Réformer les indicateurs économiques : et si le sursaut venait d’Afrique ?

Alors que le débat autour de la redéfinition des indicateurs économiques se cristallise dans les sociétés occidentales, c’est d’Afrique que pourraient provenir des réformes audacieuses.
Dotés d’une croissance économique dynamique mais confrontés à des défis sociaux et environnementaux majeurs, certains pays du continent bénéficieraient d’ajustements de leurs indicateurs. Une meilleure gestion de ces défis nécessite en effet la création d’indicateurs pertinents et aptes à contrôler les évolutions (positives et négatives) dans ces domaines.
Au-delà d’une simple remise en question du PIB, c’est également l’opportunité d’une rupture idéologique inédite dans l’histoire économique et des relations internationales.

Un débat historique mais en suspens dans les économies occidentales

La limite de la croissance du PIB comme indicateur central dans notre appréhension et notre gestion des défis actuels est la question fondamentale. Historique, comptable et essentiellement quantitatif, il est en effet considéré comme caduc et inapte à mettre en lumière les problèmes sociaux et environnementaux contemporains. Reportant uniquement l’accroissement de la production, il ne révèle rien sur les évolutions sociales et environnementales de nos sociétés.

Depuis 1972, et le rapport « Limits to Growth » du Club de Rome, différentes contributions questionnent la « pertinence de ces données en tant qu’outils de mesure du bien-être sociétal » (Rapport « Stiglitz », 2008). Toutefois, jamais la mise en place d’indicateurs performatifs complémentaires au PIB ne s’est concrétisée.

Ces critiques militent pour l’ajout d’indicateurs propres aux questions sociales  et à la préservation de l’environnement. On peut notamment évoquer les inégalités de revenus, la proportion d’individus vivant sous le seuil de pauvreté, l’accès à l’éducation, la pollution atmosphérique, la gestion des ressources en eaux, la dégradation des sols, etc. Il reste néanmoins important de noter que ces indicateurs ne doivent pas être substituables, c’est-à-dire que de bonnes performances dans un domaine ne doivent pas masquer de piètres résultats dans un autre. Ceux-ci permettraient de sortir d’une vision uniquement quantitative et d’orienter nos activités vers l’amélioration des conditions de vie des populations et la durabilité de nos écosystèmes.

Néanmoins, ces volontés d’ajustements se heurtent à de nombreux refus dans les sociétés occidentales. Tous se fondent en partie sur l’atonie actuelle de la croissance : en cette époque de croissance faible, la priorité serait son rétablissement, pas sa remise en question en tant qu’indicateur phare. Il leur semble déplacé de vouloir discréditer cet indicateur au moment précis où il vacille. C’est donc parce que ces sociétés cherchent aujourd’hui à renouer avec la croissance que les aspirations à revoir le modèle d’analyse sont écartées.

Une chance en Afrique subsaharienne ?

Il est donc approprié de se tourner vers des pays jouissant d’une croissance dynamique pour impulser cette initiative, notamment en Afrique de l’ouest francophone.

Le Sénégal ou la Côte d’Ivoire bénéficient, par exemple, de performances économiques saluées par des observateurs reconnus, comme la Banque Mondiale ou le cabinet McKinsey. Ils bénéficient d’une croissance stable, autour de 5% par an[1], depuis plusieurs années et les perspectives sont encourageantes.

Au-delà de leur croissance économique, c’est sa relative qualité qui en fait des candidats opportuns : ces économies sont relativement diversifiées, ne dépendent pas des exportations d’hydrocarbures et ont des marchés intérieurs dynamiques. Difficile donc d’objecter les mêmes critiques qu’en occident. Ces performances offrent également un certain prestige régional qui peut servir de catalyseur et, à terme, entrainer certains pays voisins, comme le Bénin ou le Togo, plus modestes et plus discrets sur la scène régionale.

Une réforme urgente au vu de la situation

Même si la croissance offre ici un avantage indéniable à ces économies, c’est surtout l’ampleur des défis à relever dans la région qui rend cette réforme urgente. Ces pays sont en effet les premiers concernés par les conséquences sociales et environnementales d’une croissance non-inclusive et d’une dégradation rapide de l’environnement.

La situation des littoraux d’Afrique de l’ouest[2] illustre cette urgence. Les industries minières et l’exploitation du sable accélèrent l’érosion du littoral, où vit plus du tiers de la population, et  menace les écosystèmes naturels et les sociétés. Les destructions d’emplois issues de ces changements accentuent la précarité et la marginalisation socio-économique, en particulier des jeunes, ce qui amplifie la violence et les trafics. Il semble donc nécessaire de contrebalancer l’hégémonie de la croissance sur les décisions économiques et politiques par l’intégration d’indicateurs qualitatifs.

Outre cet exemple, c’est une prise de conscience plus large du danger inhérent aux facteurs quantitatifs qui est crucial. C’est le cas de la démographie et de l’urbanisation, qui sont encore trop souvent considérés comme des opportunités de fait et proclamés comme les principaux atouts du continent. En réalité, ces dynamiques quantitatives restent fondamentalement des défis à la stabilité de la zone.

L’évocation constante du « dividende démographique » illustre cette confusion entre quantitatif et qualitatif. La population de l’Afrique subsaharienne atteindra en effet plus de 2 milliards d’individus d’ici 2050 (environ 1.2 actuellement)[3] et sa main d’œuvre sera la plus abondante au monde, devant la Chine ou l’Inde. Ce « dividende » sous-entend que l’explosion démographique aurait naturellement un effet positif sur le développement général.

Néanmoins, ce lien est loin d’être évident. Comme le suggère la notion d’explosion, cette dynamique quantitative reste imprégnée du risque inhérent à l’accroissement rapide d’une population. Le dividende ne s’opère que si les services de base (logement, éducation, emploi, santé) sont fournis à l’intégralité des populations et si les jeunes intègrent le marché du travail sereinement. Marché sur lequel doivent se combiner formations adéquates et accessibles avec une offre suffisante d’emplois correspondants. Plus généralement, le dividende démographique est une conséquence d’une croissance inclusive et équitablement répartie à l’ensemble de la population et non un phénomène quantitatif, spontané et naturel.

Dans son dernier rapport[4], le cabinet McKinsey réalise également un raccourci optimiste sur les bénéfices de l’urbanisation rapide du continent. Vantant ses mérites, il passe brièvement sur les besoins qu’elle implique, concluant sur la nécessaire provision de « logements » et de « services ». Il aurait fallu être cynique pour évacuer le besoin de logements pour les nouveaux urbains, mais les auteurs n’ont pas approfondi la notion de « services », euphémisme osé qui englobe les minima requis pour des millions de citadins supplémentaires et sans lesquelles les bidonvilles grossiront.

A l’heure des plans ambitieux (notamment le Plan Sénégal Émergent[5]), ces réflexions sur les indicateurs ne sont donc pas de simples challenges intellectuels mais apportent des ajustements décisifs. Dépasser les paramètres quantitatifs (production, démographie, urbanisation) et superviser les évolutions sociales et environnementales  est déterminant pour soutenir des trajectoires prometteuses mais encore fragiles.

Au-delà de la réforme technique : une révolution idéologique

Ce changement de paradigme implique également un recul idéologique vis-à-vis des politiques économiques traditionnelles en faveur d’un modèle endogène de croissance et de développement. Passée la période des plans d’ajustements structurels (caractérisée par le recul de la puissance publique et la rigueur budgétaire), les gouvernements régionaux suivent néanmoins encore les dogmes libéraux traditionnels dans leurs politiques. La suprématie de la croissance du PIB reste donc incontestable et favoriser des indicateurs complémentaires, malvenu. Les performances du PIB sont notamment un sésame précieux pour obtenir le soutien des bailleurs internationaux et elles focalisent donc l’attention de gouvernements.

Cette innovation impliquerait donc de s’émanciper de ces institutions en favorisant l’intégration régionale. L’UEMOA offre un cadre intéressant de discussion mais ne possède pas de capacités financières, contrairement à la Banque Africaine de Développement.  Celle-ci dépend néanmoins à plus de 70% de l’étranger et nécessite donc des réformes profondes pour devenir une réelle force de proposition. Quoiqu’il en soit, financer son propre mode de développement semble décisif pour dépasser la simple déclaration de principe et promouvoir un modèle inédit.  

 

Cette innovation incite donc à penser le développement hors des cadres hérités et calqués systématiquement. Elle implique de prendre du recul sur la notion de « rattrapage », de s’émanciper de la référence occidentale comme universelle et indépassable. Elle invite au contraire à tirer les conclusions des crises multiples qui la traversent pour éviter de tomber dans les mêmes écueils. En un mot, il est important de cesser de faire « du passé des autres notre avenir » pour reprendre la formule lapidaire du sociologue et écrivain togolais Sami Tchak (cité par Felwine Sarr dans « Afrotopia »).

Bien entendu, cela laisse planer de nombreuses questions et inconnues, notamment autour du choix de ces nouveaux indicateurs. Néanmoins, il semblerait que ce soit à l’Afrique de prendre ce débat en main, il en va de sa stabilité.

Gilles Lecerf 


[1] Banque Africaine de Développement, « African Economic Outlook » 2016

 

[3] Projection des Nations Unies – World Population Prospects 2015

 

[4] McKinsey&Company – Global Institute – « Lions on the Move II. Realizing the Potential    of Africa’Economies » – September 2016

 

[5] Cadre de référence pour les politiques sénégalaises. Plans quadri-annuels sur les périodes 2014-2035 – http://www.presidence.sn/pse

 

Le Brésil en Afrique : coopération et affaires

Durant les célébrations du 50ème anniversaire de l'Organisation de 'lUnité Africaine, la présidente brésilienne Dilma Rousseff a annoncé l'annulation par de la dette de douze pays africains, pour un total de 900 millions de dollars. Sans sous-estimer la solidarité "Sud-Sud" et les motifs humanitaires, cette décision est également motivée par des intérêts économiques, environnementaux et politiques communs.


dilma-af490Au Brésil, il est très mal vu d’arriver à une fête les mains vides. Et en tant qu’unique chef d’État non africain présent à la célébration du 50ème anniversaire de l’organisation de l’unité africaine, Dilma Rousseff n’a pas seulement amené à Addis Abeba des paroles amicales mais également un cadeau : l’annulation de la dette de douze pays africains, d’une valeur totale de presque neuf cent millions de dollars.

Cette somme dépasse le total perçu en aide publique au développement par le Brésil, qui devient ainsi donateur tout en restant, officiellement, un pays en développement. Le geste n’est pas seulement philanthropique, car comme l’a expliqué Roussef en conférence de presse, « sans cette annulation je n’arrive pas à entretenir de relations avec eux, tant du point de vue des investissements, du financement des entreprises brésiliennes dans les pays africains que du commerce avec une plus grande valeur ajoutée ». 

Lorsque Lula da Silva a commencé à consacrer une bonne partie de ses efforts diplomatiques et de son temps personnel à entretenir des relations avec les pays du Sud, cette politique a été perçue comme idéologique et peu pragmatique par les milieux d’affaires brésiliens. Mais en dix ans, le commerce entre le Brésil et l’Afrique a quintuplé, passant de 5 milliards de dollars en 2002 à 26 milliards en 2012. Presque la moitié de ces exportations sont des produits manufacturés, une proportion beaucoup plus élevée que pour l’ensemble des exportations brésiliennes, où les produits industriels, d’une plus grande valeur ajoutée que les matières premières agricoles ou minérales, représentent seulement un tiers du total.

Durant ces dix ans, le Brésil a augmenté de dix-sept à trente six le nombre de ses ambassades en Afrique et la banque brésilienne de développement BNDES a commencé à accorder des lignes de crédits, que ce soit pour la construction d’un aéroport au Mozambique ou l’installation de systèmes de paiements électroniques dans les autobus sud-africains. La plus grande partie des crédits se concentre en Angola, où le constructeur brésilien Oderbrecht est devenu le principal employeur du pays. Enfin, lors de la visite de Rousseff, des crédits brésiliens d’un milliard de dollars pour les chemins de fer en Ethiopie, le pays d’accueil de l’Unité Africaine, ont été annoncés.

L’entreprise publique Petrobas et la compagnie minière Vale sont les deux autres grands investisseurs en Afrique, souvent en concurrence avec les entreprises chinoises pour l’exploration et l’exploitation du sous-sol. Derrière ces deux géants, des dizaines d’entreprises brésiliennes de moyenne et petite taille s’établissent sur le continent comme fournisseurs et sous-traitants. La compagnie aérienne brésilienne à bas coûts Gol a annoncé le lancement prochain d’un vol direct entre Sao Paulo et Lagos, la plus grande ville du Nigeria. Ce vol durera environ 2 heures de moins que le trajet direct jusqu’à Miami.

En plus de la proximité géographique, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique Sud, le Brésil et l’Afrique ont une histoire commune qui a récemment commencé à s’écrire, et un sol et un climat semblables. La médecine tropicale développée par l’Institut Osvaldo Cruz donne lieu à des dizaines d’accords de coopération, dont un avec le Mozambique pour produire localement des médicaments génériques contre le VIH. Pour sa part, l’agence brésilienne de recherche agricole Embrapa, travaille sur l’adaptation au Sahel de son expérience dans l’aridité du cerrado (ici préciser en notes « région de savane au Brésil »). Le Brésil coopère plus particulièrement avec le Bénin, le Burkina Faso, le Tchad et le Mali sur l’amélioration du coton et à l’Organisation Mondiale du Commerce, ils font front commun contre les subventions des Etats-Unis à leurs propres producteurs de coton, qui nuisent directement à ces pays ainsi qu’au Brésil.

Dans le domaine de l’énergie renouvelable, que Roussef connaît de près, ayant été ministre de ce secteur durant la présidence de Lula, le Brésil promeut activement ses technologies pour obtenir de l’éthanol à partir de la biomasse, en particulier de canne à sucre. A plusieurs occasions, la présidente brésilienne a comparé l’éthanol à l’énergie solaire, promue par les européens, qu’elle considère comme un « crime contre l’Afrique » parce qu’elle engendrerait une dépendance technologique.

Alors que Roussef trinquait avec ses pairs africains à « nos vastes intérêts communs » et à une coopération Sud-Sud qui « profite aux deux parties », l’ex-président de la Tanzanie Benjamin Mkapa critiquait durement les accords commerciaux que l’Union Européenne est en train de négocier avec l’Afrique. Selon lui, les propositions actuellement sur la table « empêcheront le développement des pays africains, conduiront à la désindustrialisation et empêcheront les tentatives d’ajouter une valeur aux biens exportés, en leur refusant l’accès aux marchés », alors que les produits européens bénéficieront de baisses de prix et d’impôts.

L’Union Européenne demeure la principale source d’aide en Afrique, mais c’est le Brésil et la Chine que les gouvernements africains perçoivent comme des « associés ». A l’inverse, l’image de l’Afrique Subsaharienne dans les pays développés continue d’être celle d’une région misérable, plongée dans la pauvreté absolue. Les diplomates et entrepreneurs brésiliens y voient, eux, des économies qui croissent à un rythme de sept pour cent par an et un continent sur lequel onze pays ont un revenu par habitant supérieur à celui de la Bolivie.

BISSIO Roberto


Cet article a été traduit de l’espagnol vers le français par Aurélie Gasc, traductrice bénévole pour Ritimo. L’article original est en ligne sur le site Red del Tercer Mundo : Brasil en África : cooperación y negocios. Publié initialement sur Ritimo.org et repris ici sous licence Creative Commons.