En 2100, plus d’un Terrien sur trois africain ?

Cet article a été écrit par Gilles Pison, spécialiste des questions de démographie et en particulier en Afrique. Il était l’invité de la dernière conférence de l’ADI qui s’est tenue à Paris, le 6 Octobre dernier. Cet article est initialement paru le 19 Septembre 2017 sur The Conversation.

La population du continent africain s’accroît rapidement. Estimée à 140 millions en 1900, elle atteignait un milliard d’habitants en 2010. Elle en comptera 2,5 en 2050 et plus de 4 en 2100, selon le scénario moyen des projections des Nations unies (voir la figure ci-dessous). Un humain sur 6 habite aujourd’hui en Afrique. En 2050, ce sera 1 sur 4, et plus d’1 sur 3 en 2100, selon ces mêmes projections.

À quoi tient cette forte croissance ? Se poursuivra-t-elle ? Le quadruplement d’ici la fin du siècle est-il inévitable ?

Gilles Pison (à partir des données des Nations unies), CC BY

Les raisons de la croissance

Si la population de l’Afrique augmente, c’est en raison de l’excédent des naissances sur les décès (quatre fois plus de naissances que de décès). La mortalité a beau y être la plus élevée du monde, elle y a diminué, comme elle l’avait fait auparavant dans les autres continents.

La fécondité y a également diminué, les femmes y mettant au monde 4,5 enfants en moyenne chacune en 2017, contre plus de 6,5 il y a quarante ans et 5,5 il y a vingt ans. L’Afrique connaît là aussi une évolution ayant déjà eu lieu dans les autres continents, où elle y est plus avancée : 2,1 enfants seulement par femme en Asie en 2017, 2,0 en Amérique latine, 1,9 en Amérique du Nord et 1,6 en Europe.

Cette moindre mortalité qu’autrefois et cette fécondité encore relativement élevée expliquent que la population de l’Afrique s’accroisse rapidement. Même si la fécondité continue de diminuer, comme le suppose le scénario moyen des Nations unies, il ne va pas en résulter tout de suite une diminution sensible du taux de croissance et encore moins un arrêt de celle-ci, en raison de l’inertie démographique.

À supposer que la fécondité africaine tombe dès maintenant à 1,6 enfant par femme comme en Europe ou en Chine – scénario hautement improbable –, la population continuerait pourtant d’augmenter pendant encore quelques décennies pour atteindre près de 1,6 milliard en 2050. La population de l’Afrique comprend en effet beaucoup de jeunes adultes en âge d’avoir des enfants ; même si chacun en avait peu, il en résulterait un nombre élevé de naissances.

L’évolution de la fécondité : plusieurs surprises récentes

Les projections de population publiées par les Nations unies en 1981 annonçaient 10,5 milliards d’êtres humains sur la planète en 2100 dans leur scénario moyen. Les dernières projections publiées en juin 2017 en annoncent 11,2, soit 0,7 de plus.

Le total est donc un peu plus élevé mais le véritable changement se trouve dans la répartition par continent : l’Asie, 5,9 milliards d’habitants en 2100 d’après la projection publiée en 1981, n’en a plus que 4,8 à cet horizon dans celle publiée en 2017. La révision est également à la baisse pour l’Amérique latine : 712 millions en 2100 au lieu de 1 187 (40 % de moins). À l’inverse, l’Afrique, 2,2 milliards d’habitants en 2100 d’après les projections de 1981, en a le double, 4,4 milliards, dans celles publiées en 2017 (voir la figure ci-dessous).

Première surprise : les enquêtes révèlent il y a 30 à 40 ans que la fécondité a commencé à baisser très rapidement dans beaucoup de pays d’Asie et d’Amérique latine. Les Nations unies ont donc revu sensiblement à la baisse leurs projections démographiques pour ces continents.

Autre surprise, plus récente, venue de l’Afrique intertropicale : on s’attendait à ce que sa fécondité baisse plus tardivement qu’en Asie et en Amérique latine, du fait de son retard en matière de développement socio-économique, mais on imaginait un simple décalage dans le temps, avec un rythme de baisse similaire aux autres régions du Sud une fois qu’elle serait engagée. C’est bien ce qui s’est passé en Afrique du Nord et en Afrique australe, mais pas en Afrique intertropicale où la baisse de la fécondité, bien qu’entamée aujourd’hui, s’y effectue plus lentement. D’où un relèvement des projections pour l’Afrique qui pourrait donc rassembler plus d’un habitant de la planète sur trois en 2100.

Gilles Pison (à partir des données des Nations unies), CC BY

Ce qui se passe en Afrique intertropicale

La fécondité diminue bien en Afrique intertropicale mais dans les milieux instruits et en villes plus que dans les campagnes, où vit encore la majorité de la population. Plusieurs facteurs pourraient expliquer que la baisse de la fécondité y soit pour l’instant plus lente que celle observée il y a quelques décennies en Asie et en Amérique latine (voir la figure ci-dessous).

L’Afrique se développe sur le plan économique, mais lentement, et sans encore avoir atteint le niveau des pays asiatiques ou latino-américains à l’époque où leur fécondité a commencé à diminuer fortement.

Or le développement économique et la baisse de la fécondité vont souvent de pair, la seconde étant souvent considérée comme une conséquence du premier. L’instruction des femmes est un facteur-clé dans ce processus : celles ayant été à l’école mettent moins d’enfants au monde que celles qui n’y sont pas allées. Les pays asiatiques et latino-américains ont beaucoup investi dans l’éducation pour tous il y a quelques décennies. Si l’éducation progresse en Afrique intertropicale, notamment chez les femmes, elle n’atteint toujours pas les niveaux observés en Asie et en Amérique latine lorsque la baisse de la fécondité s’est enclenchée dans ces continents.

Un autre facteur évoqué pour expliquer cette moindre baisse de la fécondité en Afrique est le partage des coûts pour élever les enfants. En Afrique, une partie des enfants est élevée par d’autres adultes que les parents – un grand parent, un oncle, une tante – ceux-ci prenant en charge les frais pour les nourrir, les habiller et les envoyer à l’école. Partout dans le monde, les humains font progressivement le choix d’avoir peu d’enfants, investissant sur chacun d’eux pour leur assurer une vie longue et de qualité, ce qui n’est pas possible quand il y en a beaucoup. Mais si avoir un enfant de plus n’entraîne pas de dépenses accrues du fait qu’il sera pris en charge par d’autres, l’incitation à avoir peu d’enfants reste moindre.

Gilles Pison (à partir des données des Nations unies), CC BY

Des élites peu engagées dans la limitation des naissances

La fécondité baisse plus lentement en Afrique qu’en Asie et en Amérique latine il y a quelques décennies ; et cela ne vient pas d’un refus de la contraception chez les Africains.

La plupart des familles rurales ne se sont certes pas encore converties au modèle à deux enfants, mais elles souhaitent avoir moins d’enfants et notamment plus espacés. Elles sont prêtes pour cela à utiliser la contraception mais ne bénéficient pas de services adaptés pour y arriver.

Les programmes nationaux de limitation des naissances existent mais sont peu efficaces, manquent de moyens, et surtout souffrent d’un manque de motivation de leurs responsables et des personnels chargés de les mettre en œuvre sur le terrain. Parmi les rares exceptions, le Rwanda, l’Éthiopie, et le Malawi, pays où les autorités sont très engagées en faveur de la famille de petite taille et ont fait de la diminution de la fécondité une de leurs priorités.

Au Rwanda, celle-ci a connu l’une des plus fortes baisses du continent, y diminuant de plus de 20 % en une décennie (elle est passée de 5,4 enfants par femme au début des années 2000 à 4,2 au début des années 2010). Mais dans la plupart des autres pays d’Afrique intertropicale, les responsables et les élites ne sont pas persuadés de l’intérêt de limiter les naissances y compris au plus haut niveau de l’État, même si ce n’est pas le discours officiel tenus aux organisations internationales. C’est là encore l’une des différences avec l’Asie et l’Amérique latine des années 1960 et 1970.

La question du « dividende démographique »

Pour convaincre les gouvernements africains de faire de la limitation des naissances une de leurs priorités, les organisations internationales leur font miroiter un « dividende démographique ».

En effet, quand la fécondité chute rapidement dans un pays, la part des jeunes diminue fortement sans que la part des personnes âgées n’augmente sensiblement au début. En conséquence, la part de la population d’âge actif augmente beaucoup, offrant une opportunité au pays de se développer économiquement. Cette situation favorable ne dure qu’un moment. Quelques décennies après, les personnes d’âge actif très nombreuses ont vieilli et augmentent alors considérablement le poids de la population âgée.

On estime qu’un certain nombre de pays asiatiques, dont la Chine, ont bénéficié de ce dividende et qu’il a pu représenter jusqu’à 10 à 30 % de leur croissance économique. En revanche, les pays d’Amérique latine n’en auraient pas bénéficié pour la plupart, faute d’emplois créés en quantité suffisante pour occuper le surcroît de personnes d’âge actif.

Mais si l’Asie et l’Amérique latine se sont engagées dans la famille de petite taille, ce n’est pas en espérant bénéficier d’un dividende démographique – on n’en parlait pas à l’époque. Les gouvernements ont développé des politiques de limitation des naissances pour réduire la croissance de la population jugée trop rapide pour un bon développement du pays.

Dans le cas de l’Afrique, les conditions pour qu’un dividende démographique ait lieu ne sont pas réunies : la fécondité baisse à un rythme trop lent ; et à supposer qu’elle se mette à baisser rapidement, les perspectives de croissance des emplois sont modestes et ne permettront sans doute pas d’absorber la main d’œuvre supplémentaire. Au cas peu probable où il y aurait un dividende démographique, celui-ci n’est qu’une perspective lointaine, dans quelques décennies.

L’Afrique n’échappera pas à une multiplication par deux de sa population d’ici 2050 en raison de l’inertie démographique que nul ne peut empêcher. Selon son développement économique dans les prochaines années, la progression de l’instruction chez les femmes et les politiques en faveur de la famille de petite taille, en 2100, elle sera trois, quatre, cinq, ou six fois plus nombreuse qu’aujourd’hui.

 

Gilles Pison

Rencontre avec le Professeur Nicaise Médé

Le Samedi 5 Août 2017, s’est tenue sur le campus d’Abomey Calavi une rencontre d’échanges du Cercle de réflexion l’Afrique des Idées, think tank indépendant sur le thème des compétences nécessaires pour un Bénin Emergent. Sous l’égide du Professeur Nicaise Mede, Agrégé des Facultés de droit, Directeur du Centre d’Étude sur l’Administration et les Finances (CERAF), la rencontre s’est articulée autour des défis démographiques du continent de façon générale, l’insertion professionnelle ainsi que l’empreinte de l’afro responsabilité dans les approches de solutions de façon spécifique.

Des chiffres qui peignent un tableau pessimiste

D’après une étude conjointe conduite par l’Organisation des Migrations Internationales (OMI et la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), on estime à 20.000 cadres compétents qui quittent chaque année l’Afrique pour s’installer dans les pays occidentaux, où ils sont susceptibles d’obtenir des situations professionnelles plus avantageuses. Cette forte migration, toutes causes confondues,  prive doublement le continent de ressources valides pour contribuer à son développement de même qu’à la formation des générations futures . Dans “le camp des Saints”, Jean Raspail décrit telle une prémonition, comment les populations du Tiers-Monde envahissent pacifiquement l’Occident pour y retrouver l’espérance; rappelle Léonide Sinsin, chercheur et co-conférencier.

Malgré cette exode massive, le taux d’accroissement naturel de l’Afrique demeure le plus élevé. Au Sénégal, ce sont environ 200 000 jeunes diplômés qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année augmentant de facto le rapport de dépendance entre la population active et la population non active. Comme l’a souligné le Professeur Mede “il y a plus de bouches à nourrir que de personnes actives; ce qui fait que nous nous reproduisons plus que nous ne créons de la richesse ”. Le rapport de dépendance (rapport entre l’effectif de la population d’âges généralement actifs et l’effectif de la population en âge de travailler, il se calcule comme le quotient entre l’effectif des moins de 15 ans et des 65 ans ou plus par celui des 15-64 ans) au plan mondial est de 52%. En Afrique sub-saharienne, il connaît une croissance vertigineuse allant jusqu’à 94% pour le Bénin, et atteignant 120% pour le Niger seul. Avec un taux d’accroissement naturel estimé à 2.5% l’an  et un chômage juvénile moyen de 60%, le rapport de dépendance apparaît donc comme un seuil critique.  Il permet néanmoins de mettre en exergue la problématique du concept de capital humain, qui correspond à l’idée d’une population adéquatement formée et qui occupe des emplois qui leur assurent de bonnes conditions de vie et leur offre la capacité de contribuer au développement économique de leurs pays[5], est donc insuffisamment exploité en Afrique[6]. Le développement du capital humain, c’est-à-dire d’une population active compétente, est donc un enjeu majeur pour les pays africains en ce qu’il constitue « un élément essentiel de la croissance, car les avantages associés sont liés aux modifications de la structure de l’emploi (amélioration de l’employabilité de la population active) »[7].

L’inadéquation du capital humain face aux besoins du marché

La constitution du capital humain pour le développement du Bénin et de l’Afrique en général se pose alors avec acuité lorsque l’on prend conscience de la responsabilité des pays africains dans la création du fossé entre l’emploi des jeunes et les opportunités économiques. Sur la question de l’insertion professionnelle, les intervenants n’ont pas manqué de rappeler l’inadéquation entre la multitude de formations existantes et les besoins du marché. En effet, l’Afrique compte 1 ingénieur pour 10 000 habitants, pendant que la France en compte 36 pour 10 000 habitants. La Chine, formerait chaque année un million d’ingénieurs aussi bien dédié pour les besoins du pays qu’à l’export. En Afrique, pour une population d’un million d’habitants, 169 chercheurs sont formés. Pour la même population en Asie, on obtient 742 chercheurs, 2.728 en Europe et 4.654 en Amérique du Nord.  Dans un contexte local, à l’Université d’Abomey-Calavi, la plus grande université publique du pays, notamment, 566 étudiants étaient inscrits en licence d’Audit et Contrôle de Gestion pour l’année 2015-2016, 223 inscrits en Histoire et Archéologie et 175 en Français et langue étrangère. Dans la même année, seulement 118 étudiants étaient inscrits en Mathématiques, 18 en Génétique et en Hydrologie et 6 en Statistiques et Econométrie. Pour un pays qui a des problèmes fondamentaux à assurer l’accès à l’eau potable et l’assainissement de ces villes, il semble être pour les jeunes étudiants plus intéressants d’être un contrôleur de gestion que d’être un spécialiste de l’eau.

Pour atteindre les Objectifs du Développement Durable, il faudrait que le continent forme environ 2.5 millions d’ingénieurs chaque année pour amorcer une  croissance durable. Ainsi, pour faire face aux urgences de l’heure, les assistances techniques sont légion dans bon nombre de pays africains. D’après le CNUCED, elles représentent un marché de plus de 4 milliard USD des pays d’Afrique vers les pays Occidentaux; et peuvent être perçus à juste titre, soit comme une fuite des capitaux, ou un manque à gagner dans l’investissement dans l’éducation et les ressources opérationnelles.

L’afro responsabilité comme concept ?

En 2050, les estimations convergent sur le fait que la population africaine représenterait le quart de la population mondiale avec 2.5 milliard d’habitants, avec le Nigéria fort de 400 millions d’habitants et le Bénin autour de 22 millions d’habitants. Il revient aux pays africains d’investir massivement dans l’innovation et l’éducation. Le Rwanda, par exemple, a misé sur l’économie du savoir comme plan décennal. Au Bénin, le Président Patrice Talon, à travers son Programme d’Actions Gouvernementales (PAG), veut inscrire le Bénin dans une économie de transformation structurelle profonde. Un des piliers de ce programme est la Cité Internationale de l’Innovation et du Savoir (CIIS), véritable prise de conscience du secteur de l’éducation et de la recherche appliquée.

Un second levier repose sur la consolidation du système éducatif  à travers la refonte de la  carte scolaire et les formations en alternance. Plusieurs réformes sont nécessaires dès la base (introduction de l’anglais dès le bas âge, le développement durable, etc..),  en passant par le secondaire et la formation professionnelle (les conditions d’orientation des élèves vers le second cycle et la formation professionnelle doivent prendre en compte les besoins en matière de filière scientifique et technique pour le marché de l’emploi et l’université), pour arriver à l’enseignement supérieur (avec la redéfinition de la carte universitaire, la création de la CIIS ou celle des Instituts universitaires d’enseignement professionnel (IUEP) pour l’orientation des bacheliers vers des filières de formation de courte durée).La création des IUEP est suffisamment intéressante pour que l’on s’y attarde car elle augure d’une meilleure adéquation entre la formation et les besoins techniques du marché de l’emploi. De plus, elle permet à l’Etat béninois d’orienter ses ressources affectées au secteur de l’éducation vers des filières de formation favorisant à terme le développement des secteurs prioritaires pour l’économie tels que le tourisme, les services et le numérique, ou encore l’agriculture. Cela implique de même une meilleure allocation des ressources à l’endroit des universités publiques et une meilleure définition des profils et priorités afin de lutter contre la massification des effectifs, d’éviter le sous-financement de la recherche et de renforcer la prise en compte par le monde universitaire des réalités du monde économique.

Enfin, le dernier pilier est la promotion de l’excellence à travers l’octroi de bourses et accompagnements dans des processus indépendants, transparents et basés sur la méritocratie. Par un décret n°2017-155 du 10 mars 2017 portant critères d’attribution des allocations d’études universitaires, il a ainsi été défini de nouvelles conditions pour favoriser la lutte contre la fuite des cerveaux. En effet, le constat amer qui se faisait était que les meilleurs bacheliers du Bénin, qui recevaient des bourses gouvernementales pour continuer leurs études dans des universités occidentales ne revenaient pas après l’obtention de leurs diplômes pour servir le pays. Désormais, suivant les dispositions du décret précité, il est fait obligation à tout récipiendaire d’une  bourse d’excellence du gouvernement béninois, de revenir servir l’Etat à la fin de sa formation sous peine de restitution des ressources dépensées pour le boursier. Même si certaines mesures de contraintes gagneraient à être davantage précisés (dans quelles conditions revenir servir l’Etat, servir dans la fonction publique ou privée, clauses libératoires de l’obligation de servir, etc.), ceci constitue déjà une avancée majeure pouvant permettre au pays de constituer un vivier de compétences ayant reçu des formations de pointe à l’étranger et s’engageant à rentrer pour contribuer au développement de la nation.

Somme toute, en citant Nelson Mandela “ l’éducation est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde”, le Prof. Mede a exhorté les Etats africains à plus d’engagements en faveur de politiques publiques favorables au capital humain.  Ce défi, qui ne peut être national, doit aussi être porté par les institutions internationales et sous régionales, telles que la BAD, la CEDEAO, dans leurs agendas périodiques. Cette question des compétences est lancinante dans le pays, où les efforts de l’Etat ont été vains dans le domaine de la recherche et de l’éducation de masse. Des réformes profondes accompagnées de mesures incitatives doivent être menées pour renforcer la confiance de la jeunesse en l’éducation de qualité, qu’elle soit longue ou de courte durée, professionnelle ou orientée vers la recherche. Cette jeunesse formée, qualifiée et motivée servira inexorablement de tremplin pour l’émergence d’une économie telle que voulue par les dirigeants, orientée vers les services afin de faire du Bénin notamment, le quartier numérique de l’Afrique de l’Ouest.

L’Afrique des Idées – Bénin

[1]

[2] Investisseurs et Partenaires, « Le Poids démographique de l’Afrique en 2050 », 2015 http://bit.ly/2g7NVKY

[3] Henri Leridon, « Afrique subsaharienne : une transition démographique explosive », Futuribles, 2015, http://bit.ly/2v8HX35

[4] Avec une économie essentiellement extractive et d’exportation, les pays africains n’arrivent pas à créer des industries qui permettraient de transformer les matières premières sur leur territoire afin d’employer les jeunes africains. De plus, ces pays comptent beaucoup plus sur les travailleurs étrangers pour conduire les grandes réalisations en raison du défaut d’adéquation entre la formation et l’emploi sur le continent. Voir Le Monde, « Pourquoi la croissance économique africaine ne crée-t-elle pas plus d’emplois ? », 2015, http://lemde.fr/2isU9Wn

[5] Guillard Alexandre, Roussel Josse, « Le capital humain en gestion des ressources humaines : éclairages sur le succès d’un concept », Management & Avenir, 2010/1 (n° 31), p. 160-181. DOI : 10.3917/mav.031.0160. http://bit.ly/2itjT5a

[6] Banque Africaine de Développement, « Le capital humain est crucial pour la transformation structurelle de l’Afrique », 2011, http://bit.ly/2irOikd

[7] Ibid. Propos de Henri Sackey lors de la communication « Développement du capital humain en Afrique: agents, facteurs et incidences sur la croissance et la transformation structurelle ».

[8] Banque africaine de développement, « L’Afrique dans 50 ans, vers une croissance inclusive », 2011, http://bit.ly/2g87iDr

Quels mécanismes de financement pour accompagner la politique urbaine des villes africaines ?

Le continent africain connaît une urbanisation galopante et contraignante. En effet, selon la Banque Mondiale (février 2017), les agglomérations urbaines y abritent environ 472 millions d’habitants, un chiffre voué à doubler au cours des vingt-cinq prochaines années. Les grandes villes situées sur les littoraux du continent connaissent le phénomène de saturation urbaine et ne peuvent donc plus accueillir les flux de population. En outre, l’urbanisation est contraignante, car elle n’évolue pas dans les même proportions que la croissance économique. Par conséquent, les populations — notamment les plus pauvres et vulnérables — sont livrées à elles-mêmes ; ainsi, les villes africaines connaissent une informalité grandissante expliquée par une absence de réglementation de l’occupation du sol. Cette informalité est un problème alarmant auquel il faut trouver une solution ; mais qui doit s’en charger ? Les Etats ou les villes (les collectivités locales) ? En Afrique, si les États disposent des moyens plus importants pour mener des politiques d’envergure, la plupart des pays, sont régis par un contexte de décentralisation. Toutefois cette décentralisation est incomplète en raison des faibles ressources financières dont disposent les collectivités locales pour le financement de politiques locales. Comment financer le financement des villes africaines pour leur permettre d’accompagner de façon efficiente la forte urbanisation ? Nous allons, dans un premier temps, nous interroger sur les différents enjeux liés à l’occupation foncière, en exposant les relations de cause à effet entre l’urbanisation, la saturation urbaine et l’informalité. Ensuite, nous montrerons en quoi « la formalisation de l’informel » influe sur la morphologie des villes africaines. Enfin, nous exposerons en perspective différents mécanismes de réglementation qui permettraient aux villes africaines d’avoir des recettes financières plus solides pour financer leurs différentes politiques locales.

 

L’occupation foncière dans les villes africaines pose trois enjeux fondamentaux

 

   D’abord, l’informalité se manifeste par une occupation irrégulière, spontanée de l’espace, précisément du foncier urbain. En effet, généralement touchées par l’étalement urbain, conséquence d’une saturation urbaine, les grandes villes africaines ne disposent plus de suffisamment d’espace pour accueillir tous les candidats à l’exode rural. Ainsi, les populations, notamment les plus démunies, sont souvent obligées de s’installer sur le long des parties périurbaines en formant des bidonvilles, donc des habitats non lôtissés, avec une absence de système d’adressage et cadastral.

 

Ensuite, l’occupation foncière est la problématique la plus préoccupante et complexe dans les villes africaines. Une bonne partie du foncier urbain échappe à la fiscalité aussi bien le foncier réglementé (refus volontaire ou involontaire de payer la taxe d’acquisition d’une parcelle et la taxe foncière annuelle) que le foncier non réglementé (illégitimité administrative : occupation irrégulière, pas de permis de construire ni de permis d’aménager). Donc, si la mise en place d’équipements et d’infrastructures locales relève de la compétence des collectivités locales dans le cadre de la décentralisation, l’absence d’une taxe foncière solide condamne les villes à la pauvreté et rend la finance locale défaillante. 

 

Enfin, les activités économiques informelles, notamment les petites exploitations commerciales (des marchands ambulants et des petits commerces de proximité), échappent généralement au contrôle de la fiscalité. Plus les activités économiques et commerciales sont importantes, plus les collectivités souffrent d’un « manque à gagner » financier. Elles doivent donc être programmées dans les politiques locales, avec la réservation d’espaces réglementés, accessibles et favorables pour les investisseurs et les petits commerçants locaux. Mais cela nécessite des ressources financières solides.

 

    Le principal défi posé par ces trois enjeux est de réfléchir sur des mécanismes de réglementation qui permettraient d’avoir des finances locales plus solides à travers des recettes fiscales non seulement sur le foncier (taxe sur la propriété et l’occupation du sol), mais aussi sur les petites et moyennes activités commerciales informelles (taxes sur les activités, quelles qu’elles soient. Il s’agit donc de réfléchir sur des moyens de financement des collectivités locales pour qu’elles puissent améliorer le niveau de vie des populations. Ces solutions sont entre autres des politiques d’investissement solides pour améliorer l’offre de services existante pour les populations ; « la formalisation de l’informel » à travers une profonde réforme foncière qui passe la réorganisation du système cadastral et d’adressage.

 

   Dans les collectivités locales africaines, une part des ressources provient de l’État dans le cadre de la décentralisation — même si ces ressources sont généralement insuffisantes pour financer toutes les politiques locales, du fait de la distribution clientéliste : « le parti politique avant la patrie » —, les recettes fiscales locales faibles, les subventions des bailleurs de fonds et les dons des associations à but non lucratif. Ces différentes sources de revenus n’étant pas suffisantes pour assurer toutes les dépenses publiques locales, le recours à l’investissement s’avère important. En quoi l’investissement consiste-t-il ? Selon J. Chenal (2013), l’investissement consiste d’une part à répondre à la forte demande d’équipements et d’infrastructures de la part des populations locales et d’autre part la fourniture de l’offre de services (équipements, infrastructures, etc.) qui s’inscrit dans une logique d’anticipation des besoins des populations. L’investissement est donc un mécanisme important pour relever le défi de la finance dans les collectivités locales africaines et il doit être centré sur la fourniture d’infrastructures pour accompagner la forte urbanisation et favoriser l’attractivité pour l’implantation d’entreprises.

 

La politique urbaine repose sur un assouplissement des rigidités administratives

 

   Ensuite, « la formalisation de l’informel » passe inévitablement par une réforme structurelle des marchés fonciers. En effet, face à l’augmentation accrue de la population, le défi est de parvenir à loger le plus grand nombre. Il s’agit de mener une politique d’habitat et foncière solide, en assouplissant les démarches administratives pour accéder à la propriété foncière et de renforcer la réglementation de l’occupation en mettant en place des documents d’urbanisme adaptables et adaptés aux contextes locaux.

 

Ces documents d’urbanisme, une fois adaptés aux contextes sociologiques des villes africaines, devraient également préconiser des règles pour la régulation du prix du foncier (pour éviter les spéculations qui condamnent les plus pauvres, et favorisent par conséquent, le développement des bidonvilles), des prescriptions sur des zones constructibles et les zones non constructibles ; les périmètres aménageables et les périmètres non aménageables. Ces politiques de réglementation foncière doivent s’appuyer, en somme, sur deux systèmes : l’adressage et le cadastre.

 

L’adressage et le cadastrage : les leviers de la rationalisation de l’espace en Afrique

 

D’une part, l’adressage est un système d’identification et de localisation géographique qui permet de se positionner, de se situer dans un espace, dans une ville. Autrement dit, « adresser » une ville, revient à faire une nomenclature des entités spatiales, de l’échelle la plus petite (parcelle, rue), à l’échelle la plus grande (avenue, boulevard, quartier). Mettre en place un bon système d’adressage permettrait donc d’avoir des informations sur les différentes échelles spatiales de la ville, mais également les coordonnées géographiques exactes de chaque entité spatiale pour la conception d’une base de données efficace pour la détermination des taxes foncières, donc pour l’amélioration des ressources financières locales.

 

D’autre part, un système cadastral solide permet de répertorier les différentes parcelles disponibles et occupées, suite à un bon adressage : c’est le cadastre fiscal. Le cadastre permet d’avoir des informations claires sur les caractéristiques d’une parcelle, d’une rue, d’une entité spatiale. Autrement, il permet d’avoir une lecture précise sur le foncier : sa propriété, sa situation, son périmètre pour la sécurisation foncière : c’est le cadastre juridique. Enfin, le cadre permet d’avoir une lecture d’ensemble sur la ville pour la planification urbaine : on parle de cadastre technique. En somme, un bon système cadastral doit, cependant, être réactualisé continuellement, sans quoi, il ne donne pas des informations efficaces pour la taxe foncière.

 

    En définitive, la croissance démographique est une illustration de la thèse anti-populationniste de Malthus dans les villes africaines. En effet, lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’un encadrement et d’une politique d’aménagement du territoire, elle dégrade le cadre de vie, dérégule l’occupation foncière, augmente l’informalité, etc. Donc, aujourd’hui, le défi du développement économique et du financement des villes africaines est la maîtrise de la démographie et donc de l’urbanisation. Il faudrait donc faire en sorte que la croissance démographique évolue en même temps que la croissance économique ; et cela doit passer par une bonne gouvernance urbaine, car selon la Banque Mondiale (février 2017) : « grâce à une meilleure gestion urbaine, les pays africains pourraient s’appuyer sur les villes pour accélérer leur croissance et s’ouvrir aux marchés mondiaux. »

 

Sources

Chenal J., La ville ouest-africaine : modèles de planification de l’espace urbain, février 2013, Metispress.

Afrique : des villes productives et vivables, la clé pour s’ouvrir au monde, WASHINGTON, 9 février 2017

http://www.banquemondiale.org/fr/region/afr/publication/africa-cities-opening-doors-world

Le vieillissement est-il devenu un risque au Maroc ?

Au cours de l’été 2016, les débats parlementaires relatifs à la réforme du système de retraite marocain ont mis au jour les faiblesses d’un système d’assurance vieillesse qui peine à faire face à la transition démographique que connait actuellement ce pays. 

Tandis que dans la société traditionnelle marocaine, le vieillissement concernait la sphère privée et mettait en jeu des logiques de solidarité familiale, la mise en place du système de protection sociale tout au long du XXème siècle, a permis de mutualiser les risques liés au vieillissement et d’améliorer la prise en charge des personnes âgées.

Toutefois depuis le début des années 2000 le vieillissement croissant de la population et la dégradation du ratio de dépendance démographique menacent l’assurance vieillesse car le nombre de cotisants ne suffit pas à financer les retraites des personnes âgées dont le nombre ne cesse de croître. Dès lors, le vieillissement est-il devenu un risque au Maroc ?

 

  1. Les risques induits par le vieillissement ont progressivement été mutualisés et pris en charge par la société marocaine.

 

  1. Redéfinition des solidarités privées

La théorie du cycle de vie développée en 1954 par Modigliani et Aldo décrit la vieillesse comme le troisième et ultime temps de la vie de l’individu. Au cours de cette période, l’épargne est utilisée par l’agent comme une trésorerie lui permettant de maintenir le niveau de consommation dont il disposait lors de sa période d’activité. En effet, le vieillissement s’accompagne pour les individus d’une disparition des revenus d’activité et d’un risque de pauvreté si l’épargne a été insuffisante lors de la période d’activité et si le système de protection sociale ne couvre pas l’ensemble de la population.  

Au Maroc la paupérisation croissante des personnes âgées est ainsi devenue un problème d’intérêt général dont rend compte le rapport sur l’Entraide Nationale publié en 2006. En effet, le rapport souligne la persistance de solidarités privées ainsi que la dépendance de nombreuses personnes âgées à l’entraide familiale et intergénérationnelle. Cette tendance montre qu’en l’absence de couverture universelle, les personnes âgées n’ayant jamais été salariées ou n’ayant jamais été rattachées à une caisse nationale d’assurance vieillesse – anciens agriculteurs,  anciens vendeurs sur le marché informel par exemple – ne bénéficient d’aucune protection et sont fortement exposées aux risques liés aux vieillissement tels que la pauvreté ou les maladies.

 

  1. La mutualisation des risques a abouti à la création d’un système de retraite bismarckien qui peine aujourd’hui à faire face à la dégradation du ratio de dépendance

 

L’actuel système de retraite marocain est de nature bismarckienne et la mutualisation des risques ne concerne que les travailleurs du secteur formel.  En effet, le système d’assurance sociale est pour l’heure contributif,  exclusivement  basé sur le salariat et organisé en quatre branches distinctes :

  • Caisse Nationale de Sécurité Sociale pour les salariés du secteur privé
  • Caisse Interprofessionnelle Marocaine de Retraite
  • Caisse Marocaine des retraites consacrée aux salariés des administrations publiques
  • Régime collectif d’allocation de retraite en faveur des agents contractuels employés par les administrations publiques.

Les prélèvements effectués sur les salaires des actifs permettent de financer les retraites et pensions des personnes âgées. Toutefois ce système assurantiel repose sur la stabilité du ratio de dépendance. Le Haut Commissariat au Plan rappelait dans son rapport de décembre 2012 que  le ratio démographique global des caisses de retraite est passé de 15 actifs pour un retraité en 1980 à 5,8 actifs en 1993 et à 3,9 actifs en 2009.

 

  1. La transition démographique menace la pérennité de ce système et la réforme de 2016

 

  1. Le gouvernement marocain tente depuis 2009 d’enrayer l’effondrement du système de santé

 

Dans une enquête consacrée au vieillissement de la population marocaine et commandée en 2006 par le Gouvernement marocain, les deux auteurs Youssef Courbage (INED) et l’historien Emmanuel Todd  indiquent  que la transition démographique du Maroc, qui a commencé dès 1975, soit bien avant tous les autres Etats africains, touche actuellement à sa fin. 

En effet, les prévisions démographiques laissent présager une profonde mutation de la pyramide des âges d’ici 2050. D’après les projections publiées par le Haut Commissariat au Plan le 20 décembre 2012, le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus passerait ainsi de 2,7 millions en 2010 à 10,1 millions en 2050. Cette évolution porterait donc à 24,5% la part des personnes de plus de 60 ans dans la société contre respectivement 7,2%  et  8,1% en 1960 et 2004. Sans réforme du système de retraite par répartition ces évolutions conduiraient à une dégradation des déficits des quatre caisses nationales d’assurance vieillesse.

 En 2009 le Ministère du développement social, de la famille et de la solidarité a mis en place une Stratégie nationale pour les personnes âgées afin de lutter contre l’exclusion et la pauvreté croissantes des personnes âgées.  Par ailleurs, la réforme la plus importante est intervenue  le 19 juillet  2016 avec l’adoption au Parlement marocain, de l’allongement de la durée de cotisation portant l’âge du départ à la retraite à 63 ans. Dans le même temps, les cotisations ont été augmentées et le montant des pensions réduit. Cette réforme paramétrique douloureuse pour les salariés a polarisé l’opinion publique et donné lieu à un bras de fer entre les partenaires sociaux et le gouvernement marocain.

  1. Recommandations

La  solution  à la dégradation du ratio de dépendance ne doit pas être exclusivement centrée sur les paramètres du système de retraite (durée de cotisation, âge de départ à la retraite, montant des pensions, etc). En effet, les politiques d’emploi sont également un levier pertinent permettant d’agir sur le nombre de cotisants. Les avantages fiscaux en faveur de l’emploi des jeunes permettraient par exemple d’augmenter le taux d’emploi et donc le nombre d’actifs.

En outre, le gouvernement  marocain gagnerait à développer les politiques de formation et de soutien à la recherche. Grâce aux dispositifs de formation tout au cours de la vie active, la productivité du travail augmenterait et ces gains de productivité permettraient de pallier la diminution de la part d’actifs dans la population totale.

 

Daphnée Setondji

 

Sources

  • Courbage, Y et todd, E, (2007), Nouveaux horizons démographiques en Méditérannée.
  • Faruqee, H. and Tamirisa, N., (2006), Macroeconomic Effects and Policy Challenges of Population Aging, No 06/95, IMF Working Papers, International Monetary Fund.
  • http://www.huffpostmaghreb.com/2016/07/20/retraite-loi-maroc_n_11080492.html
  • Rapport du Haut Commissariat au Plan intitulé  « Vieillissement de la population marocaine : Effets sur la situation financière du système de retraite et sur l’évolution macroéconomique » (2012).

Réformer les indicateurs économiques : et si le sursaut venait d’Afrique ?

Alors que le débat autour de la redéfinition des indicateurs économiques se cristallise dans les sociétés occidentales, c’est d’Afrique que pourraient provenir des réformes audacieuses.
Dotés d’une croissance économique dynamique mais confrontés à des défis sociaux et environnementaux majeurs, certains pays du continent bénéficieraient d’ajustements de leurs indicateurs. Une meilleure gestion de ces défis nécessite en effet la création d’indicateurs pertinents et aptes à contrôler les évolutions (positives et négatives) dans ces domaines.
Au-delà d’une simple remise en question du PIB, c’est également l’opportunité d’une rupture idéologique inédite dans l’histoire économique et des relations internationales.

Un débat historique mais en suspens dans les économies occidentales

La limite de la croissance du PIB comme indicateur central dans notre appréhension et notre gestion des défis actuels est la question fondamentale. Historique, comptable et essentiellement quantitatif, il est en effet considéré comme caduc et inapte à mettre en lumière les problèmes sociaux et environnementaux contemporains. Reportant uniquement l’accroissement de la production, il ne révèle rien sur les évolutions sociales et environnementales de nos sociétés.

Depuis 1972, et le rapport « Limits to Growth » du Club de Rome, différentes contributions questionnent la « pertinence de ces données en tant qu’outils de mesure du bien-être sociétal » (Rapport « Stiglitz », 2008). Toutefois, jamais la mise en place d’indicateurs performatifs complémentaires au PIB ne s’est concrétisée.

Ces critiques militent pour l’ajout d’indicateurs propres aux questions sociales  et à la préservation de l’environnement. On peut notamment évoquer les inégalités de revenus, la proportion d’individus vivant sous le seuil de pauvreté, l’accès à l’éducation, la pollution atmosphérique, la gestion des ressources en eaux, la dégradation des sols, etc. Il reste néanmoins important de noter que ces indicateurs ne doivent pas être substituables, c’est-à-dire que de bonnes performances dans un domaine ne doivent pas masquer de piètres résultats dans un autre. Ceux-ci permettraient de sortir d’une vision uniquement quantitative et d’orienter nos activités vers l’amélioration des conditions de vie des populations et la durabilité de nos écosystèmes.

Néanmoins, ces volontés d’ajustements se heurtent à de nombreux refus dans les sociétés occidentales. Tous se fondent en partie sur l’atonie actuelle de la croissance : en cette époque de croissance faible, la priorité serait son rétablissement, pas sa remise en question en tant qu’indicateur phare. Il leur semble déplacé de vouloir discréditer cet indicateur au moment précis où il vacille. C’est donc parce que ces sociétés cherchent aujourd’hui à renouer avec la croissance que les aspirations à revoir le modèle d’analyse sont écartées.

Une chance en Afrique subsaharienne ?

Il est donc approprié de se tourner vers des pays jouissant d’une croissance dynamique pour impulser cette initiative, notamment en Afrique de l’ouest francophone.

Le Sénégal ou la Côte d’Ivoire bénéficient, par exemple, de performances économiques saluées par des observateurs reconnus, comme la Banque Mondiale ou le cabinet McKinsey. Ils bénéficient d’une croissance stable, autour de 5% par an[1], depuis plusieurs années et les perspectives sont encourageantes.

Au-delà de leur croissance économique, c’est sa relative qualité qui en fait des candidats opportuns : ces économies sont relativement diversifiées, ne dépendent pas des exportations d’hydrocarbures et ont des marchés intérieurs dynamiques. Difficile donc d’objecter les mêmes critiques qu’en occident. Ces performances offrent également un certain prestige régional qui peut servir de catalyseur et, à terme, entrainer certains pays voisins, comme le Bénin ou le Togo, plus modestes et plus discrets sur la scène régionale.

Une réforme urgente au vu de la situation

Même si la croissance offre ici un avantage indéniable à ces économies, c’est surtout l’ampleur des défis à relever dans la région qui rend cette réforme urgente. Ces pays sont en effet les premiers concernés par les conséquences sociales et environnementales d’une croissance non-inclusive et d’une dégradation rapide de l’environnement.

La situation des littoraux d’Afrique de l’ouest[2] illustre cette urgence. Les industries minières et l’exploitation du sable accélèrent l’érosion du littoral, où vit plus du tiers de la population, et  menace les écosystèmes naturels et les sociétés. Les destructions d’emplois issues de ces changements accentuent la précarité et la marginalisation socio-économique, en particulier des jeunes, ce qui amplifie la violence et les trafics. Il semble donc nécessaire de contrebalancer l’hégémonie de la croissance sur les décisions économiques et politiques par l’intégration d’indicateurs qualitatifs.

Outre cet exemple, c’est une prise de conscience plus large du danger inhérent aux facteurs quantitatifs qui est crucial. C’est le cas de la démographie et de l’urbanisation, qui sont encore trop souvent considérés comme des opportunités de fait et proclamés comme les principaux atouts du continent. En réalité, ces dynamiques quantitatives restent fondamentalement des défis à la stabilité de la zone.

L’évocation constante du « dividende démographique » illustre cette confusion entre quantitatif et qualitatif. La population de l’Afrique subsaharienne atteindra en effet plus de 2 milliards d’individus d’ici 2050 (environ 1.2 actuellement)[3] et sa main d’œuvre sera la plus abondante au monde, devant la Chine ou l’Inde. Ce « dividende » sous-entend que l’explosion démographique aurait naturellement un effet positif sur le développement général.

Néanmoins, ce lien est loin d’être évident. Comme le suggère la notion d’explosion, cette dynamique quantitative reste imprégnée du risque inhérent à l’accroissement rapide d’une population. Le dividende ne s’opère que si les services de base (logement, éducation, emploi, santé) sont fournis à l’intégralité des populations et si les jeunes intègrent le marché du travail sereinement. Marché sur lequel doivent se combiner formations adéquates et accessibles avec une offre suffisante d’emplois correspondants. Plus généralement, le dividende démographique est une conséquence d’une croissance inclusive et équitablement répartie à l’ensemble de la population et non un phénomène quantitatif, spontané et naturel.

Dans son dernier rapport[4], le cabinet McKinsey réalise également un raccourci optimiste sur les bénéfices de l’urbanisation rapide du continent. Vantant ses mérites, il passe brièvement sur les besoins qu’elle implique, concluant sur la nécessaire provision de « logements » et de « services ». Il aurait fallu être cynique pour évacuer le besoin de logements pour les nouveaux urbains, mais les auteurs n’ont pas approfondi la notion de « services », euphémisme osé qui englobe les minima requis pour des millions de citadins supplémentaires et sans lesquelles les bidonvilles grossiront.

A l’heure des plans ambitieux (notamment le Plan Sénégal Émergent[5]), ces réflexions sur les indicateurs ne sont donc pas de simples challenges intellectuels mais apportent des ajustements décisifs. Dépasser les paramètres quantitatifs (production, démographie, urbanisation) et superviser les évolutions sociales et environnementales  est déterminant pour soutenir des trajectoires prometteuses mais encore fragiles.

Au-delà de la réforme technique : une révolution idéologique

Ce changement de paradigme implique également un recul idéologique vis-à-vis des politiques économiques traditionnelles en faveur d’un modèle endogène de croissance et de développement. Passée la période des plans d’ajustements structurels (caractérisée par le recul de la puissance publique et la rigueur budgétaire), les gouvernements régionaux suivent néanmoins encore les dogmes libéraux traditionnels dans leurs politiques. La suprématie de la croissance du PIB reste donc incontestable et favoriser des indicateurs complémentaires, malvenu. Les performances du PIB sont notamment un sésame précieux pour obtenir le soutien des bailleurs internationaux et elles focalisent donc l’attention de gouvernements.

Cette innovation impliquerait donc de s’émanciper de ces institutions en favorisant l’intégration régionale. L’UEMOA offre un cadre intéressant de discussion mais ne possède pas de capacités financières, contrairement à la Banque Africaine de Développement.  Celle-ci dépend néanmoins à plus de 70% de l’étranger et nécessite donc des réformes profondes pour devenir une réelle force de proposition. Quoiqu’il en soit, financer son propre mode de développement semble décisif pour dépasser la simple déclaration de principe et promouvoir un modèle inédit.  

 

Cette innovation incite donc à penser le développement hors des cadres hérités et calqués systématiquement. Elle implique de prendre du recul sur la notion de « rattrapage », de s’émanciper de la référence occidentale comme universelle et indépassable. Elle invite au contraire à tirer les conclusions des crises multiples qui la traversent pour éviter de tomber dans les mêmes écueils. En un mot, il est important de cesser de faire « du passé des autres notre avenir » pour reprendre la formule lapidaire du sociologue et écrivain togolais Sami Tchak (cité par Felwine Sarr dans « Afrotopia »).

Bien entendu, cela laisse planer de nombreuses questions et inconnues, notamment autour du choix de ces nouveaux indicateurs. Néanmoins, il semblerait que ce soit à l’Afrique de prendre ce débat en main, il en va de sa stabilité.

Gilles Lecerf 


[1] Banque Africaine de Développement, « African Economic Outlook » 2016

 

[3] Projection des Nations Unies – World Population Prospects 2015

 

[4] McKinsey&Company – Global Institute – « Lions on the Move II. Realizing the Potential    of Africa’Economies » – September 2016

 

[5] Cadre de référence pour les politiques sénégalaises. Plans quadri-annuels sur les périodes 2014-2035 – http://www.presidence.sn/pse

 

L’Afrique connaîtra-t-elle un dividende éducatif ?

4524953_6_724b_il-n-y-a-plus-que-six-pays-a-travers-le_196f2ae5c6333fc36d59219c128b50ffLa transition actuelle de la fécondité dans les pays d’Afrique sera-t-elle profitable à l’économie ? Entre 1990 et 2010, le taux de natalité est passé de 6,2 à 4,9 enfants par femme. Un recul qui, en créant les conditions d’un « dividende démographique » historique, aurait dû améliorer les perspectives de la région sur le plan de l’éducation et du développement. En théorie, un dividende intervient avec la réduction temporaire des taux de dépendance (rapport actifs/inactifs) consécutive au repli du taux de fécondité. Mais, dans la pratique, ce phénomène et les conditions qui favorisent son apparition sont difficiles à cerner.

Tous les chercheurs ne sont pas du même avis. Les optimistes trouvent les arguments positifs convaincants : le recul de la fécondité peut améliorer l’éducation à travers plusieurs mécanismes, dont la réduction de l’incidence des abandons scolaires liés à une grossesse, la diminution de la taille des cohortes et des fratries ou encore la baisse du taux de dépendance (figure 1). Cette vision sera confortée par les résultats d’études montrant des corrélations inverses entre fécondité et scolarité ou par l’expérience de l’Asie et de l’Amérique latine qui ont, semble-t-il, bénéficié d’un dividende éducatif pendant leur transition.

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Pour les plus circonspects, théorie et corrélations ne suffisent pas. Les indispensables liens de cause à effet ne sont guère étayés par des données concluantes, du moins à une échelle et un degré d’agrégation autorisant à affirmer avec certitude certaines généralités sur la région. Faute de données idéales, des méthodes de décomposition permettent d’apprécier de manière pragmatique le dividende éducatif, en s’intéressant aux gains mécaniques des dépenses publiques d’éducation par enfant liés à l’évolution de la structure par âge d’un pays. Cette approche est pratique à deux égards : premièrement, elle repose sur des statistiques largement disponibles ; et, deuxièmement, les calculs sont transparents car fondés sur une relation mathématique simple associant les dépenses publiques d’éducation par enfant, le revenu national,  la part du revenu allouée à l’éducation et la population en âge d’être scolarisée.

Cette approche est au cœur d’un travail récent de la Banque mondiale pour estimer les gains des dépenses publiques d’éducation par enfant observés entre 1990 et 2010 dans plusieurs pays d’Afrique et dont les grandes conclusions sont les suivantes :

  • l’étude a trouvé des éléments attestant de l’émergence d’un dividende éducatif dans la région. Pour l’Afrique subsaharienne, les dépenses moyennes par enfant ont augmenté, de 96 à 198 dollars, les gains étant plus importants dans les pays à l’avant-garde de la transition de la fécondité. L’Afrique australe (hors Zimbabwe) a ainsi enregistré une progression moyenne de 75 % de la valeur des dépenses publiques d’éducation, 26 à 70 % de ces gains découlant d’une baisse du taux de dépendance. Les transitions de la fécondité pouvant par ailleurs influer sur l’éducation par d’autres canaux (figure 1), le dividende éducatif total devrait être encore plus important.
  • Le rapport avance quatre observations :
  • la croissance économique et les engagements budgétaires sont aussi importants que le taux de dépendance. Là où les gains de dépenses par enfant sont les plus marqués, ce résultat s’explique par une relation équilibrée entre baisse du taux de dépendance, croissance économique et engagement de l’État en faveur de l’éducation ;
  • ces gains sont variables (figure 2) et sélectifs dans la manière dont ils renforcent les inégalités éducatives entre pays. De tels écarts peuvent également apparaître au sein d’un pays, sur fond d’inégalités importantes et croissantes des taux de natalité et en fonction de l’évolution du coût de l’enseignement secondaire ;
  • l’approche par la décomposition privilégie les gains sur le plan des intrants scolaires par élève et non en fonction des résultats scolaires effectifs. L’amélioration des intrants ne peut à elle seule garantir l’obtention de meilleurs résultats et l’impact de cette corrélation varie d’un pays à l’autre ;
  • les dividendes attendus n’ont rien d’automatique, surtout là où la transition piétine depuis quelques années. Pour se concrétiser, un tel dividende doit aller de pair avec un recul rapide, durable et général de la fécondité et des incitations constantes à investir dans l’éducation.

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Globalement, les pays africains à l’avant-garde de la transition des taux de fécondité semblent déjà bénéficier d’un début de dividende éducatif qui n’a rien d’universel et qui ne sera en aucun cas systématique. Pour y parvenir, il va falloir opter pour des politiques démographiques et éducatives volontaristes incitant les familles à renoncer aux grandes fratries au profit d’investissements accrus dans l’éducation.

Un article initial de Parfait Eloundou-Enyegue