L’état de l’intégration régionale : De criantes disparités entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Centrale

Les théories économiques classiques nous informent que l’ouverture des pays aux échanges régionaux et internationaux permet une réduction des coûts de transaction et de production. Cette tendance à s’ouvrir aux marchés ne se fait cependant pas sans heurts. Elle est en défaveur des pays les plus pauvres et marginalisés. En ce sens, l’intégration régionale peut être vue comme une tentative coordonnée de lutte contre les chocs aussi bien endogènes qu’exogènes et asymétriques.  

Sur le plan politique, les défenseurs de l’intégration régionale soutiennent que celle-ci permet de créer une dynamique d’ensemble, favorable à la cohésion, à la paix et à la sécurité de la région.

 

Dans un environnement coopératif et libre-échangiste grandissant, l’Afrique n’a pas voulu être à la traîne. C’est ainsi que dès 1963, l’OUA, ancêtre de l’UA a été créée. À la suite de cette organisation panafricaine, diverses organisations subrégionales ont été mises en place pour renforcer et dynamiser la coopération intra régionale.

Dans cette analyse, nous nous intéressons à l’intégration sur les plans politique et économique en Afrique Centrale sous le leadership de la CEEAC (et la CEMAC)[1] et en Afrique de l’Ouest en ayant comme point de repère la CEDEAO (et l’UEMOA)[2].

Afrique centrale : un espace sous-intégré

L’intégration en Afrique Centrale se heurte encore à des résistances nationales. La liberté de circulation bien qu'existant dans les textes fondateurs de la zone CEEAC n'a jamais  été véritablement mise en oeuvre. Une situation assez surprenante puisqu’au sein de la CEDEAO les efforts sont mis en œuvre pour rendre effectif cette liberté de circulation; condition importante pour un véritable décollage des économies de ces sous régions. A titre illustratif, un gabonais souhaitant se rendre au Cameroun voisin peut encore faire face à des lourdeurs procédurières et consulaires.  Le projet de mise en œuvre d’un « passeport communautaire » est restée sans suite; la faute à un manque de volonté des décideurs politiques de la sous-région.

L’initiative de création d’une compagnie aérienne de la sous-région lancée par la CEMAC a également fait faux bond, les principaux protagonistes décidant de faire marche arrière en mettant fin au projet en 2015. Il faut dire que ce fiasco a été lourd de dommages financiers. En effet,  Air Cemac qui n’a pas effectué le moindre vol avait un siège à Brazzaville ainsi qu’un personnel dirigeant et un conseil d’administration et de ce fait, cette compagnie a dû débourser des frais non-négligeables pour son fonctionnement au quotidien.

L’existence de deux marchés boursiers concurrents n’est pas non plus un facteur d’intégration régionale: il existe en effet la BVMAC siègeant à Libreville et la DSX de Douala alors même que le Gabon et le Cameroun sont tous deux membres de la CEMAC. Il va sans dire que cette situation n’est guère de nature à favoriser l’éclosion d’un marché financier résilient et prospère à l’échelle de cette sous-région. Ainsi que le note le cabinet Roger Berger dans un rapport – cité par Jeune Afrique (2016)-  portant justement sur cette question, la fusion des deux bourses permettra de «  maximiser la profondeur, la liquidité et l’attractivité́ du marché tout en minimisant les coûts opérationnels et les risques » Le rapport soutient que : « Concrètement, cela doit passer par l’harmonisation des réglementations des deux Bourses et par le rapprochement des infrastructures technologiques en vue de la création d’une plateforme commune ». Le texte de Jeune Afrique cite aussi un dirigeant d’une firme d’intermédiation qui affirme que «la convergence rapide des Bourses est un impératif pour le développement de la sous-région et permettra de créer des palliatifs aux modes de financement classiques ». [3] En effet, dans le cas de ces embryonnaires économies de la CEMAC,[4]il sied d’harmoniser les réglementations existantes et de mettre en place une bourse régionale efficace et solide. Un tel effort serait à tout le moins un pas vers la bonne direction.

Si l’intégration économique de la sous-région est loin d’être un succès, les pays de la CEMAC ont réussi la gestion de certaines crises. La CEEAC a joué un rôle prépondérant dans la gestion du dernier conflit centrafricain à travers sa médiation entre la séléka et les milices anti-baraka.. En effet, le forum centrafricain de réconciliation nationale en 2014 à Brazzaville, tenu sous la médiation du Président congolais Sassou Nguesso, les différents sommets extraordinaires et les autres rencontres formelles et informelles dans la sous-région consacrés à la crise que connaissait l’ex Oubangui-Chari sont entre autres des actions à mettre à l’actif de l’entité sous régionale. Cette dynamique proactive de la CEEAC a été d’une portée considérable dans l’issue heureuse que constituent l’accord de cessation des hostilités et l’accord de désarmement des parties prenantes au conflit signés respectivement à Brazzaville et à Bangui en 2015.[5]  Outre la Centrafrique, la CEEAC a aussi mené des médiations, aux résultats mitigés pour tenter de juguler des crises ou différends politiques au cours des dernières années, notamment à Sao-Tomé et Principe (2006) en RDC (2008), et au Tchad (2008-2009), Burundi ( 2015) entre autres.[6]

Afrique de l’Ouest : une dynamique d’intégration volontariste et progressive

Au rebours de l’Afrique Centrale, l’Ouest de l’Afrique connaît un processus d’intégration plus dynamique. La libre circulation des personnes, bien qu’imparfaite au sein de la CEDEAO, est néanmoins opérationnelle. Un citoyen sénégalais n’a pas besoin de visa pour aller au Mali et vice versa; ce sont les textes légaux qui le prévoient.

En outre, la part du commerce intra-régional en proportion des échanges totaux est plus importante en Afrique de l’Ouest qu’en Afrique Centrale. Selon un rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) publié en 2013, au niveau de la CEDEAO cette part est de 10.4% entre 1996 et 2010, 10.9% entre 2001 et 2006 et 9.4% pour la période 2007-2011 alors que pour les mêmes périodes, la part du commerce intra régional en proportion du commerce total au sein de la CEEAC est respectivement de 1.7%, 1.5% et 1.9%.[7] Toutefois, les pays de la CEDEAO devraient continuer à renforcer leurs échanges commerciaux pour booster leurs économies car ces pourcentages sont tout de même hautement négligeables en comparaison à la part du commerce régional au sein des grandes zones économiques comme l’UE, L’ALÉNA ou l’ASEAN. A ce propos, il y a nécessité de promouvoir une plus grande coopération régionale, à l’échelle même du continent. 

L’efficacité de la bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM) de la zone UEMOA est aussi un bon indicateur des progrès au niveau de l’intégration en Afrique de l’Ouest. Comme le relève le rapport du cabinet Roland-Berger susmentionné, « Avec une progression de 17,77 %, le BRVM Composite s’est ainsi classé en tête des indices boursiers du continent en 2015. D’ailleurs, des assureurs et des fonds souverains de la CEMAC préfèrent investir sur la place ouest-africaine, relève Roland Berger ».[8]

Sur le plan politique et institutionnel, la CEDEAO, tout comme la CEMAC se sont dotées d’instruments juridiques et de règles communes pour réguler la coopération sous régionale. Il existe une cour de justice de la CEDEAO qui a condamné de nombreux États dans la sous-région, notamment le Togo dans l’affaire du coup d’État manqué de 2009. Il y a également l’adoption d’un protocole au sein de la CEDEAO qui interdit toute réforme importante de la loi électorale dans les six mois qui précèdent la tenue d’une élection présidentielle à défaut d’un accord consensuel.

La CEDEAO s’est aussi illustrée par son rôle de médiateur et par ses interventions militaires lors des différentes crises ouest-africaines. L’ECOMOG (Brigade de surveillance du Cessez-le-feu de la CEDEAO) aussi connu sous le nom de « casques blancs » est intervenue au Libéria mais aussi en Sierra Leone et en Guinée Bissau lors des guerres civiles qui ont secoué ces pays. Plus récemment, la CEDEAO a été sous le feu des projecteurs, du fait de sa médiation à succès en Gambie. Mais elle n’a pas toujours connu la même fortune. Ses médiations en Côte d’Ivoire lors de la crise post-électorale de 2010 ou au Mali lors de la crise qui a suivi le départ du pouvoir du président Amadou Toumani Toure en 2012 ont été pour le moins infructueuses.

Au niveau de la CEEAC, un Conseil de paix et de sécurité de l’Afrique Centrale (COPAX) dont la mission est de prévenir les conflits et maintenir ou rétablir la paix dans la sous-région a été créé. Il y a également une brigade régionale de maintien de la paix (FOMAC).

Il importe, somme toute, que les différentes organisations régionales avancent vers une plus grande intégration communautaire pour limiter un tant soit peu l’extraversion des économies africaines. Plusieurs mesures doivent être prises en ce sens; notamment une diversification de la production, un allègement de la fiscalité, une réduction des barrières douanières et frontalières, le tout porté par une réelle volonté politique de changement.

 

                                                                                                                                                                           Thierry SANTIME

 


[1] La Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC), créée en octobre 1983.La Communauté Économique et Monétaire des Etats de l'Afrique Centrale (CEMAC) regroupe 6 pays, à savoir le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée Équatoriale, la République de Centrafrique et le Tchad

 

 

 

 

 

[2] La Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CÉDÉAO) est une organisation intergouvernementale ouest-africaine créée le 28 mai 1975. L’Union économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a pour objectif essentiel, l’édification, en Afrique de l’Ouest, d’un espace économique harmonisé et intégré…

 

 

 

 

 

[3] Omer Mbadi et Stéphane Ballong. Jeune Afrique. 2016 « Afrique Centrale : cinq idées pour dynamiser le marché financier ». http://www.jeuneafrique.com/mag/303852/economie/5-idees-dynamiser-marche-financier/

 

 

 

 

 

[4] Embryonnaires en termes de développement financier et industriel et dont l’extraversion tous azimuts- ou presque-confine à une subordination économique vis-à-vis des grandes puissances économiques et des marchés émergents,

 

 

 

 

 

[5] Cyril Bensimon. « À Bangui, la fin troublée du Forum de réconciliation nationale ». Le Monde Afrique. 2015.  http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/05/12/a-bangui-la-fin-troublee-du-forum-de-reconciliation-nationale_4631850_3212.html

 

 

 

 

 

[6] Madeleine Odzolo Modo, « Fiche d’information de l’organisation : CEEAC ». Réseau de recherche sur les opérations de paix de l’Université de Montréal. http://www.operationspaix.net/3-fiche-d-information-de-l-organisation-ceeac.html

 

 

 

 

 

[7] CNUCED. Rapport 2013 sur le développement économique en Afrique. « Commerce intra-africain : libérer le dynamisme du secteur privé », p.18. http://unctad.org/fr/PublicationsLibrary/aldcafrica2013_fr.pdf 

 

 

 

 

 

[8] Omer Mbadi et Stéphane Ballong. Jeune Afrique. 2016 « Afrique Centrale : cinq idées pour dynamiser le marché financier ». http://www.jeuneafrique.com/mag/303852/economie/5-idees-dynamiser-marche-financier/

 

 

 

 

 

Boko Haram au Cameroun : plaidoyer pour une architecture de sécurité régionale

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Boko Haram au Cameroun, ce n’est pas nouveau. Les incursions du mouvement terroriste dans le Nord du pays existent depuis un moment ; bien que leurs actions spectaculaires de ce mois de janvier attirent un peu plus notre regard. Il est certain qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie pour les atrocités commises par la bande d’Abubakar Shekau, mais il est des actes à la puissance symbolique. Une puissance telle que la situation du Cameroun requiert l’attention de la CEEAC et de la CEDEAO en priorité, de l’Union africaine (UA) en second et de la communauté internationale globalement.

Au cœur de l’été dernier, « BH » comme les moque si bien l’humour camerounais (en référence au plat très apprécié Beignets Haricots) tentait d’enlever le Vice-Premier Ministre du Cameroun Amadou Ali dans sa localité de Kolofata où il séjournait pour la fête de la Tabaski. Tentative doublement symbolique puisque l’homme est à la fois un haut personnage de l’Etat et un notable de cette province frontalière du Nigéria. Ayant revêtu des uniformes de l’armée camerounaise et camouflé leurs voitures en véhicules officielles, les combattants de BH capturèrent le sultan de Kolofata et la femme d’Ali (libérés plus tard) et tuèrent le frère du sultan.

Aussi donc l’opération de déstabilisation par Boko Haram est-elle allée crescendo dans ses objectifs et dans ses cibles. Mais qu’est-ce qui motive Boko Haram au Cameroun ?  L’objectif est double. Dans un premier temps il s’agit de s’offrir une base arrière pouvant servir de repli en cas de regain des forces armées nigérianes. Dans un deuxième temps, le Cameroun permettrait de faire la liaison avec les extrémistes qui sévissent déjà en Centrafrique et au Tchad. Ce dernier objectif accréditerait la thèse selon laquelle, la convergence doctrinaire des mouvements sévissant dans les quatre pays que nous avons cités – s’il n’est pas encore totalement avéré – viserait à créer un bastion islamique en plein milieu de l’Afrique centrale.

L’obtention d’un bastion stratégique dans les Nord respectifs du Cameroun et du Nigéria n’est cependant pas chose aisée tant combattre sur deux fronts est déjà difficile pour une armée de métier. C’est sans compter sur le repli de l’armée nigériane ; repli provoqué par les revers infligés par Boko Haram et précipité entre autres par les considérations électorales qui saisissent le Président nigérian Goodluck Jonathan.

On mentionne beaucoup lesdites considérations comme cause principale de ce repli arguant qu’une autre déconvenue de l’armée enterrerait les espoirs de réélection du président sortant. Certes, c’est un facteur non négligeable  mais qui paraitrait presque secondaire tant les difficultés du pouvoir fédéral nigérian à pacifier et intégrer le Nord du pays sont anciennes. Il est honnête de préciser que ces difficultés ne sont pas particulières au Nord puisqu’au Sud, le Biafra des années 1970, le MOSOP des années 90 ou encore  le MEND d’aujourd’hui témoignent de difficultés qui touchent aussi le sud du pays et la région pétrolifère du delta du Niger. Boko Haram a fleuri sur un terreau fertile et il serait dommage de prendre les conséquences pour des causes.

Il n’en demeure pas moins que depuis que les militaires nigérians ont quelque peu baissé pavillon et semblent avoir abandonné à Boko Haram l’Etat du Borno frontalier du Cameroun, les militants ont pu se concentrer sur un seul front. Avec les conséquences malheureuses que nous connaissons.

Ces attaques en terre camerounaise s’accompagnent de tentatives de subversion propres à ces mouvements, dont le manuel de combat mêle guerre conventionnelle et guérilla. Avérée ou pas, cette subversion est un danger que les autorités camerounaises prennent au sérieux, vis-à-vis d’un mouvement qui souhaite couper du reste du pays le Nord à majorité musulmane. C’est ainsi qu’il faudrait interpréter l’arrestation en début janvier de 13 chefs traditionnels du Mayo-Tsanaga (département frontalier du Nigéria) pour complicité présumée de terrorisme avec Boko Haram. Il est encore trop tôt pour condamner ces hommes à qui la présomption d’innocence doit bénéficier mais au vu de la tentative de kidnapping évoqué plus haut, il n’est pas à exclure que Boko Haram dispose de « sympathisants » locaux.

Depuis ce kidnapping de juillet dernier qui causa la mort du frère du sultan de Kolofata, les incursions se sont multipliées, les combats intensifiés et les enjeux clarifiés. Le formidable renfort de 7 000 hommes décidé par le président camerounais Paul Biya répond à la prégnance de la menace. L’engagement camerounais dispense des enseignements à plus d’un égard. Tout d’abord il confirme la sensibilité des pays africains d’Afrique de l’Ouest et du Centre à la contamination des conflits révélant une fois de plus le problème des frontières. Mais plus que leur porosité, c’est le manque de coopération des États frontaliers qui est une nouvelle fois sur le banc des accusés. A cette culpabilité se rajoute une autre qui ne peut plus être ignorée tant les événements la mettent en évidence : le manque de coopération des organisations de sécurité régionale dans la prévention et la gestion des conflits.

Cette nécessaire architecture interrégionale est un défi que la situation actuelle doit permettre de développer ; car les conflits sont les malheureuses mais parfois nécessaires opportunités qui peuvent révéler d’heureuses entreprises. 

A l’heure où ces lignes sont écrites, la question nigériano-camerounaise de Boko Haram –  puisqu’il ne faut plus séparer les deux – fait l’objet d’une proposition de création d’une force multinationale, reste à savoir si le mandat se fera sous l’égide de l’UA et quels rôles joueraient la CEDEAO et la CEEAC.

Bien entendu, nous nous garderons d’un optimisme béat ou même trop prononcé puisque le souverainisme des Etats – celui du Nigéria dans le cas en l’espèce – tend à s’exacerber au fur et à mesure que la crise s’aggrave, sempiternel obstacle de l’intégration continentale… Ainsi le président Jonathan réitère-t-il le principe de non-ingérence et souhaite régler le problème en s’associant au Cameroun, à la République Centrafricaine et  au Tchad qui a décidé de prêter main forte aux deux premiers.

Quoi qu’il en soit, ce qui se passe aujourd’hui à la frontière du Cameroun et du Nigéria fustige la rigidité  coupable des frontières de nos espaces régionaux. Le temps de  l’intégration par cercles se passe de mode car les menaces que posent Boko Haram (ou encore Ansar Dine dans la bande sahélienne) la rendent obsolète – en matière de sécurité du moins. Les agissements de ces derniers et leurs « succès » témoignent qu’eux ont compris que la « transfrontalisation » des enjeux est un atout. A nos États de comprendre que l’inter-régionalisme est le nôtre.

Enfin dernier point et non des moindres : celui de la circulation des Armes Légères et de Petit Calibre (ALPC). Aujourd’hui plus d’un milliard d’armes légères et de petit calibre circuleraient dans le monde entier selon les estimations du Graduate Institute Studies de Genève. Une portion considérable de ce milliard alimente des groupes comme Boko Haram ou encore Ansar Dine. Malheureusement à cette prolifération des ALPC se rajoute maintenant le danger des armes lourdes qui essaiment davantage depuis la crise libyenne. A tel point qu’aujourd’hui certaines armées africaines déjà si peu bien dotées doivent faire face à des ennemis qui font plus que rivaliser par leur puissance de feu. Mais là il faudrait aussi évoquer l’autre immense écueil qu’est le manque de ressources et de professionnalisation des forces de défense et de sécurité en Afrique. Mais ça c’est un autre débat, un autre article…                              

Cheikh GUEYE

 

 

Le conflit centrafricain, ou comment repenser le régionalisme en Afrique

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Il ne suffit pas de dessiner 8 espaces sur une carte pour leur conférer une réalité sociale et historique. Sans aller jusqu’à comparer le découpage actuel du continent à celui qui se fit lors de la conférence de Berlin de 1886, il convient tout même d’interroger les raisons qui ont sous-tendu ce découpage.

Se rappelle-t-on que lors du sommet d’Addis-Abeba qui allait porter l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) sur les fonts baptismaux, certains  proposèrent une Afrique divisée en 3 ou en 4 ? Se souvient-on que dans le projet initial de l’OUA, le Cameroun était intégrée à l’Afrique de l’Ouest ? Se rappelle-t-on aussi l’affrontement entre le groupe de Casablanca – partisans d’une union politique africaine – et celui de Monrovia – plus réticents à abandonner le concept de l’État-nation – et  la victoire de la logique de coopération sur celle d’intégration ?

Avant l’indépendance, bien avant la  colonisation, l’Afrique comme tous les autres continents, a été une terre de conquête par les idées (superstructure) et par des formes politiques (infrastructure).  Dès lors l’unité africaine existe avant tout comme une téléologie, et l’OUA, l’UA et les CER sont ces formes politiques. Destinées à quoi faire ? Là est la question. Ce débat entre matérialisme et idéalisme se posant à toutes les constructions sociales humaines, il ne pouvait en être autrement sur le continent africain ; d’autant que la tâche est d’envergure pour un continent deux fois plus grand et peuplé que l’Europe.

La situation qui déchire la Centrafrique depuis plusieurs mois nous tance sur le projet panafricain. Un projet qui, tel qu’il se développe actuellement, pose autant – sinon plus –  de problèmes qu’il ne résout de solutions. Parce qu’une division de l’espace continental en 8 Communautés Economiques Régionales ne suffit pas à instaurer une division scientifique du maintien de la paix (CEDEAO, CEEAC, UMA, IGAD, COMESA, CAE, SADC, CEN-SAD) ; parce les dynamiques qui animent ces espaces posent la question de leur complémentarité ; et enfin parce qu’à l’instar du Mali, la Centrafrique assène une vérité essentielle : l’intangibilité des frontières des Etats ne signifie pas celle des  espaces régionaux.

A ce sujet, la Centrafrique, pays carrefour d’une région carrefour du continent, n’a jamais mieux porté son nom qu’aujourd’hui. Le conflit qui mine à nouveau le pays depuis fin 2012  est de nature à susciter le débat sur la construction panafricaine. Ce faisant, saisir le défi centrafricain reviendrait à saisir le défi de toute une sous-région et in extenso celui d’un continent. Si la CEDEAO ou la SADC sont souvent citées en « exemple »  en termes d’intégration régionale, nous avons énormément à apprendre des déboires de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC).

La question de la construction d’un espace régional en Afrique centrale pose la question de l’intégration certes ; mais il nous semble qu’il est surtout le révélateur d’un autre concept clé trop souvent mésestimé: l’inter-régionalisme.

Avec l’Afrique centrale, nous disposons d’un espace régional particulier dont les frontières semblent se mouvoir. L’existence en son sein de pays comme la République démocratique du Congo (RDC) et l’Angola appartenant à la fois à la SADC et à la CEEAC ; ou encore du Rwanda qui s’est « détournée » de l’Afrique centrale au profit de l’Afrique de l’est sont autant de phénomènes particuliers à cette région.

Aussi les évènements de cette année en Centrafrique ou encore en RDC ne cessent-ils de rappeler que la question sécuritaire en Afrique centrale ne va pas sans le concours des autres sous-régions. Il est évident qu’en tant que région centrale, il  est tout à fait logique qu’elle soit celle qui partage le plus de frontières. Et c’est pour cette raison qu’elle réclame d’autant plus d’attention. Que faut-il penser quand les actes criminels du LRA ougandais se prolongent en Centrafrique ? Que dire encore quand Boko Haram mène ses incursions dans le Nord-Cameroun et va jusqu’à enlever la femme du Vice-Premier ministre ?

Le cas libyen a réaffirmé que l’effet domino est une réalité inquiétante  dans ce continent : les conséquences de l’effondrement du régime libyen ont rampé jusqu’en Centrafrique en passant par le Mali, le Niger et le Tchad. 4 pays, 2 sous-régions. Et pourtant, à  l’inter-régionalisation des conflits  ne répond pas encore un  inter-régionalisme institutionnel fort.  Et comme d’habitude cela  se traduit sur le plan de la sécurité bien que les faits soient de nature à nous y exhorter.

L’apport prépondérant des forces tchadiennes (20% des effectifs) dans la MINUSMA, celui considérable de l’Ouganda  dans le cadre de l’Initiative de Coopération Régionale  en Centrafrique, au Soudan et en RDC ou encore l’implication de l’Afrique du Sud en RDC sont autant de preuves que le cadre de réflexion des  problèmes de sécurité en Afrique dépasse de loin celui d’une sous-région.

Il nous semble qu’en Afrique se jouera dans les décennies à venir le nouveau paradigme de sécurité continentale. Plus qu’un paradigme il s’agit de s’affranchir de nos habituels  carcans conceptuels qui brident les perspectives d’évolution de la construction panafricaine. Les idées construisent et cela ne doit pas être oublié. L’inter-régionalisme n’est pas que la  fin de la construction panafricaine, elle en est aussi un moyen.

Mise en branle par la Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), puis confirmée par les accords tripartites entre le COMESA, la SADC et la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), et les accords SADC-COMESA-CEEAC, la logique verticale de développement impulsée par l’Afrique du Sud notamment trouve en l’Afrique centrale un espace de conquête.  Face à une organisation régionale défaillante, cette logique verticale pourrait séduire d’autres pays d’Afrique centrale à l’instar de la RDC et de l’Angola.

Face à cette logique verticale, il existe les contours d’une logique horizontale symbolisée par la zone Franc (commune à la majorité des pays d’Afrique centrale et de l’Ouest et la bande sahélienne.  Alors pourrait se jouer dans cette région centrale une compétition qui pourrait amener au redimensionnement de cet espace régional voire à sa disparition. 

Cheikh Gueye

Quel bilan pour l’intégration régionale en Afrique ?

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Depuis les années 1990, à la faveur d’un nouveau contexte international marqué par la fin de la Guerre froide et l’avènement d’une économie mondialisée, la régionalisation est en vogue sur le continent africain. Les chefs d’État africains, prenant conscience de l’intérêt de se réunir au sein d’entités économiques plus grandes, ont multiplié leurs efforts pour créer des communautés régionales. Des organisations régionales moribondes ont été revitalisées par de nouveaux traités plus ambitieux, comme la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en 1993 ; d’autres ont vu le jour, comme l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) dans la Corne de l’Afrique en 1996.  

Aujourd’hui, les avancées de l’intégration régionale alimentent le discours sur une Afrique émergente, en plein éveil. Quelles formes prennent la régionalisation en Afrique, et quelle est sa portée réelle, à la fois sur le plan économique et sur le plan politique ?

Les formes de la régionalisation

L’Union africaine (UA) supervise le processus d’intégration régionale au niveau continental, avec pour ambition de former une Communauté économique africaine à l’horizon 2028. Les communautés économiques régionales (CER) ont un rôle fondamental à jouer: huit d’entre elles ont été identifiées par l’UA comme les piliers de l’intégration régionale. 

Aujourd’hui, l’intégration au-delà du domaine économique et la création d’une union politique restent un horizon lointain. C’est par le marché que les États africains cherchent à réaliser l’intégration : la formation d’ensembles économiques plus puissants et la réduction du coût des échanges transfrontaliers sont les priorités des communautés régionales. La régionalisation en Afrique est avant tout une régionalisation économique. Elle vise la libéralisation du commerce des biens, avec un modèle d’intégration largement inspiré de l’expérience européenne : l’intégration est envisagée comme une progression pas à pas, de la création d’une zone de libre-échange à la formation, à terme, d’une union économique et monétaire. Si certaines organisations accordent une plus grande attention aux questions politiques, c’est souvent parce qu’elles y ont été contraintes : la CEDEAO a dû faire face à de nombreuses crises politiques et a développé en réponse à celles-ci des mécanismes innovants de prévention des conflits et de promotion de la bonne gouvernance.

Quels résultats ?

Plusieurs initiatives prometteuses ont été mises en œuvre depuis le début des années 2000, mais les progrès sont disparates. À l’heure actuelle, la Communauté d’Afrique de l’Est est l’organisation régionale la plus avancée, avec un marché commun établi depuis juillet 2010. La CEDEAO est plus en retard sur le plan économique : l’union douanière n’est envisagée que pour 2015, et l’objectif de lancer une monnaie unique en 2020 paraît difficilement tenable. En Afrique centrale, l’intégration économique en est encore à ses balbutiements. Des avancées ont également été enregistrées dans le sens d’une plus grande liberté de circulation des personnes : la CEDEAO délivre désormais un passeport commun pour faciliter les voyages intra-régionaux. Les États africains progressent aussi dans le sens d’une meilleure coordination de leurs politiques sectorielles (électricité, eau, transports…). Enfin, certaines organisations ont initié des projets d’infrastructure majeurs: un exemple phare est la construction du port de Lamu, au Kenya, et du corridor de transport Lamu-Sud-Soudan-Éthiopie avec le soutien de la Communauté d’Afrique de l’Est. 

Le bilan économique de l’intégration reste mitigé. Le volume du commerce intra-africain a constamment augmenté au cours des vingt dernières années, mais ne représente toujours que  12% du commerce total en Afrique (contre 60% pour l’Union européenne). Au sein de la CEEAC, les exportations intra-régionales ne dépassent pas 0,8%, ce qui témoigne d’une intégration quasi-inexistante. Plusieurs obstacles, comme le manque d’infrastructures, la lourdeur des procédures administratives et des contrôles aux frontières ainsi que la corruption continuent de s’opposer à une meilleure intégration des économies africaines, et méritent plus d’attention de la part des communautés régionales.

L’intégration politique : la longue marche vers la supranationalité…

La politique en Afrique se joue désormais, plus qu’auparavant, à un niveau régional. Mais l’impact des organisations régionales sur l’exercice du pouvoir et l’organisation politique du continent africain reste relativement limité. Certaines organisations ont fait preuve de volontarisme pour s’attaquer aux crises politiques dans leurs régions. La CEDEAO s’est ainsi distinguée par son activisme face aux conflits armés et aux coups d’État en Afrique de l’Ouest. Elle fait régulièrement appel à des hautes personnalités ouest-africaines comme Blaise Compaoré ou Olusegun Obasanjo pour  des missions de médiation, et  dispose même d’une composante militaire (l’ECOMOG, devenue Force en attente), qu’elle a déployé au Libéria et en Sierra Leone dans les années 1990, ou plus récemment au Mali. 

Au fil des interventions, les communautés régionales et l’Union africaine ont progressivement rompu avec la norme de non-ingérence qui régulait les relations entre États africains depuis les indépendances. Les organisations régionales revendiquent maintenant un droit d’intervention dans les affaires politiques intérieures. La CEDEAO ou la SADC n’ont pas hésité à brandir la menace de sanctions contre les juntes militaires au Mali, en Guinée ou à Madagascar. Des textes régionaux, comme le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, contribuent également à diffuser un ensemble de normes, qui délimitent les contours de l’acceptable et orientent l’exercice du pouvoir. La contribution des organisations régionales à la démocratisation doit cependant être nuancée : comme les dirigeants nationaux conservent la main haute dans les instances de décision, elles restent très timides lorsqu’il s’agit de dénoncer des cas de fraude électorale ou de répression policière organisée par les États. 

La régionalisation, dans sa forme actuelle, ne représente pas un tournant majeur dans l’organisation politique du continent. La supranationalité est encore embryonnaire: les intérêts des États – voire même des régimes en place – restent prédominants, et les organisations régionales ne sont pas encore perçues comme des entités légitimes pour imposer leurs propres règles. L’intégration régionale en Afrique continue aussi de souffrir de la fragilité des États et de leur hétérogénéité. L’Afrique de l’Ouest qui veut s’unir, c’est aussi bien le Ghana anglophone, aux  alternances démocratiques réussies, que la Guinée-Bissau lusophone, où les coups d’État sont récurrents. La SADC, c’est aussi bien le Botswana, cinquante ans de développement économique, et démocratique, que le Zimbabwe, à peine remis d’une grave crise économique provoquée par un régime décadent. Le dynamisme économique du Kenya et de l’Ouganda a favorisé l’intégration est-africaine, mais généralement les organisations régionales africaines manquent de pays moteurs, capables d’insuffler une véritable dynamique d‘intégration, à l’instar du « couple franco-allemand » dans l’Union européenne. La régionalisation en Afrique centrale pâtit du manque de stabilité en République démocratique du Congo. Au sein de la CEDEAO, le poids lourd démographique, politique et militaire qu’est le Nigeria doit faire face à des défis internes importants, qui l’empêchent de jouer un rôle moteur au niveau régional. La région compte certes des États stables et économiquement performants (comme le Cap-Vert ou le Ghana), mais ceux-ci sont soit trop faibles soit pas assez volontaristes pour dynamiser et orienter le processus d’intégration.  

Vers une régionalisation par le bas ? 

Si l’idéal panafricain continue d’avoir un appel certain, il peine à se manifester dans la configuration actuelle des organisations régionales, construites sans engouement populaire. Aucune organisation régionale n’est aujourd’hui le vecteur d’un projet populaire d’union politique africaine, puisqu’elles se focalisent en premier lieu sur l’intégration économique. Le régionalisme en Afrique souffre également d’une absence de personnalités d’envergure régionale, capables de donner corps et voix au projet d’intégration. Les commissaires de la CEDEAO ou de la CEEAC sont des anonymes, qui n’existent qu’à l’arrière-plan de chefs d’États dominants. Ces organisations ont pris conscience de leur manque de légitimité, et tentent aujourd’hui de se rapprocher des populations africaines en adoptant un message plus populaire. La Vision 2020 de la CEDEAO prévoit ainsi de faire évoluer l’organisation en une « CEDEAO des peuples ». 

Au-delà des initiatives d’intégration formelles, la régionalisation informelle est une réalité trop souvent négligée. Les échanges transfrontaliers informels jouent un rôle majeur et sont porteurs d’une régionalisation « par le bas ».  Qu’il s’agisse de la région des Grands Lacs ou de la frontière Niger/Nigeria/Bénin, ces flux informels de marchandises, d’hommes et de  capitaux créent des bassins économiques intégrés, et donnent naissance à des micro-régionalismes transfrontaliers. Les organisations régionales doivent reconnaître cette régionalisation par le bas et à lui faire une place dans leurs stratégies d’intégration. Sa prise en compte est la clé d’une régionalisation inclusive, productrice de richesses et de sécurité.

 

Quel chemin vers l’Union Africaine ? (2)

Quel serait l’intérêt d’une union africaine structurée ? Trois objectifs semblent aujourd’hui primordiaux : construire un vaste marché intérieur réglementé, à même de produire la richesse nécessaire pour sortir l’Afrique du sous-développement économique ; pacifier les relations entre Etats et consolider les liens entre les différentes sociétés internes au continent africain, à travers des institutions politiques représentatives et intégrantes ; ancrer l’Afrique dans l’espace mondial et le processus de globalisation.

Pour répondre à ces défis, l’espace continental africain est pertinent à plusieurs égards : en plus de sa cohérence géographique, il existe une communauté de destin historique que l’on ne peut ignorer. Encore plus qu’au passé, l’Histoire africaine se conjugue au présent et au futur : le défi du développement socio-économique et du vivre-ensemble s’impose à l’ensemble des pays du continent.

Ceci étant dit, quel chemin vers l’union africaine ? J’ai déjà indiqué ma préférence pour la stratégie « gradualiste » par rapport à la vision « maximaliste » de l’unité africaine ; j’en expliquerai les raisons en me référant aux trois objectifs identifiés précédemment. Continue reading « Quel chemin vers l’Union Africaine ? (2) »