvent ou manifestement ne veulent pas se saisir d’une violation des droits de l’Homme). Cette requête a été rejetée le 30 mai. Le 6 juin, le gouvernement a interjeté appel de cette décision. Cet appel n’a pas encore été examiné par la Cour.

Les « Six d’Ocampo » se sont rendus à la Haye, en avril dernier pour entendre les accusations portées contre eux, accompagnés de 35 députés, du procureur général, du directeur des poursuites publiques, et de l’avocat général du Kenya, ainsi que deux vedettes du barreau anglais Geoffrey Nice et Rodney Dixon engagés par le gouvernement kenyan. Les audiences de confirmation des charges sont prévues en septembre. La classe politique Kenyane est décidée à les empêcher.

Le zèle des autorités kenyanes à contrecarrer les actions de la CPI semble davantage lié à des considérations politiques qu’au respect strict du principe de complémentarité. Il est d’autant plus suspect qu’en février 2009, avant que les noms des six ne soient révélés, le parlement kenyan rejeta un projet de loi visant à établir les tribunaux locaux recommandés par la commission d’enquête, privilégiant la saisine de la CPI, supposément moins sujette aux pressions politiques. Leur volte-face ne tient d’ailleurs nul compte des pressions populaires : la population kenyane soutient à 57% contre 24% l’organisation du procès à la Haye plutôt qu’au Kenya.

Les observateurs politiques kenyans ont remarqué qu’aucun Luo (groupe ethnique du Premier ministre Odinga) ne fait partie des « Six » Ce qui pourrait lui ouvrir un boulevard aux prochaines présidentielles, d’autant plus large que Ruto et Kenyatta seraient empêchés de se présenter. Organiser le procès au Kenya, ferait des juges, les arbitres directs des présidentielles.

A cela s’ajoute le volet ethnique du procès. La dimension ethnico-politique des violences de 2007 et 2008 se reflète clairement dans la répartition ethnique et régionale des accusés : d’un côté, trois Kalenjins, proches du Luo Raila Odinga, de l’autre, deux Kikuyus proches de Kibaki. Quel que soit le verdict d’un procès au Kenya, à considérer même que les magistrats aient la liberté et le courage d’enquêter sérieusement, provoquerait, immanquablement, la reprise de violences qu’exacerberait l’échéance présidentielle de 2012.

C’est dans ce contexte particulier, qu’en février, l’Union Africaine – manifestement et irrémédiablement hostile à toutes les initiatives de la CIP – a malgré tout, sous la présidence de Théodore Obiang, décidé d’appuyer la requête en incompétence formulée par le Kenya ; Jean Ping, président de la Commission de l’UA rejetant, quant à lui, le « deux poids, deux mesures » du procureur Ocampo. Le 3 juillet dernier, l’UA exhortait, de nouveau, le Conseil de Sécurité de l’ONU (seul habilité à le faire : art.16 du Traité de Rome) à repousser le procès, au-delà de 2012. En vain, jusqu’ici.

Le gouvernement Kenyan, en plus des 6 millions alloué à la défense des Six, a dépensé près de 350.000 dollars en lobbying auprès des diplomates africains, pour obtenir le soutien unanime de l’UA. Dans le même temps, 1500 familles ayant fui leur lieu de résidence au plus fort des affrontements, attendent encore d’être indemnisées et relogées. Les réformes administratives et juridiques nécessaires à l’implémentation de la nouvelle Constitution adoptée en Aout 2010, sont déjà en retard de six mois, sur le calendrier prévisionnel. Pendant ce temps, l’élite juridique du pays se démène à faire « rapatrier » le procès des « Six d’Ocampo ».

La décision de l’UA de soutenir une initiative politicienne aussi dangereuse qu’anti-démocratique est signe que ce procès doit, coûte que coûte… avoir lieu à la Haye. On pourrait appeler cela la « jurisprudence Gbagbo » : pour être sûr d’être dans le vrai, il suffit d’écouter les propositions de Jean Ping… et de faire exactement le contraire.

Joël Té-Léssia