Réformer l’agriculture en Algérie (2)

L’agriculture périurbaine soumise à l’urbanisation ? Le cas de Sétif

La thématique du grappillage urbain au détriment des terres rurales et agricoles est rarement évoquée. Après une chute du taux d’urbanisation des années 1970 aux années 1990, la croissance urbaine a connu une très nette reprise. Cette étude sur l’agriculture périurbaine à Sétif souligne plusieurs problématiques de fond qui méritent d’être soulevées. Les zones agricoles de Sétif sont touchées depuis des années par le phénomène d’extension urbaine à ses périphéries. Cette dynamique s’opère par un gain urbain sur la terre cultivable et comporte de nombreuses contraintes sociales inhérentes au processus. Par exemple, la proximité entre la ville et les productions a notamment stimulé la vandalisation des cultures –notamment des pois chiches – qui requiert la présence prolongée des agriculteurs pour surveiller leurs parcelles et mènent souvent à l’abandon de ce type de production. D’autres difficultés telles que la circulation routière ou le piétinement sont liées à la présence humaine accrue sur ces espaces.

La pression urbaine pose également problème dans la mesure où les zones agricoles périurbaines sont considérées comme des « réserves foncières » de la politique urbaine. En d’autres termes, l’étalement de la ville ampute systématiquement, partiellement voire totalement, des exploitations agricoles. Il existe certes des procédures de ré-affection dans des fermes pilotes ou relocalisations vers d’autres parcelles en ce qui concerne les terres louées à l’Etat et des compensations financières jugées insuffisantes pour les terres privées. Mais ces mesures n’annulent pas la dynamique d’extension urbaine peu contrôlée qui contredit les efforts annoncés en faveur du secteur agraire. L’auteur de cette étude insiste sur l’existence d’un taux de régression agricole (surfaces cultivées) plus élevé que celui de l’urbanisation. L’Algérie n’est plus un grand pays agricole et peinera sérieusement à revigorer son secteur en l’absence de solutions au problème du foncier agricole et d’une maîtrise de la croissance urbaine qui s’opère au détriment des terres cultivables alentours.

Témoignage amer d’un agriculteur de Sétif

Cet agriculteur d’une quarantaine d’années – que je nomme Hassan par volonté d’anonymat – tient absolument à livrer ses inquiétudes et impressions sur le quotidien d’agriculteur sétifien « toutes ces terres que tu vois là à perte de vue ne sont pas du tout exploitées ou que très partiellement. Ici, nous avons un réel problème d’eau tant dans nos maisons puisque nous n’avons toujours pas l’eau courante (il faut se lever tôt le matin remplir des bidons d’eau pour toute la journée) que dans nos champs qu’on peine à irriguer. L’agriculture est abandonnée et délaissée par le ministère chargé de s’en occuper. C’est très difficile surtout avec cette chaleur estivale. »

Hassan vit dans un quartier populaire de Sétif avec ses quatre enfants et sa femme sans emploi ; diplômé d’agronomie il déplore que sa qualification d’ingénieur ne soit nulle part reconnue et valorisée et qu’il soit prisonnier d’une situation financière extrêmement difficile et incertaine. « Ma fille entre à l’université cette année, j’ai une famille à nourrir et malheureusement je suis complètement endetté. A cause des grandes chaleurs et de l’absence d’eau pour irriguer, ma production a été très faible. En l’absence de soutien des autorités et livré à moi-même, j’avais pourtant souscrit à une assurance pour me protéger en cas de contraintes climatiques mais contrairement à ce que l’assureur m’avait affirmé oralement, la clause ne semble pas figurer dans le contrat. Je me demande vraiment comment je vais m’en sortir. » En plein mois de Ramadan alors qu’une atmosphère de vie au ralenti planait sur la ville de Sétif, il se rendait chaque jour pour contempler avec désespoir ses terres non exploitées «qui appartiennent en réalité à l’Etat ». Regrettant d’avoir quitté son précédent emploi et de se retrouver dans une telle précarité, Hassan est déterminé vers un objectif « redresser ma situation financière, acheter un petit local pour que mon fils aîné ouvre une épicerie ou un commerce car il n’a pas d’avenir dans l’agriculture, et je dois lui assurer un avenir. »

Il insiste sur le manque de ressources en eau qui constitue un problème incontournable et bloquant toute perspective de meilleurs rendements et de développement agricole, il poursuit : « l’eau c’est la vie, sans eau on ne peut rien faire. Le problème d’irrigation est primordial et on peut par exemple diviser Sétif en deux zones : la zone nord qui a relativement assez d’eau avec des précipitations convenables et dédiée à l’élevage bovin et la culture du blé ; et la zone sud beaucoup plus pauvre en eau et où l’on trouve cultures céréalières et élevage ovin. Moi je suis dans la zone sud d’où les difficultés que je rencontre. »

Hassan tente d’exposer le dilemme face auquel les agriculteurs sétifiens se trouvent « nous avons déjà creusé jusqu’à 150m de profondeur pour les conduits d’alimentation en eau et nous avons épuisé ces nappes phréatiques. Le ministère nous interdit formellement de creuser davantage mais en parallèle il ne propose aucune solution pour développer notre système d’irrigation et permettre l’approvisionnement en eau. Les paysans ne peuvent pas vivre et cultiver sans eau, alors l’irrigation illégale se développe face à l’inaction des responsables. On développe des forages ci et là sans autorisation et de façon anarchique mais la fraude est inévitable quand les autorités sont absentes et ne répondent pas aux besoins des gens du secteur. »

Les appels de détresse des agriculteurs ont touché diverses régions au cours des dernières années tandis que les autorités ont continué de négliger la nécessité d’une réforme structurelle, entre autre autour de la question foncière, de l’irrigation mais également en termes d’efficacité, gestion, recherche et obsolescence technique/technologique. Enfin, les entreprises de transformation alimentaire locales (produits laitiers etc.) demeurent encore trop rares pour certains produits de consommation courante. Il n’est plus possible de penser l’avenir de l’Algérie et des générations futures sans s’atteler au plus tôt à une véritable révolution agraire, au développement de l’industrie agro-alimentaire locale et à la réduction de sa dépendance alimentaire qui semble être considérée, à tort, comme un sujet non prioritaire. Le développement de l’agriculture s’intègre dans un défi plus large : la diversification de l’économie et la sortie de la “mono-exportation” (hydrocarbures représentent 98% des exportations).

Mélissa Rahmouni, article initialement paru et à lire en version complète sur Arabsthink

melissa.rahmouni@arabsthink.com

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

 

Sources

Abdelmalek Boudjenouia, André Fleury et Abdelmalek Tacherift, «L’agriculture périurbaine à Sétif (Algérie) : quel avenir face à la croissance urbaine ?», Biotechnol. Agron. Soc. Environ., volume 12 (2008)  numéro 1 : 23-30. http://popups.ulg.ac.be/Base/document.php?id=2128

M. Messahel, M.S. Benhafid et M. Cherif Ouled Hocine, Efficience des systèmes d’irrigation en Algérie, http://wasamed.iamb.it/doc_h/algeriadoc.pdf

Powerpoint de MOUHOUCHE  B. (Institut National Agronomique– El-Harrach, Alger) et  GUEMRAOUI  M. (AGID – Algérie), Réhabilitation des grands périmètres d’irrigation en Algérie, http://www.wademed.net/Articles/108MouhoucheE.pdf

Hadibi A., Chekired-Bouras F.Z., Mouhouche B., Analyse de la mise en œuvre du plan national de développement agricole dans la première tranche du périmètre de la Mitidja Ouest, Algérie, 2008. http://hal.cirad.fr/docs/00/36/64/83/PDF/18_Hadibi.pdf

Réformer l’agriculture en Algérie (1)

Dépendance aux importations de produits alimentaires, mauvaise gestion et vétusté des systèmes d’irrigation, dégradation des infrastructures, pénuries de produits de large consommation, détresse des agriculteurs, etc. Tels sont les maux qui rongent l’agriculture algérienne, engouffrée dans une sorte de somnolence et pesant pour 11% du PIB. Le pilotage inadapté des politiques publiques n’épargne pas le domaine de l’agriculture dans le pays le plus vaste du monde arabe, d’Afrique et du pourtour méditerranéen ayant fait de son principal atout – la superficie des terres – un véritable fardeau. L’Algérie dispose d’un réel potentiel agricole qui pourrait offrir d’importantes perspectives de développement vers l’autosuffisance alimentaire et être générateur d’emplois pour un segment considérable de la population (actuellement 20% de l’emploi total provient du secteur agraire). Mais le problème du foncier agricole, des ressources en eau, les difficultés de gestion et le manque de volonté politique l’en empêchent durablement.

(In)sécurité alimentaire

L’agence d’études économiques Economist Intelligence Unit vient de publier un rapport classant l’Algérie au 73e rang sur 105 pays en matière de sécurité alimentaire, entre l’Ouzbekistan et le Cameroun. A titre de comparaison avec les pays voisins, le Maroc se situe à la 59e place et la Tunisie à la 50e. Cette étude porte sur plusieurs critères à savoir les efforts de recherche ; le niveau d’approvisionnement alimentaire du pays ; le coût et l’accessibilité financière de la nourriture ; la qualité et la sécurité des aliments consommés ; enfin le revenu par habitant. Selon cette étude, l’Algérie se trouve parmi les trois pays d’Afrique ayant réalisé les moins bonnes performances au cours des deux dernières décennies. La dépendance croissante de l’Algérie vis-à-vis des marchés mondiaux des produits alimentaires -et leurs fluctuations- souligne une dynamique néfaste qui place le pays dans une position de vulnérabilité reportant à demain la résolution d’un véritable problème structurel.

L’agriculture algérienne est très loin d’assurer l’autosuffisance alimentaire tandis que le prix des produits agricoles frais constitue une des principales sources de l’inflation réductrice du pouvoir d’achat. Le Ramadan marqué par une forte hausse des prix des produits agricoles a remis le dossier brûlant sur la table. Et à l’approche des élections locales (novembre 2012), il est prévu de relancer les importations de pommes de terre afin d’éviter l’agitation sociale et ne pas répéter les pénuries d’avril dernier. Abderrahmane Metboul rappelle que, selon la dernière enquête de l’ONS datant de juillet 2012, le processus inflationniste connaît une accélération continue avec un taux d’inflation annuel de 7,3%, qui ne ralentira pas au cours de l’année 2013. C’est essentiellement les produits alimentaires et plus précisément les produits agricoles frais qui contribuent à la hausse vertigineuse des prix. “Une interrogation s’impose : comment un Algérien, qui vit au SNMG, (200 euros par mois, soit 6,6 euros par jour alors que le kilo de viande est de 10 euros) fait-il face aux dépenses incontournables – alimentation, transport, santé, éducation ?” (Abderrahmane Mebtoul dans un article du Jmed).

Le revers de l’aisance financière : l'importation massive des produits alimentaires au détriment d’un programme efficace de revalorisation et de modernisation de l’agriculture

Le développement et la modernisation de l’agriculture algérienne devrait être une priorité nationale. L’Algérie est parmi les premiers consommateurs mondiaux de blé alors que sa production nationale demeure très limitée et insuffisante pour répondre à la demande. Les principales raisons de la faible production alimentaire locale sont les défaillances du réseau de stockage d’eau et la permanence de systèmes d’irrigation obsolètes ne permettant pas d’irriguer l’essentiel de la surface agricole utile (SAU). Compte tenu du déficit pluviométrique, des sécheresses chroniques et des difficultés qu’elles engendrent, les autorités algériennes ont fait le choix de l’importation massive et coûteuse de produits au détriment d’investissements massifs et habilement étudiés et pilotés dans un programme global de modernisation du secteur agro-alimentaire et des systèmes d’irrigation. Bashir Messaitfa considère que « la disponibilité monétaire de l’Algérie la motive à importer davantage » et que les « projets d’investissement dans les industries agroalimentaires pour réduire la facture des importations » doivent être une priorité nationale. Les sommes consenties sont faramineuses, les importations de produits alimentaires s’élevant à près de 2,5 milliards de dollars par an faisant de l’Algérie le plus grand importateur de produits agricoles d’Afrique.

Le secteur agricole, auparavant dominant dans l’économie algérienne, a vu sa production chuter de 30% au cours des trente dernières années malgré les politiques de réforme et les investissements publics. Comme pour d’autres secteurs fragiles, l’agriculture a subi les coups durs des solutions de facilité de court-terme privilégiées par le gouvernement –importations- et propres à l’économie rentière. Mais la crise économique et financière de 2007 a de nouveau alarmé les autorités algériennes sur les risques d’une dépendance trop importante vis-à-vis des marchés mondiaux et la faible capacité de résistance aux chocs financiers. Ainsi, en maintenant cette logique importatrice et peu productive sans repenser le modèle économique algérien pour l’après-hydrocarbure et sans développer ses secteurs hors-hydrocarbures dont le secteur agraire, les autorités contournent dangereusement les dossiers fondamentaux et les nécessités de demain.

Quelles contraintes et quels défis pour revigorer le secteur agricole ?

La terre est dotée d’un sens symbolique puissant dans l’imaginaire algérien. Après 132 ans de colonisation, les terres appartenant aux colons grands propriétaires terriens furent récupérées par l’Etat puis redistribuées à des exploitations agricoles individuelles ou collectives. Par la suite, les terres ont également fait l’objet des politiques dirigistes socialistes de la période des grandes utopies avant que la libéralisation ne favorise les petites exploitations au détriment de la grande exploitation d’Etat.

Le droit foncier anarchique

Le droit foncier est profondément inadapté aux besoins et pose problème. La priorité donnée à l’industrialisation a naturellement contribué au déclin agricole, mais c’est également à cause de l’anarchie du morcellement des terres et de manière générale du manque d’organisation du marché foncier que l’agriculture accuse une sérieuse stagnation. L’entremêlement entre la question agraire et la question foncière explique la complexité de la réforme agraire. Le journaliste Mustapha Hammouche du journal Liberté s’exprimait sur le sujet « Tant qu’on a peur d’envisager la restructuration des domaines agricoles en grandes surfaces “modernisables”, on restera à l’état de sous-développement. On se demande pourquoi les projections de forums refusent de poser la question sous cet angle, à savoir sous son angle politique. Il paraît pourtant essentiel d’admettre qu’il n’y aura pas de révolution “agraire” et “alimentaire” sans révolution foncière. ». Sa remarque faisait écho aux politiques autour de la propriété des terres depuis l’indépendance qui selon lui sont loin d’avoir pris en compte les impératifs économiques et alimentaires, mais également aux dernières mesures permettant à presque n’importe qui de s’improviser agriculteur. La question foncière semble donc la pierre angulaire -ou du moins le dossier incontournable- de toute la problématique agricole.

Systèmes d’irrigation vétustes

L’Algérie se situe dans l’une des régions du monde les plus déficitaires en eau et cette pauvreté en potentialités hydrauliques implique de fait la nécessité de fournir un complément d’irrigation pour cultiver et atteindre des rendements de production satisfaisants. Selon le rapport Efficience des systèmes d’irrigation en Algérie, la superficie irriguée est de l’ordre de 985 200 ha soit environ 10% de la surface agricole utile (SAU), en très grande partie localisée dans le Nord du pays. On y distingue les grands périmètres d’irrigation (GPI) gérés par les offices régionaux ou de la wilaya (OPI) et les irrigations de petite et moyenne hydraulique (PMH) gérées directement par les agriculteurs. Les GPI –moins de 50 000 ha- sont alimentés en eau à partir de barrages et forages profonds investis par l’Etat mais ne représentent qu’une faible surface agricole. Ceci s’explique en grande partie par la vétusté de ces réseaux d’irrigation et des problèmes de maintenance et de gestion. Un bon nombre de ces superficies en théorie équipées n’ont pas été réellement irriguées et les besoins en irrigation sont très loin d’être assurés.

En ce qui concerne les PMH, ce sont les agriculteurs qui puisent eux-mêmes les ressources en eau via « des petits forages, puits, ghotts du Sahara ou épandage de crue ». Elles représentent l’essentiel des productions agricoles irriguées, en dépit des pénuries d’eau. Le Ministère de l’Agriculture avait mis en place un Plan national de Développement Agricole en 2000 comprenant entre autre des mesures de réduction des pertes d’eau et de soutien à la micro-irrigation locale. De manière générale, les investissements devraient se concentrer sur l’amélioration effective des systèmes d’irrigation, et la réhabilitation des réseaux vétustes afin de permettre aux agriculteurs de bénéficier de la ressource vitale – l’eau- indispensable à toute activité agricole.

Un Plan de Développement Agricole en 2000 très incomplet

Le programme de relance du secteur agricole de 2000 était doté d’une organisation institutionnelle très complexe qui regroupait organismes bancaires, assurances, institutions de développement, fonds de régulation etc. et visait à retirer progressivement l’Etat de la production agricole et à lui attribuer un rôle de régulateur. Ce programme devait aussi permettre d’organiser les producteurs via les caisses mutualistes et chambres d’agricultures régionales. Le plan était très ambitieux : 1) développer et intensifier les filières de production ; 2) adapter les systèmes de cultures ; 3) reboiser ; 4) mettre en valeur les terres par la participation des populations locales ; 5) protéger les steppes et lutter contre la désertification, réhabiliter des oasis etc. Près de 4 milliards d’euros ont été investis entre 2000 et 2005 mais pour quels résultats ?

Le plan a eu certes des impacts positifs en termes d’augmentation des superficies plantées, certaines filières comme la production de tomates ont été dynamisées et un certain nombre d’agriculteurs ont bénéficié d’aides substantielles. Cependant, ils considèrent ces aides comme très insuffisantes notamment à cause de la cherté des intrants agricoles. En ce qui concerne l’irrigation locale, malgré les subventions du matériel pour certains bénéficiaires, certaines habitudes de négligence des quantités d’eau utilisées ont persisté en l’absence de sensibilisation à l’usage des ressources, et de nombreux agriculteurs ont abandonné les nouvelles techniques introduites faute d’appui technique et de maîtrise du matériel. Le plan a globalement eu des effets mitigés et est demeuré incomplet à cause du manque de préparation dans son élaboration et son application, de sensibilisation et de soutien technique et stratégique aux agriculteurs. Enfin, l’occultation totale de la question foncière n’a pas permis de résoudre les problèmes structurels/organisationnels du secteur agraire. De fait, l’Algérie peine toujours plus de dix ans plus tard à progresser sur le chemin de l’autosuffisance alimentaire.

Mélissa Rahmouni, article initialement paru et à lire en version complète sur Arabsthink

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

Education au Maroc et en Algérie: vers l’émergence d’un débat national?

Les révoltes qui ont traversé le monde arabe ont placé au cœur de l’actualité la jeunesse ayant soif de changement. Au Maroc comme en Algérie, l’atmosphère est plutôt celle du status quo et du maintien bricolé de structures peu démocratiques. Mais la jeunesse, et à travers elle l’exigence d’une éducation de qualité, remet le dossier éducatif sur la table.

Discours du roi du Maroc : une ode à l’éducation

« De l’éducation de son peuple dépend le destin d’un pays » c’est en ces termes que s’exprimait au XIXe siècle le premier ministre britannique Benjamin Disraéli. Partant du même constat et exprimant un intérêt manifeste pour la réforme de l’éducation, le roi du Maroc Mohammed VI s’est adressé lundi à la nation dans un discours insistant sur le secteur éducatif et la jeunesse marocaine à l’occasion du 59e anniversaire de la « Révolution du Roi et du peuple ».

C’est dans sa position confortable de souverain non-responsable devant le peuple -contrairement au gouvernement contre lequel se cristallisent les impatiences et mécontentements-, que Mohammed VI s’est essayé à une reconnaissance lucide des obstacles du système éducatif marocain et de la nécessité d’atteindre au plus vite les objectifs fixés en matière de modernisation de l’éducation nationale.

« […] Il est donc impératif de se pencher avec sérieux et résolution sur ce système que nous plaçons, d’ailleurs, en tête de nos priorités nationales. Car ce système, qui nous interpelle aujourd’hui, se doit non seulement d’assurer l’accès égal et équitable à l’école et à l’université pour tous nos enfants, mais également de leur garantir le droit à un enseignement de qualité, doté d’une forte attractivité et adapté à la vie qui les attend.

Par ailleurs, ce système doit également permettre aux jeunes d’affûter leurs talents, de valoriser leur créativité et de s’épanouir pleinement, pour qu’ils puissent remplir les obligations de citoyenneté qui sont les leurs, dans un climat de dignité et d’égalité des chances, et pour qu’ils apportent leur concours au développement économique, social et culturel du pays. C’est là, du reste, que réside le défi majeur du moment »[1] a-t-il expliqué.http://www.youtube.com/watch?v=pDRnk8yt0y4&feature=player_embedded

Le discours, bien qu’éclairé et soulignant avec pertinence l’urgence des défis en la matière, contraste cependant avec l’état déplorable du système éducatif en termes de qualité de l’enseignement et des résultats bien trop faibles des politiques menées. Quelques bons points sont tout de même à valoriser, notamment la hausse considérable de la production scientifique marocaine au cours des années 1990, avant d’amorcer une phase de déclin puis de légère reprise dans les années 2000.

Le désarroi des enseignants à l’image d’un système éducatif en difficulté

Le désarroi du corps enseignant et l’inquiétude répétée des étudiants –en plein cursus ou chômeurs- témoignent des failles structurelles indéniables de l’éducation nationale marocaine. Les syndicats d’enseignants font d’ailleurs partie des noyaux actifs de la société civile portant, au Maroc comme en Algérie par exemple, les préoccupations des acteurs de l’éducation lors des manifestations et sit-in.

L’entrée en poste du nouveau gouvernement marocain avait certainement suscité de grandes attentes envers le ministre de l’éducation dans la conduite tant espérée d’une réforme effective et planifiée du secteur. Un élan de contestation et d’appel au débat national a de nouveau touché le secteur éducatif au cours des derniers mois avec l’observation d’une grève générale des enseignants le 1er mars 2012 à l’appel de l’union des syndicats autonomes du Maroc (USAM) pour dénoncer l’absence d’une vision claire[2] entreprise par le ministre Mohamed El Ouafa.

L’appel à la prise de conscience et au débat national lancé par les jeunes générations

Au mois de juin 2012, les réseaux sociaux maghrébins déploraient à leur tour l’état de leur éducation nationale : le hashtag des internautes marocains #EducMA ou encore l’opération algérienne sur Twitter #BenbouzidDégage (Ministre de l’éducation algérien). Ces actions sur la toile faisaient écho aux grèves et manifestations organisées par des lycéens et étudiants en Algérie et au Maroc. Le 6 août 2012, l’Union des Étudiants pour le Changement du Système éducatif (UECSE) appelait quant à elle à la mobilisation de l’ensemble des étudiants du royaume chérifien dans le but « d’inciter la société civile marocaine et la scène politique à ouvrir un débat national sur les mesures à prendre pour la réforme du système ». Dans les quatre coins du pays, ces jeunes entendaient protester contre « les seuils exorbitants demandés pour passer les concours des écoles supérieures au Maroc » et les « atteintes au principe de gratuité dans les facultés », et défendre avec ferveur « le principe du droit à l’éducation ». Leur communiqué évoquait la problématique de l’allocation des fonds dédiés à l’éducation tout en revenant sur l’urgence de la réforme et les classements internationaux reléguant le système éducatif marocain en bas du tableau.

Le critère quantitatif au mépris de la qualité de l’enseignement marocain

Le roi Mohammed VI a affirmé à maintes reprises avoir placé l’éducation au sommet des priorités nationales. La commission spéciale de l’éducation et de la formation (Cosef) qui avait pilotée diverses réformes de l’éducation n’avait pas réussi au cours des années 2000 à atteindre les objectifs fixés. La désillusion était patente et les résultats bien en deçà des espérances[3]. Cette même instance se verra confier la mise en œuvre de la fameuse « Charte Nationale d’éducation et de formation » annoncée en 2009 après l’échec partiel des précédentes politiques.

Ce « grand projet de modernisation » se fixait théoriquement trois objectifs ambitieux : 1) la généralisation de l’enseignement et l’amélioration de sa qualité ; 2) la réalisation d’une cohérence structurelle -intégration interne et intégration à l’environnement socioéconomique- et enfin 3) la modernisation des méthodes de gestion et de pilotage du système.

Mais au-delà des effets d’annonce, qu’en est-il concrètement ? Des progrès quantitatifs ont certes permis un certain élargissement de la scolarisation, mais les autorités ont dû se résoudre à la mise en œuvre d’un Programme d’Urgence (2009-2012) face à la persistance et voire la recrudescence des mauvaises performances : taux de redoublement/déperdition à tous les niveaux de scolarité ; inadéquation entre les formations et le marché du travail (chômage des diplômés) ; ou encore très faible niveau des savoirs de base. De même, les sous-effectifs d’enseignants dans le primaire et secondaire touchent également l’université tandis que le déficit financier de l’enseignement supérieur peine à se résorber.


Source : NABNI, www.nabni.org

Le fleurissement de l’enseignement privé y compris dans le supérieur -encouragé de ses vœux par l’Etat- n’a pu remplir sa mission que partiellement, se heurtant aux disparités socio-économiques et géographiques et à l’inégalité des chances et moyens de poursuivre un enseignement de qualité. Ce décalage déconcertant entre les politiques annoncées, et le surplace de l’éducation marocaine a été souligné à de multiples reprises et notamment en 2009 lorsque l’UNESCO avait classé le Maroc parmi les pays se trouvant dans l’impossibilité « d’atteindre les objectifs fixés à horizon 2015 » compte tenu de la faible qualité des services éducatifs ; du taux d’analphabétisme encore important; et du coût élevé de l’éducation. Un autre chantier urgent mais négligé est celui de la mise en place de nouvelles méthodes pédagogiques – et donc d’une autre formation des enseignants-.

Algérie/Maroc – dépenses faramineuses, résultats médiocres : “échec voulu” ou mauvaise gestion?

Un même constat aberrant permet de comparer -en dépit des spécificités propres à chacun- l’Algérie et le Maroc : la courbe inversée entre une hausse exponentielle des dépenses de l’Etat dans le domaine de l’éducation et les minces résultats en termes de performance, modernisation et pilotage stratégique du secteur[4].

Certains s’interrogent : s’agit-il d’un « échec voulu » ou le syndrome de la mauvaise gestion des réformes ? Les citoyens sensibles aux discours ambitieux sont vite désillusionnés par la réalité d’une éducation bien éloignée des paroles printanières annonçant l’instauration imminente de « l’école de demain ». Une internaute marocaine commentait avec amertume sur Facebook le dernier discours du roi « des experts compétents ont réalisé les constats et analyses nécessaires, ont rédigé des rapports proposant des solutions aux problèmes et leur procédure de mise en œuvre. Mais l’éducation n’a jamais été la priorité au Maroc.…je vous laisse deviner pourquoi ».

Cette remarque renvoie à la croyance assez répandue qu’il existe une volonté étatique de « non-développement de l’éducation » capable de contenir les germes de l’esprit critique et donc de la contestation de l’ordre établi. Le jeu subtil des régimes algérien et marocain consisterait donc à maintenir une certaine ignorance et des méthodes d’enseignement abrutissantes couplées aux médias officiels manipulateurs et favorisant l’apolitisation de la société. Mais l’objectif d’un réel développement économique et social ne peut se passer d’une réforme éducative, soulignant l’existence d’un dilemme infernal pour les autorités.

L’Algérie et le Maroc ont connu des trajectoires très différentes en matière d’éducation, la première ayant initialement mis en place un modèle de type socialiste de scolarisation massive et gratuite permettant dans un premier temps la réduction drastique du taux d’analphabétisme. Mais aujourd’hui, les deux pays se retrouvent dans une situation comparable –avec des spécificités propres- de stagnation pesante ; des bilans qualitatifs assez médiocres (redoublements/déscolarisation/chômage des diplômés) compte tenu des dépenses pharamineuses. L’Algérie a doublé ses dépenses consacrées à l’éducation entre 2000 et 2006 (passant de 224 milliards de dinars à 439 milliards)[5] tandis que l’effort financier du Maroc dans le secteur éducatif représente 5,4% du PIB en 2009 et 25% du budget de l’Etat. Si l’Algérie n’a pas encore entrepris une évaluation des politiques mises en place, le Maroc semble davantage se soucier du devenir de l’éducation nationale et miser sur la recherche et la formation de l’élite.

Le système éducatif marocain doit se poser le défi urgent de l’accès à l’éducation de base, encore très inéquitable et incomplet, les zones rurales se trouvant dans une situation d’exclusion partielle. Les plus vulnérables restent encore en dehors du cycle primaire, tandis que l’enseignement collégial n’est guère généralisé en milieu rural comme le souligne ce rapport de l’UNESCO. Rappelons aussi que près de 40% des marocains âgés de 10 ans et plus sont toujours analphabètes, ce taux atteignant 60% en milieu rural et près de 75% chez les femmes.

(Source de l’étude : http://www.estime.ird.fr/IMG/pdf/Rossi-Waast-Academie_Hassan2-SP2008.pdf)

Autre fait notable, le taux de scolarisation au niveau universitaire demeure faible au Maroc -seulement 11%- et a connu peu d’évolution au cours des dernières années (à titre de comparaison il était de 37,6% en 2009/2010 en Tunisie). De son côté, l’Algérie affiche de meilleures performances en termes de taux de scolarisation universitaire mais se place loin derrière le Maroc et la Tunisie en termes de production scientifique – deux fois moins importante que celle du Maroc, et 1,5 fois moins que celle de la Tunisie-, la production scientifique étant de fait révélatrice du rayonnement universitaire et scientifique d’un pays et de l’exploitation de son potentiel de recherche et d’innovation.

(Source de l’étude : http://www.estime.ird.fr/IMG/pdf/Rossi-Waast-Academie_Hassan2-SP2008.pdf)

Le Maroc s’est démarqué positivement par sa production scientifique, ayant même été l’un des premiers pays méditerranéens à porter une attention détaillée à ses résultats de recherche comme le souligne cette analyse intéressante. Au cours des années 1990, le Maroc a enregistré une hausse considérable de sa production scientifique le hissant au 3e rang en Afrique, avant de voir cette progression ralentir depuis les années 2000. Parallèlement à ce déclin marocain, l’Algérie et la Tunisie surtout ont connu une phase de progression. A titre de comparaison, on peut noter que la démarche marocaine diffère -au moins dans la forme- significativement de celle de l’Etat algérien : alors que l’Algérie –otage de sa bureaucratie- se maintient dans une posture de déni et de gaspillage des fonds sans se soucier des résultats, le Maroc a souhaité une « évaluation externe de son système de recherche » entre 2001 et 2003. Cette initiative a permis à de grands scientifiques européens de constater le potentiel de chercheurs que concentre le Maroc et la « croisée des chemins » qui caractérisait à ce moment là la recherche marocaine nécessitant de fait une nouvelle dynamique.

L’incohérence linguistique et la formation des élites

La révision constitutionnelle marocaine a reconnu le tamazight (berbère) langue officielle mais sans aborder en profondeur la question linguistique. Lorsque l’on parle de l’éducation au Maghreb -cette « boussole de la vie »- comment ne pas aborder les incohérences entre politiques d’arabisation, élitisme francophone et revendications berbères? C’est un défi de taille qui se pose tant pour le Maroc que pour l’Algérie, des pays dans lesquels il est urgent de repenser le processus d’apprentissage des langues et de développer une cohérence entre la langue des disciplines enseignées et la langue pratiquée dans tel ou tel secteur économique.

Mais cette problématique est intimement liée à la production des élites et à l’enseignement français au Maroc. Charles-André Julien, éminent historien spécialiste du Maghreb et premier doyen de la Faculté des Lettres à Rabat au lendemain de l’indépendance du pays, décrivait dès 1960 dans une lettre les risques que suscitaient les questions de langue et formation de l’élite marocaine:

« J’ai toujours été partisan de l’arabisation, mais de l’arabisation par le haut. Je crains que celle que l’on pratique dans la conjoncture présente ne fasse du Maroc en peu d’années un pays intellectuellement sous développé. Si les responsables ne s’en rendaient pas compte, on n’assisterait pas à ce fait paradoxal que pas un fonctionnaire, sans parler des hauts dignitaires et même des Oulémas, n’envoie ses enfants dans des écoles marocaines. On prône la culture arabe, mais on se bat aux portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français. Le résultat apparaîtra d’ici peu d’années, il y aura au Maroc deux classes sociales : celle des privilégiés qui auront bénéficié d’une culture occidentale donnée avec éclat et grâce ä laquelle ils occuperont les postes de commande et celle de la masse cantonnée dans les études d’arabe médiocrement organisées dans les conditions actuelles et qui les cantonneront dans les cadres subalternes. ».

Enfin, notons également que le Maroc et la Tunisie sont dotés de système de bourses d’études à l’étranger –certes dont l’accès est inéquitable- et de grandes écoles stimulant la formation d’une certaine élite économique et intellectuelle, qui au Maroc occupe souvent les principaux postes à responsabilité. L’Algérie a quant à elle a décidé de supprimer son système de bourses d’étude à l’étranger.

Absence de responsabilité politique à l’heure du bilan

La comparaison avec l’Algérie est éclairante sur les défis et blocages qu’ont en commun les deux voisins. L’Algérie est dotée d’un système éducatif à l’image de ses autres secteurs au grand dam des nouvelles générations: mal géré, non-coordonné, martelé à coup de « réformes » cosmétiques sans capacité de pilotage satisfaisante, sans évaluation, et victime d’un gouvernement considérant à tort que la simple injection de dinars produira par miracle excellence, créativité et qualité de l’enseignement.

Les nouvelles générations paient des deux côtés de la frontière toujours fermée le prix fort de la négligence des autorités, et cette destruction irresponsable de potentiels et ressources humaines est un drame maghrébin menaçant un développement économique et social durable mais également la démocratisation des esprits et l’essor intellectuel. Le ministre algérien de l’éducation en poste depuis 20 ans est l’incarnation de ce mal incurable : des responsables politiques qui ne rendent pas compte de leur échec et s’absoudent éternellement –parfois insolemment- de toute responsabilité ; des politiques mal évaluées ; et des générations sacrifiées. En 2012, aucun pays ne peut se « contenter » d’une simple diminution de son taux d’analphabétisme.

L’unique perspective de changement est l’ouverture d’un débat national sur la qualité de l’éducation qui doit être impérativement investi par la société civile pour forcer l’engagement d’une réforme urgente et structurelle du secteur.

Mélissa Rahmouni peut être contactée à melissa.rahmouni@arabsthink.com.

Article initialement publié sur le site de notre partenaire ArabsThink

Egalité des sexes en Tunisie : retour sur les ambiguïtés de l’article 28

Ils étaient quelques milliers de Tunisiens et Tunisiennes à protester lundi 13 août au soir le long de l’avenue Mohammed V à Tunis (une manifestation plus restreinte et non autorisée se déroulait également Avenue Habib Bourguiba). Elle fut organisée à l’occasion de la « fête de la femme » marquant le 56e anniversaire de la promulgation du Code du Statut Personnel (CSP) par le président Habib Bourguiba. La réussite de la manifestation tenait à sa bonne capacité de mobilisation et à son déroulement sans dérapages sécuritaires. Teintée d’un esprit partisan pleinement assumé, elle se retrouvait tout de même autour d’un seul mot d’ordre : la revendication du principe constitutionnel d’égalité des sexes. « Égalité des sexes », « complémentarité », « droits de la femme », CSP, et le projet polémique de l’article 28, ont fait la Une d’une grande partie des médias et réseaux sociaux tunisiens depuis quelques semaines, tout particulièrement en ce lundi 13 Août « Fête de la femme ». Un véritable arsenal de communication a été mobilisé à cette occasion par les nombreux contestataires de la version annoncée de l’art 28.

En effet, les affiches de partis politiques faisant l’éloge du bourguibisme ont inondé les pages Facebook tandis que des débats télévisés passionnés abordaient « le » thème brûlant du moment. De même, plusieurs forces et hommes politiques ont saisi l’occasion pour se prononcer avec ferveur sur le principe d’égalité des sexes, en instrumentalisant parfois les termes du débat et frôlant la récupération politique. L’impression générale qui se dégage de cette mobilisation tout de même significative est la centralité qu’occupent les « droits de la femme » dans l’imaginaire politique tunisien et au sein même d’une partie de la société. L’écho massif et l’objection immédiate à tout article portant potentiellement atteinte aux « acquis » en la matière reflète cet attachement viscéral au progrès de la condition féminine.

Les ambigüités de l’article 28 : vers la constitutionnalisation de la discrimination féminine ?

L’article 28 -source de toutes les polémiques- dispose : « l’Etat assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, en tant qu’associée véritable de l’homme dans le développement de la patrie et sous le principe de complémentarité des rôles avec l’homme au sein de la famille. L’Etat garanti l’égalité des chances pour la femme dans toutes les responsabilités. L’Etat garanti la lutte contre les violences faites aux femmes, quelqu’en soit la nature » (traduction de l’arabe).

Cette version votée par 12 députés de la commission sur les droits et libertés (majorité) est contestée pour toute une série de raisons : ambiguïtés, imprécision des termes employés, grandes marges d’interprétation faisant peser la crainte de discriminations à l’encontre des femmes tunisiennes en cas d’inscription définitive de cet article dans le texte juridique suprême. Par exemple, les « acquis » des droits de la femme ne sont pas clairement explicités tandis que la « complémentarité » – constante du corpus idéologique islamiste sur les rôles différents de l’homme et de la femme dans la famille et la société du fait de leur nature biologique distincte – fait étrangement écho à la l’idéologie de la « complémentarité » en vogue aux XVIII et XIX siècles en France.

Le fait que l’article consacré aux droits de la femme l’inscrive en partie dans le stricte cadre familial représente une définition potentiellement rétrograde. L’inquiétude la plus prononcée est celle de voir consacrer une source de discriminations au niveau constitutionnel qui pourrait justifier la légalité et la constitutionnalité de lois discriminantes envers les femmes. En effet, si une loi discriminante était promulguée, il serait alors difficile d’en démontrer la nature inconstitutionnelle dans la mesure où le concept d’égalité des sexes aurait été préalablement éjecté de la Constitution au profit d’une « complémentarité » aux contours bien trop abstraits. De plus, l’insistance sur une lecture différenciée des droits et devoirs selon le sexe viole l’esprit même du concept d’égalité juridique des sexes et s’avère en contradiction avec d’autres articles du brouillon de la nouvelle constitution.

Une manifestation très politisée et peu représentative

Force est de constater que la population présente lors de la manifestation –les femmes plus particulièrement- n’était guère représentative de la diversité de la population tunisienne lambda. Plusieurs explications semblent plausibles: la nature abstraite d’un article dont de nombreuses femmes tunisiennes ne perçoivent pas la portée directe sur leur quotidien ; le maintien à distance du processus constitutionnel de franges entières de la société et son caractère peu accessible ; l’aspect très politisé de la manifestation ouvertement encadrée par certains partis politiques très actifs dontAl-Joumhouri qui a pu entacher l’aspect « universel » et non-partisan du principe revendiqué « égalité des sexes » censé rassembler au-delà des positions politiques; enfin, le détachement d’un certain nombre de citoyens vis-à-vis des affaires politiques et leur replis sur des préoccupations plus immédiates et vitales. Par ailleurs on ne peut exclure le risque de cloisonnement politique des militants sur le thème de l’égalité des sexes, ce qui contribuerait à détourner des réels enjeux, échouer à mobiliser et se cantonner à un discours simplifié et creux au détriment de la revendication du principe constitutionnel intangible d’« égalité des sexes ».

En cette chaleur nocturne, les slogans scandés par la foule présentaient un mélange éclectique d’opposition frontale au gouvernement et de revendications en faveur des droits de la femme. « Véritable égalité = citoyenneté effective » (مساواة حقيقية = مواطنة فاعلية) ; « la démocratie c’est l’égalité des droits 50/50 » ; « Non à la complémentarité, Oui à l’égalité » (لا للتكامل. نعم للمساواة) ou « Egalité entre les tunisiens et les tunisiennes » pouvait-on lire sur des pancartes en français et arabe. Les chants en chœur de l’hymne national étaient ponctués de temps à autre par des postures plus politiques « Go to Hell Ghannouchi », « Ben Jaâfar tu es un traître », « Ennahda Dégage » et des attaques personnelles « la femme tunisienne n’est pas Meherzia Labidi Maïza » (vice-présidente de l’Assemblée Constituante, membre Ennahda).

Majoritairement les cheveux au vent, quelques unes au foulard ajusté, ces femmes mobilisées étaient accompagnées par quelques petites centaines d’hommes solidaires dans la dénonciation de ce qu’ils considèrent comme une tentative intolérable de violation du principe d’égalité et une tâche noire dans la rédaction de la nouvelle Constitution. Depuis leurs taxis ou voitures, certains se montraient solidaires en klaxonnant un drapeau tunisien brandi par la fenêtre alors que d’autres marmonnaient leur exaspération « ça ne fait que huit mois qu’ils ont été élus mais ils crient déjà Dégage ! » s’indigne une femme d’une quarantaine d’années, perplexe.

L'héritage bourguibiste de respect du droit des femmes en Tunisie

Pour rappel, la Tunisie s’est démarquée par une trajectoire historique inédite dans la région avec la promulgation du Code du Statut Personnel le 13 août 1956 leur garantissant à l’époque, comparativement aux autres pays arabes, de précieux droits (interdiction de la polygamie, de la répudiation etc.). Puis sous l’ère Ben Ali, le féminisme d’Etat triomphant utilisait la « cause féminine » pour combler « le déficit d’un pouvoir politique en mal de légitimité » selon les mots de la militante Sihem Bensedrine. Quant au président Moncef Marzouki, il n’a cessé de marteler dans son dernier discours (dimanche 12 aout) sa position en faveur d’une égalité « totale » et sans concession entre hommes et femmes en Tunisie et considère que les tunisiens ont depuis longtemps fait le choix d’un modèle de société fidèle à ce principe.

Si cette question déchire tant la classe politique et mobilise la société civile, ça n’est pas seulement pour des raisons propres à l’historique tunisien en la matière. C’est davantage parce qu’il s’agit d’une thématique unique en son genre qui « confronte à la nécessité de penser l’égalité dans une configuration de différence [entre les sexes]» comme le souligne la professeure de droit Françoise Dekeuwer-Défossez, Le défi est d’autant plus complexe après des décennies d’Etat policier qui niait les libertés des Tunisiens -sans distinction de sexe- et d’une majorité islamiste soucieuse de saupoudrer la constitution de sa conception religieuse des droits de l’individu. Par ailleurs, les références conceptuelles et idéelles très différentes voire antagonistes entre Ennahda et les partis non-islamistes compliquent l’instauration d’un dialogue constructif qui permette à chacun de se retrouver sur ce principe constitutionnel indispensable : « l’égalité juridique des sexes ». Enfin, la posture de repli d’un certain nombre de militant(e)s en colère insistant sur la préservation des acquis du Code du Statut Personnel fait peser le risque d’un statu quo en matière de droits des femmes et d’une idéalisation trompeuse de la condition féminine en Tunisie.

Mélissa Rahmouni, article initialement paru chez notre partenaire ArabsThink

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

La restructuration de l’autoritarisme algérien

Les dirigeants algériens concoctent une nouvelle étape de « réformisme » dans les discours et « d’illusion démocratique. » La Haute Instance sur les réformes politiques lancée en mai 2011 a récemment clôturé son travail. Chargée de consulter des partis politiques, personnalités nationales, et représentants de la société civile, et boycottée par l’opposition; cette commission – une utopique démocratie directe ou participative – n’était aucunement indépendante du pouvoir[1]. En posture de chef d’Etat menacé par l’ébullition sociopolitique et toujours forcé de composer avec le commandement militaire, Bouteflika scrute l’évolution des autres pays arabes. Dans un contexte de remous lourds de conséquences pour les leaders de la région, il promet à nouveau des réformes dans l’espoir de tenir jusqu’aux échéances de 2014. Sa position est claire : pas de dissolution du Parlement, pas d’assemblée constituante pour la révision de la constitution[2].

Le bricolage d’une nouvelle stratégie autoritaire : Bouteflika inspiré par Mohammed VI

Les dirigeants occidentaux – en tête de liste la France et les Etats Unis – ont chaleureusement félicité le Roi du Maroc Mohammed VI pour l’approbation massive de son « projet de Constitution » par voie référendaire (à plus de 97% des votes exprimés). Pourtant cette révision constitutionnelle n’est qu’un vernis de changement, une couche pâteuse de réformes insignifiantes au regard des attentes suscitées par l’initiative. De l’autre côté de la frontière toujours barricadée entre le Maroc et l’Algérie, son homologue et voisin le président Abdelaziz Bouteflika semble désormais séduit par un scénario similaire. Dans un communiqué Bouteflika l’a réitéré «en ultime étape, le peuple souverain aura à se prononcer sur la consolidation de l’Etat de droit et de la démocratie dont il est la source et en a été l’artisan depuis la libération du pays au fil des différentes étapes de notre histoire contemporaine». Cette stratégie permet de flatter la communauté internationale penchée sur les bouleversements du monde arabe à coup de « réformes » dans un système pourri, un système qui ne veut pas changer. Alors que la société algérienne toujours en ébullition montre des symptômes évidents de ras-le-bol –contestation pacifique toujours verrouillée ; émeutes contre les pannes d’électricité ; violences dans les villages- les responsables politiques tentent la « pseudo-révolution » par le haut après des décennies d’illusions successives de changement. Il s’agit bien plus d’une logique de « forme » – démocratisation artificielle – qu’une étape marquant une progression de « fond ». Comme bon nombre de régimes arabes, l’Algérie a intégré les cadres de pensée, les principes et valeurs démocratiques revendiqués par les pays occidentaux dans ses discours officiels pour se voir attribuer une image rassurante et volontariste.

Quand Bouteflika s’inspire du référendum marocain et de la « révision » du texte suprême pour marquer le « changement », il oublie plusieurs éléments essentiels. Premièrement, il ne jouit pas de la légitimité historique du roi du Maroc appuyé sur un régime de plus de quatre siècles et le symbolisme de la monarchie chérifienne. En substitut à l’absence de légitimité historique, on pourrait penser au nationalisme/patriotisme algérien subtilement utilisé sous les termes d’« indépendance », « libération » etc., un vocable dépassé presque cinquante ans après la guerre d’Algérie et la fin de la colonisation française. Quant à l’idéologie socialiste-arabe restée lettre morte, elle ne lui accorde aucune légitimité particulière prenant note de l’échec du « socialisme spécifique » algérien. Sans idéologie structurante, il ne reste que les ajustements réalisés en termes de communication officielle et de promesses pour maintenir le statu quo autoritaire. Mais Bouteflika et l’appareil sécuritaire négligent un obstacle de taille : la nature court-termiste de leur modèle. Dans le domaine économique (l’Algérie après le pétrole ? le faible développement du privé) tout comme au niveau politique et institutionnel, cette version militaire de l’autoritarisme régulièrement rebricolé n’a pas une vocation de long-terme.

Une « révolution par le haut » ou la restructuration du régime autoritaire algérien

Un article très pertinent sur l’avantage du retard politique constatait avec amertume ou espoir qu’il est plus facile de « faire du neuf que de rénover une vieille structure ». Dans le cas de l’Algérie les structures du pouvoir mais aussi les structures économiques (vieilles industries, rente) n’ont fait que s’engouffrer et se perpétuer depuis 1962, un état de fait en apparence compensé par l’existence d’un certain espace public (la presse) et justifié par les exigences sécuritaires. La démocratisation doit en théorie passer par la rénovation des structures archaïques et le dépassement des obstacles internes qui ont laissé pulluler des fléaux étendus à la société tout entière (corruption, inefficacité, désorganisation, perte de confiance). Mais le régime actuel n’a jamais cherché la démocratisation et le nettoyage de fond : du pluralisme de façade des années 1990 -succédant au parti unique FLN- aux pseudo-libertés d’expression et de manifestation, les politiques de libéralisation ont plutôt étés « une restructuration de l’autoritarisme [que la] première étape d’une transition vers la démocratie. »[3]. Cette idée fondamentale peine à être comprise dans les sociétés arabes mais aussi en Occident : on se satisfait facilement des promesses de réformes des dirigeants arabes en ignorant les systèmes vieillissants et rigides sur lesquels ils s’assoient depuis des décennies. L’Algérie et bien d’autres Etats n’ont jamais eu l’intention de remettre en cause leur fonctionnement. Les réformes ont toujours été des « compromis de survie » nécessaires et nullement l’expression d’une « nouvelle ère ».

L’Algérie de Bouteflika et des généraux propose en 2011 de faire du vieux avec du vieux tout en essayant de donner à l’extérieur l’image d’un régime arabe « modéré », d’un autoritarisme « sage » et supportable pour la population. En laissant une presse relativement libre par rapport à ses voisins (Maroc, Tunisie de Ben Ali) et en renonçant au recours généralisé à la torture et aux méthodes répressives radicales (Syrie), elle bénéficie d’une image relativement favorable. De plus, sa lutte contre le terrorisme lui colle une étiquette de bon élève en termes sécuritaires et ses ressources pétrolières et gazières maintiennent la structure rentière.

En Algérie, l’histoire du réformisme illusoire semble s’inscrire dans la stratégie autoritaire depuis l’arrivée au pouvoir de Bouteflika. En 2008, le Président annonçait une révision « partielle et limitée de la constitution » et des amendements sur la base de la « stabilité, de l’efficacité et de la continuité ». Et de fait en 2009 le président algérien révisa la constitution pour contourner la limitation des mandats et se représenter sans contrainte.

Dépolitisation et sécuritarisation de l’espace public ou le risque d’explosion à moyen-terme/long-terme

C’est comme si l’Algérie cherchait en ces temps de printemps arabe, l’équation subtile permettant de consacrer un modèle autoritaire intouchable et insensible à la frustration sociétale. Ni le président, ni la vieille élite, ni les cadres du FLN, ni les généraux ne souhaitent perdre leurs privilèges respectifs. Pourtant le contexte des révoltes/révolutions arabes impose des « initiatives d’apparence démocratiques », un mal nécessaire dont les dirigeants arabes encore au pouvoir, Bouteflika inclus, ne peuvent faire l’économie. En essayant de dépolitiser l’espace public, de renforcer le sécuritaire tout en proposant des réformes de surface dissociées de l’exigence incontournable de changement de fond, le régime algérien risque de se « syrianniser » et de connaître non pas le sort de Mohammed VI adulé par les pays occidentaux et accroché à la stabilité de sa monarchie, mais le destin des pays arabes aux présidents récemment déchus. Bouteflika, en décevant les grandes attentes de changement, favorise l’éclatement d’une crise sociale et une contestation politique beaucoup plus aigues, dans un futur plus ou moins proche. Le temps des infitah (ndlr: libéralisations) illusoires et des « printemps sans lendemain » est bientôt révolu.

 

Mélissa Rahmouni, article initialement paru sur ArabsThink

 


[1] La commission a consulté plus de deux cent cinquante personnalités pressées au portillon du pouvoir et son président Abdelkader Bensalah (président Sénat, FLN) fut assisté par deux conseillers du président Boughazi (islamiste) et Touati (général-major retraité. Rachid Tlemçani analyse cette commission comme une instance reposant sur une « relation triangulaire : légitimité historique [Ben Salah], islam de bazar [Boughazi], armée  [Touati] ».

[2] A cette révision constitutionnelle s’ajouteront des amendements conséquents du code de la wilaya (région), du code de l’information (liberté de la presse, d’expression), de la loi sur les associations, de la loi électorale et de la loi sur les partis.

[3] A. Boutaleb, J.N. Ferrié et B. Rey (coord.), L’autoritarisme dans le monde arabe – autour de Michel Camau et Luis Martinez, Débats, CEDEJ, Juin 2005, p. 5.