Le conflit centrafricain, ou comment repenser le régionalisme en Afrique

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Il ne suffit pas de dessiner 8 espaces sur une carte pour leur conférer une réalité sociale et historique. Sans aller jusqu’à comparer le découpage actuel du continent à celui qui se fit lors de la conférence de Berlin de 1886, il convient tout même d’interroger les raisons qui ont sous-tendu ce découpage.

Se rappelle-t-on que lors du sommet d’Addis-Abeba qui allait porter l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) sur les fonts baptismaux, certains  proposèrent une Afrique divisée en 3 ou en 4 ? Se souvient-on que dans le projet initial de l’OUA, le Cameroun était intégrée à l’Afrique de l’Ouest ? Se rappelle-t-on aussi l’affrontement entre le groupe de Casablanca – partisans d’une union politique africaine – et celui de Monrovia – plus réticents à abandonner le concept de l’État-nation – et  la victoire de la logique de coopération sur celle d’intégration ?

Avant l’indépendance, bien avant la  colonisation, l’Afrique comme tous les autres continents, a été une terre de conquête par les idées (superstructure) et par des formes politiques (infrastructure).  Dès lors l’unité africaine existe avant tout comme une téléologie, et l’OUA, l’UA et les CER sont ces formes politiques. Destinées à quoi faire ? Là est la question. Ce débat entre matérialisme et idéalisme se posant à toutes les constructions sociales humaines, il ne pouvait en être autrement sur le continent africain ; d’autant que la tâche est d’envergure pour un continent deux fois plus grand et peuplé que l’Europe.

La situation qui déchire la Centrafrique depuis plusieurs mois nous tance sur le projet panafricain. Un projet qui, tel qu’il se développe actuellement, pose autant – sinon plus –  de problèmes qu’il ne résout de solutions. Parce qu’une division de l’espace continental en 8 Communautés Economiques Régionales ne suffit pas à instaurer une division scientifique du maintien de la paix (CEDEAO, CEEAC, UMA, IGAD, COMESA, CAE, SADC, CEN-SAD) ; parce les dynamiques qui animent ces espaces posent la question de leur complémentarité ; et enfin parce qu’à l’instar du Mali, la Centrafrique assène une vérité essentielle : l’intangibilité des frontières des Etats ne signifie pas celle des  espaces régionaux.

A ce sujet, la Centrafrique, pays carrefour d’une région carrefour du continent, n’a jamais mieux porté son nom qu’aujourd’hui. Le conflit qui mine à nouveau le pays depuis fin 2012  est de nature à susciter le débat sur la construction panafricaine. Ce faisant, saisir le défi centrafricain reviendrait à saisir le défi de toute une sous-région et in extenso celui d’un continent. Si la CEDEAO ou la SADC sont souvent citées en « exemple »  en termes d’intégration régionale, nous avons énormément à apprendre des déboires de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC).

La question de la construction d’un espace régional en Afrique centrale pose la question de l’intégration certes ; mais il nous semble qu’il est surtout le révélateur d’un autre concept clé trop souvent mésestimé: l’inter-régionalisme.

Avec l’Afrique centrale, nous disposons d’un espace régional particulier dont les frontières semblent se mouvoir. L’existence en son sein de pays comme la République démocratique du Congo (RDC) et l’Angola appartenant à la fois à la SADC et à la CEEAC ; ou encore du Rwanda qui s’est « détournée » de l’Afrique centrale au profit de l’Afrique de l’est sont autant de phénomènes particuliers à cette région.

Aussi les évènements de cette année en Centrafrique ou encore en RDC ne cessent-ils de rappeler que la question sécuritaire en Afrique centrale ne va pas sans le concours des autres sous-régions. Il est évident qu’en tant que région centrale, il  est tout à fait logique qu’elle soit celle qui partage le plus de frontières. Et c’est pour cette raison qu’elle réclame d’autant plus d’attention. Que faut-il penser quand les actes criminels du LRA ougandais se prolongent en Centrafrique ? Que dire encore quand Boko Haram mène ses incursions dans le Nord-Cameroun et va jusqu’à enlever la femme du Vice-Premier ministre ?

Le cas libyen a réaffirmé que l’effet domino est une réalité inquiétante  dans ce continent : les conséquences de l’effondrement du régime libyen ont rampé jusqu’en Centrafrique en passant par le Mali, le Niger et le Tchad. 4 pays, 2 sous-régions. Et pourtant, à  l’inter-régionalisation des conflits  ne répond pas encore un  inter-régionalisme institutionnel fort.  Et comme d’habitude cela  se traduit sur le plan de la sécurité bien que les faits soient de nature à nous y exhorter.

L’apport prépondérant des forces tchadiennes (20% des effectifs) dans la MINUSMA, celui considérable de l’Ouganda  dans le cadre de l’Initiative de Coopération Régionale  en Centrafrique, au Soudan et en RDC ou encore l’implication de l’Afrique du Sud en RDC sont autant de preuves que le cadre de réflexion des  problèmes de sécurité en Afrique dépasse de loin celui d’une sous-région.

Il nous semble qu’en Afrique se jouera dans les décennies à venir le nouveau paradigme de sécurité continentale. Plus qu’un paradigme il s’agit de s’affranchir de nos habituels  carcans conceptuels qui brident les perspectives d’évolution de la construction panafricaine. Les idées construisent et cela ne doit pas être oublié. L’inter-régionalisme n’est pas que la  fin de la construction panafricaine, elle en est aussi un moyen.

Mise en branle par la Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), puis confirmée par les accords tripartites entre le COMESA, la SADC et la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), et les accords SADC-COMESA-CEEAC, la logique verticale de développement impulsée par l’Afrique du Sud notamment trouve en l’Afrique centrale un espace de conquête.  Face à une organisation régionale défaillante, cette logique verticale pourrait séduire d’autres pays d’Afrique centrale à l’instar de la RDC et de l’Angola.

Face à cette logique verticale, il existe les contours d’une logique horizontale symbolisée par la zone Franc (commune à la majorité des pays d’Afrique centrale et de l’Ouest et la bande sahélienne.  Alors pourrait se jouer dans cette région centrale une compétition qui pourrait amener au redimensionnement de cet espace régional voire à sa disparition. 

Cheikh Gueye

Quel bilan pour l’intégration régionale en Afrique ?

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Depuis les années 1990, à la faveur d’un nouveau contexte international marqué par la fin de la Guerre froide et l’avènement d’une économie mondialisée, la régionalisation est en vogue sur le continent africain. Les chefs d’État africains, prenant conscience de l’intérêt de se réunir au sein d’entités économiques plus grandes, ont multiplié leurs efforts pour créer des communautés régionales. Des organisations régionales moribondes ont été revitalisées par de nouveaux traités plus ambitieux, comme la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en 1993 ; d’autres ont vu le jour, comme l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) dans la Corne de l’Afrique en 1996.  

Aujourd’hui, les avancées de l’intégration régionale alimentent le discours sur une Afrique émergente, en plein éveil. Quelles formes prennent la régionalisation en Afrique, et quelle est sa portée réelle, à la fois sur le plan économique et sur le plan politique ?

Les formes de la régionalisation

L’Union africaine (UA) supervise le processus d’intégration régionale au niveau continental, avec pour ambition de former une Communauté économique africaine à l’horizon 2028. Les communautés économiques régionales (CER) ont un rôle fondamental à jouer: huit d’entre elles ont été identifiées par l’UA comme les piliers de l’intégration régionale. 

Aujourd’hui, l’intégration au-delà du domaine économique et la création d’une union politique restent un horizon lointain. C’est par le marché que les États africains cherchent à réaliser l’intégration : la formation d’ensembles économiques plus puissants et la réduction du coût des échanges transfrontaliers sont les priorités des communautés régionales. La régionalisation en Afrique est avant tout une régionalisation économique. Elle vise la libéralisation du commerce des biens, avec un modèle d’intégration largement inspiré de l’expérience européenne : l’intégration est envisagée comme une progression pas à pas, de la création d’une zone de libre-échange à la formation, à terme, d’une union économique et monétaire. Si certaines organisations accordent une plus grande attention aux questions politiques, c’est souvent parce qu’elles y ont été contraintes : la CEDEAO a dû faire face à de nombreuses crises politiques et a développé en réponse à celles-ci des mécanismes innovants de prévention des conflits et de promotion de la bonne gouvernance.

Quels résultats ?

Plusieurs initiatives prometteuses ont été mises en œuvre depuis le début des années 2000, mais les progrès sont disparates. À l’heure actuelle, la Communauté d’Afrique de l’Est est l’organisation régionale la plus avancée, avec un marché commun établi depuis juillet 2010. La CEDEAO est plus en retard sur le plan économique : l’union douanière n’est envisagée que pour 2015, et l’objectif de lancer une monnaie unique en 2020 paraît difficilement tenable. En Afrique centrale, l’intégration économique en est encore à ses balbutiements. Des avancées ont également été enregistrées dans le sens d’une plus grande liberté de circulation des personnes : la CEDEAO délivre désormais un passeport commun pour faciliter les voyages intra-régionaux. Les États africains progressent aussi dans le sens d’une meilleure coordination de leurs politiques sectorielles (électricité, eau, transports…). Enfin, certaines organisations ont initié des projets d’infrastructure majeurs: un exemple phare est la construction du port de Lamu, au Kenya, et du corridor de transport Lamu-Sud-Soudan-Éthiopie avec le soutien de la Communauté d’Afrique de l’Est. 

Le bilan économique de l’intégration reste mitigé. Le volume du commerce intra-africain a constamment augmenté au cours des vingt dernières années, mais ne représente toujours que  12% du commerce total en Afrique (contre 60% pour l’Union européenne). Au sein de la CEEAC, les exportations intra-régionales ne dépassent pas 0,8%, ce qui témoigne d’une intégration quasi-inexistante. Plusieurs obstacles, comme le manque d’infrastructures, la lourdeur des procédures administratives et des contrôles aux frontières ainsi que la corruption continuent de s’opposer à une meilleure intégration des économies africaines, et méritent plus d’attention de la part des communautés régionales.

L’intégration politique : la longue marche vers la supranationalité…

La politique en Afrique se joue désormais, plus qu’auparavant, à un niveau régional. Mais l’impact des organisations régionales sur l’exercice du pouvoir et l’organisation politique du continent africain reste relativement limité. Certaines organisations ont fait preuve de volontarisme pour s’attaquer aux crises politiques dans leurs régions. La CEDEAO s’est ainsi distinguée par son activisme face aux conflits armés et aux coups d’État en Afrique de l’Ouest. Elle fait régulièrement appel à des hautes personnalités ouest-africaines comme Blaise Compaoré ou Olusegun Obasanjo pour  des missions de médiation, et  dispose même d’une composante militaire (l’ECOMOG, devenue Force en attente), qu’elle a déployé au Libéria et en Sierra Leone dans les années 1990, ou plus récemment au Mali. 

Au fil des interventions, les communautés régionales et l’Union africaine ont progressivement rompu avec la norme de non-ingérence qui régulait les relations entre États africains depuis les indépendances. Les organisations régionales revendiquent maintenant un droit d’intervention dans les affaires politiques intérieures. La CEDEAO ou la SADC n’ont pas hésité à brandir la menace de sanctions contre les juntes militaires au Mali, en Guinée ou à Madagascar. Des textes régionaux, comme le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, contribuent également à diffuser un ensemble de normes, qui délimitent les contours de l’acceptable et orientent l’exercice du pouvoir. La contribution des organisations régionales à la démocratisation doit cependant être nuancée : comme les dirigeants nationaux conservent la main haute dans les instances de décision, elles restent très timides lorsqu’il s’agit de dénoncer des cas de fraude électorale ou de répression policière organisée par les États. 

La régionalisation, dans sa forme actuelle, ne représente pas un tournant majeur dans l’organisation politique du continent. La supranationalité est encore embryonnaire: les intérêts des États – voire même des régimes en place – restent prédominants, et les organisations régionales ne sont pas encore perçues comme des entités légitimes pour imposer leurs propres règles. L’intégration régionale en Afrique continue aussi de souffrir de la fragilité des États et de leur hétérogénéité. L’Afrique de l’Ouest qui veut s’unir, c’est aussi bien le Ghana anglophone, aux  alternances démocratiques réussies, que la Guinée-Bissau lusophone, où les coups d’État sont récurrents. La SADC, c’est aussi bien le Botswana, cinquante ans de développement économique, et démocratique, que le Zimbabwe, à peine remis d’une grave crise économique provoquée par un régime décadent. Le dynamisme économique du Kenya et de l’Ouganda a favorisé l’intégration est-africaine, mais généralement les organisations régionales africaines manquent de pays moteurs, capables d’insuffler une véritable dynamique d‘intégration, à l’instar du « couple franco-allemand » dans l’Union européenne. La régionalisation en Afrique centrale pâtit du manque de stabilité en République démocratique du Congo. Au sein de la CEDEAO, le poids lourd démographique, politique et militaire qu’est le Nigeria doit faire face à des défis internes importants, qui l’empêchent de jouer un rôle moteur au niveau régional. La région compte certes des États stables et économiquement performants (comme le Cap-Vert ou le Ghana), mais ceux-ci sont soit trop faibles soit pas assez volontaristes pour dynamiser et orienter le processus d’intégration.  

Vers une régionalisation par le bas ? 

Si l’idéal panafricain continue d’avoir un appel certain, il peine à se manifester dans la configuration actuelle des organisations régionales, construites sans engouement populaire. Aucune organisation régionale n’est aujourd’hui le vecteur d’un projet populaire d’union politique africaine, puisqu’elles se focalisent en premier lieu sur l’intégration économique. Le régionalisme en Afrique souffre également d’une absence de personnalités d’envergure régionale, capables de donner corps et voix au projet d’intégration. Les commissaires de la CEDEAO ou de la CEEAC sont des anonymes, qui n’existent qu’à l’arrière-plan de chefs d’États dominants. Ces organisations ont pris conscience de leur manque de légitimité, et tentent aujourd’hui de se rapprocher des populations africaines en adoptant un message plus populaire. La Vision 2020 de la CEDEAO prévoit ainsi de faire évoluer l’organisation en une « CEDEAO des peuples ». 

Au-delà des initiatives d’intégration formelles, la régionalisation informelle est une réalité trop souvent négligée. Les échanges transfrontaliers informels jouent un rôle majeur et sont porteurs d’une régionalisation « par le bas ».  Qu’il s’agisse de la région des Grands Lacs ou de la frontière Niger/Nigeria/Bénin, ces flux informels de marchandises, d’hommes et de  capitaux créent des bassins économiques intégrés, et donnent naissance à des micro-régionalismes transfrontaliers. Les organisations régionales doivent reconnaître cette régionalisation par le bas et à lui faire une place dans leurs stratégies d’intégration. Sa prise en compte est la clé d’une régionalisation inclusive, productrice de richesses et de sécurité.