Les freins à la réforme de l’Etat en RDC (Fin)

Un calendrier de reformes pour la RDC

Le lien patriarcal conserve un sens très important dans l’arène politique congolaise. Les alliances politiques se font au gré presque exclusif des appartenances ethniques et familiales. Joseph Kabila n’hésita pas à se lier à Nsanga Mobutu, fils de l’ancien Président. De même, Antoine Gizenga, qui a réuni autour de lui des fidèles de Patrice Lumumba, se fit remplacer par son propre neveu, Adolphe Muzito, qui ne fit pas mieux que lui au poste de Premier ministre. Obtenir la délivrance d’une pièce d’état civil, d’un permis de conduire, ou d’autres documents administratifs, est beaucoup plus facile lorsqu’on a un « bon » patronyme. Les liens familiaux, au sens large, régissent la vie politique et administrative, et sapent la réforme.

La corruption qui passe par les dirigeants des firmes multinationales accentue le retard. L’effondrement en 1990 d’installations minières de Kamoto (Katanga), important pan de la Générale des Carrières et des Mines (Gécamines), qui assure en grande partie les fonds du Trésor de la RDC, témoigne de la négligence qui gangrène le secteur minier. Y passent argent, cuivre, or, cobalt, diamant, et des centaines de milliards de dollars. Le régime Kabila, d’une manière ou d’une autre, a réussi la malicieuse prouesse de la restauration des privilèges consentis aux cartels transnationaux qui gravitent autour des richesses minières sous Mobutu.

La Barrick Gold Corporation, L’Anglo-American Corporation, l’American Diamond Buyers, De Beers, etc. n’ont rien perdu de leur superbe en ce qui concerne l’opacité de leurs opérations financières, et continuent de sucrer éperdument les politiciens et fonctionnaires véreux pour acheter leur silence. En filigrane, apparaît un véritable nouvel ordre politique et économique voulu et entretenu par les dirigeants de ces multinationales, qui n’est pas sans rappeler une certaine Conférence tenue à Berlin, en 1885. La RDC, grande comme l’Union Européenne, frontalière de neuf Etats, est toute désignée pour de telles pratiques.

Assainir le secteur minier

Une redéfinition des termes d’exploitation qui prenne mieux en compte les besoins sociaux, notamment en termes d’emplois autochtones et de considérations environnementales, s’impose, en effet, en République Démocratique du Congo. Elle doit être protégée au plan politique et administratif. Il faudrait tout d’abord exiger une prise en compte systématique des méthodes de gestion qui permettent une transparence absolue dans les documents comptables de chaque entreprise pour parvenir à un assainissement de la vie privée. Il serait ensuite très opportun d’inclure des objectifs sociaux dans les conditions d’octroi d’agrément ou d’autorisation aux firmes multinationales, pour arriver à une exploitation optimale des ressources naturelles.

L’inclusion d’une forte dose de mesures revêtant un caractère de responsabilité sociale à l’octroi de licences d’exploitation accompagnera ces entreprises dans leur recherche d’assentiment de la part des populations autochtones. Ces mesures pourraient prendre la forme d’une augmentation du nombre d’emplois de type cadre, qui soient en tout cas importants et/ou bien rémunérés, aux populations locales.

Mieux, une priorité devrait être donnée aux Congolais disposant des qualifications requises pour accroître sensiblement les effectifs nationaux dans les grandes entreprises opérant dans le pays. Cette préférence nationale devra être étroitement surveillée, et intégrée au besoin dans les textes, afin de donner aux administrations compétentes la possibilité de la faire respecter.
Beaucoup plus de mesures participatives de la part des entreprises pourraient également se décliner sous forme d’actions régulières en faveur des associations ou groupements de certaines catégories sociales (jeunes, femmes, personnes âgées) pour les accompagner dans leurs activités citoyennes. Par ailleurs, il est plus que jamais utile d’augmenter la dose écologique dans les activités d’exploitation des ressources naturelles, qui fasse en sorte que l’activité industrielle ne se nuise pas à elle-même et profite également aux générations futures.

Mieux identifier les priorités des populations

Dans le même esprit, il serait utile de mieux prendre en compte les besoins des destinataires ultimes des réformes institutionnelles et administratives. Il s’agira pour les responsables politiques et les fonctionnaires d’inclure dans leurs prévisions et actions ultérieures le besoin criant de bien-être social qui s’est installé en République Démocratique du Congo. Au lieu de lamentablement suivre les orientations des bailleurs de fonds internationaux, notamment FMI et Banque Mondiale, les responsables politiques congolais, puisqu’ils disposent de la légitimé du suffrage universel, devraient plutôt s’enquérir au préalable des réelles priorités de leur peuple. Celles-ci ne sont pas inscrites dans des théories classiques internationalement admises, elles se trouvent à peu près dans chaque localité du pays.

Dans cette optique, les compétences des fonctionnaires formés à l’exécution de chaque tâche déterminée doivent dorénavant être mobilisées pour identifier les urgences sociales qui sévissent dans chaque partie de la RDC. Une certaine harmonie devrait se mettre en place dans les différentes actions entreprises par les administrations territoriales, les organismes publics destinés à l’accompagnement des initiatives locales, et les organes politiques locaux, pour atteindre une rationalisation des initiatives publiques en faveur du développement local.

Ce dernier pourrait utilement s’inspirer ou se faire aider par les mécanismes déjà mis en place au niveau national pour attirer les investissements privés internationaux et les financements des institutions publiques internationales. En d’autres termes, la coopération décentralisée, si elle est pensée en des termes plus soucieux des priorités du peuple congolais, pourra contribuer de manière décisive à l’essor économique de la RDC. Le programme de décentralisation, inscrit dans la Constitution et qui donna lieu à des heurts violents en 2009, pourra ainsi mettre à profit l’expertise internationale en la matière pour éviter toute sclérose. 

 

 

Mouhamadou Moustapha Mbengue

34 morts à Marikana : la fin du compromis sud-africain ?

Trois semaines après la fusillade meurtrière de Marikana (34 morts et 78 blessés), les tensions restent vives dans les régions minières du nord de l’Afrique du Sud. Si le pouvoir judiciaire a adressé un signe d’apaisement en relâchant les 270 mineurs qui, il y a quelques jours, avaient été étrangement inculpés du meurtre de leurs camarades en vertu d’une loi obscure héritée de la période d’apartheid, la grève continue dans les mines de platine de la compagnie Lonmin : moins de 7% de ses 28 000 employés en Afrique du Sud répondaient présents au 30 août.

Le récit des événements du 16 août reste encore flou à ce jour : comment la police a-t-elle pu être amenée à tirer à balles réelles, sans sommation, sur un groupe de mineurs qui, quelques jours auparavant, s’étaient soudainement mis en grève pour exiger un triplement de leur salaire de R4,000 (400€) à R12,500 (1 250€) par mois, et occupaient depuis une colline en surplomb de la mine de platine de Marikana ?

Les causes immédiates de la fusillade

Divers arguments ont été avancés pour expliquer les causes immédiates de cette fusillade : les officiers du SAPS (South African Police Services) ont affirmé que leurs troupes avaient agi en situation de légitime défense face à des mineurs armés. Des rivalités syndicales entre la NUM (National Union of Mineworkers) et une dissidence récente, l’AMCU (Association of Mineworkers and Construction Union) ont également été invoquées pour justifier l’escalade des violences. L’ANC au pouvoir a immédiatement promis une « réponse intergouvernementale coordonnée », et Jacob Zuma en personne a annoncé la création d’une commission d’enquête chargée d’établir les responsabilités des différents acteurs présents lors de la fusillade.

La gestion de la crise par l’ANC

L’ANC peine pourtant à gérer cette crise, et on peut d’ors et déjà douter de la capacité d’une telle commission à panser les plaies ouvertes à Marikana pour les familles des victimes, pour les mineurs, et pour la nation sud-africaine touchée dans son ensemble. Utilisées à maintes reprises dans le passé (notamment par les gouvernements d’apartheid lorsqu’ils souhaitaient blanchir la police pour le meurtre de manifestants), de telles commissions d’enquête ont rarement produit des conclusions pertinentes, et se sont souvent heurtées à la résistance passive d’officiels mis en cause. Quelle sera l’attitude des forces de police – coopéreront-elles volontiers, sachant qu’aucun policier n’a pour l’instant été inquiété – ou des responsables locaux de l’ANC ?  Il est encore trop tôt pour le savoir ; mais dans tous les cas, les conclusions à tirer des événements de Marikana dépassent de loin l’ampleur d’un seul rapport d’expertise. Loin d’être un incident isolé, la fusillade du 16 août doit être considérée comme révélatrice des difficultés rencontrées par l’Afrique du Sud post-apartheid. Cette tragédie a exposé au grand jour l’échec du compromis sud-africain hérité des années de transition.

L’exigence de partage du gâteau économique…

« Ce n’est pas le discours que nous attendions de vous. Nous ne sommes pas prêts à accepter un os sans viande autour », déclarait Winnie Mandela, l’influente ex-épouse de Nelson Mandela, après que F.W. De Klerk ait annoncé la libération de « Madiba » et la levée de l’interdiction de l’ANC le 2 février 1990. La fin de l’oppression politique ne lui apportait pas pleine satisfaction : elle demandait en parallèle à ce que les Noirs obtiennent leur part du gâteau économique sud-africain.  

Or cette exigence-là, largement partagée par les masses sud-africaines, n’a jamais été comblée. Les longues négociations entre le gouvernement De Klerk et l’ANC au début des années 1990, que l’on a si souvent décrites comme miraculeuses, ont certes permis d’éviter que le changement de régime ne se déroule dans un bain de sang ; mais elles comportaient des facettes plus occultes, dont les implications ne ressurgissent pleinement qu’avec des événements comme Marikana. Si la CODESA (Convention for a Democratic South Africa) procédait en public, c’est derrière des portes closes que s’est dessiné un compromis bâtard : le pouvoir blanc concéderait le principe majoritaire sur le plan politique (ce qui revenait à céder le pouvoir politique à la majorité noire et à l’ANC), en échange de quoi l’ANC s’engagerait à maintenir des politiques économiques libérales favorables aux intérêts économiques blancs.

… dans une société particulièrement inégalitaire

Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’Afrique du Sud d’aujourd’hui souffre encore d’inégalités de niveau de vie considérables. Les statistiques de l’économiste Sampie Terreblanche sont éloquentes : en 1993, un an avant l’élection de Mandela, les 10% les plus riches possédaient 53% de la richesse nationale ; quinze ans plus tard, ce pourcentage est en augmentation, à 58%. De fait, le pouvoir économique, surtout dans les grands secteurs industriels, est très largement resté entre les mains de grands magnats blancs. Alors que la moitié des travailleurs sud-africains vivent avec moins de R3000 (300€) par mois et subissent de plein fouet la détérioration de leurs conditions de travail, la grève des mineurs de Lonmin est avant tout un cri d’indignation face à cet arrangement qui les a privés d’une véritable redistribution des richesses.

Officiellement, les années 1990 et 2000 ont été celles du Black Economic Empowerment (BEE), ce programme de discrimination positive destiné à promouvoir l’accession des Noirs à des fonctions managériales. Mais avec une structure économique encore teintée de blanc, l’empowerment noir n’a pu se faire que par l’intermédiaire du politique : un système profondément clientéliste s’est ainsi développé, qui n’a en définitive bénéficié qu’à une petite élite noire étroitement liée à l’ANC. S’il fallait un témoin symbolique de cette nouvelle dispensation, on pourrait citer Cyril Ramaphosa, négociateur-en-chef de l’ANC entre 1991 et 1994, devenu depuis actionnaire de Lonmin et multimillionnaire…

La faillite de la représentation politique

Dans le même temps, les masses sud-africaines se sont trouvées confrontées à la faillite de leur représentation politique. Aucune force politique n’a aujourd’hui assez de poids pour tirer la sonnette d’alarme quant à la collusion de l’ANC avec le haut capital et promouvoir un vrai programme anti-pauvreté sur le plan économique et social. La Democratic Alliance (DA), principal parti d’opposition, est encore trop associée à l’électorat blanc et à la province du Western Cape; et à la gauche de l’ANC, la puissante centrale syndicale COSATU et le Parti communiste sud-africain (SACP) sont historiquement liés à l’ANC par une alliance « tripartite », et n’ont donc aucun intérêt à démanteler un système qu’ils ont eux-mêmes contribué à édifier. D’où un sentiment partagé par un nombre croissant de Sud-Africains d’être totalement laissés pour compte par leurs responsables politiques.

Combler ce déficit de représentation est plus que jamais nécessaire après Marikana, avant que la situation ne fasse le lit de revendications populistes, voire extrémistes. Le controversé Julius Malema, chassé de l’ANC Youth League en début d’année, a d’ailleurs rapidement sauté dans la brèche en se rendant sur les lieux de la fusillade pour dénoncer l’échec personnel de Jacob Zuma et de sa « brigade de rapaces ».  A défaut d’incarner une alternative solide au pouvoir en place, Malema parvient à trouver écho auprès des classes populaires, en attaquant le problème des inégalités avec beaucoup plus de mordant. C’est d’un tel volontarisme que manquent aujourd’hui la classe politique et une partie de la société civile sud-africaine. Les travaux de la commission d’enquête ne doivent en aucun cas servir de prétexte pour geler l’action politique : le massacre du 16 août symbolise l’échec du compromis sud-africain, et ce diagnostic doit être assumé sans plus attendre.

Les Sud-Africains, fiers de leur Constitution (réputée comme la plus libérale du monde) et du succès apparent de la transition, se sont peut-être laissé aller à un faux sentiment de sécurité. Ruth First, militante anti-apartheid assassinée en 1982, écrivait : « L’Afrique a besoin se regarder dans un miroir, sans se voiler la face. Elle doit se scruter longuement, de façon approfondie, sans cette sentimentalité qui n’est que l’autre facette du patronage colonial ». Marikana ne peut rester une tragédie sans lendemain ; la grève des mineurs doit être un moment fondateur dans la construction d’une nation véritablement inclusive, celui d’une prise de conscience, d’une rupture avec l’angélisme de la Rainbow Nation. Dix-huit ans après la fin de l’apartheid, la démocratie en Afrique du Sud reste un combat de tous les instants.

Vincent ROUGET