La vision fantasmée de l’entrepreneuriat en Afrique : un mirage dangereux et déresponsabilisant ?

L’entrepreneuriat est depuis quelques années présenté comme l’opportunité miracle pour résoudre le défi du chômage de masse qui menace l’Afrique subsaharienne et en particulier l’Afrique de l’ouest francophone. Soumises à une forte pression démographique, ces régions sont en effet en quête de solutions pour offrir des perspectives aux millions de jeunes qui arrivent sur le marché du travail. Faute de quoi, ce phénomène démographique inédit est souvent présenté comme une « bombe à retardement ».

L’entrepreneuriat est alors évoqué comme une panacée capable de régler cet épineux problème du chômage des jeunes mais également de solutionner de nombreux défis sociaux (inclusion financière, accès à l’énergie, etc.) en faisant émerger une nouvelle classe de « champions éclairés ».Néanmoins, cette obsession pour l’entrepreneuriat est au minima illusoire voire déresponsabilisante et dangereuse.

Illusoire, tout simplement car il faut bien admettre que, par nature, l’entrepreneuriat a un fort taux d’échec et qu’il est donc déraisonnable de croire en une « société d’entrepreneurs ». L’entrepreneuriat sera indéniablement une source d’emplois, et l’objectif de cet article n’est en aucun cas de nier son importance, mais c’est la focalisation extrême sur ce sujet qui est dangereux. Pourquoi ?

Un transfert des responsabilités 

C’est la dynamique de déresponsabilisation impliquée par ce discours fantasmé sur l’entrepreneuriat qui est en réalité une menace sévère pour l’avenir de la région. En effet, la promotion de l'entrepreneuriat entraine naturellement un dangereux glissement politique de déresponsabilisation autour du problème du chômage des jeunes. Le discours quasi-incantatoire autour de « l’avenir c’est l’entrepreneuriat, chaque jeune doit créer son entreprise et devenir son propre patron », met de facto sous pression ces jeunes sur qui repose alors l’entière responsabilité de leur chômage. Si leurs projets échouent et qu’ils se retrouvent sans emploi, ce ne peut être que leur propre échec. Le danger de la croyance dans le miracle de l’entrepreneuriat est, dans une approche très libérale, de tout faire reposer sur le succès individuel. Cette dynamique de désengagement nie en réalité deux aspects fondamentaux de l’entrepreneuriat :

  • L’entrepreneuriat nécessite des réformes structurelles pour connaitre un essor. Ce climat de déresponsabilisation est d’autant plus dangereux qu’il implique un désengagement politique au niveau de réformes structurelles qui favoriseraient l’entrepreneuriat, en premier lieu l’éducation (primaire, secondaire et supérieure) et une politique de formation des jeunes. L’air du temps ne retient en effet des success stories américaines que des jeunes qui évoluent en autodidactes. Mais peu retiennent que la plupart des grandes révolutions dont ils se targuent sont issues des grandes universités américaines (Google à Stanford, Facebook à Harvard). Le plus agaçant est de voir pousser un peu partout des concours de pitch et de business plans, ersatz de formations à des jeunes que l’on séduit avec toute une panoplie de buzzwords excitants.
  • L’entrepreneuriat ne se décrète pas, cela nécessite une formation, formation que l’on peut obtenir en travaillant dans une entreprise plus « traditionnelle ». Or cette idéologie folle de l’entrepreneuriat à tout prix finit par évacuer une politique d’emploi ambitieuse qui favoriserait le salariat « traditionnel », pivot crucial de la formation des jeunes. Le sommet de l’hypocrisie consistant à éluder que les réussites africaines sont dans leur immense majorité le fruit d’individus qui ont fait leurs armes pendant des années avant de se lancer. Il est inutile de rêver, les succès sont forgés durant les expériences professionnelles en entreprises, à l’image de Jean-Luc Konan, fondateur de Cofina après une carrière bancaire de plus de 15 ans.

Enfin, le paradoxe atteint son comble lorsque ces discours parviennent toujours à promouvoir l’entrepreneuriat africain sans proposer aucune solution de financement. Il est effrayant de constater qu’il n’existe quasiment aucun fonds de VC ou groupes de business angels pour financer les jeunes pousses ouest-africaines. Encore une fois, c’est aux structures publiques de résoudre en partie ce problème en facilitant l’investissement dans la région.

Un rejet des cadres traditionnels 

Cette idéologie s’enracine dans une réaction quasi épidermique au cadre classique du travail : le salariat et le fonctionnariat. Ces deux mots sont devenus de véritables épouvantails dans la région, associés à la fainéantise, au clientélisme et aux emplois fictifs. Aujourd’hui, la réussite doit nécessairement passer par la réussite entrepreneuriale et il ne faudrait rien attendre des cadres classiques, présentés comme caducs voir décadents. Ce discours a deux écueils : tout d’abord il est la négation même de l’apport d’expériences professionnelles classiques dans la réussite de beaucoup d’entrepreneurs. D’autre part, il favorise un mouvement de rejet des institutions publiques à un moment où elles devraient s’affirmer comme acteurs déterminants.

Au niveau de la fonction publique il faut bien noter que ce mouvement de rejet est lié aux problèmes réels de gouvernance dont pâtissent encore beaucoup de pouvoirs publics. Néanmoins, écarter les jeunes talents de la fonction publique sous prétexte qu’elle dysfonctionne est-il une idée pertinente ? Décrédibiliser la capacité des pouvoirs publics à relever les défis sociaux et environnementaux de la région par rapport aux initiatives privées est un pari dangereux dans des pays où ces défis sont aigus et demandent des réponses justes et inclusives. Or beaucoup de discours actuels prônent un « capitalisme africain éclairé » qui serait, par nature, bienveillant envers les populations et qui chercheraient, au-delà du profit, des solutions aux grands défis actuels (logement, transport, éducation, santé). Croire rêveusement que des initiatives privées et découplées d’une gouvernance et d’une responsabilité publiques sont une solution miracle à une gouvernance actuellement en quête de renouveau est une erreur majeure. Croire que les entreprises privées vont s’occuper équitablement de populations diverses et défendre la diminution des inégalités au lieu de les creuser est illusoire.

En ce qui concerne le rejet du salariat comme cadre dépassé du travail, cela est d’une part dangereux (on ne solutionnera pas le chômage uniquement avec l’entrepreneuriat) et déresponsabilisant (il faudrait plutôt favoriser une réforme structurelle permettant aux PME de former et d’employer davantage)  mais cela nie surtout l’apport des expériences professionnelles aux réussites entrepreneuriales. Ce discours est en effet d’une certaine mauvaise foi quand on observe les trajectoires des différents entrepreneurs « champions » : par exemple Tony Elumelu (1), l’un des hommes les plus puissants du continent, chantre de « l’afrocapitalisme » et de l’entrepreneuriat africain. Il se veut le parangon d’une Afrique qui entreprend et qui fait naitre les « champions » de demain, qui pourront rivaliser avec les occidentaux. Son objectif, via sa fondation, est de permettre à 10 000 jeunes africains de créer leur entreprise et, d’ici dix ans, créer 1 000 000 emplois. Et lui ? L’entrepreneur a en réalité réalisé une scolarité d’excellence dans les plus grandes universités du monde (dont Harvard) avant de débuter une carrière de plus de dix ans dans la banque. Il va y acquérir des compétences, tisser son réseau pour, en 1995, finalement prendre la tête de la Standard Trust Bank. Ce qui le mènera, dix ans après, à la consécration de sa carrière, la fusion avec UBA en 2005 pour créer l’une des plus grandes banques du continent, plus de vingt ans après le début de sa carrière.

Recommandations

Et après cela, l’on veut faire croire que l’entrepreneuriat est un modèle spontané et que l’on peut se contenter de sessions de pitch comme formation et d’un concours de business plans comme expérience professionnelle ? Ce discours n’a qu’une conséquence sur le court terme : décrédibiliser le salariat et l’emploi traditionnel et déresponsabiliser les leaders politiques sur les questions d’éducation, d’emploi et de l’investissement.

Une politique ambitieuse pour l’entrepreneuriat devrait se concentrer sur les problèmes de fond qui sont :

  • La formation et l’enseignement supérieur et professionnel
  • L’épineux problème du financement d’amorçage et la mise en place d’une politique qui favorise le capital-risque. Une fiscalité adaptée est nécessaire ainsi que l’apport de fonds publics qui rassureraient les investisseurs privés
  • Une politique pour l’emploi qui favorise les PME et leur permet de former et d’employer les jeunes qui arrivent sur le marché du travail. Cela passe notamment par un programme qui facilite la formalisation de ces PME (notamment via une fiscalité adaptée et un abandon des arriérés) et leur accès au financement (notamment en mieux connectant les agences d’accompagnement des PME avec les financeurs). Les véritables pépinières de l’entrepreneuriat africain sont ces PME qui, tous les jours, affrontent des problématiques nouvelles.
  • Enfin, l’entrepreneuriat africain sera surtout un intrapreneuriat, au sens où les projets qui décollent sont issus d’anciens salariés qui innovent et prennent des initiatives ambitieuses car ils ont été exposés à des problématiques lorsqu’ils étaient salariés.
  • En finir avec le dénigrement constant du salariat et, encore pire, du fonctionnariat. Il est complètement utopique de rêver un capitalisme africain éclairé qui s’occuperait des plus démunis. Le renouveau du secteur public africain est une priorité et ce secteur nécessite un apport vital de talents. 

               

Gilles Lecerf

Sources

(1) http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2016/02/19/tony-elumelu-le-banquier-africain-a-qui-tout-sourit_4868595_4497186.html

Article mis en ligne le 24 mars 2017, revu le 26 mars 2017

Le numérique peut-il vraiment changer votre vie ?

Depuis que le football ne fait plus rêver, le nouvel eldorado social africain se trouve dans l’entrepreneuriat, avec un intérêt particulier dans les domaines du virtuel. En même temps que le nombre d’Africains connectés monte en flèche, Internet, les réseaux sociaux en général ainsi que les solutions numériques sont  envisagés dans tous les discours. Ces changements se suivent forcément de modifications plus ou moins profondes dans le quotidien des uns et des autres, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Le digital a-t-il une influence si grande sur nos vies ?

  1. Le digital change-t-il nos habitudes ?

Le réseau social Facebook a atteint en juin 2014 les 100 millions d’utilisateurs mensuels en Afrique. Avec une telle croissance, les faits par eux même  prouvent que les modes de vie changent, ici comme ailleurs. L’ampleur de ces changements se perçoit plus facilement dans des nations à forte présence technologique comme le japon ou Singapour, mais de plus en plus les vies africaines se modifient, de manière parfois plus forte qu’ailleurs. Le continent vert étant par exemple le seul sur lequel le mobile est utilisé à plus de 80% par rapport aux ordinateurs et autres tablettes pour les connexions sur le Web.

 

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(c) Jeune Afrique / Infogram

Plus généralement, on voit le digital changer les sociétés de plusieurs manières. Nous le voyons quand nous nous rendons compte que plus du tiers de la population mondiale aujourd’hui dispose d’internet. Nous voyons de  plus en plus fréquemment nos mamans nous envoyer des demandes d’amitié sur Facebook *pour notre plus grand malheur*, pendant que nos papas regardent leurs matchs, consultent leurs mails, profitent des services vidéos comme YouTube via leurs téléphones. Et la tendance est croissante, puisque les transports par drones d’Amazon et les ballons distributeurs de Wi-Fi nous font passer dans un univers digne des meilleures séries de science-fiction.
Nous voyons aussi le digital quand nous pouvons assister en streaming (en direct) à l’E3, la conférence du jeu vidéo, et lorsque nous pouvons lancer des campagnes de financement participatif (« Crowdfunding »). Ces campagnes de financement permettent entre autres de redonner ses couleurs à une culture comme avec le projet JeParleBassa’a 2.0, qui vise à réhabiliter certaines langues  locales au Cameroun. Le digital permet à  une entreprise de faire de la location de voitures sans voitures, et le digital permet aussi à une voiture de se déplacer sans chauffeur. De la monnaie à la météo en passant par la télévision, les transports. D’ailleurs prenez une minute, et pensez au téléphone. A chaque appels que vous émettez, vous entendez distinctement la voix d’une personne située à des milliers de kilomètres de votre position, vous arrivez à la voir en direct et même, vous pouvez lui faire un transfert d’argent *ce qui doit être fréquent si vous êtes africains*.

Il y a moins de quarante ans que l’internet est entré dans nos habitudes, mais on peut difficilement imaginer un monde sans le digital. Ceci dit, ces changements globaux n’ont pas forcément d’impact réel sur les vies des africains, qui sont relativement en retard dans la course aux datas.

  1. Le digital change-t-il vraiment la vie ?

Selon beaucoup, pas vraiment. Soyons un peu pragmatiques. L’homme n’en est pas à sa première révolution, et à moins que les mayas aient raison, l’humanité a encore quelques belles années avant que nous ne soyons tous dévorés par les oranges mutantes issues de l’agriculture OGM. En attendant, l’homme a toujours vécu des innovations, et très peu ont réellement changé quelque chose à notre manière fondamentale de vivre. Malgré les discours  optimistes à souhait, en fait, tout   est pareil. Notre manière d’aimer par exemple n’a pas changé, les compétences nécessaires au leadership n’ont pas  changé, et on se rend compte que la vie est un éternel recommencement, vu que Pokemon et les jeans déchirés  sont revenus à  la mode.  De plus, malgré les ambitions philanthropiques et mégalomaniaques des superpuissances et des milliardaires de l’heure, on n’a pas encore vu beaucoup de réalisations  vraiment utiles pour l’humanité, au point que certains se demandent si ces projets humanitaires sont vraiment si humanitaires que ça.

Parce qu’entre nous, l’Afrique est pauvre. Bon. Soyons politiquement corrects. L’Afrique est un « contexte géopolitique complexe et incertain». Qu’est-ce que des applications web, le data mining ou les drones peuvent apporter à une région où on a des coupures de courant de vingt heures par semaine? Qu’est-ce que les « wazzaps » et les « fassbook » peuvent apporter à quelqu’un qui vit sous le seuil de un Euro par jour ? Comment est-ce possible que l’homme soit capable d’aller sur la Lune et sur Mars, et qu’il soit inapte pour éradiquer la famine ?

 

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(c) Jeune Afrique / Infogram

A contrario, la transformation digitale qu’est en train de connaitre le continent africain ne se fait  pas sans risques. En Algérie qui est le cinquième pays africain sur  les réseaux sociaux, on a récemment ouvert un centre de désintoxication contre  Facebook. Incroyable mais vrai. Pendant ce temps des terroristes notoires utilisent fréquemment des vidéos de propagande diffusées via les réseaux sociaux, ainsi que des services de messagerie chiffrée comme Telegram, l’application de messagerie qui permet d’envoyer des messages virtuellement impossibles à intercepter. Le digital change même la manière de faire la guerre.

Des variations notables du quotidien africain sont certes perceptibles. Outre les 25 % d’abonnés mensuels revendiqués par le continent, on compte aussi une utilisation plus que massive des outils de messagerie instantanée comme WhatsApp, qui a affiché deux années de suite un taux de croissance de plus de 50%. L’Afrique est aujourd’hui le premier continent en matière d’utilisation de solutions de paiement mobile comme avec M-PESA au Kenya, et de manière générale le digital a rendu l’Afrique beaucoup plus mobile. Dans les deux sens que peuvent prendre ce mot.

  1. Qu’est-ce que le digital apporte alors à l’Afrique ?

Des perspectives.

Il ne faut pas se voiler la face. Les discours sur le prétendu réveil africain n’auront pas passé l’épreuve du temps. Beaucoup des problématiques sociales, économiques, structurelles de  l’époque des indépendances sont encore bien présentes de nos jours. Ceci dit, même si une connexion internet ne remplace un champ détruit par la sécheresse, le digital est loin d’être un placement à perte, au contraire.

Considérer que le numérique n’est pas une  priorité parce que le peuple a faim, c’est  équivalent à considérer en pleine deuxième guerre mondiale que la fabrication d’armes  et les entraînements  des soldats ne sont pas  une priorité… parce que le peuple a faim. C’est incohérent, surtout qu’en vérité, on est vraiment en guerre. Les épidémies, l’instabilité sociale, et les très nombreux préjugés nuisent à l’image de l’Afrique, et empêchent l’instauration d’un climat entrepreneurial fiable.

Sur tous ces champs de bataille, les technologies de l’information et de la communication offrent des perspectives, ouvrent des portes. Le simple accès à l’information permettrait déjà de mieux gérer certaines épidémies, pendant que les applications de sécurité routière offrent de belles solutions à des problèmes concrets, permettant de [plus ou moins] réduire les taux d’accidents en attendant les super-routes promises par tous les plans africains d’émergence en 2025, 2035, 2045 et cetera.

S’agissant de l’éducation la question ne se pose même pas. A l’heure actuelle on devrait intégrer l’utilisation des blogs et des algorithmes dès la sixième pour rattraper le retard pris sur les nations des autres continents. Au japon, on envisage déjà d’introduire le code dans les programmes scolaires. Au primaire -_-.

De toutes manières, même si les technologies de l’information ne résolvaient aucun problème et ne changeaient rien au quotidien, il faudrait  quand même capitaliser dessus. Si on ne le fait pas, d’autres le feront à notre place et ils ont même déjà commencé. Les projets visant à « connecter l’Afrique » sont des priorités pour de nombreuses grosses boites américaines et chinoises. La ville de Hong Kong à elle seule produit plus de contenu sur WIKIPEDIA que tout le continent Africain. Faudra-t-il attendre que le monde vienne écrire nos articles à notre place ?

Quelques-uns ont compris, et certaines de nos figures politiques se sont aussi mises à la page, avec des mesures plus ou moins utiles, éthiques, efficaces. L’exonération d’impôts sur l’importation de matériel technologique ou l’achat d’ordinateurs pour les universités sont déjà adoptées, même si on débattra plus tard de la pertinence souvent discutable de celles-ci. Dans le même temps les coupures brutales de l’internet en périodes électorales ne sont pas rares non plus. En outre il n’est pas rare de voir quelques « négligences » de la part des gros médias sociaux, envers certaines figures emblématiques africaines. Le compte « officiel » de l’artiste Youssou n’dour notamment, avec 173k abonnés, n’est pas certifié. Comme quoi le digital ne peut pas tout changer, sans une vraie volonté.

Cela signifie que nous avons encore du chemin à faire, mais ce qui est sûr c’est que ce chemin sera bien moins pénible pour les nations et peuples africains qui auront compris ce qui est plus qu’un slogan pour quelques geeks en mal de reconnaissance : Le digital, c’est le futur. Si vous en doutez, vous vous trompez.

 

Cet article est issu de TechofAfrica.com, site d'actualités sur les nouvelles technologies et les startups en Afrique.

 

La croissance africaine est-elle condamnée à ne pas générer d’emplois ?

À l’heure où l’économie chinoise ralentit et que les principales puissances économiques peinent à croître durablement, les pays africains se placent en tête de la liste des pays ayant la plus forte croissance économique en 2012. Ainsi, la Zambie, avec une croissance de 7,38%, est le douzième pays de la liste, tandis que la Mozambique occupe la dixième place, l’Éthiopie la huitième, le Liberia la quatrième ; l’Angola, avec 10,5% occupe la troisième place, et le Niger connaît la plus forte croissance économique à l’échelle mondiale, à hauteur de 15,4%.

Un optimisme exagéré ?
Si la croissance économique dans les pays africains est une source indubitable d’espoir, dans la plupart des cas, elle n’implique pas pour autant une réduction significative de la pauvreté. En effet, croissance n’est pas nécessairement synonyme de meilleure distribution de richesses, tandis que la transparence reste de l’ordre du fantasme. De fait, lors du récent Forum Africain pour le Développement qui s’est tenu à l’École d’Études Africaines et Orientales de l’Université de Londres, le Docteur Patricia Daley, professeur de géographie humaine à l’Université d’Oxford, s’est posée la question de savoir qui, réellement, bénéficiait de la croissance économique en Afrique. Bien que cette croissance soit dynamique, les secteurs qui la favorisent demandent, en général, plus de capitaux que de main-d’œuvre ; l’investissement provenant de l’étranger étant directement injecté dans les zones les plus développées. Cette croissance n’impacte donc que très peu les sans-emplois et ceux qui survivent dans la précarité et les emplois informels, sans disposer de protection sociale. Ainsi, selon le Docteur Daley, « en dépit de la croissance, il n’y a pas de transfert des ressources du haut vers le bas. La croissance reste concentrée dans la production et l’extraction de matières premières, ce qui ne permet pas de créer beaucoup d’emplois ».

Une croissance qui ne génère pas d'emplois
Suite aux annonces de hausse du chômage en Afrique, un rapport de l’African Economic Outlook a rappelé que la stabilité politique et sociale du continent noir serait déterminée par la capacité des pays à utiliser leur plus précieuse ressource : la jeunesse de sa population, qui est amenée à doubler vers 2045. De nos jours, 60% des chômeurs africains ont entre 15 et 24 ans. Il est crucial que des politiques soient menées afin de former les jeunes, et qu’ils puissent ainsi intégrer le marché africain du travail, un marché dont l’étendue devrait dépasser celle des marchés de l’Inde et de la Chine à l’horizon 2040.

Les politiques gouvernementales devraient s’appliquer à rendre les programmes d’éducation plus pertinents, en accord avec les demandes du marché du travail. À l’heure où beaucoup d’entreprises recherchent des profils techniques, l’Afrique détient le record d’étudiants inscrits en sciences sociales, et beaucoup d’entre eux finissent sans emploi. Traditionnellement, les systèmes éducatifs ont été bâtis pour répondre aux besoins de la fonction publique ; mais les universitaires devraient garder un œil sur le marché africain, faisant ainsi progresser l’initiation des jeunes à des formations techniques et à l’agriculture. Selon une étude de l’African Economic Outlook, mettre en adéquation l’éducation aux besoins du marché du travail sera crucial dans les prochaines années car 54 % des chercheurs d’emploi ont de hautes qualifications, mais qui ne répondent pas aux besoins des entreprises.

Cependant, il sera aussi crucial d’étudier l'offre d’emplois afin de transformer la croissance en développement. La jeunesse africaine a certes été bien instruite grâce à des politiques de développement qui se sont appuyées sur l’éducation, mais elle manque tout de même d’opportunités d’emplois, ce qui conduit à ce que 72% de la jeune population du continent vivant avec moins de 2 dollars par jours. Sur 200 millions de personnes âgées de 15 à 24 ans, seules 21 millions sont considérées comme dotées d’un emploi « salarié » – paramètre permettant de mettre en évidence les emplois « sérieux » – tandis que 53 millions ont des emplois précaires qu’ils sont obligés d’accepter du fait de leur pauvreté. Selon Jan Rielaender, économiste au centre du Développement de l’OCDE, « L’Organisation Internationale du Travail estime qu’entre 2000 et 2007, la population active a vu ses rangs gonfler de 96 millions d’individus, alors que le nombre d’emplois créés était juste de 63 millions. Avec 10 à 12 millions de jeunes intégrant le marché du travail africain chaque année, les jeunes qui ne travaillent ou n’étudient pas constituent un gaspillage des ressources de leur pays ».

Il est aussi nécessaire d’indiquer que cette croissance économique, comme on peut s’en douter, impacte de façon différente les populations en fonction de leur sexe. Les femmes sont particulièrement désavantagées dans l’accès à un travail de bonne qualité, à cause de facteurs tels que l’accès limité à l’éducation. Ce fait pousse beaucoup d’entre elles à s’activer dans des secteurs économiques informels et à basse valeur ajoutée, où elles sont sujettes aux petits salaires, à la précarité, et se rendent vulnérables à l’exploitation. De ce fait, il s’avère très important de faciliter leur accès à des emplois décents afin d’améliorer leur revenus et leur bien-être.

Pour une croissance inclusive

Les gouvernements sont aujourd’hui incapables de créer assez d’emplois chaque année pour réduire le chômage de façon significative, le secteur public ayant des moyens limités dans beaucoup de pays d’Afrique – un héritage des Programmes d’Ajustement Structurel de la Banque Mondiale. Le secteur privé est appelé à combler ce déficit, mais son assiette reste limitée. Les espérances portées sur le secteur privé pour qu'il génère les emplois nécessaires pour répondre à la croissance démographique et intégrer les nouveaux entrants sur le marché du travail semblent démesurément optimistes. Par exemple, 100 000 étudiants diplômés intègrent le marché du travail du Sénégal chaque année, se disputant moins de 30 000 emplois formellement recensés.

Augmenter la productivité et les revenus dans les emplois industriels nécessitant le plus de main d’œuvre dans les petites et moyennes entreprises serait une solution plus viable. Le rapport de l’AEO stipule d’ailleurs que « étant donnée la taille immense du secteur informel dans la majorité des pays africains, et le fait qu’il naisse d’une absence d’alternatives, il doit être vu comme une partie de la solution, et non comme le problème ».
Pour y parvenir, l’attitude des gouvernements africains à propos de l’économie informelle doit changer. L’histoire de Mohamed BOUAZIZI, vendeur clandestin de légumes qui s’est immolé par le feu dans les rues de la Tunisie pour protester contre la répression constante qu’il subissait de la part des autorités locales, déclenchant une réaction en chaîne qui mena à la révolution, devrait suffire comme exemple aux gouvernements.

Une option plus crédible consisterait à augmenter la productivité et les revenus dans les secteurs plus intensifs en main d'oeuvre, notamment au niveau des petites et moyennes entreprises et du secteur informel. Le rapport de l’AEO stipule d’ailleurs que « étant donnée la taille immense du secteur informel dans la majorité des pays africains, et le fait qu’il naisse d’une absence d’alternatives, il doit être vu comme une partie de la solution, et non comme le problème ». Pour y parvenir, l’attitude des gouvernements africains vis-à-vis de l’économie informelle doit changer.

Un optimisme mesuré

Si une opinion plus positive de l’Afrique représente une alternative providentielle à l’image classique d’un continent miné par les maladies, les gouvernements véreux et la pauvreté, l’assimilation de la croissance économique à un hypothétique développement mènera inévitablement à de la déception. Une croissance non supportée par des investissements à long terme dans les infrastructures locales et l’éducation ne produira pas les transformations structurelles nécessaires au développement. Pour que l’aide extérieure serve d'instrument effectif sur le chemin du développement économique et la réduction de la pauvreté, il est nécessaire qu’il y ait un équilibre entre la diligence à accueillir des investisseurs étrangers et le respect des droits des populations destinées à intégrer le marché du travail.

Le Docteur Daley soutient que « L’Africa Youth Charter et l’Africa Women Protocol doivent être pris en considération dans le développement de programmes visant à faire bénéficier les femmes et les jeunes de la croissance économique. Au final, orienter des politiques pérennes vers les défis que rencontrent les femmes et les jeunes face au marché du travail est la seule solution pour que la croissance africaine devienne, un jour, plus inclusive. Une telle action permettrait d’avoir un socle plus solide pour l’afro-optimisme ».

 

Kiran Madzimbamuto-Ray, article intialement paru chez notre partenaire Think Africa Press

Traduction de l'anglais au français réalisée par Souleymane LY, pour le compte de TerangaWeb – l'Afrique des idées

 

Pour aller plus loin :

Emploi des jeunes : Que faire ? par Georges-Vivien Houngbonon

Pour une croissance inclusive en Afrique par Nicolas Simel

Quelle politique de l’emploi au Sénégal dans un contexte d’accroissement démographique ? par Khadim Bamba

Algérie : la bataille de l’emploi au pays des méga-contrats chinois par Leïla Morghad